Conclusion
p. 125-127
Texte intégral
1Dans les premières décennies de la Troisième République, aux moments où le régime se fonde, et où successivement il se défend et s’instaure, d’une part à la suite du césarisme impérial, d’autre part face aux assauts du conservatisme, pour finalement parvenir à s’imposer durablement, au seuil du xxe siècle, l’image satirique occupe une place importante tant dans l’opinion publique que dans la vie politique, et y joue un rôle capital. Elle est un véritable enjeu idéologique et politique.
2La volonté de rupture nette, franche et violente de la Troisième République avec le Second Empire et toutes les formes d’opposition conservatrice – encore puissantes et souvent solidement implantées – s’exprime par la nécessité de la tabula rasa, dont le principe et l’efficacité politique relative sont alors connus pour avoir déjà été mis en œuvre1. Or, la Troisième République est – comme le note Maurice Agulhon – un « État sans monarque et sans armoiries historiques, [qui] aurait pu être un État sans visage »2. On pourrait même ajouter que, par son souci permanent de différenciation des régimes antilibéraux précédents, la Troisième République aurait pu être un État désincarné (ou non-incarné) qui, en plus d’être acéphale, aurait été dépourvu de tout corps faute d’incarnation. Force est de constater que ce ne fut pas le cas, et ceci en partie grâce au rôle joué par l’image. Bien sûr, il y eut Marianne et ses multiples déclinaisons plus ou moins allégoriques. Maurice Agulhon a précisément démonté les mécanismes de cette figure qui s’est peu à peu imposée, jusqu’à devenir l’objet de cultes ou d’attaques. Ceux-ci comme celles-là trahissent l’efficacité avérée de la symbolique que représenta Marianne tant pour les adeptes de la république que pour ses adversaires les plus farouches. Mais, comme nous l’avons montré, il y eut d’autres images, nombreuses et diverses, qui tentèrent de donner un visage et un corps visibles à la république, à seule fin de mieux pouvoir la railler, la dénigrer et la déstabiliser.
3Le corps et son image constituent un enjeu pour les républicains, comme pour leurs adversaires, parce qu’ils disent l’un et l’autre la république, son passé, son état du moment et son devenir. Ils sont le lieu soit d’une promesse et d’une prophétie, soit l’endroit d’une condamnation répétée à l’envi. Les premiers tentent d’imposer la représentation et la présence de figures saines chargées d’une symbolique et d’une signification positives – ayant valeur de norme établie. Il s’agit ainsi, par la présence quasi-cérémonielle de l’image politique, d’affirmer d’abord la validité du régime puis, dans une perspective de propagande et d’éducation, de convaincre de la viabilité de son idéologie comme de la durabilité de ses institutions. Les seconds, ennemis déclarés et virulents, ne cherchent pas à évincer la république en imposant leurs propres figures ou leurs chefs, mais s’attaquent directement à la présence républicaine, dans ses différentes dimensions – politique, parlementaire, gouvernementale et institutionnelle – pour en donner à voir le spectacle de l’inéluctable fin et pour en prononcer la déchéance. Le corps demeure l’enjeu de cette imagerie – aux prises avec les représentants du régime – comme support didactique, pédagogique et parlant des déviances, dérives et aliénations possibles. Un discours et un débat s’instaurent donc et s’organisent autour de ce corps multiple de la république et de ses figures, pour constituer un véritable langage politique auquel l’image appartient pleinement, en ce sens qu’elle matérialise et rend tangible une identité abstraite.
4Dès lors, il semble que la caricature politique – même dans ses accès les plus violents, injustes et sauvages – élabore un discours, dont le dessein est l’affirmation de l’invalidité d’un régime et d’un pouvoir. Toutes ces satires graphiques contiennent une norme qui se fait et se défait en strates successives exposées à la fracture, par le truchement du combat politique. En tant qu’images visibles et lisibles, elles concordent avec la définition donnée par Louis Marin selon laquelle, « l’image est toujours, en quelque façon, un marqueur de pouvoir »3 , qui se fait ici contre-pouvoir. La caricature est donnée à voir dans la double permanence de l’espace et du regard du citoyen-spectateur, de même que par sa multiplication et son potentiel d’infinie répétition, d’une charge à l’autre et de journaux en revues – forgeant parfois un type à partir de l’individu. Il s’agit finalement d’une déclaration de présence symbolique, dont la fonction est de dénigrer l’autorité du pouvoir en place, pour lui retirer toute légalité, plutôt que de l’ignorer ou d’en proclamer l’absence ; les tentatives d’affaiblissement ou d’épuisement étant évidemment plus efficaces que l’ignorance ou l’indifférence volontaires.
5Les hommes de la Troisième République ont parfaitement compris que l’image fait agir et réagir. La caricature est un moyen de défense, d’initiation, de légitimation et aussi un moyen de propagande, comme le confirme « l’affaire du portrait » de Sadi Carnot à Auxerre, en 1888, en pleine flambée boulangiste. La diffusion des effigies de Marianne et des photographies ou des bustes présidentiels remplit les mêmes fonctions. L’image est également appréhendée et utilisée, dans certains cas, comme une arme politique et un enjeu idéologique concret. L’installation de l’une de ces effigies dans une mairie est souvent perçue comme une signature, la manifestation et la démonstration d’une victoire politique. D’une façon plus vive, et sur le plan national, les grandes crises politiques de la république – scandale de Panama, affaire Dreyfus... – suscitent une formidable inflation de l’image qui se multiplie sauvagement et devient véritablement offensive. L’imagerie dreyfusarde et antidreyfusarde mériterait ainsi une étude à part entière, au même titre que les œuvres littéraires, les chansons et les pamphlets. Car la caricature engagée dans l’un et l’autre camps a été beaucoup plus que des commentaires marginaux ou périphériques en participant pleinement aux développements et aux soubresauts de l’Affaire, par leur capacité à proclamer, prendre position, dénoncer ou diffamer.
6La caricature diffusée en grand nombre est une manière de quadriller le territoire, de se l’approprier et de le marquer en touchant chaque citoyen. Elle est une balise de la nation. L’image est aussi une démultiplication de présence : elle permet d’imposer une autorité partout et de se faire regarder, percevoir ou éprouver en tout lieu, de même que les bustes de Marianne, les photographies présidentielles bien sûr, mais aussi les nombreux monuments publics. L’image politique est alors la « matrice d’incarnation » évoquée par Régis Debray4. Ce processus semble culminer sous la Troisième République, par un alliage d’archaïsme et de modernité. On y retrouve en effet les caractères d’une symbolisation impersonnelle (proche du portrait moral du souverain), d’une incarnation personnelle (le portrait physique du même souverain), d’une rationalisation impersonnelle (l’effigie de Marianne) et d’une incarnation personnelle (l’image du chef républicain comme homme). Cette permanence de certains codes anciens associée à l’avènement de perceptions nouvelles, autour de l’image-signe constitue une « civilisation indicielle », dont Régis Debray a montré qu’elle avait suscité un formidable « appel de corps »5. Cette demande est à mettre en corrélation étroite avec d’une part, l’origine historique de la Troisième République et d’autre part, la nature même de ce régime. En effet, celui-ci, malgré ses avatars – guerre et défaite de 1870, Commune de Paris, république conservatrice... – succède globalement au Second Empire et au césarisme de Napoléon III, dont le principe absolu est le corps autoritaire unique de l’empereur, dénoncé par les républicains comme un danger.
7Or, au moment où la Troisième République doit affronter la nature dépersonnalisée de son régime et (re)créer ses principaux corps institutionnels, la métaphore du corps apparaît comme une balise concrète et didactique qui a pour vocation principale, en s’adressant aux citoyens de les solidariser – quelles que soient leurs convictions politiques – en corps de la nation.
8En réformant le régime de la presse et en autorisant la liberté d’opinion – et en écho, la critique et l’opposition politiques – la république doit faire face à une multiplication des journaux satiriques illustrés et à une abondance nouvelle de caricatures. Or, parce que celles-ci s’attaquent patiemment et avec récurrence aux hommes du régime en place et à leurs corps qu’elles violentent, déforment et triturent ; et parce qu’elles sont moins – en tant que satire du présent et de l’actualité – portées vers un passé glorifié, ces charges constituent un fort point d’ancrage et un lieu de contact crucial entre les citoyens et leurs dirigeants appréhendés comme des incarnations individuelles (temporaires-temporelles), fonctionnelles et institutionnelles (permanentes-intemporelles). Les hommes disparaissent mais les fonctions et la république demeurent, pour la fortune de la caricature douée d’un appétit insatiable.
9Il semble alors que le rapport au(x) corps de la république a vraisemblablement plus existé dans une imagerie satirique éphémère – mais permanente dans ses attaques et renouvelée dans son vocabulaire – sciemment critique, que dans des œuvres sculptées ou peintes, honorifiques et laudatives, volontairement durables et pérennes, aux codes épuisés. Le corps protéiforme de la république s’est plus avéré dans les violences et les sévices de la charge que dans la glorification respectueuse de la statuaire et de la peinture monumentales. L’agitation, la nervosité et la fébrilité de la caricature l’ont emporté sur le recueillement et le sérieux de l’hommage. Les genres mineurs de la caricature et de l’image de presse priment sur les genres plus nobles de la sculpture et de la peinture, dans leurs « pratiques » respectives. Peut-être serions-nous ici alors devant un bouleversement du statut des formes, où la hiérarchie des arts serait inversée ?
Notes de bas de page
1 Cf., par exemple, Jean Starobinski, 1789, Les emblèmes de la Raison, Paris, Flammarion, coll. » Champs », 1979.
2 Cf. M. Agulhon, Marianne au pouvoir, op. cit. ,p. 339.
3 Cf. Louis Marin, Des pouvoirs de l’image, Gloses, Paris, Le Seuil, 1993, p. 193.
4 Cf. Régis Debray, Vie et mort de l’image, une histoire du regard en Occident, Paris, Gallimard, 1992, p. 87.
5 Cf. R. Debray, L’État séducteur, les révolutions médiologiques du pouvoir, Paris, Gallimard, 1993, p. 38.
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