Chapitre premier. Rhétorique télévisuelle et narration électorale. L’exemple de la geste chiraquienne
p. 17-37
Texte intégral
« C’est donc moi entre tous les hommes, c’est moi l’élu, c’est moi qui fus choisi… »
Néron, d’après Sénèque in Sur la Clémence
« Putain, ça y est, c’est fait ! »
Chirac, d’après Claude, sa fille, in Les Dossiers du Canard enchaîné
1C’est par ces mots, si l’on en croit du moins Les Dossiers du Canard enchaîné, que J. Chirac aurait salué l’annonce de sa victoire au soir du 7 mai 19951. Si cette apostrophe ne se signale pas par son élégance, elle a du moins le mérite d’être conforme à une certaine image du personnage : celle d’un individu simple, spontané et proche du peuple, image que la télévision a, durant cette élection, largement contribué à construire.
2Dans cette campagne en effet, plus encore que durant celle de 1988, les questions de personnes ont été déterminantes, notamment dans le duel longtemps central qui a opposé É. Balladur et J. Chirac. Plus que leur appartenance partisane ou que leurs options idéologiques, faiblement clivantes dans la mesure où tous deux étaient au RPR, ont été décisives leur personnalité, leur histoire et leurs histoires.
3Et l’on ne peut ici que souligner la convergence avec les caractéristiques de la rhétorique télévisuelle qui n’est jamais plus performante que dans la personnalisation et la dramatisation. À moins qu’il ne faille inverser la perspective et, adoptant le point de vue médiologique, considérer que c’est parce que dramatisation et personnalisation sont le propre du langage télévisuel que la double candidature d’É. Balladur et de J. Chirac a été présentée sous cet angle.
4La télévision ne privilégie pas l’approche argumentative et vérifiable – le logos, selon les Grecs – mais, par le biais de la narration, s’apparente davantage à ce que les mêmes Grecs nommaient le muthos, discours narratif invérifiable, que l’activité rationnelle des philosophes a largement contribué à dévaloriser. L’esthétisation du politique à laquelle procède la télévision trouve dans cette propension narrative une première illustration.
5L’analyse des médias sous l’angle de leur activité narrative et mythique constitue désormais une approche reconnue que l’ORM2 a largement contribué à développer. « Il n’existe pas de société sans histoire (et sans histoires), et toute histoire se manifeste sous forme d’un récit » note M. Lits3, le récit médiatique constituant une des formes contemporaines les plus évidentes de cette nécessité de raconter4.
6Le rapport au mythe est corollaire : « Les médias de masse ont une logique rédactionnelle favorisant plus le développement d’un mythe contemporain que d’autres médias. […] Comme le mythe, les médias de masse structurent la réalité selon des archétypes, s’adressent à de vastes collectivités en recyclant des grands thèmes humains, élèvent leurs héros au rang de modèles archétypaux5. »
7Le récit télévisuel de la campagne présidentielle de 1995 permet de vérifier de façon exemplaire ce fonctionnement des médias, avec son scénario d’une parfaite lisibilité, des héros clairement identifiés dont les antagonismes se structurent de façon bipolaire et une péripétie centrale dans la plus pure tradition théâtrale.
8Jour après jour, on assiste ainsi à la progressive élaboration par la télévision de ce que, par référence aux grands récits médiévaux, nous nommerons « la geste chiraquienne », dont la présente étude a pour objectif de saisir les composantes essentielles.
La difficile question de l’auteur présumé du récit médiatique
9Que l’on adopte ou non le point de vue de l’ORM qui considère le discours des médias comme une narration, se pose néanmoins la question de l’auteur – des auteurs – du discours télévisuel proposé in fine aux téléspectateurs, ou plus précisément des intentionalités à l’œuvre dans l’élaboration de ce « texte ».
10Cette question recoupe en partie celle de savoir qui parle dans le texte télévisuel, même si elle ne s’y limite pas. Les multiples personnes qui peuplent les JT de façon plus ou moins occasionnelle et constituent le texte ou le prétexte référentiel de ce genre télévisuel spécifique (passants interviewés, militants politiques, etc.) peuvent être considérés comme un premier type de coauteurs bien que leur responsabilité dans le dispositif télévisuel soit très limitée.
11Parmi ceux-ci, les hommes politiques constituent à l’évidence une catégorie à part dans la mesure où leur « vouloir dire », en partie défini au sein de leur équipe de communication, se structure en une intentionalité claire, en un message à « faire passer », le média étant, de leur point de vue, envisagé de façon instrumentale.
12Les professionnels du JT (présentateurs, journalistes, reporters, cameramen, preneurs de son, monteurs, mixeurs…), qui « articulent », au sens propre comme au figuré, les discours multiples qui constituent le texte du JT selon des modalités extrêmement variables et qui construisent la « médiaréalité » proposée aux téléspectateurs, sont des auteurs à part entière du texte télévisuel6.
13Le projet des acteurs politiques et celui des professionnels du JT, à supposer que ce dernier puisse être formulé au singulier, se définissent le plus souvent dans une tension réciproque, comme on le verra ultérieurement, la notion de « stratégies croisées » devant alors être avancée pour saisir les forces en présence. Le discours d’information est donc fondamentalement polyphonique.
14Il n’en reste pas moins que s’exprime par ce biais le vouloir dire d’une chaîne, projet ou ligne éditoriale qui « lisse » l’ensemble de ces voix, les « orchestre » en vue d’une partition qu’on suppose concertée et qu’on présume assumée. Si le chef d’orchestre responsable de la partition n’est pas assimilable à un sujet psychologique, il s’apparente davantage à une instance d’énonciation dont on postule l’unité pour des raisons de commodité évidentes. Mais il est clair que l’actionnaire principal, s’il s’agit d’une chaîne privée, ainsi que le directeur de l’information, le rédacteur en chef et le chef d’édition ont un rôle déterminant dans ce travail d’orchestration : F. Bouygues, É. Mougeotte, G. Carreyrou, R. Namias et « l’ex-clan Europe 1 » pour TF1 qui nous intéresse ici, constituent en dernière instance ceux qui définissent et assument l’autorité éditoriale du texte médiatique que la chaîne nous donne à lire.
15Néanmoins, nous postulons que la notion de ligne éditoriale qui caractérise la coloration propre à chaque chaîne est secondaire par rapport à la rhétorique télévisuelle en tant que telle, ou, en d’autres termes, que ce qui caractérise en propre la « médiativité » télévisuelle subsume les orientations propres à chaque chaîne : la façon dont le dispositif télévisuel informe la politique prime sur toutes les différences qui pourraient exister entre les diverses chaînes de télévision. Les caractéristiques de la narration télévisuelle nous paraissent donc pouvoir être définies de façon similaire, qu’il s’agisse du JT de TF1 ou de celui de France 2, pour citer les deux émissions concurrentes.
Les caractéristiques générales du récit de campagne
La permanence du schéma organisationnel
16Une campagne électorale porte en elle tous les éléments d’un récit dont le scénario de base s’apparente à s’y méprendre à l’enchaînement des séquences tel qu’il a été mis en valeur par V. Propp pour le conte traditionnel russe7. Dans son analyse, depuis qualifiée de « structurale », celui-ci définit le conte par un certain nombre d’invariants narratifs, la notion de fonction étant centrale dans son approche. Il considère ainsi que :
« 1. Les éléments constants, permanents du conte sont les fonctions des personnages, quels que soient ces personnages et quelle que soit la manière dont ces fonctions sont remplies. Les fonctions sont les parties constitutives fondamentales du conte.
2. Le nombre des fonctions que comprend le conte merveilleux est limité. […]
3. La succession des fonctions est toujours identique.8 »
17D’où cette définition du conte comme un « développement partant d’un méfait (A) ou d’un manque (a), et passant par les fonctions intermédiaires pour aboutir au mariage (W) ou à d’autres fonctions utilisées comme dénouement9 ».
18Toute campagne électorale peut ainsi se lire, du point de vue des candidats, comme « partant d’un manque » – le désir d’accéder au pouvoir – et « passant par les fonctions intermédiaires » – suite d’épreuves rituelles comme la déclaration de candidature, la participation aux meetings, le premier tour des élections, le grand débat d’entre les deux tours, etc. – « pour aboutir au […] dénouement » – second tour des élections et victoire, en ce qui concerne le candidat Chirac. La campagne électorale se présente donc comme une histoire, dont le déroulement suit un schéma immémorial dans sa simplicité, avec ce que cela révèle de permanence dans le fonctionnement et les aspirations humaines.
Une logique sérielle
19Le côté feuilleton d’une campagne électorale contribue aussi à en faire un récit réussi. Cette dimension, qui tient à la campagne en tant que telle, chaque jour apportant des éléments d’information nouveaux, est accentuée par la quotidienneté du JT qui fonctionne comme une contrainte pour les hommes politiques, ceux-ci s’efforçant d’organiser leur campagne non seulement en fonction de la quotidienneté de l’information mais par rapport au « butoir » du 20 heures. Ainsi a-t-on vu, en 1988, J. Chirac avancer l’heure de ses meetings de sorte que le JT puisse en diffuser des extraits ou, en 1995, É. Balladur faire sa déclaration de candidature à la mi-journée pour que, toutes les réactions politiques étant collectées dans l’après-midi, le 20 heures puisse s’organiser intégralement autour de cet « événement ». De même que le feuilleton de fiction, le récit électoral télévisé se décline donc sur un rythme quotidien qui suscite chez le téléspectateur accoutumance et attente.
20Par ailleurs, une campagne électorale a lieu à intervalles réguliers, tous les sept ans pour l’élection présidentielle – avant que la durée du mandat ne passe à cinq ans –, sa dimension itérative permettant de l’intégrer dans une série qui n’est pas sans effet sur la lecture qui en est faite. La notion d’« horizon d’attente » initiée par H. R. Jauss montre combien l’expérience préalable qu’a le public du genre dont relève l’œuvre littéraire – puisque les travaux du Cercle de Constance portent d’abord sur la littérature – influe sur la lecture qu’il peut faire d’œuvres nouvelles, perçues en rupture ou en continuité, mais toujours par rapport à des œuvres antérieures10.
21Or il est fort probable que l’effet de série joue de la même façon dans la réception et l’interprétation qui sont faites du récit télévisuel. Ainsi la campagne de 1995 est-elle probablement lue par une partie des « télecteurs » à travers le prisme de celle de 1988. En 1995, le positionnement de J. Chirac par rapport au candidat Balladur partage en effet nombre de traits avec celui de F. Mitterrand face au même J. Chirac en 1988, tandis que celui d’É. Balladur en 1995 n’est pas sans rappeler celui du candidat Chirac en 1988 : positionnements identiques par rapport au « tout télé » (en 1995, É. Balladur a, de même que J. Chirac en 1988, misé l’essentiel de sa campagne sur l’exploitation du média), par rapport à la diversification médiatique et à la campagne de terrain (en 1995, J. Chirac a, de même que F. Mitterrand en 1988, adopté une relative distance à l’égard de ce média – en témoigne par exemple sa déclaration de candidature, effectuée par le biais de la presse – et opté pour une campagne de terrain), outre le fait que J. Chirac en 1988, comme É. Balladur en 1995, était alors Premier ministre en fonction et que, en 1995, J. Chirac était candidat pour la troisième fois, après deux échecs, de même que F. Mitterrand en 1981. Pour résumer, il semble que le positionnement de J. Chirac en 1995 s’apparente à celui de F. Mitterrand en 1988, tandis que celui de J. Chirac en 1988 est repris par É. Balladur en 1995, l’issue de la campagne accentuant – autorisant ? – cette lecture fondée sur le repérage des jeux de symétrie.
22Ainsi, en intégrant le récit de campagne dans une série de textes apparentés, le lecteur dégage des isotopies, fait des hypothèses de lecture et avance des prévisions lui permettant d’imaginer la suite de la narration, non seulement à l’aide des possibilités inscrites dans le texte lui-même, mais en s’aidant de scénarios antérieurs et comparables. Si la « narrativisation » du récit électoral entraîne une forme de stéréotypie qui permet de l’inscrire dans un schéma repérable et reconnu, elle est aussi, de ce fait, la condition nécessaire de sa lisibilité.
Un récit dramatique
23En outre, contrairement au temps de la fiction, toujours susceptible d’aménagements par son auteur, le calendrier d’une élection constitue une contrainte externe qui dote le récit de la campagne d’une dimension qui contribue à l’intensité dramatique de l’ensemble. La date de dépôt des candidatures au Conseil constitutionnel, par exemple, marque le début de la campagne officielle et sonne définitivement le glas d’un certain nombre de candidatures qui sont autant de récits avortés (ainsi des récits électoraux de B. Lalonde ou d’A. Waechter en 1995), ou encore les dates fixées pour les premier et second tours des élections qui sont autant de butoirs dans la stratégie des candidats et d’étapes définitives dans le récit de campagne : après le premier tour des élections, É. Balladur passe au rang de héros de second plan tandis que J. Chirac et L. Jospin sont promus au rang de protagonistes principaux.
24La maîtrise du calendrier par les personnages est déterminante dans l’économie générale du récit comme dans son issue. On se souvient de la façon magistrale – puisqu’il a gagné !11 – dont le candidat Mitterrand en 1988 avait imposé son calendrier à l’ensemble des protagonistes, au premier rang desquels se trouvait J. Chirac.
25Comme on vient de le voir, la campagne électorale porte en elle tous les éléments d’un récit réussi ; mais elle présente en outre cette supériorité du récit informationnel sur le récit de fiction qui réside dans le fait que « c’est (pour de) vrai ». L’engagement des personnages et le déroulement du récit de campagne supposent une implication et des conséquences qui dépassent de très loin celles de la fiction et dotent a priori ce récit d’une intensité dramatique sans commune mesure avec quelqu’autre narration que ce soit. La réussite ou l’échec d’un candidat modifie bien plus que le dénouement, de même que les péripéties des candidats durant la campagne n’influent pas sur le seul déroulement de la narration mais peuvent modifier les rapports de force entre différentes composantes politiques, voire la vie politique ou les destinées du pays dans son ensemble.
26« Dramatique », le récit de campagne l’est donc aux deux sens du terme : à la fois parce que le mouvement en est constitutif – tout particulièrement pour cette campagne, on le verra plus loin – et parce que l’issue de la campagne est fatale à certains de ses héros et redéfinit en tout état de cause la réalité politique du pays.
Les protagonistes du récit électoral
Des rôles types
27De même que le récit électoral offrait, on l’a vu, dans sa facture comme dans l’agencement de ses différentes étapes, une lisibilité proche du stéréotype, les personnages mis en jeu dans cette narration télévisuelle fonctionnent de façon archétypale, mode qui s’apparente une fois de plus à l’approche qu’a pu effectuer V. Propp des personnages du conte merveilleux traditionnel russe.
28Dans son analyse, il observe que les fonctions, centrales dans sa définition, se répartissent en « sphères d’action » afférentes à un nombre limité de personnages que l’on pourrait définir comme des « rôles types » : ainsi du héros, qui effectue la quête et se trouve récompensé, du faux héros, qui veut concurrencer le héros mais échoue aux diverses épreuves constitutives de la quête, du mandateur, de l’agresseur, du donateur, etc12. Si les diverses étapes du récit électoral peuvent être lues à l’instar des fonctions constitutives du conte, comment ne pas être frappé par la proximité entre les « rôles types » et la distribution des personnages dans une campagne ?
29L’objet de la quête est le pouvoir, quel que soit le nom qui lui est donné par les divers protagonistes du récit ; héros et faux héros sont représentés, dans la perspective qui est la nôtre, par É. Balladur et J. Chirac, les médias ayant modifié leur définition des personnages en cours de récit comme on le verra ultérieurement ; le mandateur peut être considéré comme le peuple français, celui-ci envoyant effectivement de par sa Constitution, « le héros en quête » ; et ne peut-on voir précisément dans le donateur, « qui soumet le héros à des épreuves et lui remet l’auxiliaire magique », une représentation du pouvoir médiatique ?
30L’intérêt n’est pas d’effectuer une correspondance terme à terme entre l’analyse du fonctionnement du conte par V. Propp et le récit électoral médiatisé par la télévision ; les différences sont évidemment nombreuses, mais elles ne sauraient masquer l’identité globale de structure qui induit une lecture des personnages comme autant de fonctions de base. En effet, ces héros que l’on reconnaît sans les connaître, pour paraphraser M. Augé13, s’apparentent à ces personnages de papier, apparaissent comme des simulacres (que sait-on d’eux sinon ce qu’en disent et ce qu’en écrivent les médias ?), comme des « fonctions », au sens que le critique russe donne à ce mot.
31Comme des héros de contes ou de romans, ces personnages vont se distribuer autour d’un certain nombre d’« attributs » qui permettront de les identifier et de les distinguer les uns des autres : « Par attributs, nous entendons l’ensemble des qualités externes des personnages : leur âge, sexe, situation, leur apparence extérieure avec ses particularités, etc. Ces attributs donnent au conte ses couleurs, sa beauté et son charme14 ».
32Dans le cadre du récit de campagne, les divers protagonistes s’efforcent de se démarquer les uns des autres en s’identifiant à un certain nombre d’attributs qu’ils tentent de s’approprier. On a vu que, durant la campagne de 1995, J. Chirac structure son personnage autour d’un positionnement social dont il va décliner toutes les facettes (ce qui ne laissera pas de poser des problèmes à L. Jospin qui, en tant que socialiste, occupe traditionnellement cet espace mais qui, entré tardivement dans le récit, voit ces attributs adoptés par un autre), tandis qu’É. Balladur se radicalise à droite. Marketing politique et identification des personnages dans la tradition littéraire se rejoignent ici dans leur besoin commun de lisibilité.
33L’opposition de J. Chirac et d’É. Balladur se cristallise donc autour d’un certain nombre d’attributs relevant de cette bipartition social-non social.
Les attributs des personnages : le symbole du Général
34Les deux candidats étant au RPR, il leur est indispensable de s’approprier la paternité gaulliste tout en se distinguant dans cette appropriation, J. Chirac parvenant in fine à apparaître comme seul héritier légitime.
35« Les frères jumeaux du gaullisme s’arrachent le képi du Général » commente le journaliste chargé d’un reportage sur les deux candidats (JT du 1er janvier 1995), l’héritage de la légitimité gaulliste ainsi relayé par les médias étant au centre de la rivalité entre les deux hommes, et ce dès leur déclaration de candidature : on se rappelle que J. Chirac annonce qu’il est candidat depuis Lille, ville d’origine du général de Gaulle, le 4 novembre 1994, jour de la Saint-Charles, tandis que dans sa propre déclaration, É. Balladur place lui aussi sa campagne sous le signe de de Gaulle, le citant en même temps qu’il énonce son slogan : « Il faut croire en la France : elle doit, avec toutes ses forces et tout son courage, redevenir un exemple pour tout le monde, comme elle le fut au temps du général de Gaulle » (JT du 18 janvier 1995). Si le parrainage est verbal et explicite pour ce dernier, il se veut « en action » pour le premier.
36Au plus fort de la campagne, les deux candidats du RPR se sont battus à coup de citations, de soutiens dont la caution gaulliste se voulait incontestable et d’images. La télévision, friande de formules simples, s’en est fait le porte-parole attentif.
37Citations : « Comme le disait le général de Gaulle, on ne fait pas campagne avec des boules puantes » (É. Balladur, JT du 13 mars 1995) ; « Il faut revenir au mode de gouvernement qui était celui de la Ve République, celui qu’avait voulu d’ailleurs le général de Gaulle » (J. Chirac, JT du 23 février 1995) ; « Les élections présidentielles telles que les a voulues le général de Gaulle, c’est la parole au peuple » (É. Balladur, JT du 10 janvier 1995, repris le 2 février 1995 dans un Face à la Une) ; stigmatisant la dérive monarchique du pouvoir, J. Chirac cite le général de Gaulle : « Il faut un gouvernement qui gouverne et qui ne se contente pas d’exécuter ; un Parlement qui contrôle et qui ne se contente pas d’entériner ; un Président qui préside et qui ne décide pas de tout » ; et plus loin : « Je reprendrai la lecture démocratique et républicaine de notre Constitution telle que l’a voulue le général de Gaulle. » (Face à la Une du 23 février 1995), etc.
38Cautions : l’Union des anciens députés gaullistes apporte son soutien à J. Chirac, information dûment retransmise au JT ; les caméras, toujours avides de corps, montrent Ph. de Gaulle assistant à certains de ses meetings, ainsi que M. Couve de Murville ; et J. Chaban-Delmas, compagnon de la Libération du Général, est filmé donnant son onction au maire de Paris, mettant ainsi fin à plus de vingt ans de brouille.
39Images : É. Balladur ayant dès ses premiers meetings utilisé la croix de Lorraine, symbole du général de Gaulle comme du RPR, J. Chirac se trouve dans l’impossibilité de reprendre ce même sigle, sauf à susciter une confusion peu souhaitable. Il prend alors la parole sur un fond clair où l’on distingue les silhouettes grisées du général de Gaulle et de G. Pompidou (JT du 11 janvier 1995). Lors d’une émission consacrée aux épouses des candidats (JT du 18 mars 1995), B. Chirac faisant visiter l’appartement du couple, s’attarde longuement devant une photo du Général : « Il marche, il réfléchit, il est seul sur la photo, mais on sent que Madame de Gaulle est à ses côtés », commente-t-elle. Le parallèle avec la situation de J. Chirac est plus que suggéré : J. Chirac aussi est seul au début de la campagne, mais B. Chirac est également à ses côtés. « Bernadette Chirac fait campagne pour son mari » titre un autre JT de TF1, la chaîne choisissant dans les deux cas d’accompagner et de prolonger la suggestion effectuée par B. Chirac.
40Mais si le général de Gaulle est le héros fondateur de la geste chiraco-balladurienne, sans cesse rendu présent par la magie du verbe, de l’image et des symboles en tous genres, le gaullisme en est le mythe de référence.
J. Chirac et le gaullisme populaire
41Le démarquage de J. Chirac par rapport à son concurrent est ici décisif : c’est essentiellement dans sa dimension originelle, dans sa fonction de rupture et surtout comme discours social qu’il fait référence au gaullisme.
42C’est d’abord en tant que « retour à la source » que le gaullisme se constitue comme mythe dans la phraséologie chiraquienne. En vertu du principe selon lequel ecclesia semper reformanda est, J. Chirac se propose de revenir à l’esprit et à la lettre de l’idéologie gaullienne qu’il veut retrouver dans son intégrité théorique originelle, innocente des dévoiements de la pratique. D’où l’abondance des termes préfixés en re (« revenir aux vraies valeurs du gaullisme », « retrouver ce qui nous a permis… », « reprendre la lecture démocratique de notre Constitution », etc.) qui ancrent le discours chiraquien dans le moyen et le long terme de l’histoire. Rassurant parce qu’il s’appuie sur les leçons du passé, un tel discours bénéficie d’une grande légitimité, comme tout travail de retour à la pureté évangélique initiale.
43Si le discours du pouvoir prône toujours la continuité, le discours de l’opposition se revendique comme étant du côté de la rupture. É. Balladur prône « le changement sans rupture ni fracture », tandis que J. Chirac réalise un véritable coup de force symbolique : alors qu’il a poussé É. Balladur au pouvoir en 1993, qu’il était dans sa majorité et l’a soutenu de 1993 à 1995, alors que les options politiques des deux hommes étaient identiques, l’un ayant été ministre des Finances tandis que l’autre était Premier ministre et que, de toutes façons, tous deux appartenaient à la même formation politique, J. Chirac a réussi à tenir un discours de la rupture.
44Par ailleurs, il parvient à identifier son principal concurrent, É. Balladur, mais aussi L. Jospin, comme des conservateurs et à se présenter comme seul et unique rénovateur. Contre le conservatisme qu’il dit incarné par L. Jospin (« la gauche n’est plus aujourd’hui porteuse d’espérance, elle n’incarne plus le renouveau », dit J. Chirac au JT du 23 février 1995) comme par É. Balladur dont J. Chirac critique la « politique des petits pas » et stigmatise la volonté de « réforme sans rupture », le maire de Paris préconise « un changement volontariste » (JT du 3 février 1995), réhabilitant la « volonté politique » contre « les politiques de continuité et de conformité » (JT du 27 mars 1995), et rompant avec la « pensée unique », « le conformisme intellectuel » (JT 27 mars 1995), la politique gérée par « des administrateurs » et la « technostructure » (JT du 23 février 1995). Le clivage droite-gauche s’efface donc devant l’opposition conservateurs-rénovateurs15.
Le marquage scénographique
45Mais la référence au gaullisme s’actualise principalement chez J. Chirac dans un certain nombre de gestes liés à une praxis sociale, ceci parachevant la référence au gaullisme populaire. Toute campagne se donne à lire comme une métaphore de la réalité sociale préconisée par le candidat, utopie que la victoire électorale permettra de voir réalisée. Pour que cette dimension métaphorique soit lisible, le candidat multiplie les gestes symboliques forts. La télévision fondant une part importante de son efficace sur le symbole imagé, c’est essentiellement par ce biais que le candidat Chirac fait passer la dimension sociale de son message et qu’il s’efforce d’incarner la rupture qu’il verbalise dans son discours.
46Parmi les personnes entourant J. Chirac, figurent très souvent des gens de couleur ; le recours au groupe antillais Zouk Machine en première partie de certains meetings du candidat relève de la même logique ; le choix de ses musiques de meetings, Take Five de Dave Brubeck et Peter Gun des Blues Brothers qui en appellent à une culture mondiale, tous ces éléments incarnent et préfigurent, le temps d’une campagne, cette « France pour tous » dont le candidat veut être le champion.
47Le retour aux racines populaires du gaullisme se matérialise aussi dans la campagne de proximité que J. Chirac a souhaité mener. La « rencontre » et la « proximité », « l’écoute » et le « dialogue » avec les Français, éléments récurrents de la phraséologie chiraquienne, sont visuellement traduits par le « terrain ». Ainsi des lieux de sociabilité populaire, cafés et marchés notamment, dont les images abondent dans la campagne de J. Chirac, ou des transports en commun (métro, train de banlieue) assidûment fréquentés par le candidat.
48Moins classiques et par conséquent plus marquantes, ces réunions thématiques organisées avec différentes composantes de la société (organisations professionnelles, syndicales, jeunes, etc.) Le cadre de ces réunions mérite d’être souligné puisqu’elles se déroulent le plus souvent dans des salles banales au mobilier fonctionnel et des plus sommaires : chaises de plastique, tables du type de celles qu’on trouve dans tous les collèges ou lycées de France, etc. Ces tables sont en général disposées en cercle, le candidat étant installé à l’une d’entre elles et prenant en notes les remarques faites par ses interlocuteurs.
49Modestie du décor, scénographie égalitaire qui, à la bipolarité hiérarchisée estrade-salle, préfère la convivialité de la disposition circulaire, inversion de la classique image du politique détenteur privilégié de la parole à laquelle se superpose et se surimpose celle d’un candidat qui écoute au lieu de parler : tout est fait pour suggérer la différence qui sépare ce présidentiable des autres, la rupture avec les autres hommes politiques, la proximité du candidat par rapport au peuple.
50Ce travail de décomposition de l’image traditionnelle d’un candidat de l’establishment culmine lorsque les caméras filment J. Chirac dans une grange, mangeant de la choucroute sur une table formée de planches posées sur des tréteaux, avec des vaches en fond. T. Desjardins publie au même moment une biographie du candidat présenté comme héritier du gaullisme, biographie intitulée L’homme qui n’aime pas les dîners en ville16. Jouant de la formule, le JT qui diffuse ces images intitule la séquence « Chirac aux champs17 ». Est ainsi peu à peu construite par le candidat et son équipe, et relayée par la télévision, l’image d’un homme simple et proche du peuple, image qui s’accrédite d’autant plus facilement qu’elle correspond à la réputation bien ancrée d’un personnage qui, raide et crispé dans sa vie publique, serait en fait simple et chaleureux au quotidien. La maturité du personnage permettrait qu’enfin se rejoignent les deux faces du Janus.
51La dimension populaire de J. Chirac est d’autant plus prégnante que s’affiche en face de lui un É. Balladur qui campe sur les valeurs de la haute culture ou à tout le moins de la haute fortune, à l’image de sa déclaration de candidature, effectuée dans le cadre très solennel de Matignon.
52Les deux principaux protagonistes du récit électoral sont perçus in fine comme positionnés de façon radicalement différente dans leur commune référence au gaullisme, les attributs de J. Chirac relevant d’un ethos réputé populaire et ceux d’É. Balladur d’un ethos bourgeois. Lorsqu’à mi-parcours É. Balladur tente d’inverser la tendance, il est trop tard : d’une part, le créneau social est déjà occupé par son rival, d’autre part la première image est désormais trop ancrée – et semble trop conforme au personnage – pour que la seconde n’apparaisse pas comme totalement artificielle et fausse.
53Pas plus qu’un écrivain ne peut modifier de façon fondamentale et soudaine les caractéristiques de ses personnages sans porter gravement atteinte à la lisibilité de son roman, un personnage du récit de campagne ne peut en cours de narration, modifier profondément ses attributs. « Les citoyens vivent les hommes politiques comme des personnages de feuilleton. La règle de base de l’écriture d’un feuilleton télé est d’attribuer aux personnages un caractère simple et constant auquel vous devez vous tenir. L’image d’un homme public obéit à la même règle. Les citoyens lui attribuent, consciemment ou inconsciemment, un caractère » note l’un des grands metteurs en scène des hommes publics contemporains, J. Pilhan18. Faute d’avoir respecté cette règle de base de l’écriture littéraire et médiatique, É. Balladur, tout comme R. Barre en 1988, n’a pu offrir aux télecteurs une image cohérente et crédible.
La péripétie centrale : coup de théâtre et retournement de situation
54Centré sur un personnage dont il présente l’itinéraire selon des critères empruntés au genre narratif (parcours orienté en fonction d’un but à atteindre avec péripéties intermédiaires et rationalisation a posteriori de l’ensemble de l’histoire, celle-ci étant organisée selon les règles de la vraisemblance narrative), le récit médiatique se structure selon un scénario conforme à nos habitudes de lecture. Dans le récit électoral qui nous intéresse ici, l’action se trouve en outre marquée par un renversement de situation qui constitue lui aussi un procédé, un topoï19 fréquent dans la tradition littéraire : J. Chirac initialement donné vaincu sera en fait vainqueur, tout comme le Petit Poucet, le propriétaire du Chat Botté, Cendrillon et nombre d’autres héros de romans et de contes traditionnels.
Le chef éprouvé
55La narration télévisuelle a permis que s’actualise le schème mythique du chef éprouvé mais/donc vainqueur, l’épreuve pouvant être le signe même de l’élection. L’épreuve est un grand thème du symbolisme ethnologique, dont l’histoire de Jésus peut, dans notre culture, être considérée comme le parangon. Après la purification dans le désert et l’épreuve de la croix, c’est la victoire paradoxale au-delà de la mort. Ph. Pétain et le général de Gaulle en leur temps ont su, après leur traversée du désert, revenir sur la scène publique avec la force conférée par ce temps de solitude.
56Pour J. Chirac et la campagne électorale de 1995, on observe par ailleurs un jeu intéressant entre les médias d’une part, J. Chirac et son équipe d’autre part, dans la revendication de ce schème. Il est tout d’abord imposé par les médias qui, lors de la première phase de la campagne, surenchérissent sur ce point, présentant le candidat Chirac comme d’ores et déjà vaincu. Et c’est la litanie des ralliements de ministres, députés et autres personnalités politiques à É. Balladur, égrenée soir après soir par le JT, phénomène qui culmine avec le soutien de Ch. Pasqua au Premier ministre. Cette litanie est redoublée par celle des sondages qui donnent J. Chirac vaincu et É. Balladur vainqueur et dont les JT, à l’instar des médias en général, se font l’écho fidèle et quotidien.
« La citation sera donc l’arme absolue du faire croire. Parce qu’elle joue sur ce que l’autre est supposé croire, elle est donc le moyen par lequel s’institue le “réel”. Citer l’autre en leur faveur, c’est donc rendre croyables les simulacres produits dans une place particulière. Les “sondages” d’opinion en sont devenus le procédé le plus élémentaire et le plus passif. L’autocitation perpétuelle – la multiplication des sondages – est la fiction par laquelle le pays est amené à croire ce qu’il est. Chaque citoyen suppose de tous ce que, sans le croire lui-même, il apprend de la croyance des autres20. »
57Les sondages donnent donc É. Balladur vainqueur, et J. Chirac vaincu, avec la même efficace que celle du grand sorcier de Lévi-Strauss ; mais que faiblisse la croyance en eux, et les grands sorciers tomberont…
58Durant cette première phase, J. Chirac boit le calice jusqu’à la lie, les journalistes relayant les opposants au maire de Paris pour savoir s’il compte retirer sa candidature : « Le handicap de J. Chirac est clair », affirme à plusieurs reprises P. Poivre d’Arvor, en retrait sur ce point par rapport à A. Chabot de France 2 qui lui demande très clairement s’il compte se maintenir dans la course. J. Chirac incarne alors le loser, image difficile à assumer dans une société d’idéologie libérale qui valorise les gagnants, et donne à percevoir les perdants comme des ratés. Le consensus sur l’image du gagnant dans la présidentielle de 1995 renforce encore cette vision négative du vaincu, dont la solitude fait de celui-ci un personnage presque obscène : ses apparitions télévisées le montrent les traits tirés, un rictus en guise de sourire, le processus de victimisation s’apparentant à une véritable mise à mort21.
59La thématique de l’épreuve et le portrait du candidat comme éprouvé sinon vaincu, sont alors mal acceptés par l’équipe de J. Chirac qui n’en perçoit encore que les implications négatives. Et c’est la « saga » du traître et du trahi qui, en dépit des réticences apparentes des chiraquiens à exploiter ce scénario, va leur permettre, non plus de subir l’image du chef éprouvé, initiée par les médias, mais de la revendiquer.
La saga du traître et du trahi
60On mésestime sans doute l’impact de cette configuration traître – trahi dans l’inconscient collectif. Ces miroirs déformés de la campagne qu’étaient les Guignols de l’Info et le Bébête Show ne s’y sont cependant pas trompés, qui ont campé É. Balladur en traître méprisant et J. Chirac en victime pathétique : reprenant le titre d’un film de M. Trintignant, les Guignols de l’Info intitulent ces épisodes récurrents « Cible émouvante22 ». La question du « pacte » par lequel É. Balladur s’engageait, en allant à Matignon en 1993, à ne pas se présenter comme candidat à l’élection présidentielle, pour laisser la place à J. Chirac, est évoquée à de nombreuses reprises durant les premiers mois de la campagne.
61Parallèlement, J. Chirac est perçu comme victime de son amitié, victime de sa confiance dans la parole qui lui avait été donnée par « l’ami de trente ans », terme abondamment repris par les journalistes, quoique sur un mode ironique, pour désigner la relation entre les deux hommes. La question se déplaçant du terrain politique vers le terrain privé, et désignant l’un comme victime et l’autre comme bourreau, ne pouvait manquer de susciter le plus grand intérêt du public et une prise de position qui, sur ce point du moins, ne fait aucun doute : on ne peut s’identifier à un traître et qui plus est à quelqu’un qui a trahi un ami. Toutes les valeurs qui fondent le code relationnel le plus élémentaire sont ici bafouées. Peu importe s’il paraissait bien naïf de la part de J. Chirac d’imaginer qu’É. Balladur se contenterait de « tirer les marrons du feu » tandis que lui-même en engrangerait les dividendes, voire cynique de lui demander de s’engager à le faire.
62Le thème a alors été largement exploité par les partisans du maire de Paris. Dans sa Lettre ouverte à J. Chirac pour le sauver de ses amis23, D. Tillinac, relayé par la télévision, insiste sur « l’épreuve du désert », la « solitude », « les coups de poignard dans le dos » que connaît le candidat. « Il a fait mon admiration, confie par ailleurs Bernadette Chirac à TF1 ; un certain nombre d’amis l’ont tout de même abandonné. Il s’est retiré parmi ses fidèles. » Et de poursuivre : « De cette réflexion qu’il a menée depuis deux ans de façon très intense, il est parti avec ses fidèles comme une locomotive » (JT du 18 mars 1995).
63Entrant dans le jeu induit par l’équipe de J. Chirac, les journalistes poursuivent, objectivant de la sorte le double paradigme fidélité-trahison : « Les fidélités sont restées, avec Madame Pompidou… » Et, plus loin, « Fidélité corrézienne aussi ». Le terme de « fidélité » est employé quatre fois par le journaliste dans ce seul reportage du 18 mars 1995. Ph. Séguin parle par ailleurs de « fidélité à un ami » (JT du 19 janvier 1995) tandis qu’A. Juppé affirme « Je le soutiens par fidélité et par conviction » (ibid.).
64La contre-attaque des balladuriens, orchestrée par N. Sarkozy (« Il n’y a pas eu de pacte » répète-t-il à l’envi et, sans pacte, il n’y a pas de trahison…) et relayée par Marie-Josèphe Balladur (« Mon mari est un homme fidèle » – JT du 4 avril 1995 –) n’y pourra rien : É. Balladur incarne désormais l’anti-héros, tandis que J. Chirac est doté de toutes les caractéristiques du héros véritable ayant triomphé d’épreuves redoutables.
65À l’instar d’une grande partie des récits fictionnels, la narration télévisuelle construit ses personnages autour d’une logique de type conflictuel qui met en jeu des valeurs fondamentales comme l’amour (ou l’amitié) et la haine (que l’on songe au succès de la formule « les amis de trente ans » avec toutes les variantes auxquelles elle a donné lieu), ou la fidélité et la trahison (dont on voit l’utilisation qui en est faite ici). Le conflit, normal dans la quête électorale, se cristallise sur des individus, ce qui constitue la meilleure garantie de succès.
66Le cycle épreuve-régénération est désormais complet et s’achève par la victoire de celui qui a souffert face au concurrent trop gâté par la vie, scénarisation d’autant plus efficace qu’É. Balladur incarne le personnage du nanti. L’épreuve de la douleur va doter le personnage de J. Chirac d’une densité nouvelle.
67Cette victoire apparaît dès lors comme un juste retour des choses, la revanche du juste sur le traître, du faible sur le puissant, de David contre Goliath, illustrant la logique paradoxale souvent mise en œuvre dans la Bible : les premiers seront les derniers, les puissants seront rabaissés, les faibles relevés…
68En période de crise profonde, on conçoit le succès de ce scénario et qu’il ait su, plus qu’un autre, susciter l’empathie du public.
Les promesses du genre
Les ambiguïtés de la réception
69Ce récit télévisuel, marqué par un déroulement et des personnages spécifiques, ne constitue jamais qu’une proposition de sens et ne saurait être complet sans celui qui, au final, le dote de sa signification ultime en étant lui-même producteur de sens par la lecture qu’il effectue : le téléspectateur.
70Quelque délicate que soit la référence aux travaux sur la réception et le repérage par rapport à ceux-ci, il est néanmoins difficile de ne pas formuler la moindre hypothèse à ce propos. On s’appuiera plus spécifiquement ici sur l’analyse effectuée par J. Bianchi de la réception du feuilleton télévisuel24. Celle-ci rejoint dans ses conclusions bien d’autres études portant sur la réception y compris s’agissant d’œuvres non fictionnelles ou non télévisuelles, comme celles de M. de Certeau ou de R. Hoggart25, qui révèlent qu’en aucun cas le récepteur n’est dupe. Si la stratégie peut se définir comme « une manipulation de rapports de forces issue d’un lieu de pouvoir et de vouloirs propres », la position du lecteur est plus proche de la définition de la tactique, caractérisée selon R. Bautier par « la nécessité de jouer sur le terrain de l’autre26 », attitude qui n’exclut pas non plus la manipulation.
71J. Bianchi, dans son analyse de la réception des feuilletons télévisuels, observe que :
« L’expérience ordinaire de la réception du feuilleton marie ces deux valences de l’implication et du recul, de l’investissement et de la distance. Elles sont imbriquées et simultanées. […] C’est un investissement qui ne met pas totalement entre parenthèses les processus de distanciation, ou un recul critique compatible avec l’embarquement dans le récit27. »
72La position du téléspectateur – citoyen face à la narration télévisuelle électorale nous semble comparable – telle est du moins notre hypothèse – à celle de n’importe quel téléspectateur de fiction ; en effet, de même que celui-ci, le « télecteur » sait que le récit de campagne qui se déroule sous ses yeux est construit de part en part – par les conseillers en communication, les différents acteurs du processus médiatique, etc. –, comme le récit de fiction, même si les contraintes d’écriture y sont plus fortes parce que ses personnages existent dans la réalité et ont donc une histoire dont il faut tenir compte.
L’empathie du public
73Comme devant une fiction, le téléspectateur va donc distribuer sympathie et antipathie aux divers personnages du feuilleton électoral. En effet, l’analyse de J. Bianchi révèle aussi que, même face à une œuvre de fiction, le récepteur « s’interprète plutôt qu’il n’interprète », les relations fondamentales de projection et d’identification étant parfaitement mises en valeur dans le travail de la réception : le feuilleton parle à chacun de sa « géographie intérieure28 ».
74J. Chirac, héros populaire malmené puis glorifié, suscite nécessairement l’empathie d’un public qui ne peut rester insensible à la signification de la trajectoire chiraquienne conforme à ladoxa : « Tout vient à point pour qui sait attendre », ou encore, à l’encontre du présomptueux É. Balladur « Il ne faut pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué », « Tel est pris qui croyait prendre », etc. La promesse de ce récit électoral est prodigieuse puisqu’elle assure que le faible peut triompher du puissant. Fabuleuse leçon d’optimisme dans un contexte social que l’on dit déprimé et qui de plus apparaît en quelque sorte comme l’application pratique du message politique du candidat Chirac, la preuve de sa validité : la « fracture sociale » n’est pas une fatalité, les faibles d’aujourd’hui peuvent être les puissants de demain. Le citoyen téléspectateur ne peut que percevoir cette cohérence ultime et y être sensible. « Ce qu’offre le feuilleton à son fidèle public, note encore J. Bianchi, c’est une sorte d’assurance contre le risque que la vie soit dépourvue de sens29. »
75Cette adhésion ne se fait cependant pas sans lucidité : il n’y a pas de naïveté possible dans cette identification au personnage incarné par J. Chirac durant la campagne de 1995, entre autres parce que la cohérence – règle de base dans toute écriture – avec son passé est difficile. Si les Français ont cru à cette image c’est qu’ils ont voulu y croire. Le processus à la base de cette identification nous paraît en effet plus proche d’un fonctionnement du type « Je sais bien (que c’est faux), mais quand même (j’ai envie d’y croire) », le besoin de croire étant plus fort que celui de savoir. Il semble que l’on soit ici dans un processus de croyance au sens le plus fort du terme, le mensonge vraisemblable du récit électoral proposé par le candidat étant trop beau pour que l’on puisse vouloir s’en passer.
* * *
76Comme le mythe assure la cohésion sociale par la réception partagée de récits à forte implication imaginaire (situations et personnages archétypaux), la force de ce récit télévisuel, de ces cohérences lentement tissées au fil des épisodes, a fini par faire sens pour la majorité des citoyens qui ont su se reconnaître dans le miroir que leur a tendu le candidat Chirac, suscitant l’empathie qui a permis son élection.
77Cette mise en scène de la geste chiraquienne s’achève donc par la transfiguration finale du candidat en Président et son entrée dans la gloire, que la trivialité du propos du nouvel élu (« Putain, c’est fait ») orne d’un contrepoint baroque sans toutefois l’annuler.
78Mais dépassant le seul cadre de cette campagne et de J. Chirac sur lesquels on a centré l’analyse dans ce chapitre, nous souhaitons revenir dans cette conclusion sur le lien très fort qui unit médiativité télévisuelle et narration d’une part, histoires et Histoire d’autre part.
79Par les médias et la télévision en particulier, le réel nous est donné à lire, le pacte informatif et le mode d’énonciation authentifiant qui le fonde n’étant pas contradictoires avec cette propension narrative. Les médias font du réel nos légendes –legenda : ce qu’il faut lire –, observe M. de Certeau, leur force résidant précisément dans cette aptitude à raconter30.
80Dans le procès quotidiennement instruit contre la télévision, souvent pour de bonnes raisons, on n’a sans doute pas mesuré le lien entre les histoires qu’elle contribue à façonner et l’Histoire, celle-ci n’allant pas sans celles-là ; entre les histoires et la connaissance, les relations entre vérité et discours rationnel et entre histoires et mensonge n’étant pas forcément celles que l’on croit ; entre histoires et mémoire, l’oubli étant plus facilement engendré par les discours théoriques et rationnels que par les narrations31.
81« Plus je deviens solitaire, plus j’en viens à aimer les histoires » observait Aristote. Peut-être la télévision doit-elle être considérée comme l’aède des sociétés contemporaines…
Notes de bas de page
1 « Deux ans déjà… Et quel bilan ! » in Les Dossiers du Canard enchaîné, Paris, avril 1997, p. 6.
2 ORM : Observatoire du récit médiatique, université catholique de Louvain, département de communication.
3 M. Lits, Récits, médias et société, Louvain-la-Neuve, Pédasup, 1996, p. 4.
4 Sur les justifications théoriques et méthodologiques de ce rapprochement entre « récit » médiatique et « narration », voir l’ensemble des travaux de l’ORM et, outre l’ouvrage de M. Lits, op. cit., le numéro 7 de Recherches en communication, Louvain, 1997, consacré précisément à la question du récit médiatique.
5 C. Huynen, « Mythe médiatique, mythe d’aujourd’hui ? » in MédiasPouvoirs, n° 38, Paris, 1995, p. 139.
6 Outre les techniciens proprement dits, qui n’apparaissent pas de visu au cours du JT, l’information sur TF1 et pour la période qui nous intéresse ici, c’est d’abord son présentateur, P. Poivre d’Arvor, ainsi que Cl. Chazal, sa remplaçante du week-end et, pour la partie politique, les reporters F. Hug et A. Lefèvre qui suivent plus particulièrement les candidats de gauche, T. Guerrier pour É. Balladur, G. Rebinski pour J.-M. Le Pen, F. Bachy pour J. Chirac, etc.
7 V. Propp, Morphologie du conte, Paris, Le Seuil, coll. « Points Seuil », 1970.
8 Idem, p. 31-32.
9 Ibid., p. 112. A. J. Greimas (in Du sens, Paris, Le Seuil, 1970) et Cl. Bremond (in Logique du récit, Paris, Le Seuil, 1973) reprennent et élargissent les propositions de V. Propp à l’ensemble des textes narratifs, mettant l’accent sur la complexité de la notion de fonction, tant au niveau du déroulement du récit que des personnages.10 H. R. Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978.
11 L’interprétation d’une histoire a posteriori étant toujours tributaire du dénouement et de la lecture récursive qu’il entraîne.
12 V. Propp, op. cit., p. 96 et suiv.
13 M. Augé, Pour une anthropologie des mondes contemporains, Paris, Aubier, coll. « Critique », 1994, p. 95.
14 V. Propp, op. cit., p. 106.
15 Il est intéressant de noter à ce propos que si J. Chirac et Ph. Séguin ont longuement insisté durant la campagne sur le fait que le débat droite-gauche constituait un débat dépassé, A. Juppé affirmait au même moment que l’opposition gauche-droite restait pertinente parce qu’elle correspondait à une réalité de la vie politique française (JT du 19 janvier 1995). Au-delà de la contradiction, chaque citoyen-téléspectateur peut ainsi se voir justifié, y compris dans des points de vue opposés.
16 A. Desjardins, L’Homme qui n’aime pas les dîners en ville, Paris, Éditions 1, 1995.
17 Rappelons que dans la fable de La Fontaine à laquelle il est fait allusion, « Le rat de ville et le rat des champs », si le premier est subordonné à des impératifs qu’il ne maîtrise pas, le rat des champs incarne en revanche une forme d’indépendance et de liberté.
18 J. Pilhan, « L’écriture médiatique » in Le Débat, n° 87, Paris, novembre-décembre 1995, p. 11.
19 Les koinoi topoï (en latin loci communes) désignent en rhétorique des sortes de motifs préfabriqués propres à étoffer chaque nouveau discours.
20 M. de certeau, L’Invention du quotidien, 1. Arts de faire, Paris, Le Seuil, 1990, p. 274.
21 Sa proposition de supprimer la conscription nationale et de la remplacer par une armée de métier a suscité chez ses opposants des réactions d’une violence et d’un mépris étonnants qu’explique seule la certitude de le voir définitivement hors jeu ; voir notamment l’intervention de F. Léotard sur TF1 à ce propos durant le JT du 10 janvier 1995.
22 Le Bébête Show et les Guignols de l’Info sont diffusés respectivement sur TF1 et Canal Plus vers 19 heures 55. Dans les Guignols, J. Chirac est représenté avec des couteaux dans le dos, mais supportant sa souffrance dans le silence et la dignité ; certains épisodes le dépeignent sous les traits de Jésus, abandonné par les siens, et la solitude du candidat que tous ses compagnons politiques ont délaissé est sans cesse rappelée.
23 D. Tillinac, Lettre ouverte à J. Chirac pour le sauver de ses amis, Paris, Albin Michel, 1995.
24 J. Bianchi, « La promesse du feuilleton, structure d’une réception télévisuelle » in Réseaux, n° 39, L’invention du téléspectateur, Paris, janvier 1990, p. 7-18.
25 M. de Certeau, op. cit., et R. Hoggart, La Culture du pauvre, Paris, Éditions de Minuit,1970 pour la traduction française.
26 R. Bautier, De la rhétorique à la communication, Grenoble, PUG, 1994, p. 144.
27 J. Bianchi, op. cit., p. 10.
28 Idem p. 9 pour la première citation, idem p. 16 pour la suivante.
29 J. Bianchi, op. cit., p. 16.
30 « [Les récits des médias] couvrent l’événement, c’est-à-dire qu’ils en font nos légendes », M. de Certeau in « L’institution du réel », op. cit., p. 271.
31 Sur ces divers aspects de la narration, voir notamment H. Arendt Juger – Sur la philosophie politique de Kant, Paris, Le Seuil, 1991 ; P. Ricœur, Temps et récit, Paris, Le Seuil, 1983 pour le t. I, 1984 pour le t. II et 1985 pour le t. III ; M. de Certeau, op. cit. ; et H. Weinrich, Lethe : Kunst und Kritik des Vergessens, Munich, C.H. Beck, 1997.
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