Chapitre 3. Rhétorique télévisuelle et symbolique politique
p. 69-95
Texte intégral
« La République est, en principe, un régime an-iconique. »
M. Agulhon
« Le croire se localise dans le voir. »
G. Balandier
1Le pouvoir – l’accès au pouvoir comme son exercice – est indissociable de l’appropriation de symboles et de signes, de l’imposition de codes et de rituels, y compris dans nos sociétés contemporaines fortement rationalisées : aujourd’hui pas plus qu’hier le roi ne peut être nu, comme nous le rappelle fort plaisamment Andersen.
2Toute campagne électorale peut-être analysée comme « un moment de surchauffe symbolique1 » où les prétendants au pouvoir s’efforcent, notamment en recourant à des symboles, d’imposer leur définition de la situation politique.
Permanence et évolution du symbole en politique
Le symbole : définition et fonctions
3Rappelons qu’à l’origine, le symbole est un objet (coquillage, céramique, bois ou métal) coupé en deux. Dans la Grèce antique, deux hôtes, un créancier et un débiteur, deux pèlerins, deux personnes qui vont être amenées à se séparer mais qui souhaitent se retrouver prennent chacune un fragment de l’objet dont le rapprochement permettra ultérieurement la reconnaissance. Originellement et étymologiquement, la notion de symbole renvoie donc à la relation nécessaire entre des éléments complémentaires.
4Mais très vite, le symbole est interprété comme un signe renvoyant à un autre signe : la croix au christianisme ou la colombe à la paix. On le voit à travers ces exemples, le symbole est donc recodification de signes et condensation de sens et, contrairement à l’icône fondée sur la ressemblance entre un signe et un objet, le symbole associe les signes de façon arbitraire ou en tout cas sur la base d’une convention. La labilité de sa définition et sa polysémie intrinsèque, si elles sont propices aux malentendus, font aussi sa force, le rendant accueillant aux investissements fantasmatiques les plus divers.
5La fonction du symbole est à la fois d’ordre cognitif, en tant qu’expression des valeurs revendiquées par une communauté, et cohésif : comme le totem des tribus primitives, il permet l’identification à la base de tout processus de cohésion sociale. Ainsi du drapeau bleu-blanc-rouge symbolisant la nation pour les Français. Moteur de la mobilisation, il suscite l’élan affectif des individus qui se reconnaissent en lui : drapeau rouge contre drapeau blanc pendant la guerre d’Espagne, fleur de lis contre cocarde tricolore pendant la Révolution française. Autant d’éléments qui cristallisent du sens et qui, dépassant la « raison raisonnante », font appel à l’affectif et à l’émotion, voire au rêve et à l’imaginaire.
6Parole, chant, geste, objet, image, individu, histoire, etc., tout peut devenir vecteur de la fonction symbolique. Ainsi la République française est-elle conjointement symbolisée par un objet, le drapeau bleu-blanc-rouge, par un chant, la Marseillaise, par une allégorie, Marianne, par une devise, « Liberté, égalité, fraternité » et par une narration fondatrice, la Révolution et ses héros, alors haussés au rang de mythes.
7Si la dimension symbolique est constitutive de la politique comme de toute pratique sociale d’importance, elle varie cependant selon les temps, les lieux, les régimes et, conformément à l’hypothèse qui sous-tend ce travail, selon le média dominant à une période donnée.
Ancien Régime et symbole imagé
8Sous l’Ancien Régime, l’opération symbolique se cristallise autour du personnage royal et l’incarnation qu’il permet favorise les symboles imagés dont l’effigie royale est le meilleur exemple. La couronne qui le coiffe, le sceptre et la main de justice qu’il tient, les lis de son manteau sont autant d’expressions métonymiques de sa personne et métaphoriques de sa fonction.
« La coutume de voir les rois accompagnés de gardes, de tambours, d’officiers et de toutes les choses qui ploient la machine vers le respect et la terreur, fait que leur visage, quand il est quelques fois seul et sans ces accompagnements, imprime dans leurs sujets le respect et la terreur, parce qu’on ne sépare point dans la pensée leurs personnes d’avec leurs suites, qu’on y voit d’ordinaire jointes. Et le monde, qui ne sait pas que cet effet vient de cette coutume, croit qu’il vient d’une force naturelle… » observe l’iconoclaste Pascal2.
9Que ce soit par la présence incarnée, dont Pascal démonte sans complaisance le mécanisme, ou par le truchement de symboles imagés, c’est par les sens que s’impose le sens.
La rupture républicaine
10La Révolution, et la République après elle, ont rompu avec cette tradition. Outre l’utilisation intensive de ce type de symbole par la royauté (et l’église catholique), qui conduisit la République à vouloir s’en démarquer, sa méfiance face au symbole imagé tient aussi à d’autres raisons : les Lumières, que l’on peut considérer comme étant l’une des grandes sources des idées révolutionnaires et républicaines, associaient l’image à l’obscurantisme médiéval et en condamnaient donc la pratique à ce titre.
11Notons enfin une raison d’ordre plus « médiologique », pour reprendre la terminologie de R. Debray3 : le développement de la presse et l’alphabétisation, notamment par le biais de l’école sous la Troisième République, ont fait de l’écrit le principal vecteur de propagation des idées, privilégiant l’abstraction et le concept. Ce qu’O. Ihl, notant la faible distribution des bustes de Marianne dans les mairies sous la Troisième République, résume ainsi : « Parce qu’il est intelligible dans son apparence et non dans son idée, le signe [visuel] est suspecté d’entretenir une passivité avilissante. […] Dans sa vocation à représenter l’abstraction, l’image entrerait en conflit avec le progrès des connaissances4. » La France républicaine s’exprime donc par des symboles scripturaires (et laïques). La nouvelle transcendance sociale est principalement manifestée par des concepts comme la liberté, l’égalité, la patrie, le progrès ou la raison, au fondement de l’idéal républicain.
12Dé-figurant la symbolique politique à l’instar du pouvoir qui ne s’identifie plus à un individu mais se trouve représenté par le peuple dans son entier, la République se forge une symbolique abstraite : « La République est en principe un régime an-iconique » observe M. Agulhon.5
13Si la généralisation de l’écrit a privilégié l’abstraction et le concept, la révolution de l’électronique, par l’imposition de l’écran et de l’image, entraîne à son tour un renouvellement des formes symboliques à l’œuvre.
14La campagne électorale télévisée, qui emprunte à la narration l’essentiel de ses caractéristiques énonciatives et qui contribue à une ritualisation accrue des actions des personnages politiques, donne au symbole figuré une place qu’aucun mode de médiatisation antérieur ne lui avait attribuée. La dimension sensible – esthétique – du symbole revient ainsi au premier plan de l’expression politique.
15La présente étude a pour premier objectif de dresser un inventaire des « objets » symboliques utilisés par les candidats durant cette campagne de 1995 telle que la télévision en a rendu compte, inventaire qui nous permettra de conclure à la diversité de ce registre et à la vitalité très différenciée des éléments qui le composent ; nous proposerons, en un second temps, une typologie des candidats en fonction de leur aptitude à mobiliser ce type de matériel dans le contexte médiatique actuel.
Objets symboliques : inventaire
16La spécificité du média télévisuel nous oriente vers une appréhension de la dimension symbolique en fonction des caractéristiques propres au support ; considérant sans originalité que la télévision est un média audiovisuel, nous analyserons d’abord la prégnance de la composante visuelle dans le travail de symbolisation auquel la campagne a donné lieu, puis nous nous arrêterons sur les symboles qui se fondent en priorité sur la composante sonore, pour envisager enfin le travail de symbolisation qui s’attache plus particulièrement à ce que, reprenant les termes d’E. Goffman, nous nommerons « La mise en scène de la vie quotidienne ».
Médiativité télévisuelle et symboles visuels
17L’importance de la composante visuelle à la télévision donne, ou redonne, toute leur importance aux symboles politiques qui se fondent sur cette dimension. Ceux-ci recouvrent à la fois des symboles historiques que la médiatisation (télé)visuelle remet au premier plan, mais aussi des symboles ad hoc créés par les candidats et leurs équipes de communication spécifiquement pour la campagne en question et prenant en compte cette spécificité du média.
Les drapeaux
18Le drapeau constitue sans nul doute un des symboles politiques les plus anciens et sa figurativité, fondée sur les formes des éléments représentés, le jeu des couleurs et leur configuration sur le support, trouve à la télévision une scène idéale. On a évoqué plus haut la scénographie des meetings de F. Mitterrand en 1988 et leur décor composé d’une superposition de drapeaux bleus-blancs-rouges flottant au gré des souffleries intégrées, scénographie qui trouvait un prolongement parfait dans les caractéristique du média télévisé associant la couleur au mouvement.
19De fait, à l’exception des meetings de J. Cheminade et de D. Voynet, candidate d’un mouvement trop jeune pour associer son histoire à cette forme symbolique datée, les drapeaux figurent dans les meetings de tous les candidats. Bleu-blanc rouge pour la France (J. Chirac, L. Jospin, É. Balladur, J.-M. Le Pen, R. Hue, Ph. de Villiers), rouge pour manifester l’aspiration à une république sociale, populaire et anti-bourgeoise (R. Hue et A. Laguiller), bleu avec douze étoiles d’or pour l’Europe lors de prises de parole spécifiques (J. Chirac et J.-M. Le Pen, depuis le Parlement européen de Strasbourg)6.
20Les configurations qui se dessinent ainsi s’opposent (bleu-blanc-rouge de la République française et bourgeoise versus rouge de l’extrême gauche révolutionnaire) et se superposent parfois (ainsi des communistes qui associent le bleu-blanc rouge de la France au rouge des travailleurs, témoignant ainsi de leur double appartenance à une communauté nationale et à une classe internationale, ou de l’association des drapeaux national et européen).
Les sigles politiques
21De même que pour les drapeaux, la dimension visuelle du média donne aux sigles politiques toute leur importance.
22Mis à part le « RF » de la République française, peu présent durant la campagne sinon dans les interventions d’É. Balladur en tant que Premier ministre, le sigle est surtout partidaire et son utilisation dans le cadre d’une campagne présidentielle est à double tranchant, le candidat se devant de revendiquer mais aussi de dépasser cette inscription spécifique. Par ailleurs, le public de télévision étant caractérisé, conformément à la définition première des mass media, par son indifférenciation, en tout cas sur le plan politique, on conçoit que si cette dimension est anticipée par les politiques et leurs conseillers en communication, ce qui ne fait guère de doute, le sigle politique soit d’un emploi difficile. À cette raison s’en ajoutent d’autres, propres à chaque candidat, qui font que le sigle politique est assez peu présent dans la campagne de 1995.
23La croix de Lorraine7. Symbole du général de Gaulle puis, surmontée du bonnet phrygien, du RPR, son utilisation est problématique puisque J. Chirac comme É. Balladur sont candidats au nom dudit parti. Le Premier ministre l’ayant fait figurer dans ses premiers meetings, J. Chirac ne l’a pas utilisée, et É. Balladur lui-même l’a délaissée dans la suite de la campagne. Leur commune revendication de la légitimité gaulliste s’est déplacée sur d’autres supports : caution de gaullistes « historiques », citations, etc.
24La rose. Symbole du Parti socialiste8, la rose au poing a été peu présente dans la campagne de L. Jospin, sans doute pour manifester la distance du candidat par rapport au double septennat de F. Mitterrand ; se trouve abandonnée du même coup la symbolique très forte attachée à l’histoire récente du PS et à l’espoir suscité notamment en mai 1981.
25J.-M. Le Pen sursymbolise puisque lors des meetings du FN, la flamme (pureté mais aussi emblème de la milice durant la seconde guerre mondiale) de couleur bleu-blanc-rouge (France) jouxte un hexagone (France, encore) dans lequel s’inscrit un V (victoire). Le candidat joue à plein de la figurativité symbolique en phase avec le média télévisuel.
26La faucille et le marteau du Parti communiste, représentation historique de l’alliance du paysan et de l’ouvrier, a récemment subi un aggiornamiento esthétique : le sigle a vu ses lignes s’épurer et devenir moins figuratives, le symbole prenant ses distances par rapport à la réalité évoquée. Présent dans la campagne de R. Hue, il est néanmoins concurrencé par une vaste fresque qui tapisse le fond des salles de meeting, où figure un peuple en marche.
Couleur (et) politique
27Mais c’est plus largement la couleur, mise au premier plan par la médiativité télévisuelle depuis que, à la fin des années soixante, la télévision permet cette définition, qui devient un élément à part entière du message politique. À la base de la signification symbolique du drapeau, son utilisation est désormais élargie à d’autres éléments de la mise en scène politique.
28Ainsi des meetings où les candidats prennent la parole sur un fond dont la couleur est chargée de faire sens en même temps qu’elle assure une fonction distinctive : celle-ci doit en effet permettre d’identifier les candidats, cet effort de lisibilité s’adressant moins au militant, supposé savoir où il se rend, qu’au citoyen téléspectateur dont la perception s’effectue dans la continuité du flux télévisuel. Vert tonique, symbole de la nature, pour la candidate écologiste, vert aussi, quoique d’une nuance différente – un vert d’eau supposé moderne – pour L. Jospin, le vert étant la couleur de l’espérance, rouge pour A. Laguiller, le rouge symbolique de la gauche populaire et révolutionnaire, bleu profond pour J. Chirac, d’une nuance différente pour Ph. de Villiers, le bleu étant une couleur aristocratique si l’on en croit la typologie de J.-P. Gourévitch9, orangé chaleureux pour É. Balladur, l’orange étant, toujours si l’on se réfère à la doxa, la couleur des gens heureux…
29La couleur du décor fonctionne pour le téléspectateur comme « déclancheur » d’interprétation et le guide dans son appréhension de la scène et sa lisibilité au même titre que l’identité du personnage présent ou les mots prononcés.
30La prégnance de la dimension visuelle à la télévision permet donc à des symboles imagés, marginalisés dans des modes de communication comme l’écrit ou la radio, de reprendre une place dans le processus de signification et de constituer un fonds pour l’émergence d’expressions symboliques nouvelles.
Médiativité télévisuelle et symboles sonores
31La richesse du média télévisé permet qu’à la dimension visuelle qui constitue sa spécificité par rapport aux deux médias concurrents que sont la presse et la radio, s’associe aussi la dimension sonore, ce qui explique qu’à côté des symboles politiques qui exploitent traditionnellement cette dimension expressive, se créent des symboles nouveaux fondés sur des ressources sonores.
Hymnes et musiques d’ambiance
32Les hymnes constituent une expression symbolique traditionnelle en politique. Deux hymnes se partagent la faveur des candidats : la Marseillaise, symbole des valeurs nationales (J. Chirac, L. Jospin, É. Balladur, J.-M. Le Pen, Ph. de Villiers et R. Hue), et l’Internationale, adoptée par A. Laguiller et R. Hue. Drapeau rouge et Internationale fonctionnent de pair et le Parti communiste matérialise son appartenance nationale et sa logique de classe internationale en associant Marseillaise et Internationale, drapeau bleu-blanc-rouge et drapeau rouge.
33Mais les modes de sociabilité contemporains tendent à dévaloriser cette forme d’expression symbolique au profit d’une exploitation moins participative de la dimension musicale. Le choix par le candidat d’une musique personnelle constitue l’avatar moderne de l’hymne chanté en chœur. Il est lui aussi fortement investi sur le plan symbolique, chaque candidat choisissant pour l’accompagner une musique qu’il veut signifiante : Take Five de Dave Brubeck et Peter Gun des Blues Brothers pour J. Chirac, vivant appel à la culture mondiale, Human Nature de Miles Davis pour R. Hue, dont le signifié est parfaitement transparent, Sidney Bechet et fanfare New Orleans pour Ph. de Villiers qui témoigne ainsi de sa culture « gospel », Nabucco de Verdi pour J.-M. Le Pen, incarnation du sentiment patriotique. Résolument français, L. Jospin fait son entrée sur J.-J. Goldman (comme A. Lajoinie en 1988…) tandis qu’É. Balladur, après avoir essayé Vangélis, opte très classiquement pour Beethoven.
34De même qu’on a pu l’observer dans l’utilisation d’une couleur de fond propre à chaque candidat, la musique d’ambiance suscite l’interprétation du téléspectateur ; sur un autre plan, elle témoigne par rapport à l’hymne d’une individualisation et du caractère de plus en plus éphémère, voire précaire du processus symbolique : le symbole ne fait plus sens par rapport à une collectivité historiquement définie mais il est choisi par et pour un individu, pour signifier le temps d’une campagne.
Les slogans10
35Leur fonction n’est pas uniquement auditive : en effet, autant qu’à être dits, ils sont destinés à être vus et lus, sur les affiches des candidats, sur les panneaux tapissant les salles des meetings ou les pancartes brandies par les militants lors des mêmes rassemblements, de sorte que les caméras puissent en transmettre l’image. Sonores et visuels, ils font d’abord image.
36Une analyse rapide permet de distinguer entre les slogans de type « impressif », tournés vers le récepteur (« La France pour tous », « La France aux Français », etc.), les slogans de type expressif, tournés vers l’émetteur (« Villiers, c’est neuf », « Avec Jospin, c’est clair », etc.), ceux qui associent les deux fonctions (« Mon but : vous donner plus de force » – R. Hue –) et les autres. Notons aussi la présence du terme « France », ou « Français » dans trois d’entre eux, soit en position de thème (« Les Français d’abord », « La France pour tous »), soit en position de prédicat (« Croire en la France »).
37L’analyse permet surtout de repérer l’absence générale d’implication personnelle. À part le slogan de R. Hue organisé autour du rapport entre le candidat et ses électeurs comme en témoignent les pronoms personnels et adjectifs possessifs de première et de quatrième personnes (« mon »/« vous »), tournures infinitives et présentatifs impersonnels dominent (« oser », « croire », « c’est clair », « c’est neuf », etc). Quant au nom, quand il mentionné, c’est nécessairement de façon impersonnelle (on ne parle pas de soi en se désignant par son nom).
38En fait, les slogans sont révélateurs pour la plupart d’entre eux d’une recherche du consensus héritée des techniques publicitaires et justifiée pour les conseillers en communication par la massivité de l’audience télévisuelle. Seuls ceux d’A. Laguiller (« Avec A. Laguiller, un plan d’urgence pour les travailleurs ») et de J.-M. Le Pen (« Les Français d’abord ») s’adressent clairement à un électorat défini.
Héros et événements fondateurs
39Propices à la narration et par conséquent en phase avec la principale modalité énonciative à la télévision, ils suscitent le mythe et sont fortement mobilisateurs. Le pouvoir politique n’a jamais pu se passer de la caution des grands hommes, que l’on statufiait autrefois, au nom desquels on baptise aujourd’hui rues et avenues, sous l’autorité desquels on se place toujours, pour se réclamer de leur onction et se rattacher à leur lignage.
40Jeanne d’Arc, J. Jaurès, L. Blum, Ch. de Gaulle, mais aussi F. Mitterrand et Jean-Paul II constituent le panthéon contemporain des présidentiables.
41Le général de Gaulle est l’un des repères symboliques les plus importants de la Cinquième République, et ce pour l’ensemble de la droite : c’est Ph. de Villiers reprochant à J. Chirac de « trahir les idéaux du gaullisme à propos de l’Europe » (JT du 16 mars 1995), J.-M. Le Pen, qui se compare au général de Gaulle « avec ses 5 % de voix avant la guerre d’Algérie » (JT du 12 avril 1995), jusqu’à J. Cheminade (à supposer qu’il soit de droite, l’ambiguïté étant soigneusement maintenue par le candidat) qui dit s’inscrire « dans une tradition de la rupture, celle de Jaurès et de De Gaulle » (JT du 17 avril 1995).
42Mais c’est bien entendu pour J. Chirac et É. Balladur, les deux candidats du RPR que cette revendication est la plus déterminante, l’héritage de la légitimité gaulliste étant, on l’a vu, au centre de la rivalité entre les deux candidats. Parallèlement, J. Chirac souligne à de nombreuses reprises le parallèle entre la situation de la France en 1995 et celle de la France en 1958, lorsque le Général a été rappelé au pouvoir, cet événement devenant fondateur pour la mythologie chiraquienne.
43À gauche, la référence à F. Mitterrand est plus difficile : d’une part à cause des courants internes au PS où le personnage est diversement apprécié, d’autre part à cause des nombreuses révélations qui, durant les mois précédant les élections, ont bouleversé et terni l’image du Président et enfin parce qu’à l’époque des élections, F. Mitterrand est encore vivant, ce qui nuit incontestablement à la force mythifiante. L. Jospin cependant le cite, par nécessité plus que par conviction, semble-t-il11.
44Si J. Jaurès est mentionné par le mystérieux J. Cheminade, à l’instar du général de Gaulle, c’est d’abord pour le Parti communiste et pour son candidat, R. Hue, qu’il constitue une référence. Son parrainage est revendiqué avec celui de L. Blum et de K. Marx, de même qu’est pleinement assumé le mot « communisme » dans sa valeur originelle, son histoire, sa signification et ses événements fondateurs que sont la Commune de Paris, 1936, les luttes ouvrières, l’opposition au colonialisme, la Résistance (R. Hue s’incline devant le monument aux morts de la prison de Fort-Monluc, d’où furent déportés de nombreux résistants) et ce durant les meetings retransmis à la télévision comme lorsque le candidat est l’invité du JT.
45Arrêtons-nous enfin sur le symbole de Jeanne d’Arc dont J.-M. Le Pen et son mouvement tentent de s’assurer l’exclusivité. Diverses interviews télévisées se déroulent dans un bureau du leader du Front national dont le décor, très personnel, intègre une statuette équestre de Jeanne d’Arc. Son parcours de campagne le conduit à Domrémy, ville natale de la Pucelle. Mais c’est la fête de Jeanne d’Arc qui, comme on l’a vu plus haut, constitue le point d’orgue de cette célébration.
46En filigrane, l’événement fondateur qui se donne à lire est celui d’une France qui, au cours de la guerre de Cent Ans, s’affranchit de la tutelle de l’étranger. Parallèlement, le recueillement de J.-M. Le Pen devant des monuments aux morts, avec la fréquente référence à la guerre d’Algérie, réactive l’idée d’une « grande » France à la tête d’un empire colonial.
47Le Pape constitue la dernière référence repérée. Elle est le fait de Bernadette Chirac qui, faisant visiter aux journalistes de TF1 l’appartement du couple Chirac, s’attarde devant une série de photos : « Et voici une photo du Saint Père qui joue aussi une très grande place dans notre vie », commente-t-elle (JT du 18 mars 1995).
48Le Pape, Jeanne d’Arc, Blum, Jaurès, Mitterrand, de Gaulle, 1958, la guerre d’Algérie, la Résistance, le pacifisme, 1914, la guerre de Cent Ans, Charles VII… c’est toute l’histoire de la France, voire l’Histoire de France, qui surgit avec l’évocation de ces personnages, l’histoire mythique et mythifiée, celle des manuels scolaires et des musées mentaux que la narration télévisuelle retransmet et prend ainsi en charge.
Médiativité télévisuelle et mise en scène de la vie quotidienne
49Média audiovisuel, la télévision remet au premier plan les symboles politiques dont la définition est conforme à ses caractéristiques techniques et par une exploitation de ces ressources audiovisuelles, hausse au rang de symboles des éléments jusqu’alors peu signifiants. Mais la télévision se caractérise avant tout par sa dimensionindicielle : elle est le média du contact, faisant du corps des candidats le centre de gravité de la scène médiatique. Celui-ci devient par conséquent le premier opérateur du travail de symbolisation par la mise en scène proposée aux citoyens téléspectateurs.
50L’espace qui environne le candidat, les gestes qu’il accomplit, les individus dont il s’entoure ainsi que des éléments qui peuvent sembler aussi triviaux que les vêtements portés ou la nourriture ostensiblement consommée deviennent le lieu d’un investissement symbolique faisant l’objet d’une réflexion marketing de la part des conseillers en communication au même titre que la recherche du bon slogan, et prennent force d’argument politique à part entière.
La symbolique de l’espace
51On a évoqué plus haut l’importance de l’espace dans le cadre de la déambulation électorale. La symbolique de l’espace excède largement cette dimension. Il existe en effet un langage des lieux dont la grammaire est intuitivement perçue par chacun et que la centralité de la scène télévisuelle dote d’une importance toute particulière. On l’a vu avec la déclaration de candidature, faite depuis la province pour J. Chirac, depuis Matignon pour É. Balladur, choix hautement signifiant dans les deux cas puisqu’il oppose Paris à la province, le centre à la périphérie, avec toutes les conséquences que ces clivages supposent.
52Le choix du QG de campagne : si celui de J. Chirac se situe avenue d’Iéna, rive droite, dans les quartiers très résidentiels de l’ouest de la capitale, celui d’É. Balladur, lui aussi dans l’ouest résidentiel, se trouve rue de Grenelle, en plein quartier ministériel. L. Jospin, quant à lui, est installé rue du Cherche-Midi, dans le vie arrondissement, quartier des artistes, choix conforme à une certaine idée de la gauche. Quant à R. Hue, il n’a d’autre QG que le siège du Parti communiste, dont il constitue ainsi une émanation directe, place du Colonel Fabien à l’intersection des xe et xixe arrondissements, quartiers les plus populaires de Paris. L’espace mis en image montre et le discours du journaliste démontre et démonte la portée symbolique de ces choix.
53L’espace ainsi visibilisé se dote d’une dimension symbolique qui s’est trouvée cristallisée durant cette campagne par le débat sur les « palais nationaux » pour reprendre l’expression assassine d’A. Juppé à l’encontre d’É. Balladur. Cette juste intuition dont fait preuve le lieutenant de J. Chirac sur l’importance du lieu dans la communication politique médiatisée par la télévision où l’on voit les candidats en situation, peut être prolongée par l’opposition initiée par M. Augé entre lieux et non-lieux12.
54Celui-ci souligne combien l’identité aujourd’hui encore passe par l’appartenance à un lieu, qu’il définit comme « triplement symbolique » : en ce qu’il est identitaire, relationnel et historique dans la mesure où il symbolise le rapport de chacun de ses occupants à lui-même, aux autres et à leur histoire. D’où l’importance de ces images du terroir que la télévision associe ostensiblement à celle des hommes politiques : ainsi de F. Mitterrand que l’image inscrit et que le discours décrit dans le cadre du Nivernais, de J. Chirac dans celui de la Corrèze, de J.-M. Le Pen en Bretagne ou de L. Jospin en Haute-Garonne.
55« Le terroir est par excellence le point d’ancrage de la légitimité [politique] » observe M. Abélès13 et l’on conçoit l’insistance avec laquelle les politiques tiennent à se placer dans cette perspective, les images de télévision étant à la fois aptes à prendre en charge cette dimension de la comunication politique dans la mesure où l’individu y est par définition inscrit dans un lieu, et inaptes, par la déterritorialisation à laquelle elles procèdent nécessairement. Elles nécessitent alors l’explicitation verbale.
56Cl. Chazal introduit une séquence de la rubrique politique en mentionnant « les terres d’É. Balladur, à Chamonix », avant que le reportage ne révèle, précisément, le chalet du candidat Premier ministre. Or, contrairement à ce que laisse entendre la présentatrice dans son lancement, celui-ci apparaît avec toutes les caractéristiques du « non-lieu » : un espace anonyme, sans identité, relation ni histoire, au même titre que cet autre lieu évoqué à propos du candidat Balladur, sa résidence secondaire à Deauville. Hôte privilégié des « palais nationaux » – Matignon, l’Élysée, le palais du Luxembourg ou le palais Bourbon – où le conduit sa fonction de Premier ministre, il est aussi reçu dans les grands hôtels parisiens par ses comités de soutien. Fréquentant en outre de façon assidue des studios de télévision, É. Balladur est aussi l’hôte privilégié des « non-lieux ».
57La valeur symbolique des marchés, des cafés et autres lieux de « sociabilité populaire », dont les images figurent très tôt dans les campagnes de J. Chirac et de L. Jospin notamment, apparaît d’autant mieux qu’elle s’oppose à ceux-là. Lieux d’échange par définition, échanges de marchandises, de paroles, de gestes codifiés, les complicités qui s’y nouent créent une forme d’identité qui les caractérise au rebours des non-lieux précédemment évoquées.
Où le non-lieu se charge de sens… La symbolique des transports
58La multiplication des non-lieux au sens que leur donne l’anthropologue est une caractéristique du monde contemporain. Or les espaces et moyens de transport tels que les avions, les autoroutes, les aéroports, les avions deviennent paradoxalement porteurs de sens et, par la visibilité que leur confère la télévision, de véritables opérateurs symboliques pendant la campagne de 199514
59On a évoqué plus haut la première sortie de J. Chirac fraîchement élu, en Citroën : véhicule ancien, véhicule gaulliste et surtout véhicule non socialiste. La campagne de 1995 voit aussi se multiplier les images d’avions de ligne transportant les candidats, par opposition aux avions privés, qui ont mauvaise presse en période de difficultés économiques15.
60Plus globalement, on peut noter que presque tous les candidats – y compris les plus grands et c’est en cela que le fait mérite d’être souligné – ont durant cette campagne usé des transports en commun : J. Chirac est filmé dans un train de banlieue, ostensiblement entouré de la population locale où figurent nombre de personnes de couleur ; L. Jospin emprunte le tramway, au Grand Quevilly, É. Balladur se déplace en bus dans le Sud-Ouest de la France (quand il ne fait pas de l’auto-stop), etc. Cette montée en puissance des transports en commun, érigés au rang de symboles par la vertu de la médiativité télévisuelle, est caractéristique de la présidence modeste qu’il est de bon ton d’afficher en 1995.
61Le non-lieu est donc devenu, l’espace d’une campagne, « lieu » au sens plein du terme, lourd d’une signification symbolique ostentatoire.
La symbolique au quotidien : vêtements et nourriture
62La personne du candidat étant au centre de la scénographie télévisée, des éléments aussi triviaux que le vêtement ou la nourriture consommée deviennent à leur tour vecteurs d’un message dont la portée se veut symbolique.
63Le vêtement a toujours été un des grands marqueurs sociaux, l’un des plus visibles et l’on sait les stratégies parfois rouées auxquelles il peut donner lieu. Les débuts de la télévision ont haussé au rang de symbole politique le pull-over de J. Lecanuet et plus tard celui de V. Giscard d’Estaing. Plus radical, le col roulé de R. Dumont en 1974, alors que le costume était de règle pour les hommes politiques, surtout en campagne, était synonyme de contestation de l’ordre social, de même que le pull-over régulièrement arboré par A. Laguiller depuis sa première campagne électorale en 1974. C’est dire si le choix du vêtement a force d’argument dans un contexte politique.
64Hormi le cas de la candidate de Lutte ouvrière, la campagne de 1995 se signale a contrario par une forte normalisation sur ce plan, même pour les Verts longtemps réfractaires sur ce plan : tout se passe comme si la légitimité du statut de candidat passait désormais aussi par ce signe extérieur de conformité sociale ; l’hypothèse de l’audience non spécifique du média télévisuel n’est pas non plus à écarter ici.
65La nourriture, dont on sait combien l’emploi est sociologiquement marqué et par conséquent symboliquement lourd, a occupé durant cette campagne une place rarement atteinte jusqu’alors, que ce soit sur le plan visuel ou verbal. S’y est cristallisée entre autres la lutte entre É. Balladur et J. Chirac. Tandis qu’É. Balladur est filmé, notamment en janvier 1995, durant la longue période des vœux officiels largement retransmise aux informations, dans des salons cossus, une coupe de champagne à la main, les caméras montrent J. Chirac buvant de la bière et mangeant de la choucroute dans une grange.
66Parallèlement, grand cas est fait de la tête de veau, plat préféré du maire de Paris et plat populaire s’il en est16, qui a donné lieu à toute une série d’épisodes où les candidats se sont donnés la réplique par médias interposés, leur positionnement par rapport au plat en question étant supposé révélateur de leur engagement social17. La nourriture, mais aussi la façon de la consommer sont devenues des gestes politiques, et l’on se souvient, en fin de campagne, des images d’É. Balladur invité à un méchoui organisé par F. Léotard et chipotant la viande avec les doigts, ultime concession à ce que le candidat ou ses conseillers en communication ont cru être la nécessité de « faire peuple ». Cette image doit être vue selon une double perspective : d’une part, elle constitue le négatif des images de début de campagne qui révélaient un candidat Premier ministre positionné sur des valeurs bourgeoises ; d’autre part, elle constitue le contre-point exact des séquences montrant J. Chirac mangeant de la choucroute dans une grange.
67Cette « mise en scène de la vie quotidienne » dans ce qu’elle a de plus trivial – vêtements, nourriture, transports – relève de la médiatisation généralisée des pratiques, non seulement publiques mais aussi privées et dote ces éléments d’une charge symbolique qui, dans le contexte de concurrence exacerbée d’une campagne électorale, les hausse au rang d’arguments politiques.
Médiativité télévisuelle et redéfinition du symbole politique
68Drapeaux, croix de Lorraine, rose, faucille et marteau, de Gaulle, Blum, Jaurès, pommes, tête de veau, choucroute, méchoui, auto-stop, Miles Davis, Sidney Bechet, Verdi, Paris rive droite - Paris rive gauche, Marseillaise, Internationale… Cet inventaire à la Prévert témoigne de la diversité des éléments utilisés avec une valeur symbolique dans le cadre de la médiatisation télévisée et de la vitalité du registre dans la communication politique contemporaine. Il permet aussi un certain nombre de constats qui tiendront lieu de bilan quant au « formatage » de la symbolique politique par la télévision.
Symboles historiques, synchroniques ou médiatiques ?
69L. Sfez, dans son analyse de la symbolique politique, oppose les symboles « historiques » et les symboles « médiatiques »18. Les symboles historiques constituent des référents stables qui, derrière l’aspect lisse de leur signifiant, renferment dans leurs plis l’histoire et des histoires, histoires de vie et de mort, de victoires et de défaites, de gloire et de honte ; ces signes sont le résultat de sédimentations lentes qui, pour cette raison, constituent un puissant appel à la mémoire, la mémoire vivante capable par la répulsion ou la fascination dont ces symboles sont porteurs, de transporter des foules. Ainsi des drapeaux, des emblèmes partidaires et nationaux, des hymnes, de la référence aux événements et aux héros fondateurs qui relèvent du fonds politique traditionnel et s’expriment notamment lors de ces manifestations typiquement électorales que sont les meetings et dont notre corpus a permis de constater la vitalité.
70Pensés dans le cadre des équipes de communication des candidats, le sens des symboles médiatiques en revanche s’exprime et s’épuise le plus souvent dans le seul moment de leur énonciation, durant la campagne pour laquelle ils ont été conçus.
71Cette bipartition pourrait laisser croire que les symboles historiques seraient dénués de toute vertu médiatique. Or le précédant relevé montre qu’il n’en est rien. En effet, loin de leur être opposées, la présence des caméras et la perspective d’une retransmission télévisée ont contribué à développer ces signes et à les orienter dans le sens d’une plus grande visibilité externe19. Cette symbolique historique s’accommode donc particulièrement du média audio-visuel, qu’il s’agisse de symboles imagés ou de références auxquelles la narrativité télévisuelle donne tout leur poids. Pour être historiques, ils n’en sont donc pas moins médiatiques et présentent en outre l’avantage, pour ceux qui les utilisent, d’intégrer le temps court de la campagne dans le temps long de l’histoire. L’histoire est ici communication.
72Symboles historiques et impératifs médiatiques ne sont donc pas contradictoires à ce niveau et à l’opposition historique/médiatique, nous préférons l’opposition historique/synchronique, associant sous ce dernier terme les éléments symboliques pensés dans le cadre des équipes de communication des candidats en fonction de l’impératif figural mis à l’honneur par la télévision.
Symboles historiques : quelques problèmes
La dimension clivante du symbole historique
73Si la médiation télévisuelle n’annule pas les symboles historiques traditionnels, les mettant au contraire en phase avec les exigences du média, on peut toutefois observer que la conjoncture spécifique de cette campagne ainsi que l’évolution générale des partis affaiblissent la portée identificatoire de certains d’entre eux (ainsi du drapeau bleu-blanc-rouge, peu contesté aujourd’hui, voire même de la référence à de Gaulle).
74Leur retransmission télévisée, ainsi que leur utilisation dans le cadre d’une campagne présidentielle dont la dimension consensuelle est première, pose par ailleurs un problème dans la mesure où, chargés d’histoire autant que d’histoires, ils sont, pour la majeure partie d’entre eux, clivants : ils ne permettent à un ensemble d’individus de « prendre corps » que par opposition à un autre ensemble. Pertinents dans le cadre de meetings par exemple, essentiellement composés de militants, ils peuvent se révéler problématiques lors des retransmissions télévisées, qui s’adressent à un public non déterminé. Le double public constitutif de ces manifestations peut être contradictoire dans ses aspirations, comme on a déjà pu l’évoquer lors de l’analyse des rituels, et imposer à l’émetteur un strabisme difficile à résorber.
La lisibilité actuelle des symboles historiques
75L’autre question porte sur l’usure de ces symboles et l’on peut s’interroger sur leur efficacité auprès d’un public jeune, le positionnement des partis récents, comme les Verts, par rapport à ce matériel symbolique pouvant être tenu comme exemplaire. Leur association à des symboles plus synchroniques qui les prolongent en leur conférant une pertinence dans l’actualité du temps présent peut être considérée comme une réponse à cette question.
Symboles synchroniques : bilan
76Le repérage de ces dernières formes permet de conclure à une certaine continuité de l’activité symbolisante, à côté de ruptures plus radicales, du moins à l’horizon de notre modernité politique ; on pense notamment aux éléments relevés dans le cadre de « la mise en scène de la vie quotidienne » auxquels la dimension indicielle du média (re)donne toute leur importance, mais aussi à ces éléments symboliques discrets, pensés dans le cadre d’une campagne par des conseillers en communciation et dont la pomme, emblème du candidat Chirac, nous semble caractéristique.
Un symbole emblématique : la pomme
77Y. Setton, pour illustrer La France pour tous, deuxième tome des Réflexions de J. Chirac20, avait imaginé un pommier pour symboliser les fruits de la croissance que le maire de Paris souhaitait partager avec tous les Français. L’idée n’était pas nouvelle puisqu’en 1978 déjà, R. Barre avait eu l’idée de faire figurer un arbre sur son affiche de campagne tandis qu’en 1974, R. Dumont, le candidat écologiste, manifestait sa préoccupation de la nature en se déplaçant à vélo et en croquant des pommes. Un tel succès ne s’explique que parce que la symbolique attachée à ce fruit est forte et clairement perceptible. Rappelons que, née de la confusion étymologique avec le terme latin « poma » qui signifie « le fruit », la pomme illustre pour nous l’histoire d’Adam et Ève tentés par l’« arbre de la connaissance » dont Dieu voulait garder l’exclusivité. L’histoire mythique de la pomme est donc connue de tous : elle symbolise le désir et le pouvoir partagés.
78Le logo symbole a eu le succès que l’on sait, promu par les Guignols de l’Info et repris par l’ensemble des médias avant d’être « récupéré » par l’équipe du candidat Chirac : l’impulsion décisive est ici venue de la scène télévisuelle, de même qu’on avait pu l’observer pour le scénario du « chef éprouvé », et ce n’est qu’en un deuxième temps que le symbole a été exploité par les conseillers en communication du maire de Paris.
79É. Balladur en campagne à Viry-Châtillon en a croqué une (« Finalement, j’ai bien envie de la manger, cette pomme ! »). R. Hue proclame : « J. Chirac, l’homme qui voulait des pommes pour réduire nos acquis sociaux en compote » et « Dans les pommes, Chirac ! » (JT du 12 avril 1995). Ph. de Villiers, invité à Face à la Une, illustre sa thèse anti-Maastricht en brandissant trois pommes achetées sur un marché de France, aucune d’entre elles ne provenant d’un verger français. Sur une des affiches de L. Jospin figure un petit poirier, exactement identique au pommier d’Y. Setton à la forme des fruits près, surmonté de la question « Monsieur Chirac, votre programme électoral ne nous prend-il pas un peu pour des poires ? ».
80Le succès du symbole témoigne de sa pertinence dans un environnement médiatique où logos et slogans permettent d’accrocher l’attention du citoyen-téléspectateur et de cristalliser un ensemble souvent diffus de sentiments et de perceptions. Il révèle aussi, à l’instar des autres symboles synchroniques évoqués plus haut, un certain nombre de caractéristiques propres à l’activité symbolisante engendrée par la médiation télévisuelle.
Des symboles moins marqués politiquement
81Si les symboles historiques étaient politiquement et idéologiquement clivants, il est clair que le choix de la pomme ne renvoie pas à ce type de logique, faisant plus référence à des considérations d’ordre culturel, avec l’importance soulignée de la pomme dans l’imaginaire occidental. Plus largement, il semble que les symboles que nous avons qualifiés de « synchroniques » se placent avant tout sur un plan social, comme on a pu le voir avec le jeu autour de la nourriture. Il y a donc là un déplacement du terrain du débat, peut-être en phase avec une époque qui manque parfois de points de repères sur le plan politique.
Des symboles consensuels
82Parallèlement à l’observation effectuée plus haut, la portée consensuelle de ces symboles est première : comment peut-on être contre la symbolique attachée à la pomme ? De même qu’on a pu voir un déplacement du terrain symbolique, l’affaiblissement de la portée politique du symbole en diminue la valeur clivante. L’objectif de rassemblement de la campagne présidentielle pour les candidats des grands partis, de même que l’audience non spécifique de la télévision convergent avec la marginalisation des symboles clivants.
Des symboles éphémères et proliférants
83Qui, dans quelques années se rappellera encore du symbole de la pomme dans la campagne présidentielle ? Le temps médiatique n’excédant pas celui de son énonciation, il a pour corollaire une demande sans cesse renouvelée de signes : ces symboles, éphémères et proliférants, perdent sans doute la capacité à « stocker » de l’information qui caractérise les symboles historiques et les rend aptes à susciter la mémoire. Ces symboles médiatiques pourraient engendrer l’oubli plus que la mémoire.
84Si la dénomination de « symboles » nous paraît toujours pertinente (ces éléments permettent effectivement la cristallisation du sens avec un objectif de cohésion identitaire), il est néanmoins clair que ces signes supposent une redéfinition profonde du concept.
85Le matériau symbolique ainsi redéfini, on peut constater que tous les candidats ne sont pas égaux dans cette mise en scène figurative.
Essai de typologie des candidats
86Précisons d’abord que tous les candidats ne commencent pas leur campagne avec le même « capital » symbolique et qu’aucun d’entre eux n’est seul sur le « marché » symbolique, pour reprendre des termes clés de la pensée bourdieusienne. En effet, selon que le candidat est connu ou non du grand public, selon qu’il est tributaire ou non d’un passé politique important, selon enfin qu’il aspire, en fonction de la représentativité du parti qu’il incarne, à être au second tour ou mène une campagne de témoignage, son capital et sa stratégie de départ seront différents.
87Par ailleurs, aucun candidat n’est seul sur le marché politique. Loin de pouvoir se positionner dans l’absolu, il doit adopter une stratégie symbolique qui prend en compte les autres candidats, leur capital symbolique personnel et leur façon de le gérer. De même qu’on a pu l’observer pour les rituels de campagne, qui comportaient des figures imposées et des figures libres, le marquage symbolique entraîne un démarquage, le premier des candidats à s’être imposé sur un créneau symbolique prenant l’avantage.
88Compte tenu de ces contraintes, certains candidats ont fait preuve d’une gestion symbolique plus habile que d’autres, se positionnant mieux par rapport au média et utilisant davantage sa fonction figurative et sa propension narrative.
89Le temps long de la vie politique d’un pays, l’état des forces sociales et politiques en présence – les partis entre autres –, les actes « lourds » d’un candidat, pour reprendre la formule de J.-L. Parodi, sont sans aucun doute déterminants dans la victoire ou la défaite d’un individu21. Mais dans le temps court de la campagne, ce travail de symbolisation médiatisé par la télévision, nous paraît fondamental. Notre but n’est pas d’analyser sous cet angle la campagne de tous les candidats mais de pointer ceux dont le positionnement nous a semblé remarquable à ce titre, nommant « expressionnistes » ceux dont la campagne semble particulièrement en phase avec la mise en scène figurative du symbole et « non expressionnistes » les autres. Parmi les « petits candidats », D. Voynet et Ph. de Villiers ont su faire preuve d’un réel talent expressionniste n’atteignant cependant pas celui des candidats moyens, R. Hue et J.-M. Le Pen, dont nous analyserons la symbolique en un premier temps avant de nous interroger sur les trois grands présidentiables, É. Balladur, J. Chirac et L. Jospin.
L’expressionnisme des extrêmes : J.-M. Le Pen et R. Hue22
90L’aptitude de J.-M. Le Pen à exploiter des symboles historiques dont le personnage de Jeanne d’Arc est le parangon, n’a d’égale que sa faculté à se mettre sur le devant de la scène en multipliant des gestes à forte visibilité. L’analyse de la scénographie de ses meetings est révélatrice à cet égard : après une entrée sur le Nabucco de Verdi dont on a souligné la force symbolique, le leader du Front national prend la parole sur un fond où figure, outre le sigle du FN, l’hexagone de la France traversé d’un arc-en-ciel bleu-blanc-rouge, un V symbolisant la victoire recevant le visage du candidat comme s’il descendait du ciel : signe, sans doute, de l’alliance entre J.-M. Le Pen et les hommes de bonne volonté ; au terme de l’allocution, des enfants en short ou jupe plissée bleu marine et corsage blanc, ainsi que des adultes, portant le drapeau bleu-blanc-rouge, montent sur scène et, tandis que tous entonnent la Marseillaise, J.-M. Le Pen est surélevé par un piédestal actionné par un moteur et des gaz fumigènes s’échappent sous ses pieds.
91La figurativité des symboles exploités par le leader d’extrême-droite trouve dans la médiation télévisuelle un prolongement qui leur donne toute leur dimension. On ne peut par ailleurs manquer d’observer la coïncidence entre l’ancrage idéologique des électeurs du FN, pour beaucoup attachés à des valeurs politiques dominantes avant la Révolution et l’instauration de la République, et la prégnance du symbole imagé dans cette tradition politique ; on se rappelle en effet que, largement utilisé par la royauté et l’église catholique, le symbole figuratif est condamné par les Lumières. Peut-on considérer que cet emploi très spécifique du symbole par le FN est une manifestation de la dimension réactionnaire de l’idéologie frontiste ?
92Dans un tout autre registre, R. Hue a su lui aussi jouer des symboles comme peu de candidats communistes avant lui et susciter une puissante empathie, à tel point qu’on a pu parler de « huemania ». L’efficacité de son jeu est due à la conjugaison d’une rupture avec des caractéristiques traditionnelles de l’ethos communiste et d’une revendication de certaines composantes les plus traditionnelles de la culture communiste. Du côté de la rupture, une bonhomie physique (rondeur, barbe, petites lunettes rondes, sourire : le candidat a souvent été croqué sous les traits de « Prof », l’un des sept nains de Blanche Neige…), une rhétorique personnelle qui ne permet pas de repérer d’emblée le communiste-qui-parle23, indépendance qui se manifeste aussi dans son entourage où les membres du PC sont très discrets24.
93Ces ruptures symboliques vont permettre au candidat d’assumer les aspects les plus traditionnels de l’identité communiste et de les rendre crédibles pour le plus grand nombre. Ainsi du manichéisme où « les valeurs de gauche » s’opposent à « la droite louis-philipparde » (JT du 11 février 1995), les pauvres aux riches, les humbles aux nantis, ou de la revendication du mot « communisme », son histoire, sa signification, ses grands ancêtres (Marx, Jaurès), sa culture de lutte et ses événements fondateurs (la Commune de Paris, les luttes ouvrières, 1936, la Résistance, l’opposition aux guerres coloniales, etc). Ce faisant, R. Hue recharge le concept de communisme et en refait la base d’une utopie, telle qu’avaient pu la rêver les premiers fondateurs.
94Là encore, le candidat est en phase avec le média notamment dans l’exploitation de cette « oralité seconde » promue par la télévision, qui associe un « français de qualité »25 à des formes d’expression parfaitement télévisuelles (schématisation, recours au mythe, narration).
Le travail de symbolisation : cohérence chiraquienne et incohérence balladurienne
95Les trajectoires respectives d’É. Balladur et de J. Chirac, celui-ci parvenant, après avoir été donné perdant, à cristalliser sur sa personne l’espoir de la majorité des électeurs tandis qu’É. Balladur, apprécié en tant que Premier ministre, n’a pas su être crédible en tant que présidentiable, nous semblent caractéristiques de la centralité de ce phénomène de symbolisation dans la médiatisation contemporaine.
96Le positionnement du maire de Paris sur le créneau social pouvait paraître contradictoire avec le passé politique du personnage et sa participation à des gouvernements de droite parfois très libéraux. La notion de « marché symbolique » doit sans doute être prise en compte ici, cette « gauchisation » d’un candidat Chirac qui choisit d’exploiter la veine populaire pour ne pas dire populiste du gaullisme n’étant pas compréhensible en dehors du positionnement de son concurrent Balladur.
97Or on ne peut que souligner la grande cohérence symbolique de sa campagne dont les référents historiques, très présents (revendication de l’héritage gaulliste comme parole de rupture et praxis sociale, utilisation des emblèmes traditionnels, etc.), se doublent d’une communication qui inscrit tous les éléments en forte résonance (gestes symboliques forts : réquisition des logements vacants dans la capitale, incarnation d’un ethos populaire par le biais de la nourriture, des moyens de transport, etc.), le tout symbolisé par le logo symbole de la pomme.
98Cette forte orchestration symbolique, inscrite dans un jeu parfois contradictoire avec la télévision et les médias en général, a su faire oublier les profondes incohérences du personnage et susciter l’empathie du public qui a fait du candidat l’incarnation de notre identité nationale.
99Comparé à J. Chirac, le déficit de symbolisation d’É. Balladur est patent. La radicale étrangeté du candidat Premier ministre face au quotidien de la majorité des Français s’est trouvée confirmée par une symbolique du pouvoir, qu’il s’agisse des lieux, de son entourage ou des gestes effectués. Cette symbolique somme toute cohérente a été cassée lorsque, conscient de ses effets négatifs, le candidat a voulu tenter de se remettre en phase avec les attentes supposées des citoyens. Il a eu beau multiplier les gestes symboliques, troquer le pardessus contre une parka, le champagne contre la bière, les lieux de pouvoir contre les banlieues, les marchés et les cafés, monter sur les tables, manger le méchoui avec les doigts, faire de l’auto-stop et assister à une course cycliste, rien n’y a fait. Entre « Croire en la France », son slogan de début de campagne, et « La France, j’y crois », mouture populaire de fin de campagne, seul le premier est resté associé à l’image du candidat. Celui-ci s’est finalement avéré prisonnier d’une symbolique incohérente. Si elle est fondamentalement composite, l’image médiatisée par la télévision ne supporte cependant pas d’être contradictoire : « un grand bourgeois ne peut valser du techno-aristocrate au prolétaire auto-stoppant » observe à ce propos très justement M. Tournier26.
L. Jospin ou le refus de la symbolique figurative
100Le travail de symbolisation de L. Jospin s’est trouvé d’emblée compliqué par le positionnement du candidat Chirac, installé sur le créneau social laissé vacant en début de campagne. En outre, L. Jospin représente le candidat « non-expressionniste » par excellence. La faible revendication des valeurs historiques de la gauche constitue le premier manque de sa campagne. L’identité socialiste se fonde sur un certain nombre de figures et d’événements historiques. Or jamais dans sa campagne, L. Jospin ne se réfère à cette mythologie fondatrice, se privant ainsi de repères identitaires forts, facteurs de cohésion par rapport aux citoyens. Le seul nom qu’il mentionne est celui de F. Mitterrand, référence à double tranchant, comme on l’a vu plus haut. D. Voynet, candidate des Verts, affirme avec pertinence « La référence à la gauche est difficile : entre les valeurs historiques de la gauche et ce qu’elle a fait en quatorze ans, rien de commun. » (JT du 11 avril 1995). Si le constat est sévère, il pointe cependant bien la difficulté du candidat socialiste : se référer aux valeurs historiques de la gauche, c’est mettre le doigt sur les échecs des socialistes au pouvoir par rapport auxquels L. Jospin ne peut par ailleurs prendre explicitement ses distances puisque, quels qu’aient été ses états d’âme durant le deuxième septennat, c’est bien au nom du Parti socialiste qu’il se présente. Les psychologues parlent à ce propos de double bind, ou injonction paradoxale. La disparition du logo de la rose au poing durant la campagne socialiste de 1995 est emblématique de cette difficulté.
101À ce défaut de symbolique historique s’ajoute une médiocre visibilité médiatique, le candidat ne concédant que peu à la symbolique figurative27.
102Un programme explicite et cohérent, un discours argumentatif, une phraséologie socio-démocrate et une acceptation limitée des contraintes audiovisuelles : L. Jospin est sans doute le candidat le plus conforme à l’éthique républicaine dont l’iconophobie est un des traits constitutifs.
* * *
103Les images que laisse une campagne électorale forment un ensemble qui s’ordonne, non pas à la manière d’un discours, du langage vectorisé sur un axe syntagmatique, mais plutôt à la façon du rêve, par le biais d’une syntaxe associative fonctionnant sur l’axe paradigmatique dont Lévi-Strauss a montré l’importance pour la pensée mythique et symbolique.
104Plus qu’explicative, la symbolique ainsi mise en place est d’abord mobilisatrice. Elle contribue à affirmer la prise de conscience d’une identité (Je ressemble plus à l’homme qu’on voit manger de la tête de veau qu’à celui qu’on montre buvant du champagne, ou à celui qui se réfère à L. Blum et J. Jaurès qu’à celui qui cite de Gaulle ou J. d’Arc, etc.) et d’une cohésion collectives, processus fondamental dans notre système démocratique : Je vote pour qui me ressemble. L’empathie à la base de ce fonctionnement fonde ce que la sociologie allemande nomme la Gemeinschaft, la communauté comme lieu de rencontre et d’échange de solidarités affectives. L’esthétisation du politique à laquelle procède la télévision, est ici patente.
105Mais cette Gemeinschaft ne doit toutefois pas se construire contre la Gesellschaft, qui définit le système social sur le plan juridique et politique. On peut en effet reprocher à la symbolisation dont la télévision est le support un certain nombre de travers : elle schématise et simplifie ; or la politique est complexe. Elle se fonde sur la personnalisation ; or la politique est aussi un engagement par rapport à un programme, une idéologie. Elle privilégie l’affectif par le choix d’éléments forts sur le plan émotionnel ; or la politique c’est aussi du rationnel et de l’argumentatif.
106Le coût de cette symbolisation spécifique doit donc être évalué et rendu manifeste pour le « télecteur ». La déréalisation née de la perte du réel par confusion avec l’imaginaire constitue en effet le risque majeur de la symbolisation politique contemporaine où la tentation est grande de procéder à « une levée fantasmatique des contraintes réelles par une mise en fiction du débat politique28 ».
Notes de bas de page
1 J. Gerstlé, La Communication politique, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1992, p. 68.
2 B. Pascal, Pensées, t. II, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 2000, p. 548.
3 R. Debray, Cours de médiologie générale, Paris, Gallimard, 1991.
4 O. Ihl, La Fête républicaine, Paris, Gallimard, 1996, p. 231.
5 « […] même si les Républicains réels qui l’ont fondée avaient besoin d’élan affectif, de mystique et […] d’icônes » poursuit l’historien, in Marianne au pouvoir, Paris, Gallimard, 1989, p. 22.
6 Rappelons la signification originelle de ces symboles. Pour le drapeau tricolore : bleu et rouge, couleurs de la ville de Paris, et blanc monarchique ; pour la petite histoire, C. Desmoulins avait d’abord proposé le vert, couleur de l’espérance, pour répondre au blanc, avant de se rendre compte que le vert était la couleur de la livrée des princes cadets (in L. Sfez, La Symbolique politique, Paris, PUF, 1989, p. 65). Pour ce qui est du rouge des drapeaux de gauche, l’histoire est plus ambiguë : d’abord signal de répression, lors des lois martiales de 1789 et 1791, il symbolise bientôt l’oppression subie dont il devient l’emblème : « Comme un feu dont un vent d’orage incline soudain la pointe vers un côté opposé de l’horizon », selon Jaurès, cité par L. Sfez, idem, p. 67. Quant au drapeau européen, son graphisme est souvent source de malentendu : les douze étoiles d’or sur fond bleu ne représentent pas autant de pays – sans quoi toute nouvelle adhésion en modifierait le dessin – mais la symbolique du nombre « 12 » dont on connaît la signification mythique qui, associée à l’harmonie du cercle, doit suggérer l’idée de perfection.
7 Selon L. Sfez, op. cit., et M. Agulhon, Histoire vagabonde, Paris, Gallimard, 1990, t. I, p. 295 et suiv., la croix de la religion devient l’emblème de la Lorraine quand le duc René l’apporte en héritage. Brisée par les Lorrains en 1870 lorsque la province devient allemande, la croix retrouve ses morceaux disjoints en 1918 lors du retour de la Lorraine dans le giron français. Le colonel de Gaulle en fait l’emblème de son régiment de chars. M. Agulhon retrace aussi la façon dont son emploi s’est restreint à une période précise de l’histoire et comme sigle de parti, échouant à s’imposer comme symbole national. Voir aussi, à ce propos, Ch. de Gaulle, Mémoires de guerre, t. I, Plon, Paris, 1954, p. 73, 79. Le symbole du bonnet phrygien que J. Chirac lui accole, est plus lisible puisqu’il était la coiffe des esclaves affranchis de la Rome antique ; les révolutionnaires de 1789 s’en sont emparés pour signifier leur asservissement et leur liberté retrouvée.
8 Choisie comme emblème du PS en référence à la formule attribuée à K. Marx : « Il y aura pour tous du pain et aussi des roses ».
9 J.-P. Gourévitch, La Politique et ses images, Paris, Edilig, coll. « Médiathèque », 1986.
10 « Oser la solidarité, ça change tout » pour D. Voynet, « Avec A. Laguiller, un plan d’urgence pour les travailleurs », « Les Français d’abord » pour J.-M. Le Pen, « Villiers c’est neuf », « Mon but : vous donner plus de force pour vous faire respecter » pour R. Hue, « Avec L. Jospin, c’est clair » (« Tous ensemble pour une France plus juste » et « L. Jospin, le Président du vrai changement » succéderont au slogan initial.), « Croire en la France » pour É. Balladur et « La France pour tous » pour J. Chirac.
11 « Quant au mitterrandisme […], il se trouve que c’est moi qui ai succédé à F. Mitterrand parce qu’il l’a souhaité […] à la tête du PS. Il se trouve que quatorze ans après, c’est moi encore qui lui succède dans le rôle de candidat des socialistes. […] Je lui ai dit qu’il serait le premier dont je citerais le nom au début de mon discours… » (JT du 5 février 1995, première interview télévisée après la désignation de L. Jospin comme candidat du PS).
12 M. Augé, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Le Seuil, 1992.
13 M. abélès, Jours tranquilles en 89, Paris, Odile Jacob, 1989, p. 353.
14 On se souvient de la marche à pied de V. Giscard d’Estaing se rendant à l’Élysée après son élection en 1974, les caméras massées sur son passage. L. Zitrone l’interrogeant sur le sens à donner à cette marche, le nouveau Président éluda la question – expliciter la simplicité manifeste du geste en aurait en effet annulé la vertu symbolique –, prétendant que le beau temps incitait à la promenade.
15 Un des premiers gestes de J. Chirac Président a d’ailleurs été l’annonce de la suppression du Groupe de liaison aéroporté militaire (GLAM)… restauré un peu plus tard en toute discrétion.
16 Voir, à ce propos, Th. Saussez, À la table des politiques, Paris, Plon, 1994.
17 À cet engouement de J. Chirac, largement relayé par les médias, É. Balladur rétorquera que « C’est très bon la tête de veau, mais il ne faut pas en abuser ; à la longue, c’est indigeste » (JT du 12 mars 1995), pour finir par l’inscrire au menu d’un déjeuner offert à des journalistes. « Bientôt il vendra des merguez à la sortie du métro » ironise à ce propos R. Hue, tandis que J.-M. Le Pen surenchérit : « Je mange de la choucroute, je suis de gauche », la dimension symbolique (et sociale) de ces choix étant immédiatement verbalisée – et en partie désamorcée de ce fait – par ses adversaires. Mais É. Balladur contre-attaque en faisant affirmer par Marie-Josèphe, son épouse, que le pot-au-feu est son plat préféré (magazine Gala, repris au JT), pot-au-feu dont P. Bourdieu nous dit qu’il s’agit là du plus populaire des plats populaires (in La Distinction, Paris, Éditions de Minuit, 1982, p. 208). « Excusez-moi ! mais c’est parce que le débat tourne autour du caviar et de la tête de veau que cette élection a tendance à descendre, si vous voulez, dans le niveau d’exigence » s’indigne L. Jospin (Face à la Une du 16 mars 1995), dénonçant ainsi une des dérives de la communication politique.
18 L. sfez, op. cit., ainsi que, du même auteur, L’Enfer et le paradis, Paris, PUF, 1978.
19 Sur le développement de l’aspect visuel des manifestations publiques et le regain de vitalité des composantes les plus traditionnelles de la vie publique à cause de cet impératif de visibilité, voir P. Champagne, Faire l’opinion – Le nouveau jeu politique, Paris, Éditions de Minuit, 1990, et M. Abélès, op. cit.
20 J. chirac, La France pour tous, Paris, Nil Éditions, 1995.
21 J.-L. Parodi, « Ce que tu es parle si fort qu’on n’entend plus ce que tu dis » in Hermès 4, Le nouvel espace public, Paris, Éditions du CNRS, 1989, p. 223-233.
22 La notion d’« extrême » appliquée au PC ne vaut que par sa symétrie avec le FN.
23 Parmi les caractéristiques de sa rhétorique personnelle, on peut observer : l’emploi du « je » où les autres candidats du PC disaient « on » ou « nous » ; un débit de parole rapide mais coupé de pseudo-hésitations : on a ainsi l’impression d’une pensée qui se cherche et non d’un discours qu’on débite ; une syntaxe élaborée, souvent complexe, avec enchassements de subordonnées ; le petit cheveu sur la langue qui fonctionne comme marque identitaire ; notons enfin « les petites phrases » dont il parsème ses discours et qui témoignent d’un réel savoir-faire médiatique : « J. Chirac, c’est le requin des Dents de la mer qui veut se faire passer pourFlipper le dauphin » (JT du 20 avril 1995) ; après le soutien de l’acteur R. Hanin, héros du célèbre feuilletonNavarro : « Si Navarro est du côté de R. Hue, alors nous allons être plus forts contre les mauvais coups » (JT du 06 avril 1995), etc.
24 À peine voit-on, dans un seul reportage, G. Marchais discourant avec le candidat. Figurent en revanche à ses côtés des rénovateurs comme J. Ralitte ; le comédien R. Hanin, dont R. Hue a si bien su médiatiser le soutien ; des intellectuels comme A. Jacquart ou A. Césaire ; sa famille, femme et enfants, concession médiatique qu’aucun candidat du parti n’avait acceptée jusque-là.
25 Nous empruntons l’expression à J.-M. eloy, « Le double jeu de la langue » in La Qualité de la langue ? Le cas du français, J.-M. eloy (dir.), Paris, Champion, 1995, p. 251-267.
26 M. Tournier, « Langage, image, message » in L’Image candidate à l’élection présidentielle de 1995. Analyse des discours dans les médias, Groupe St-Cloud, Paris, L’Harmattan, coll. « Sociolinguistique », 1999, p. 249.
27 Ce dont rend bien compte ce court dialogue imaginé par Les Guignols de l’Infodans leur perception souvent pertinente de la réalité des choses :
« Bon, voilà ce qu’on va faire, sinon tu seras jamais au deuxième tour, constate la marionnette Chirac s’adressant à la marionnette Jospin. D’abord tu vas prendre un surnom. Comment tu t’appelles ?
– Lionel Jospin.
– Bon, alors on va dire « Yoyo ». « Yo », ça fait jeune, et « Yoyo », ça fait rien, mais au moins on le retient. Il te faut aussi un emblème facile à identifier, comme la rose ou la pomme, mais autre chose… (Ô putain… !) Qu’est-ce que t’aimes comme fleur ?
– J’aime bien les chrysanthèmes.
– (Ô putain… !) Et… en légumes ?
– J’aime bien le salsifis.
– (Ô putain… !) Enfin, si t’aimes ça !…
(La marionnette Chirac se baisse, attrappe une pancarte vierge sur laquelle elle griffonne quelques mots et la remet à la marionnette Jospin. On peut y lire : « Votez Yoyo » tandis que dans un coin figure le logo du candidat : un salsifis).
– Tiens, vas-y, avec ça, normalement, t’es au second tour… » (Les Guignols de l’Info, du 9 avril 1995).
28 J.-J. Gerstlé, op. cit., p. 84.
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