Chapitre 5. Rhétorique télévisuelle et satire politique : Guignols de l’Info et Bébête Show
p. 115-143
Texte intégral
« Le programme de Radical, tu l’as devant toi :
c’est Nanar […]
On s’branle du programme, c’qui compte, c’est le personnage. »
La marionnette Tapie dans Les Guignols de l’Info
1Des pièces politiques d’Aristophane et des bouffons de l’Empire romain à nos jours, en passant par la farce médiévale et ses bateleurs, certains journaux révolutionnaires, la caricature de presse façon Troisième République ou nos chansonniers et imitateurs contemporains, l’abondance des témoignages manifeste la vitalité de la satire politique au fil des temps. Si elle ne fut pas constante dans l’histoire, ces exemples témoignent à tout le moins de la permanence de cycles de « libre raillerie », pour reprendre une expression de V. Jankélévitch1.
2Les formes de la satire politique ont varié selon les temps et les lieux, celle-ci empruntant ses supports aux modes d’expression dominants : théâtre de comédie ou de farce, chanson, article ou dessin de presse2. L’expansion de l’audiovisuel au xxe siècle privilégie de nouvelles formes : à la télévision, le geste se joint à la parole, le discours s’incarne et le corps se met en scène, le média renouant avec une forme de communication totale.
3La centralité du corps à la télévision, analysée au chapitre précédent, engendre une forme de satire spécifique où l’homme politique est représenté par le biais d’une marionnette, de type animalier ou anthropomorphique3.
4L’influence de ces émissions serait considérable4 et si la satire politique est aujourd’hui redoutable c’est que, longtemps limitée aux petits théâtres montmartrois ou aux organes de la presse écrite, dont l’audience est plus réduite et plus morcelée, elle emprunte désormais le vecteur de la propagation hertzienne mais aussi câblée et le Net, et, se faisant quotidienne, c’est en permanence qu’elle informe des millions de citoyens des turpitudes réelles ou supposées de leurs représentants.
5En France, deux émissions se sont longtemps partagé la faveur du public, le Bébête Show sur TF1 et Les Guignols de l’Info sur Canal Plus5. Le Bébête Show jette ses derniers feux durant la campagne présidentielle de 1995, tandis que les Guignols sont au faîte de la gloire.
6Pour Télérama, le Bebête Show est une « critique poujadiste qui se vautre dans la vulgarité avec le soutien de rires pré-enregistrés », faite de « bébêtises pas compliquées et rigolardes »6, tandis que Le Monde parle des « lourdes plaisanteries grivoises » du Bébête Show et des « guignolades plus intellos et ricaneurs (sic) » des Guignols7. Au-delà des jugements à l’emporte-pièce, des impressions et des anathèmes, il nous a paru intéressant – texte, son et image à l’appui – de comparer les deux émissions.
7Bébête Show et Guignols se donnent à lire comme une satire de la vie politique française et, en tant que telle, fonctionnent comme un double parodique de cette réalité qu’ils prétendent dénoncer. Nous verrons donc en un premier temps ce qui constitue le fondement commun des deux émissions.
8Au-delà de cette parenté toutefois, elles travaillent dans des registres différents qui, en dernière instance, relèvent de visions du monde opposées. Le double jeu initial recèle donc bien des jeux entre ces doubles que sont Bébête Show et Guignols de l’Info, la seconde partie de cette étude étant consacrée aux différences entre les deux émissions8.
Des pratiques communes
9La proximité des deux émissions est évidente : même heure de diffusion, aux environs de 19 heures 55, juste avant la grand messe de 20 heures pour les chaînes qui pratiquent le genre ; même « format », court – aucune des deux émissions n’excède quelques minutes –, le comique s’accommodant mieux de la brièveté que de la longueur ; même rythme quotidien9 ; enfin, dernière caractéristique formelle commune : des marionnettes de latex similaires sinon identiques.
10BBS et GDI fonctionnant comme une satire de la vie politique française, l’une comme l’autre inscrit la duplicité au cœur de son projet, la satire se donnant comme un double de la réalité critiquée, duplicata infidèle puisque l’écart – le jeu – entre le modèle et la copie doit permettre l’inscription de la dénonciation. De fait, le « matériel » commun au BBS et aux GDI est important, dans les procédés utilisés comme dans la morale supposée, tant il est vrai que toute satire suppose une référence positive, que celle-ci soit implicite ou explicitement formulée.
Thèmes et objets de la satire politique
Le discours des politiques : démagogie, opportunisme, langue de bois
11Cette satire porte d’abord, étant donné le contexte, sur la campagne électorale, ses us et coutumes. Elle dénonce, chez les candidats, la démagogie et l’opportunisme politiques. C’est J. Chirac qui s’engage à « baisser les impôts, augmenter les dépenses de santé et donner des immeubles aux SDF » (GDI) tandis que dans le BBS, « Pierre et Thérèse », alias F. Léotard et S. Veil, bénévoles à SOS-contestation, proposent à un Parisien que gêne l’ombre de la tour Eiffel, de déplacer cette dernière.
12C’est aussi la critique de la langue de bois et du double langage : « On ne me fera pas dire qu’Édouard est un traître ; félon, scélérat, renégat, parjure, déloyal, je vous l’accorde. Mais « traître », il ne faut pas exagérer ! … » s’indigne le J. Chirac du BBS, tandis que celui des GDI le qualifie de « raclure, faux cul, salaud, trou d’Ball » en même temps qu’il répète à l’envi « pas de polémique, pas d’attaque personnelle ».
13Plus globalement, c’est le vide abyssal du discours politique, répétitif et tautologique, qui est ici stigmatisé. Il est d’abord perceptible dans le slogan : le « Mangez des pommes » du J. Chirac des GDI, avec sa variante humanitaire « Touche pas à ma compote », reprise détournée du « Touche pas à mon pote » de SOS-racisme ; ou le refrain d’É. Balladur dans le BBS : « La raclette va mieux, la fondue est de retour » et autres variations oulipiennes sur « La France va mieux, la croissance est de retour ».
14Tautologie d’un discours qui ne dit que lui-même : « Pour mieux préparer l’avenir qui est devant nous », annonce le Premier ministre lors de sa déclaration de candidature (GDI), tandis que J. Chirac définit le sondage comme « un instantané ponctuel à un moment donné à un instant t », avant de certifier « chose promise, chose promise » (GDI) ; la répétition du thème et l’absence du prédicat, présent dans la formule « chose promise, chose due », ici détournée, révèlent par ailleurs l’inconséquence fondamentale du politique qui, pris dans un processus de surenchère électorale, ne songe aucunement à tenir ses engagements10.
Des personnages mus par des idées fixes
15Dans ces « scènes de la vie politique » parfois bien balzaciennes11, les personnages croqués sont mus par une idée fixe. La première de ces obsessions c’est, bestiaire politique oblige, le goût du pouvoir et la difficulté à jeter l’éponge le moment venu. Ne pouvant se résoudre à « décrocher », M. Rocard « multiplie les interventions historiques : “Au feu !” … “femme à poil !” … » (GDI), tandis que VGE, venu présenter son livre Dans cinq ans l’an 2000 sur le plateau des Guignols, se retire, vexé par une remarque de PPD qui conclut, lucide et désabusé, « Ne vous inquiétez pas, il finit toujours par revenir ».
16Le goût du pouvoir et le désir d’accéder à la magistrature suprême conduisent les candidats jusqu’à se renier eux-mêmes pour satisfaire à ce que leurs équipes de communication imaginent être les exigences du public. C’est É. Balladur qui tente le grand écart entre le grand bourgeois qu’il est et l’individu proche du peuple que ses conseillers lui imposent de paraître : invité par PPD sur le plateau des Guignols, il arrive en proclamant « Planquez vos miches, Édouard is back », il affirme qu’il sait « être décoins-man », assaisonne la conversation de « locdu » et d’« arpions », propose de « laisser pisser le mérinos » et, à PPD qui lui demande, perplexe, s’il s’agit là d’une nouvelle communication, répond en disant qu’il va « tous les mickey » ; puis, devant l’air dubitatif de son interlocuteur, relit les notes griffonnées dans le creux de sa main et se reprend : « Je vais tous les niquer ».
17L’idée fixe conduit ainsi, paradoxalement, à une sorte de schizophrénie dont peu de candidats sont exempts. Oscillant entre les personnages, les styles et les aspirations de l’abbé Pierre et du général de Gaulle, le candidat Chirac est lui-même tiraillé entre deux Chirac : s’il a coutume d’afficher une parfaite sérénité en public, quelles que soient les nouvelles qu’on lui apprend, il implose littéralement hors du regard supposé de la caméra : la fumée lui sort alors par les oreilles et les narines, ses cheveux se dressent sur la tête, son teint vire au vermillon, tandis que des cornes de brume s’activent et que le candidat se met à hurler (BBS et GDI). L’« ancien nerveux » des GDI prend alors son calmant : un comprimé gros comme une bombe.
Farce et bouffonnerie satiriques
18La satire n’hésite pas, qu’il s’agisse du BBS ou des GDI, à emprunter certains de ses procédés à la farce la plus pure, traçant ainsi une continuité entre les formes contemporaines et télévisuelles de la dérision politique et ses manifestations les plus anciennes.
Le comique de répétition
19La répétition fonctionne à plusieurs niveaux dans les émissions qui nous intéressent. Elle opère sur un plan structurel tout d’abord, chaque émission étant conduite suivant une logique identique qui favorise le repérage du téléspectateur et lui permet éventuellement d’anticiper sur le rire à venir. Le retour des mêmes scénarios assure cette fonction anticipatrice : ainsi, dans les GDI, de J. Chirac et Ph. Séguin apparaissant en « Blues Brothers », de J. Chirac en « cible émouvante », du « Neu-Neu », alias Ph. de Villiers et, dans le BBS, de F. Léotard, N. Sarkozy et S. Veil en boy-scouts, etc.
20Mais la répétition fonctionne aussi à un niveau plus ponctuel, dans les tics langagiers des personnages notamment. Le BBS exploite tout particulièrement cette veine, chaque marionnette étant caractérisée par une formule : c’est le « Je me gausse » de R. Barre, la parodie de la rationalité avec les « et ceci pour deux raisons » de V. Giscard d’Estaing ou encore, dans les GDI, A. Laguiller et son célèbre « Travailleurs, travailleuses » ; la pérennité de la formule, lancée en 1974, autorise toutes les variations : « Patrice, Patricia », « traîtres, traîtresses », « Surfeurs, surfeuses », lui font dire les GDI. Le maintien de la structure de base avec le dévoiement total du contenu est une autre source de comique qu’illustre aussi, suivant les chances de succès du candidat Balladur, l’évolution du « quatorzennat renouvelable », au « septennat renouvelable », au « septennat non commençable » pour terminer avec un « quinquennat sabbatique » (GDI).
21La répétition fonctionne sur le procédé bien connu, dégagé par H. Bergson, du « mécanique plaqué sur du vivant », où le comique naît de la tension entre un invariant et une situation toujours différente. Ces reprises créent en outre, chez le public habitué, un climat d’attente et, lorsqu’elles se produisent, le profond plaisir de la reconnaissance.
Dédoublements et déguisements
22Dédoublements et multiplications de personnes fonctionnent sur le même principe. « Deux visages semblables, dont aucun ne fait rire en particulier, font rire ensemble par leur ressemblance », observe Pascal, et Bergson de poursuivre « où il y a répétition, nous soupçonnons le mécanique fonctionnant derrière le vivant12 ». D’où sans doute la prédilection des humoristes pour les duplications de figures, version visuelle des répétitions verbales.
23On observe en effet la fréquence des duos et des trios, le nombre permettant un jeu de structure susceptible d’effets comiques intéressants. Ainsi, dans le BBS, du club des non-candidats, composé de R. Barre, V. Giscard d’Estaing et J. Delors, des trois scouts de service déjà évoqués, où le retour du même se double d’une variation morphologique associant un petit (N. Sarkozy), un grand maigre (F. Léotard) et une femme ronde (S. Veil). Même jeu sur les « Blues Brothers » alias J. Chirac et Ph. Séguin en tenue de maffiosi (GDI), ou la multiplication à des dizaines d’exemplaires des « Monsieur Sylvestre » (GDI), emblème du capitalisme qui fonctionne sur la (re)production du même.
La mise en scène des corps : l’outrance corporelle
24Mais ce que révèlent les duplications de personnages, par excès ou par défaut, c’est la prégnance du corps, élément essentiel et occulté de l’univers politique et dont l’émergence fait toujours courir le risque du comique. La première arme des satiristes télévisuels qui grâce à l’image renouent avec une forme de spectacle complet, est de jouer sur le corps de leurs personnages13.
25La mise en scène et le jeu sur les corps fonctionnent dès le générique pour ce qui est des GDI où, par morphing, les visages des différents candidats se substituent les uns aux autres dans le costume de président de la République tant convoité. La parodie télévisuelle emprunte aussi de ses procédés à la caricature quand elle joue sur les déformations physiques. Ainsi de R. Barre, enflé jusqu’à l’implosion, de V. Giscard d’Estaing, dolicocéphale à l’extrême ou d’un Sarkozy minuscule.
26Le même procédé est à l’œuvre dans l’exploitation des caractéristiques physiologiques de la parole, avec le parler nasillard et le débit très rapide de M. Rocard qui, avant même que ne soit évoquée la complexité syntaxique et lexicale de son langage, fonctionnent comme marque identitaire du personnage. L’exagération du zozotement de J.-F. Hory, éphémère candidat de Radical, participe de cette même veine, ainsi que le parler ampoulé de V. Giscard d’Estaing ou les psalmodies d’A. Laguiller.
27On a évoqué plus haut le personnage de J. Chirac qui, dans le BBS comme dans les GDI, se caractérise par une espèce de frénésie gesticulatoire chaque fois qu’on annonce des sondages en hausse. Lorsque par ailleurs se confirme la poussée dans les sondages du même Chirac, sa peur de rechuter est métaphoriquement visualisée par un personnage parfaitement immobile, couvert de toiles d’araignée, n’osant pas même parler (« Si j’parle, je bouge ; si j’bouge, je baisse »), à tel point que sa syntaxe même s’en trouve affectée : « Pas bouger, pas faire de gaffes ».
28Cette gestuelle du corps, qui est gesticulation grotesque, enracine ses expressions parodiques dans cette part charnelle qui, par-delà les époques, révèle sa parenté profonde avec les bouffonneries de la comédie grecque, latine ou médiévale et que la centralité du corps à la télévision remet à l’honneur.
29C’est aussi le cas quand, évoquant l’indécision de R. Barre ne sachant s’il va ou non se présenter à l’élection, les GDI titrent « Raymond Barre se tâte » et le montrent se tâtant et se pinçant effectivement le nez, les joues, les oreilles ; l’émission joue alors sur le comique résultant de la réalisation de la métaphore et des déformations physiologiques infligées au personnage par l’image.
30Le même procédé fonctionne dans le rétrécissement ou le gonflement des marionnettes, le jeu sur les échelles se fondant sur des déformations affectant le physique des personnages. Ainsi, dans les GDI, d’un de Villiers rétréci lorsque baissent les intentions de vote à son égard ou d’un J.-M. Le Pen aux proportions gigantesques, après le premier tour des élections et ses 15 % de voix.
31Si, comme le suggère J. Duvigneau, « la déformation du corps et du visage vise à quelque conjuration magique visant à la destruction de l’autre »14, on n’en est pas moins ici dans la bouffonnerie la plus pure, avec des jeux de scène dignes des bateleurs et du monde de la foire.
Le ventre et la nourriture
32Cette désacralisation de la politique par le biais de l’outrance corporelle culmine, nous semble-t-il, avec le thème de la nourriture. Un domaine où devraient prévaloir l’esprit et la rationalité, et par conséquent la tête, se trouve, par la parodie, abordé par un biais totalement antagoniste : le ventre. Et c’est l’invasion des pommes et des compotes, avec un J. Chirac, petit tablier noué autour de la taille, dans une cuisine transformée en laboratoire alimentaire et envahie de pommes de toutes les variétés et de multiples mixers (GDI) ; les divers fromages que le « père Bricou » veut faire goûter au candidat corrézien (le « Pul’pied », le « Fouet’fort », etc.) relèvent de la même veine ainsi que les méchouis, moules, frites et autres bouillabaisses ingurgitées par le candidat Balladur (BBS).
33« Le ventre est pour l’humanité un poids redoutable : il rompt à chaque instant l’équilibre des âmes et des corps. Il emplit l’histoire » observe V. Hugo à propos de l’œuvre de Rabelais. L’accent se déplaçant de l’âme vers le corps : le procédé relève d’un renversement carnavalesque traditionnel dans la dérision dont le jeu consiste précisément à renverser, à inverser. Relevons, dans la même logique, l’intervention du domestique et du domaine privé là où seuls le politique et ce qui relève des affaires publiques devraient avoir droit de cité.
La confusion des espaces public et privé
34On a évoqué les scènes où l’on voyait J. Chirac dans sa cuisine ou dans son salon, plateau-télé sur les genoux (GDI) ; c’est aussi É. Balladur dans sa salle de bains (BBS) ou le même Balladur, dans son appartement, avec Marie-Josèphe, en robe de chambre et bigoudis sur la tête (GDI). Cette ouverture de la parodie sur l’espace domestique aboutit à une confusion où l’appréhension des réalités politiques s’effectue par le biais des réalités relevant du privé.
35Ainsi de la rupture entre les deux candidats du RPR, représentée comme un divorce entre époux dans lequel se poserait la question de la garde des enfants, en l’occurrence « du petit Nicolas », alias N. Sarkozy, ancien protégé de J. Chirac, puis principal soutien d’É. Balladur.
36Le fonctionnement est le même dans ces scènes à épisodes du GDI où, après l’affaire des écoutes téléphoniques, É. Balladur refuse de re(ce)voir Ch. Pasqua qui se comporte dès lors en épouse répudiée qui n’accepte pas la situation et tente par tous les moyens d’avoir accès à son mari : affrontements, pleurs et gémissements de « Charles », froideur d’« Édouard » qui, après avoir laissé « Charles » sur le trottoir (!), se reprend et le laisse monter dans la voiture à ses côtés.
37La mention des candidats par leur seul prénom relève de la même confusion des espaces privé et public ainsi que de leurs logiques internes : c’est « Arlette » à la place d’A. Laguiller, « Dominique » quand il s’agit de D. Voynet, « Édouard », « Nicolas » ou « François ». Le prénom inscrit leur compétence dans la seule sphère domestique et privée, leur déniant toute dimension politique.
Bébête Show et Guignols de l’Info, miroirs l’un de l’autre
38Travestissement comique, danses bouffonnes, déformations outrancières, inversions carnavalesques et grotesques : la satire politique déborde de toutes parts le respect des codes, et ce, qu’il s’agisse du BBS ou des GDI.
39Exploitant au maximum les ressources de la médiativité télévisuelle, les deux émissions fonctionnent à l’identique dans nombre de leurs composantes et se rejoignent donc en partie dans leur projet de « doublage » de la réalité politique. D’où sans doute tous les jeux de redoublements et de reprises d’une émission à l’autre. Ainsi de la critique de la prétendue égalité du temps de parole entre les candidats, démentie dans la pratique (GDI des 31 janvier et 3 février 1955, BBS du 2 février 1995), d’un Balladur priant pour que L. Jospin soit candidat et d’un J. Chirac priant pour que ce soit H. Emmanuelli (GDI du 3 février 1995, BBS du 6 février 1995), d’un Balladur qui, face au mécontentement des gens, suggère… que leur soit envoyé un questionnaire (BBS du 1er février 1995, GDI du 7 février 1995), etc. Miroirs déformants de la réalité qu’ils caricaturent, BBS et GDI se constituent aussi en miroirs l’un de l’autre, redoublant en quelque sorte leur duplicité initiale.
40Mais ces duplications délirantes de la vie sociale n’en permettent pas moins une lecture pertinente. Ces doubles satiriques ont, en ce sens, une fonction profondément heuristique et constituent des clés pour comprendre le pourquoi et le comment des choses. Au-delà de la bouffonnerie et du non-sens, c’est par conséquent le bon sens du discours d’information, d’un discours de vérité que nous délivrent ces émissions.
41Cette parenté fondamentale des deux émissions ne doit cependant pas cacher leurs différences : doubles satiriques de la réalité dénoncée, BBS et GDI n’en travaillent pas moins dans des registres bien spécifiques qui les différencient et où se révèlent des visions du monde différentes.
Des weltanschauung différentes
Caricature contre pastiche : de la représentation au simulacre
42Si dans le BBS la distance est marquée entre le monde de la réalité et celui de la fiction parodique, les GDI en revanche jouent sur la proximité des deux univers, celle-ci aboutissant parfois à une véritable confusion entre le modèle et son double parodique. Ce faisant, le premier fonctionne comme une caricature au sens le plus classique du terme, tandis que les seconds se rapprochent davantage du pastiche.
Les personnages
43Alors que les personnages épinglés dans le BBS ont en grande partie perdu le masque animalier qui les caractérisait dans la version antérieure15, des traces de cette animalité toute proche n’en restent pas moins visibles : un groin de sanglier par-ci (le juge Galabru), des oreilles et des cornes de chèvre par-là (J. Lang), un bec d’oiseau par ailleurs (É. Balladur) ; quant à la marionnette de F. Mitterrand, elle conserve la tête du batracien qui était la sienne dans la première formule. L’opposition entre le modèle et la copie, entre le personnage et sa marionnette, est ainsi clairement manifestée.
44Rien de tel dans les GDI où les marionnettes frappent par leur réalisme : humaines (« trop humaines » ?), juste un peu plus bouffies, juste un peu plus bouffonnes, leur proximité par rapport au modèle ne laisse de surprendre. Même la miniaturisation inhérente à la formule, qui ressort clairement dans le BBS des différences de taille entre les marionnettes et l’humain (Collaro dans la première formule et le garçon de café ensuite), est totalement gommée dans les GDI, où la totalité des personnages est « marionnettisée ». Jusqu’au vêtement, dont le réalisme est poussé au point que, s’agissant de Poivre d’Arvor, costume et cravate changent chaque soir, conformément au vrai !
45L’utilisation qui est faite des déguisements dans les deux émissions est révélatrice de ces options différentes. Dans le BBS, le déguisement a une fonction traditionnellement comique. Ainsi y voit-on le trio Sarkozy-Léotard-Veil en petits scouts, ou au Club Med, en paréo à ramages, avec des colliers de fleurs autour du cou, S. Veil en infirmière, etc. J. Chirac quant à lui apparaît en reporter, avec gabardine, casquette et fausses moustaches, en Indiana Jones, en tenue d’explorateur, avec casque et lasso, et dans bien d’autres tenues, plus fantaisistes les unes que les autres.
46La comparaison avec les GDI est éclairante : si J. Chirac y apparaît là aussi déguisé, c’est avec le costume du général de Gaulle d’une part, avec la soutane de l’abbé Pierre d’autre part. Loin d’avoir une simple fonction comique, le déguisement révèle ici une vérité du personnage et manifeste les contradictions d’un candidat qui prétend « renvoyer tous les immigrés chez eux avec le SMIC à 7 000 F » (GDI).
47Quand le travestissement constitue un ornement dans le BBS, il est au contraire fondamentalement motivé dans les GDI ; irréalisme comique dans un cas, réalisme psychologique dans l’autre où le déguisement est révélateur d’une vérité des personnages.
Le langage des politiques
48L’analyse du langage des hommes politiques caricaturés dans les deux émissions confirme cette tendance au pastiche de la réalité pour l’une, à sa caricature pour l’autre. Si la thématique scatologique et sexuelle s’est considérablement réduite dans le BBS par rapport à ce qu’elle était dans les années 1980, elle n’en demeure pas moins présente : c’est S. Veil traitant É. Balladur de « bête de sexe », ou invitant V. Giscard d’Estaing à « aller [avec elle] face à la dune » ; c’est É. Balladur sommant la même S. Veil de le laisser braquer « une vieille », sans quoi « [il] la [culbutera] sur le capot de la Safrane ». Un commentaire précise qu’É. Balladur, après avoir fait du stop et mangé le méchoui avec les doigts, « baissera son pantalon » (et S. Veil de se pâmer) et enfin, toujours dans le BBS, le slogan anti-Chirac des trois scouts balladuriens est le suivant : « Chirac caca – Caca ! »
49Ces thèmes, très présents dans le BBS, sont affectés à des personnages – S. Veil et É. Balladur notamment – dont l’image est aussi éloignée que possible de ce type d’exploitation. C’est donc bien sur la distance entre le personnage et sa marionnette que jouent les concepteurs du BBS, le comique devant précisément naître de ce hiatus.
50Les thèmes scatologique et sexuel, peu présents dans les GDI, y sont très localisés. Ils n’affectent que les personnages effectivement connus pour la verdeur de leur langage : B. Tapie (« Fais pas chier ! », à J.-F. Hory) et J. Chirac qui a délaissé le « Putain, encore deux ans » pour se spécialiser dans les diverses dénominations de l’« ami de trente ans » : « couilles molles », « l’aut’enflure », « l’aut’raclure », etc. Il s’agit donc là encore de conformité avec le modèle qui préside à la démarche des GDI.
Les femmes et la vie politique
51L’analyse de la place et du rôle des femmes dans les deux émissions révèle elle aussi de profondes différences quant à la fonction du référent réel dans la fiction parodique. Deux types de femmes figurent dans le BBS : d’une part, les femmes politiques au sens strict, dont la présence se justifie pleinement dans une émission de satire politique ; les autres femmes par ailleurs, épouses de personnages politiques pour la plupart : ainsi de Danièle Mitterrand, à propos de laquelle on suggère une liaison avec F. Castro, ce qui permet de présenter F. Mitterrand en cocu, et de Marie-Josèphe Balladur. L’évocation de cette dernière s’effectue dans la logique de la confusion des espaces politique et domestique dont la farce est coutumière : Marie-Josèphe apparaît dès lors qu’É. Balladur est présenté dans son espace privé. Or cette évocation se fait rarement sans se doubler d’un jeu sur les rapports de force conventionnels entre homme et femme : Marie-Josèphe « porte la culotte » et mène Édouard à la trique, le contraignant à faire campagne de la manière la plus active et lui imposant des séances d’entraînement intensives tandis que le malheureux geint lamentablement « Mais, ma douce… », apostrophe en totale opposition avec la furie qu’il a en face de lui.
52Du côté des femmes politiques, sont présentes S. Veil, soutien d’É. Balladur, ainsi qu’A. Laguiller et D. Voynet, les deux candidates à l’élection présidentielle. On a déjà évoqué le traitement réservé à la marionnette Veil, en contre-emploi sexuel ; A. Laguiller, très peu présente dans le BBS, est qualifiée de « folle » par le barman qui la dit échappée d’un asile ; quant à D. Voynet, quand elle ne forme pas un couple sadomasochiste avec É. Balladur, on suggère des combinaisons scabreuses avec A. Waechter ou B. Lalonde.
53Pur objet sexuel, la femme dans le BBS n’a aucune légitimité politique. Le rapprochement avec le théâtre grec est éclairant à cet égard : les comédies politiques d’Aristophane (Les Cavaliers, Les Nuées, Les Guêpes, La Paix, etc.) présentent un univers d’hommes, conforme à la réalité politique d’alors ; les femmes n’apparaissent que dans les comédies moyennes ou les comédies de mœurs comme Lysistrata, Les grenouilles, Ploutos ou l’assemblée des femmes où, dans une logique de renversement bouffon, elles prennent le pouvoir. L’intrusion de la femme dans le BBS relève d’un processus comparable.
54Dans les séquences politiques des GDI en revanche, si des femmes sont présentes, ce sont exclusivement les femmes politiques, A. Laguiller, D. Voynet, S. Veil, dans l’exercice de leur fonction. Leur présence et leur traitement se justifient par la réalité de référence. La conformité au modèle se trouve une fois de plus confirmée.
55L’univers politique dépeint dans les GDI est donc « comme le vrai », de même que le JT qui se déroule sous nos yeux pendant les cinq minutes des GDI est identique à l’original : les Guignols de l’Info passent à la même heure que le 20 heures, présentent la même structure, avec la même succession de séquences (politique, culture, sport, etc.) et la même variété dans le traitement d’un sujet (brève, invitation-plateau, reportages en direct, en différé) ; lorsque, retenu pour cause de procès Botton à Lyon, P. Poivre d’Arvor ne peut présenter le 20 heures de TF1, il est remplacé sur le plateau des GDI ; les génériques qui ouvrent les diverses séquences des Guignols sont les vrais génériques des émissions parodiées, qu’il s’agisse du pastiche de Soir 3, du JT de France 2 ou du débat télévisé qui a opposé J. Chirac et L. Jospin. Enfin, comble de la rouerie, le même gingle annonce la vraie séquence publicitaire de Canal Plus, et les fausses publicités des GDI. Bref, il s’agit là d’un JT plus vrai que nature.
56Dans le double jeu que suppose toute parodie, si le BBS tient la réalité à distance de sa caricature, les GDI en revanche fonctionnent sur la proximité. Celle-ci est telle qu’il est difficile de regarder le « vrai JT » de P. Poivre d’Arvor après avoir vu « PPD » officier sur Canal Plus, d’entendre s’exprimer les personnalités politiques durant les informations après les avoir vues dans les GDI. « PPD » s’impose à P. Poivre d’Arvor, et les marionnettes à leurs modèles…
Simulacre et surréalité médiatique
57Par-delà le processus d’inversion à l’œuvre dans les parodies traditionnelles, toujours fondées sur un système binaire d’opposition vrai-faux, de distance entre le modèle et sa caricature, le simulacre consiste en une perversion du rapport modèle-copie où les deux termes se trouvent transcendés par un troisième terme. L’opposition réalité/représentation cède la place à une « hyperréalité ». C’est dans ce spectacle d’une hyperréalité coupée de toute nécessité représentative parce que l’image en constitue l’origine et le point d’aboutissement que réside fondamentalement la modernité des GDI et leur grand point de rupture par rapport au BBS cantonné dans un système de représentation traditionnel.
GDI : un monde entièrement médiatisé
58Dans les GDI, on n’a pas, d’un côté le réel et de l’autre sa représentation, d’un côté la réalité supposée des pratiques politiques, et de l’autre leur reprise médiatique. La politique et sa représentation se trouvent confondues, à tous les sens du terme, la seule réalité désormais accessible étant de l’ordre de l’image.
59Le candidat Balladur ayant, dans le cadre de sa campagne de proximité, fait une sortie en métro, D. Schneiderman fait l’analyse suivante de la reprise de l’événement par le BBS et les GDI :
« Le Bébête Show, comme on pouvait s’y attendre, le montrait entouré de dix policiers fébriles guettant autour de lui une improbable irruption de l’insécurité. C’était la mise en boîte traditionnelle […]. On se demanda si les Guignols diffusés quasi simultanément allaient jouer dans le même registre. Pas du tout. La marionnette qui apparut sur le petit théâtre de Canal Plus était un Balladur non seulement ridicule comme son jumeau du Bébête Show, mais conscient de l’être et navré de s’être ainsi ridiculisé. Comme s’il venait à l’instant de se voir avec accablement sur la chaîne d’en face. »
(Le Monde du 6 novembre 1993).
60Le BBS croquant la réalité « en soi » et les GDI sa reprise médiatique, ceux-ci postulent qu’il n’est plus aujourd’hui d’autre réalité que celle des médias. Ce même crédo explique les nombreuses références des GDI au BBS, alors que l’inverse n’est pas vrai : « Bonne nouvelle pour nos amis non riants : le Bébête Show change de formule ; c’est le même qu’avant mais avec moins de gens qui regardent » (et S. July de s’exclamer : « Mais c’est le nouveau Libé ! »)
61Si les hommes politiques des GDI sont avant tout perçus à travers le prisme télévisuel (« C’est bon pour mon image ? » y demande sans arrêt É. Balladur), c’est parce que les vedettes des GDI sont médiatiques avant d’être politiques. C’est aussi la raison pour laquelle les personnalités du show-biz (Johnny, Bedos, etc.), du sport (Cantona, Papin, L. Fernandez, M. Pajot, M. Platini etc.) et surtout de la télévision y côtoient en permanence les hommes politiques.
Les journalistes, alter ego des politiques et premières vedettes de ce monde des médias16
62L’univers journalistique constituant l’autre face de l’univers politique dans la satire des GDI, le monde des médias est condamné à l’instar du monde politique, et pour les mêmes raisons.
63Ainsi de la complaisance des journalistes : « Formidable ! » s’exclame PPD en posant le portrait d’É. Balladur sur son bureau, suite à une déclaration de candidature ânonnée par le Premier ministre. « Tous les clignotants sont au vert » commente le même PPD face aux derniers chiffres concernant la situation économique de la France ; puis, voyant le chômage dans le rouge : « Il y en a bien un qui est vert pâle, mais on va pas chipoter… ».
64De leur soumission aux puissants du moment : « Je tiens à préciser que nous nous sommes beaucoup plus moqués de J. Chirac que d’É. Balladur » affirme PPD au courant du mois de janvier. Puis fin février, lorsque s’inversent les intentions de vote dans les sondages : « Vite, invitez-moi Chirac ! » ordonnent les patrons de chaîne, sous-titrés « Réversibles ». Et quand s’amorce une nouvelle remontée d’É. Balladur : « si on faisait notre boulot ? » se demande, à bout de ressources, G. Carreyrou ; « C’est bien ce que je disais, poursuit PPD, qui on avantage ? »
65Soumis aux puissants du jour, les journalistes sont aussi et surtout soumis à l’audimat. Alors qu’A. Sinclair refuse de recevoir J.-M. Le Pen à 7/7, « C’est un homme politique comme les autres, affirme G. Carreyrou… Il fait autant de parts d’audience… » Et, lorsqu’É. Balladur chute dans les sondages : « La ménagère de 50 ans n’accroche plus, les jeunes ne viennent pas », constate P. Le Lay. Et de « virer » le candidat Premier ministre, tandis que J. Chirac entre en scène avec ce commentaire du « patron » de TF1 : « Espérons que celui-ci nous fera la saison ».
66À propos de l’affaire Schuller-Maréchal, sous-titrée « Watergate français » : « Si on sort ça, le gouvernement implose » affirme « Patrick » (Le Lay) à « Étienne » (Mougeotte), « Gérard » (Carreyrou) et PPD réunis en grand conseil ; puis, après un silence perplexe, sur le ton grave de celui qui ne méconnaît pas les conséquences de ce qu’il va dire : « Bon, faites votre travail », ordonne le patron de la chaîne ; et les journalistes de répondre, enthousiastes : « OK, on laisse tomber » ; « En France, Nixon aurait été réélu deux fois », conclut l’épisode.
67L’ineptie des commentaires journalistiques est soulignée dans la parodie de Soir 3, avec Ch. Ockrent, S. July et Ph. Alexandre, le mot d’ordre de ces deux derniers, plus intéressés par « la goutte » que par l’analyse politique, étant « Sors la poire, Christine » ; d’où l’analyse de la remontée de J. Chirac dans les sondages comme étant le résultat d’un « effet pomme » et celui de la baisse d’É. Balladur le résultat d’un « effet poire », eu égard au profil louis-philippard du personage ; vide absolu de la pseudo-analyse rien moins que tautologique.
68Réalité politique et réalité médiatique constituent donc les deux faces d’une même médaille. D’où, dans les GDI, les effets de miroir et les jeux d’échos entre ces deux réalités : c’est PPD au Grand Guignol de Lyon pour le procès Botton-Noir, tandis qu’A. Carignon est incarcéré à Grenoble (« Il ne repassera pas par la case « Départ », il ne touchera pas 20 000 Francs » précise un commentaire off) et que Tapie, entendu dans le cadre du procès OM-VA, « fait salle comble » tous les jours et « n’a que des bonnes critiques ».
Le visuel contre le réel
69Dans le BBS en revanche, la dualité médias – réel est constamment affirmée. Le réel est figuré par l’espace du bar, où se côtoient hommes politiques et candidats, tandis que l’univers médiatique est symbolisé par le téléviseur et les reportages diffusés, qui renvoient l’image médiatique des candidats. S’impose donc l’idée d’une dialectique entre la réalité et le monde des médias, l’idée d’une transitivité entre la télévision et un réel qui existe indépendamment d’elle et dont elle serait chargée de simplement rendre compte.
70Rien de tel dans le GDI : plus de dialectique réel – médias et les renvois entre les deux mondes, ainsi que l’intégration de PPD à l’univers politico-médiatique en sont la preuve. Le monde de l’image a eu raison de l’autre monde, l’a absorbé pour ne plus signifier que par rapport à lui-même. D’où une véritable « vidange » du réel, mis hors jeu, comme en témoignent ces dialogues avec le candidat Balladur : abordant le calvaire que représente pour lui la campagne, le candidat Premier ministre évoque « ces gens qui vendent des légumes dehors », ces autres qui « tapaient dans les mains comme dans ce sport où les Anglais gagnent toujours », ce « liquide jaune, avec de la mousse blanche dessus » qu’on le force régulièrement à boire. Le recours systématique à la périphrase en lieu et place du terme exact qui renverrait précisément à l’univers de référence, manifeste clairement la coupure d’avec le réel, sa négation en tant que référent.
71Le témoignage des auteurs des GDI sur l’acte de naissance qui a fondé la formule est éclairant à cet égard : « On a vécu un moment très intense, qui était la guerre du Golfe, qui a été le vrai départ de notre formule. […] Il n’y avait pas d’information, il y avait un vide qui était brassé et qui pouvait durer des heures17. »
72Au triangle « individu - réel - média » qui prévaut dans un ordre de représentation classique, l’ordre du simulacre substitue une relation binaire de type « spectateur - média », avec éviction du réel. Comme l’observe R. Debray, dans l’ordre du visuel qui est le nôtre, l’image procède à son propre sacre :
« Notre œil déserte de mieux en mieux la chair du monde […]. Le visuel se communique, il n’a plus de désir que de soi. Vertige du miroir : de plus en plus les médias nous parlent des médias, tant il est vrai que, dans un monde intégralement médiatisé, les médiations ne peuvent plus que se médiatiser elles-mêmes, jusqu’à gommer cette case vide, ce manque extérieur qui avait jusqu’ici structuré comme un remords notre for intérieur et qu’on appelait le “réel”18. »
Des idéologies politiques différentes
73Ce clivage entre référent réel et référent visuel explique aussi les différences fondamentales de conception politique qui s’expriment dans les deux émissions : conception traditionnelle dans le BBS et « postmoderne » dans les GDI, au-delà d’une opposition entre BBS pro-balladurien et GDI pro-chiraquiens, ou supposés tels.
Un BBS pro-balladurien contre des GDI pro-chiraquiens ?
74Durant l’élection présidentielle de 1995, la rumeur a fait du BBS une émission pro-balladurienne et des GDI une émission, sinon pro-chiraquienne, du moins anti-balladurienne.
75L’image du Premier ministre est différente dans les deux émissions. É. Balladur est relativement épargné dans le BBS où c’est surtout son entourage et le trio Sarko-Léo-Veil au premier chef qui porte la responsabilité des outrances démagogiques auxquelles il est conduit lorsque baissent les sondages. Dans les GDI en revanche, le personnage est incontestablement vaniteux, premier défaut susceptible de traitements comiques selon H. Bergson19, méprisant et autoritaire, tout au moins durant la période où les sondages lui étaient favorables. Enfin, le Balladur des GDI, c’est d’abord le traître face à Chirac, image totalement occultée dans le BBS.
76Le traitement dont J. Chirac est l’objet dans les deux émissions est lui aussi éclairant. Si dans la période où les intentions de vote s’inversent en sa faveur, le personnage est présenté de manière similaire dans le BBS et les GDI, le traitement est radicalement différent pour le Chirac donné vaincu de la première période. Ridicule dans le BBS, la marionnette Chirac se démène alors sous de multiples déguisements, s’indigne contre une situation où tout concourt à faire d’É. Balladur le seul candidat légitime et vocifère, ou se résigne lamentablement…
77Rien de tel dans les GDI où le personnage incarne bien la « cible émouvante », sous-titre dont sa marionnette est affublée et reprise ironique du titre d’un film célèbre. Émouvant parce que trahi par « l’ami de trente ans », lâché par tous ses compagnons politiques, jusqu’à celui qui incarnait le dauphin, le fils, « Nicolas », mais aussi lâché par l’opinion, par l’ensemble des Français : « Putain, pourquoi est-ce que vous m’aimez pas ? » s’interroge alors la marionnette Chirac. Le Chirac des GDI est pathétique dans sa solitude, son affliction et sa souffrance ; il est sympathique par sa lucidité désabusée par rapport aux autres et à ses propres chances de succès : « Mon sondage de forme, c’est 16-17 ; 21-22, ça me fait comme une barre, là », affirme la marionnette en désignant son abdomen ; ou encore, après le deuxième tour : « Mon théorème de la relativité que j’ai : 40 + 20 = 46. Trente ans que ça tombe pile-poil ! » Ou à propos des ralliements de l’entre-deux tours : « Y’sont tous là : le Neuneu, Léo… Avec un peu de chance Médecin et Longuet sortent de prison ; dommage, Papon a la grippe. »
78D’où ce côté loser du candidat (le pli affligé de la bouche de la marionnette, les yeux tombants, l’air las) qui ne peut que susciter la sympathie du public qui rit moins de lui qu’il ne rit, le cas échéant, avec lui. Le véritable lyrisme qui émane de certains épisodes traduit cette empathie. Ainsi de celui où J. Chirac en abbé Pierre en appelle à tous les exclus, et où la démagogie du personnage s’efface derrière le côté bouleversant de la situation. Le sitcom en noir et blanc, l’intensité d’une musique dramatique expriment une véritable tendresse de ses créateurs pour la marionnette Chirac. S’ils ne sont pas chiraquiens, ils sont sans doute eux-mêmes victimes du processus de victimisation dont le personnage a été l’objet et qu’ils ont mis en scène.
79Si, dans le BBS, la marionnette Chirac est ridicule et celle de Balladur épargnée, dans les GDI prévaut l’image d’un Balladur traître et d’un Chirac victime, puis fondamentalement lucide et toujours sympathique.
Un BBS traditionnaliste contre des GDI postmodernistes
80Toutefois le véritable clivage réside moins là que dans les différences de conceptions politiques auxquelles renvoient les deux émissions. On a vu que, contrairement au BBS, les GDI saisissent la réalité par le seul biais médiatique, ce qui implique une profonde refonte du concept de politique.
81« Machine à décroire, déréaliser, sérialiser, simplifier, indifférencier20 », le télévisuel est incompatible avec la conception et l’idéologie du politique qui ont prévalu depuis le xviiie siècle. Plus d’idées dans l’ordre du visuel (les idées ne se montrent pas), mais des individus : « Ne dites pas qu’on n’imprime plus les débats d’idées internes au parti parce qu’il n’y a plus d’idées. Dites : il n’y a plus d’idées parce qu’on ne les imprime plus, et que la télévision, nouveau critère de performance, n’en a plus vraiment besoin », observe R. Debray21.
82« Dites, les amis, font dire les Guignols à la marionnette Jospin, quelle cravate je prends ? La rouge ? la bleue ? Et pour le programme, lequel je prends ? Le rouge ? le bleu ? » Interrogé par PPD sur ledit programme, celui-ci de répondre « J’pensais pas qu’on m’interrogerait là-dessus… ».
83R. Barre, candidat virtuel durant le début de la campagne, se désarticule et implose au seul mot de « programme ». Quant à J. Chirac, pour qui « la campagne, c’est comme le jour des fous, on peut dire n’importe quoi », son programme se résume à « Mangez des pommes ». B. Tapie enfin, s’exclame à propos de J.-F. Hory : « Ah bon, il a un programme ? Il trouve que 0,5 % dans les sondages, c’est trop ? Le programme de Radical, tu l’as devant toi : c’est Nanar ». Et, plus loin : « On s’branle du programme, c’qui compte, c’est le personnage. »
84D’un côté les « personnages », les corps, ce qui relève du visible ; de l’autre le « programme », l’écrit, qui relèvent du lisible. L’évolution propre à la vidéosphère, qui nous a fait passer de l’ordre du symbole à celui de l’indice, explique la dilution d’une conception politique issue des Lumières et contemporaine de la graphosphère, qui privilégie l’idée et la lettre, l’idée s’exprimant dans la lettre du programme.
85Dans les GDI, la politique tourne à vide. Interrogeant N. Sarkozy sur un groupe d’individus qui manifestent dans la rue, É. Balladur s’entend dire qu’il s’agit d’ouvriers ; « Ouvriers ? Ça existe encore ? » s’exclame-t-il, surpris. Ou lorsque, interrogeant le même Nicolas sur une possible augmentation du SMIC :
« — Le SMIC à 12 000 F, ça fait 500 F d’augmentation par mois ?
— Non, le SMIC est à 4 500 F.
— Pas possible… Comment font-ils pour vivre ?
— Ils vivent mal.
— Ah bon, je savais bien qu’il y avait une solution. »
86Outre la dénonciation liée au personnage issu de la grande bourgeoisie et coupé des réalités qui sont pourtant le lot quotidien de la majorité des citoyens, ces dialogues révèlent la rupture entre l’univers des réalités sociales et économiques et l’univers politique. Sans prise sur le réel, la politique n’est qu’un mot.
87Les idéologies différentes dont sont porteuses les deux émissions se retrouvent dans l’audience du BBS et des GDI. Analysant les deux publics, E. Fraisse souligne qu’ils se distinguent moins par rapport à une répartition droite-gauche que par rapport au sexe et surtout à l’âge des téléspectateurs. Les GDI recrutent plus de la moitié de leur public dans la tranche des « 18-24 ans », le BBS plus de la moitié du sien auprès des individus âgés de plus de 55 ans22. Si pour ces derniers, contemporains d’une époque où le clivage droite-gauche était structurant, la politique se décline sur un mode idéologique, les plus jeunes en revanche appartiennent à une génération qui voit ces clivages s’affaiblir, voire se diluer totalement : alternances et cohabitations au plan intérieur, perte de la référence marxiste et hégémonie du modèle capitaliste au niveau international. « Réveillez-vous, les fromages qui puent : y’a plus de programme ! Le seul programme c’est le marché, et le marché, c’est moi ! » s’exclame la marionnette de « Monsieur Sylvestre », incarnation de l’économie mondiale. La génération des « 18-24 ans » est celle qui a vu le politique s’incliner devant l’économique.
88La connivence idéologique entre l’émetteur et le récepteur qui présuppose que soit partagé un même système de valeurs se double, lorsqu’il s’agit de faire rire, d’une compétence nécessairement commune au niveau des codes, culturel et langagier. L’idéologie est donc à prendre ici dans son sens le plus large de Weltanschauung.
BBS et GDI : des référents culturels différents
La scénographie des émissions
89Après un éphémère changement de formule, entre septembre 1994 et février 1995, où le BBS a tenté de calquer sa scénographie sur celle des GDI, avec le principe du JT comme « attrape-tout » formel de la réalité médiatique, le BBS retrouve le bar et le comptoir qui ont fait son succès dans les années quatre-vingts. Le thème du café du commerce qui sous-tend la formule est sans doute plus familier à l’imaginaire des téléspectateurs de TF1 que l’a priori de surréalité médiatique sous-jacent à la scénographie du JT. Si le téléviseur reste présent dans le bar du BBS, comme dans bien des cafés, l’altérité entre le monde supposé réel – ce qui se passe dans le café – et le monde de l’image est néanmoins maintenue.
Des « intertextes » différents23
90En dehors même de ce principe organisationnel, les deux émissions se distinguent par les références que l’une et l’autre convoquent et la compétence que celles-ci supposent de la part de leur public. Au BBS, les scouts – on a vu plus haut que les principaux soutiens d’É. Balladur, F. Léotard, N. Sarkozy et S. Veil étaient caricaturés en scouts –, Y. Horner et son accordéon en « fan » de J. Chirac, Ch. de Gaulle en commentateur de la vie politique, le cadre des Folies Bergères où É. Balladur chante « j’suis candidat, j’en suis baba », avec des plumes pour tout vêtement, la propension aux discours mêlés de chansons et éventuellement de pas de danse qui apparente parfois le BBS à l’opérette, autant de réalités familières à la génération des soixante ans et plus, mais qui ont toutes les chances d’échapper en partie, voire totalement, à l’entendement des plus jeunes.
91Le public des GDI, plus urbain, de catégorie socioprofessionnelle plus élevée, est aussi un public plus « branché » qui comprendra que Drucker, Balladur – dans sa première période ! – et Calvet soient invités en tant que winners, alors que M. Denisot avec ses livres sur M. Pajot et N. Sarkozy – on est en fin de campagne – est soupçonné d’ouvrir une collection sur les losers ; un public qui saisira les allusions à la mode unplug, et pour qui la prononciation francisée des mots anglais – à l’instar des « niouzes » de L. Rouquier, qui ont failli voir le jour sur TF1 – n’apparaîtra pas comme de l’incompétence mais comme le comble de la subtilité. C’est un public nourri au lait télévisuel pour qui la référence sera d’autant plus parlante qu’elle renverra à l’univers médiatique.
92Les hommes politiques des GDI se prêtent donc naturellement à toutes sortes d’émissions télévisuelles : c’est R. Hue, sous-titré « Voyelle », en référence à l’émission Des chiffres et des lettres ; A. Laguiller qui, sous le titre « Arlette à Malibu » en appelle aux « Surfeurs, surfeuses » ; É. Balladur qui, dans Bas les masques de J. Pradel nous parle « du calvaire d’un homme obligé à faire campagne » ; N. Sarkozy à L’École des fans, où J. Martin demande au petit Nicolas « Alors, qui est-ce que tu vas nous imiter ? » – « Je vais vous faire Monsieur Balladur… » ; ou le « Chiracton » organisé en faveur du maire de Paris et qui « voit déjà une promesse de vote s’inscrire sur son écran », etc.
93Mais c’est le modèle publicitaire qui constitue la référence ultime des GDI. Si dans le BBS la séquence de publicité est annoncée par un gingle spécifique et clairement distinguée du reste de l’émission, le modèle publicitaire structure purement et simplement les GDI. Outre les annonces qui ouvrent et qui clôturent l’émission, citons les multiples variations sur les publicités Nike ( « Just do it » – « Just undo it » – « Air Hue », etc.), la publicité du GAN où, sur le fond musical du Boléro de Ravel, on voit les courbes de sondage des différents candidats fluctuer à travers le temps, avant de se rejoindre et de faire des nœuds inextricables, tandis que, noire et directe, la courbe relative à J.-M. Le Pen part du bas du tableau et dépasse toutes les autres ; c’est aussi la reprise de cette autre publicité pour une compagnie d’assurance, la GMF, où, au lieu de voir un garçonnet traverser les âges de la vie jusqu’à ce que, grand-père, il conduise son propre petit-fils par la main qui à son tour va traverser les mêmes étapes, on voit F. Mitterrand, serein et inaccessible, passer du gouvernement de Vichy à la Résistance…
94La publicité est la seule règle incontournable de la réalité télévisuelle par le biais des annonceurs, de même qu’au niveau du public une réalité intangible demeure : celle du téléspectateur comme part de marché. « Vous recevez la télévision, merci d’être chez vous », telle est la formule rituelle d’ouverture par PPD. Le téléphage, dans cet univers coupé de tout référent extérieur, en même temps qu’il gobe les fausses informations des GDI, avale les « vraies » publicités diffusées durant la coupure publicitaire (« Ad’taleur »). Perversité d’une émission qui inscrit la rouerie au cœur de son système.
95Si l’intertexte et les références diffèrent dans les deux émissions, le fonctionnement comique, premier prétexte des émissions satiriques, relève lui aussi de pratiques différentes, au-delà des parentés soulignées plus haut.
Les jeux du comique
« Il semble que le rire ait besoin d’un écho. Écoutez-le bien : ce n’est pas un son articulé, net, terminé ; c’est quelque chose qui voudrait se prolonger en se répercutant de proche en proche […] Et pourtant cette répercussion ne doit pas aller à l’infini. Elle peut cheminer à l’intérieur d’un cercle aussi large qu’on voudra ; le cercle n’en reste pas moins fermé. Notre rire est toujours le rire d’un groupe24. »
96La connivence, dont on a déjà souligné le caractère indispensable au niveau idéologique pour que fonctionne la satire politique, n’est pas moins indispensable au niveau du comique. Or la compétence du récepteur postulée par les deux émissions n’est pas la même. La comparaison de quelques épisodes thématiquement proches permettra de saisir les logiques différentes dans lesquelles s’inscrivent les deux émissions.
L’implicite et l’explicite
97Ainsi de la ruralité présumée de J. Chirac, l’électorat agricole lui ayant toujours été acquis. Dans le BBS, cette thématique s’incarne dans le personnage du « Père Bricou » qui s’obstine avec constance, sinon avec finesse, à réserver la primeur de ses trouvailles gastronomiques au candidat Chirac ; et c’est la série des « Pul’pied », des « Fouet’fort », des « Schlingeurs » et autres « Gerbious » que le candidat, pris par la démagogie inhérente à toute campagne sur le terrain, ne peut refuser de goûter.
98Même message à faire passer dans les GDI, sur le « ticket » qu’aurait J. Chirac avec les agriculteurs. Annonce de PPD : « le Salon de l’agriculture ouvrira demain ses portes avec neuf jours d’avance sur le calendrier prévu ; J. Chirac en effet tiendra meeting demain soir porte de Versailles ». Au téléspectateur de reconstituer l’implicite du message.
99Sur les faibles chances qu’aurait la gauche de l’emporter : « Quand je pense que ce type risque de faire perdre la gauche » gémit le Rocard du BBS suite à la candidature de J.-F. Hory, et H. Emmanuelli de répondre : « Pour perdre, la gauche n’a besoin de personne ». Dans les GDI, PPD interroge la marionnette Tapie suite à son inéligibilité :
« — B. Tapie : J’ai le droit de me présenter, comme n’importe quel socialiste.
— PPD : Mais vous ne pourrez pas être élu.
— B. Tapie : … comme n’importe quel socialiste. »
100Lors du voyage de F. Mitterrand en Égypte, le barman du BBS s’épanche sur la chance du Président de pouvoir ainsi voyager aux frais de la princesse : déplacements, hôtel, repas, tout est compris ! « F. Mitterrand profite à fond des derniers jours de son forfait Président de la République » titrent laconiquement les GDI.
Les GDI ou le primat du langage incarné
101On a signalé plus haut cette schizophrénie du personnage de Chirac, déchiré entre la sérénité affichée et la jubilation intérieure lorsque les sondages lui sont favorables. Dans les deux émissions, cette dichotomie se traduit par des jeux d’images importants déjà évoqués. Pour être sûr d’être bien compris, le BBS présente une saynète où, dans une salle de remise en forme, J. Chirac, en tenue de sport, subit une séance de maîtrise des pulsions avec Ph. Séguin pour entraîneur ; celui-ci l’excite par toutes sortes de provocations verbales auxquelles le candidat doit rester de marbre, en dépit de la tension qu’il subit et qui, de temps en temps, le fait exploser comme une cocotte-minute sous pression.
102Dans les GDI, la tension intérieure du personnage trouve rapidement une traduction langagière. La langue chiraquienne se caractérise en règle générale par une syntaxe saturée sur le plan des subordonnants ; ainsi dans la phrase « Mon théorème de la relativité que j’ai », ou « Avec l’effet pommier que j’ai, dans vingt ans je l’ai, mon boulot de dans deux ans qui tombe dans deux mois ». La sclérose syntaxique qui l’affecte alors n’en est que plus remarquable. « Pas bouger, pas faire de gaffes » émet la marionnette Chirac, couverte de toiles d’araignées, après sa remontée dans les sondages. À la syntaxe « polysyndétique »25 succède alors une quasi absence de liaison entre les mots, ce raidissement verbal révélant la tension interne du candidat. Confronté à É. Balladur sur le plateau des GDI, il évite à peine la contrepèterie « Je dirais par ma pour…pour ma part que casser mes couilles arrêter il faut Édouard », avant que le langage ne se désarticule totalement : « Calme rester je dois, si moi-même dérapages éviter veux ».
103Le personnage se caractérise alors par une forme d’intravagance verbale proche de ce que manifestent certains personnages du théâtre de Beckett : « Gogo léger. Branche pas casser. Gogo mort. Didi lourd. Branche casser. Didi seul26. » Comique de l’atrophie et de l’ankylose que l’on retrouve dans certains passages des GDI où, plus que les outrances physiques et visuelles, c’est la désarticulation du langage qui mime la tension dont le personnage est l’objet.
104Cette focalisation sur le langage comme vecteur du sens comique est une spécificité des GDI. On a signalé plus haut leur tendance à exprimer une réalité par le biais de réalisations métaphoriques : ainsi de l’expression « se tâter » pour exprimer l’incertitude qui se réalise immédiatement sur le plan visuel avec un personnage qui se malaxe le visage ; ou de l’expression « coup de poignard dans le dos » pour exprimer la trahison et qui, dans les GDI, se trouve visuellement réalisée avec les poignards fichés dans le dos du candidat trahi. « Au début était la parole, et la parole s’est faite chair », tel semble être le postulat de départ des GDI.
Le jeu des mots
105Le jeu de mots, c’est d’abord le « jeu » au sens mécanique du terme, un écart, un déplacement par rapport à la forme prévisible et attendue. Ainsi dans cette scène où É. Balladur est interrogé par PPD :
« — PPD : Accords avec FN, pacte avec J. Chirac, quinquennat : vous êtes revenu sur vos engagements…
É. Balladur lui oppose un silence hautain.
– PPD, insistant, lui glissant sous les yeux l’exemplaire du Monde où figurent ces informations : Vous l’avez écrit, là…
– Ce n’est pas mon écriture, laisse tomber É. Balladur, lapidaire. »
106Le comique naît ici du déplacement qui évacue le fond du problème (le pacte) au profit de la forme (l’écriture) et de la rupture de prévisibilité que ce jeu engendre.
107La technique est la même dans le scénario suivant. Lorsque, à la veille du premier tour, on apprend que Ph. de Villiers, placé par les sondages sous la barre des 5 %, risque de ne pas être remboursé des frais engagés par sa campagne. « Alors dimanche, clament les humoristes, faisons preuve de civisme… Ruinons le Neu-Neu. »
108Dans une autre scène, les deux candidats, J. Chirac et É. Balladur, se retrouvent sur le plateau des GDI pour l’indispensable réconciliation après le premier tour. Aucun ne parle. PPD s’efforce d’instaurer le dialogue :
« — J. Chirac : Le premier mot est toujours difficile…
— PPD : Dites le deuxième
— J. Chirac : …molle.
Et un peu plus tard :
— J. Chirac à É. Balladur : Tu m’as manqué…
— É. Balladur : … de peu. »
109Dans le premier cas, l’usage est trois fois transgressé : d’abord par la substitution du terme « mot » à celui de « pas » ; ensuite parce que le terme « mot » est pris au sens strict, qui fait se succéder dans une phrase un premier, un deuxième, et un troisième mot, dans un ordre comptable, et non pas au sens de « parole », « parole vive » ; enfin par ce que révèle ce second mot, « molles », qui permet aux habitués des GDI de restituer le premier, « couilles », expression favorite de la marionnette Chirac pour désigner son adversaire : au lieu de l’union retrouvée, c’est l’opposition qui se trouve ainsi confirmée.
110Le jeu sur « manquer » est plus subtil puisque si J. Chirac fait référence à l’absence signifiée par le terme lorsqu’il est utilisé de façon intransitive, É. Balladur le détourne de cette signification première et, en l’employant de façon transitive, lui confère un sens opposé. Là encore prévaut l’ellipse puisque comme dans la scène précédente, c’est à l’auditeur d’investir le non-dit de la signification appropriée.
111Art de l’implicite, de l’ellipse et de la brachylogie, le comique langagier des GDI se caractérise par une remarquable économie de moyens, le jeu le plus infime engendrant des effets considérables. Ainsi du « débit lyonnais » lors du scandale de la banque publique. L’efficacité de la formule réside dans la substitution de « débit » à « crédit », qui engendre une faible différence sur le plan des signifiants, compte tenu de la proximité phonétique des deux termes ; la substitution de l’un à l’autre entraîne en revanche une exacte opposition sémantique, lourde de conséquences. La figure s’apparente à une très classique paronomase.
112Les déboires financiers de Ph. de Villiers menacé de ne pas atteindre la barre des 5 % de vote font titrer aux GDI « Comte bloqué », parfaite antanaclase dans la mesure où l’identité phonique se double d’une altérité sémantique ; de surcroît, les GDI jouent et sur les deux sens de [kõt] et sur les deux sens de « bloqué ». La subtilité confine ici à la virtuosité.
113L’écart maximal des signifiés est obtenu grâce à un écart minimal des signifiants. Le jeu de mots, toujours fondé sur le principe d’une « bissociation », s’apparente ici à l’image telle que la définissent les surréalistes : « Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront éloignés et justes, plus l’image sera forte27. »
Feuilleté de sens
114La multiplicité des décrochages de sens, le feuilleté des niveaux de signification est une autre caractéristique du fonctionnement comique des GDI. « Extrême gauche maintenant. Le Chi continue sa tournée d’insurrection populaire : “Mangez des pommes !” » titrent les GDI au moment de la visite de F. Castro en France. Partant de la rencontre de deux événements n’ayant en principe rien à voir l’un avec l’autre, la campagne de J. Chirac et l’arrivée en France du leader maximo, les humoristes croisent les deux séries, et de ce croisement jaillit une étincelle qui éclaire la réalité d’un jour nouveau. Si l’expression « extrême-gauche » est parfaitement appropriée au personnage de F. Castro et l’emploi de « tournée d’insurrection populaire » justifiée par le passé de l’individu, son détournement au profit – ou au débit – de J. Chirac tourne en ridicule l’image d’homme de gauche que celui-ci a voulu se donner ; la dérision s’accentue encore lorsqu’est explicité le contenu du mot d’ordre insurrectionnel « Mangez des pommes », dont l’innocuité est absolue. Le tout est ramassé dans la seule modification phonétique d’« el Che » en « le Chi » : modification minime sur le plan du signifiant mais dont les conséquences sémantiques sont considérables : tout ce qui peut séparer le personnage de F. Castro, ami de Guevara, de celui du maire de Paris.
115Ces jeux, langagiers dans leur principe, trouvent souvent un équivalent visuel. Ainsi, lorsqu’est évoqué le projet de J. Chirac de poursuivre les essais nucléaires, voit-on le pommier, symbole du maire de Paris, se transformer progressivement en un énorme champignon. On a là une sorte d’antanaclase visuelle où l’identité formelle équivaut à l’identité phonique requise dans la figure, tandis que cette similitude extérieure recèle et révèle une forte altérité sémantique : le pommier, qui symbolise la nature et le nucléaire qui en symbolise la destruction.
116Ces jeux du langage, ces jeux de l’image se doublent fréquemment les uns les autres, entrant en résonance ou en contradiction, multipliant les effets de sens, de non-sens, de perte du sens ; souvent les GDI jouent de l’écart entre le dit et le vu, l’écrit et le vu, l’écrit et le dit, ce qui est suggéré, écrit, dit ou vu. La scène se situe lorsque tous les sondages donnent É. Balladur vainqueur aux élections. S’affichent sur l’écran les « unes » de quotidiens aux titres dithyrambiques quant aux chances de succès d’É. Balladur ; la séquence par ailleurs est intitulée : « Déiontologie », l’immixtion du petit phonème [i] faisant basculer le sens du terme vers la signification opposée, tandis que le commentaire de PPD précise « La France conserve une presse très indépendante…à l’égard de J. Chirac », la chute étant un anticlimax du plus bel effet.
***
117Dans ce jeu duplice auquel se livre la satire par rapport au réel qu’elle parodie, les deux émissions ne jouent pas dans les mêmes registres et renvoient à des Weltanschauung différentes. Si le BBS relève d’une forme de comique, les GDI s’apparenteraient davantage à de l’humour et à de l’ironie. Où l’un pratique la ligne droite, le direct, l’immédiat, l’autre travaille dans l’oblique, l’arabesque, l’indirect ; où l’un pratique la surenchère, l’emphase, la dépense, l’autre relève davantage de la litote, de l’ellipse, de l’économie ; où l’un assène, l’autre suggère. Dans le double jeu de la parodie, multiples sont les jeux des doubles.
118Il n’en reste pas moins qu’au-delà de leurs différences, BBS comme GDI renvoient à un phénomène sur lequel il convient de s’arrêter : l’essor, ces dernières années, des dessins humoristiques à la « une » des grands quotidiens, souvent perçus comme des éditoriaux à eux seuls, des « billets d’humeur », des parodies radiophoniques ou télévisées d’émissions politiques ou d’information révèle en effet une porosité des frontières entre sérieux et dérisoire. Cette esthétique du détachement qui semble être devenue une modalité d’expression dominante témoigne à sa façon de la redéfinition du rapport au politique dans notre actuelle vidéosphère. Le primat du ludique constitue une nouvelle manifestation de cette culture du sentiment à laquelle participe directement l’esthétisation politique.
Notes de bas de page
1 V. Jankélévitch, L’Ironie, Paris, Flammarion, 1964.
2 Sur les caricatures et la presse sous la Troisième République, voir B. Tillier, La Républicature, Paris, CNRS Éditions, 1997.
3 Ce phénomène connaît un important succès international : parti d’Angleterre – ce qui ne saurait étonner s’agissant d’humour –, pays où naquit dans les années soixante-dix le Muppet’s Show, bientôt suivi par Spitting Image, il atteint la France dans les années quatre-vingts, s’exporte en Pologne, en Russie où la télévision indépendante NTV diffuse les Kulki ou Koulki (« les poupées »), en Hongrie avec Uborka, en Colombie où des marionnettes similaires sévissent depuis mars 1995 sur Canale A, au Chili avec les Toppins produits par une amie du général Pinochet…, en Espagne avec les « vrais » cousins de nos Guignols français sur Canal Plus Espagne, en Israël, etc.
4 On leur prête en effet le pouvoir de faire et de défaire les hommes politiques. Ainsi, pour se limiter à la France, É. Cresson, premier ministre de F. Mitterrand, aurait-elle dû au Bébête Show d’avoir été relevée de ses fonctions en 1992 (voir à ce sujet É. Schemla, La Femme piégée, Paris, Flammarion, 1993) ; ce sont aussi ces émissions et leur présentation de l’affaire du prêt Pelat, qui auraient poussé le Premier ministre P. Bérégovoy au suicide en 1993 ; et, plus récemment, J. Chirac devrait aux Guignols d’avoir été élu président de la République ! (Une enquête menée par l’institut Louis Harris révèle que « c’est en fait plus de la moitié du corps électoral qui est touché par l’une et/ou l’autre émission(s) », E. Fraisse, « Les politiques et leurs marionnettes » in MédiasPouvoirs, n° 38, Paris, 1995, p. 103-109).
5 Le Bébête Show a été créé par S. Collaro en 1981, dans Cocoboy, d’après le célèbre Muppet’s Show anglais précédemment cité. Quotidien depuis la campagne présidentielle de 1988, le Bébête Show a été profondément remanié à l’automne 1994, calquant sa scénographie sur l’émission concurrente des Guignols, plus en prise sur la culture audiovisuelle ambiante et dotée d’un sens politique différent ; elle revient à sa forme initiale au printemps 1995 et s’arrête définitivement à l’été de la même année.
6 Télérama, n° 2305, Paris, mars 1994.
7 Le Monde Radio-Télévision, Paris, 2-10 janvier 1994.
8 De même que pour l’analyse des JT, le corpus de travail est composé de l’ensemble des émissions diffusées, sur TF1 pour le Bébête Show et sur Canal Plus pour les Guignols, entre le 1er janvier et le 7 mai 1995, soit pendant l’essentiel de la campagne pour l’élection présidentielle. Nous convenons dorénavant de noter « BBS » pour désigner le Bébête Show, et « GDI » pour Les Guignols de l’Info.
9 Ceci mérite qu’on s’y arrête quelques instants : au-delà de l’aspect sourdement structurant du travail de sape ainsi mené, la quotidienneté de l’émission (pré)suppose que la politique puisse être pensée au quotidien, réduit la politique à n’être que ce qui peut être pensé au quotidien et l’assimile donc à ce qui relève de la banalité, du « quotidien » au sens le plus négatif du terme : stratégies, manœuvres, manigances au jour le jour.
10 « Les promesses n’engagent que ceux qui y croient » précisait d’ailleurs cyniquement Ch. Pasqua à ce propos, alors qu’il était lui-même soutien de J. Chirac, en 1988.
11 Un Balzac qui n’aurait sans doute pas désavoué l’animalité des marionnettes politiques, l’idée de La Comédie humaine lui étant venue « d’une comparaison entre l’humanité et l’animalité » (Avant-propos à La Comédie humaine, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1979, p. 7).
12 H. Bergson, Le Rire, Paris, PUF, 1940.
13 « Dès que le souci du corps intervient, l’infiltration comique est à craindre », note H. Bergson, op cit., p. 40.
14 J. Duvigneau, Le Propre de l’homme, Paris, Hachette, 1984, p. 40.
15 S’inspirant du Muppet Show anglais et d’une longue tradition satirique française, dont les Scènes de la vie publique et privée des animaux de Granville peuvent être considérées comme le parangon, le BBS à ses débuts se fonde sur la métaphore animalière. Chaque homme politique y est en effet représenté par le biais d’un animal : c’est R. Barre sous les traits d’un ours, F. Mitterrand en grenouille, M. Rocard en corbeau, G. Marchais en cochon, etc. Voir, à ce propos, « Le Bébête Show, idéologie journalistique et illusion critique », A. Collovald in Politix, n° 19, Paris, 3e trimestre 1992, p. 67-86.
16 Sur l’image des journalistes dans les GDI, voir plus précisément É. Neveu et A. Collovald, « Les Guignols ou la caricature en abîme » in Mots, n° 48, Paris, Presses de la FNSP, septembre 1996, p. 87-114 ainsi que A. Collovald, art. cit.
17 « Entretien avec les Bébêtes et les Guignols » réalisé par AREA in L’Observatoire de la télévision, n° 2, Paris, avril 1993, p. IV-VIII.
18 R. Debray, Vie et mort de l’image, Paris, Gallimard, 1992, p. 325.
19 H. Bergson, op. cit.
20 R. Debray, Cours de médiologie générale, Paris, Gallimard, 1991, p. 320.
21 Idem, p. 285.
22 E. Fraisse, art. cit., p. 103-109.
23 On donne ici à ce terme un sens très général : on le définira comme l’ensemble des références présentes dans un texte et qui dessinent un horizon d’attente et de réception.
24 H. Bergson, op. cit., p. 5.
25 Par opposition à l’asyndète qui se caractérise par l’absence de liaison grammaticale entre des groupes liés, on parle ici de syntaxe « polysyndétique » pour mettre l’accent sur la prolifération des mots de liaison.
26 S. Beckett, En attendant Godot, acte I, Paris, Éditions de Minuit, 1952.
27 P. Reverdy in Nord-Sud, cité par A. Breton in Le Manifeste du surréalisme, Paris, Gallimard, 1979, p. 31.
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