La couleur dans la peinture romane
A propos de peintures murales romanes récemment découvertes à Saint-Hilaire-le-Grand de Poitiers
p. 291-307
Texte intégral
1Depuis quelques années, une campagne de restauration des peintures murales de Saint-Hilaire-le-Grand de Poitiers a été amorcée. Après la mise au jour d’une série de saints et de scènes hagiographiques dans le déambulatoire et ses chapelles, de nouvelles peintures ont été découvertes au-dessus des arcades et sur les chapiteaux du chœur. Les images appartiennent à un cycle de l’Apocalypse. Les sondages au cul-de-four n’ont donné aucun résultat. Même incomplet, ce groupe de peintures est cependant, pour l’historien de l’art, d’une importance capitale.
2Par l’iconographie et le style, des rapports s’établissent entre ces images et le cycle conservé au porche de Saint-Savin-sur-Gartempe, au point qu’il faut maintenant associer probablement les deux édifices au sein d’un même atelier qui aurait travaillé en Poitou vers le dernier tiers du xie siècle, atelier qui, d’autre part, a été justement lié à celui de la salle capitulaire de La Trinité de Vendôme.
3Les peintures sont très altérées. S’il est possible d’identifier la plupart des scènes visibles, il est en revanche plus délicat d’imaginer l’aspect coloré qu’elles présentaient à l’origine. Les comparaisons avec les fresques, même dégradées, de Saint-Savin et de Vendôme apportent de ce point de vue une aide précieuse. A Saint-Hilaire, en raison de l’érosion parfois très accentuée des peintures, les premières étapes de la pose des couleurs sont décelables, mais en même temps se multiplient les questions concernant le choix de ces couleurs et les techniques même de la peinture. Les différences flagrantes de conservation entre les séries des édifices mentionnés amènent aussi à s’interroger sur les altérations des tons. Seules des études scientifiques peuvent apporter des réponses. Elles sont absolument indispensables pour accroître la connaissance de l’œuvre.
4Il n’y a pas lieu de discourir longuement ici des sources textuelles et iconographiques d’un tel ensemble, ni de s’attarder sur la mise en scène et le style ; l’attention sera principalement guidée vers le domaine de la couleur.
Description
I. Bordure d’encadrement des arcs
5Grecque ocre rouge, ocre jaune, verte et blanche encadrée d’un double galon ocre jaune, ocre rouge lié par enfilade de perles blanches.
6Intrados de l’arc triomphal : zodiaque. Les signes, avec inscriptions, sont disposés dans des médaillons liés entre eux par une grecque.
II. Scènes de l’Apocalypse
7Au rond-point du choeur, du pilier nord au pilier sud de l’arcade d’entrée se succèdent les épisodes suivants :
8Jean et l’ange ; les cavaliers et l’œuvre de mort ; l’ange distribuant des étoles aux âmes qui sont sous l’autel ; le grand ange encensant l’autel ; Jean interpellé par un ange ; une lacune ; un ange apporte à la Femme menacée par le dragon les ailes du grand aigle ; le combat de Michel contre le dragon, une dernière lacune.
Jean et l’Ange, Ap. I, 1-2 ou Ap. V, 2
91er écoinçon, côté nord.
10Jean est debout, à gauche, tourné vers l’ange qui sort en buste d’un encadrement architectural à vantail. Les deux visages, vus de trois quarts, sont tournés l’un vers l’autre ; Jean tient la main droite sur sa poitrine, lève le bras et la main gauches vers l’ange. Derrière l’encadrement apparaissent des segments de cercle emboîtés d’où s’échappe une sorte de voile. C’est l’évocation du monde céleste.
11Jean porte une robe blanche et un manteau de type pallium ocre rouge foncé ; large mandorle jaune, frangée de blanc et d’ocre rouge, chevelure jaune, traits du visage en ocre rouge.
12Les vêtements de l’ange sont ocre rose et ocre rouge, nimbe ocre rouge foncé, chevelure jaune ; le bras droit replié semble indiquer le ciel.
13Mur jaune avec rectangles blancs simulant les pierres. Le fond de la baie est ocre rouge foncé, le vantail jaune, les segments de cercle vert et ocre rouge foncé, le voile jaune bordé d’ocre rouge. Bandes de haut en bas : verte, bleue, verte, jaune. Sur la dernière bande, on aperçoit quelques fleurs blanches et ocre rouge.
Jean et les cavaliers - l’œuvre de mort, Ap. VI, 1-8, (fig. 1)
14Du premier au quatrième arc, côté nord.
15Scène en deux parties. A gauche Jean, debout, jambes en partie cachées par la grecque, est tourné vers le sommet du premier arc où se devine un segment de cercle blanc dont il est séparé par un ange, à peine visible aujourd’hui. Son manteau, son nimbe et ses cheveux sont jaunes, mais sa robe est bleu turquoise. A sa droite, deux cavaliers montent en direction du sommet du second arc ; un troisième vient à leur rencontre sur la retombée de l’arc ; le quatrième, déjà sur le troisième arc, n’est plus localisable que par certains traits de préparation. Le premier cavalier, monté sur un cheval blanc, bande un arc et est couronné par une main sortant du ciel. Il est vêtu d’une robe jaune à rehauts blancs et d’une chlamyde ocre rouge qui flotte au vent ; le deuxième cavalier saisit, en se retournant, une épée blanche qui sort d’une nuée également blanche. Le cheval, les vêtements, le nimbe se présentent dans des tonalités d’ocre rouge plus ou moins soutenues. Le troisième cheval est saisi en plein saut. Le devant de son corps est encore bien dessiné, on voit aussi le licou. L’animal est de couleur ocre rose. Le cavalier est barbu ; sa robe est jaune, son manteau ocre rouge. On devine les vestiges d’une balance au bout de son bras droit tendu vers l’avant ; restes de jambes nues sous le poitrail du quatrième. Les chevaux et les cavaliers de la partie centrale sont traités à plus petite échelle que les deux autres.
16A droite du troisième arc, après une zone où semblent subsister la représentation de l’Hadès (enfer) et le quatrième cavalier (fig. 2), on aperçoit des personnages, tombant, enchevêtrés. Parmi eux, une femme, vêtue d’un voile turquoise et plusieurs barbus.
17L’alternance des bandes diffère légèrement de la scène précédente : en arrière de Jean et du premier cavalier, l’on distingue entre la bande jaune du bas et la bande verte du sommet, une superposition de vert et de rouge. En outre, le personnage satanique était peut-être enveloppé de flammes. Il demeure des traces d’ocre rouge et une masse jaunâtre qui masquaient sans doute les fonds à ce niveau. Le bleu ne se retrouve qu’en arrière des hommes qui tombent.
La distribution des étoles, Ap. VI, 9-11, (fig. 3)
18Scène située sur l’écoinçon entre la quatrième et la cinquième arcade. Côté nord.
19L’autel est situé au-dessus de l’arcade centrale. Un groupe de personnages nus, représentant les âmes des martyrs, se dirige vers le nord en direction d’un ange qui porte des étoles ; un second ange, plus petit, volait au-dessus d’eux, également vers le nord.
20L’autel a la forme d’un cube dont la partie frontale était habillée de couleur turquoise, le haut et le bas étant marqués par une bande ocre rouge.
21Les âmes (7 ou 8) ont perdu leur couleur chair. Ne restent que quelques teintes jaunes sur certaines chevelures et des taches blanches (à ne pas confondre avec les restaurations récentes). En revanche le dessin, toujours ocre rouge, est assez lisible et surprend par sa modernité, corps vus sous plusieurs angles, épaisseur, perspective...).
22L’ange aux étoles est une des figures les mieux conservées. Visage rond, pommettes ocre rouge, rehauts blancs indiquant les lignes des sourcils et du nez, chevelure jaune. Robe blanche, pallium ocre rouge et rose, nimbe jaune frangé d’ocre rouge et de blanc, ailes jaunes, rémiges blanches, encore visibles autour de la main gauche. Deux étoles, l’une rose, l’autre ocre rouge, sur l’avant-bras gauche et une troisième, jaune, sur la main droite. Elles sont ornées d’une succession de croix et d’X ou de losanges. Fond à bandes, de haut en bas : vert, bleu, vert, jaune.
L’ange à l’encensoir, Ap. VIII, 3-5
23Ange situé à droite de l’arcade centrale. Il tenait un objet de sa main gauche. Il est très grand et prend appui sur les bordures encadrant le cinquième et le sixième arcs. On voit le repentir d’une jambe à droite. Il a les deux pieds sur la bande jaune du sol. Robe blanche, manteau jaune, nimbe jaune, ailes ocre jaune frangées de blanc. Mêmes fonds que précédemment.
Jean interpellé par un ange, Ap. X, 8 ou XI, 1
24Au-dessus de la sixième arcade, côté sud. Scène altérée. Jean, revêtu d’un manteau jaune à rehauts blancs, marchant vers le sud, est interpellé par un ange sortant du ciel (segment de cercle ocre rose à fleurs). Il retourne la tête. L’ange a une robe blanche et un manteau ocre rose. Mêmes fonds que précédemment (fig. 4).
25Suit une zone lacunaire où l’on aperçoit néanmoins la silhouette d’un grand personnage, sans doute un ange. Le bas de sa robe blanche et un pan de son manteau sont bien décelables. Ses deux pieds reposent sur la bande jaune, dans une sorte de mouvement dansant.
L’ange apporte les ailes du grand aigle à la Femme menacée par le dragon, Ap. XII, 13-14. (fig. 5)
26Côté sud. De la septième à la huitième arcade.
27A gauche le dragon, queue enroulée sur elle-même puis redressée. Une grosse tête et des petites encerclées de blanc. Grande zone blanche entre lui et la Femme. C’est l’eau qu’il vomit et que la terre va absorber. La Femme est assise sur un siège ovale (sorte de coussin). Elle porte une robe bleue et un voile turquoise qui lui recouvre la tête et descend à mi-corps. Il est bordé d’ocre rouge sur la manche. Grand nimbe jaune avec une frange ocre rouge sur laquelle s’inscrivent plusieurs étoiles blanches (huit encore visibles). L’Enfant est assis sur son côté droit ; elle le maintient de son bras. Il a les mains ouvertes. Taches blanches sur son corps. Le sol se relève derrière la Femme, dessinant le dossier d’un trône (traits alternés, jaunes et blancs). Au-dessus de la Femme, un demi-cercle enferme un personnage en buste, à la figure ronde. C’est l’allégorie du soleil. Mêmes fonds qu’ailleurs. Inscriptions SOL et...A, sur la droite, dans la bande verte supérieure.
28A droite plus haut que la Femme, un ange apporte les ailes du grand aigle. Il tend la paire d’ailes, ocre rouge, très en avant. Robe blanche, ailes ocre rouge, chevelure jaune et nimbe jaune frangé de blanc et d’ocre rouge.
Combat de Michel contre le dragon, Ap. XII, 7 (fig. 6)
29Côté sud. Ecoinçon entre la huitième et la neuvième arcade. A gauche l’archange saint Michel et un ange, à cheval, luttent contre le dragon dont la queue remonte au-dessus de la neuvième arcade. Mêmes fonds. Les deux chevaux vont vers l’est, mais les cavaliers se retournent pour attaquer le dragon. Dans un geste puissant, ils lèvent des lances très fines dessinées en noir. Un cheval blanc, un autre ocre rouge. Des robes vertes, un manteau jaune et blanc (Michel), ocre rouge (l’ange accompagnateur). Nimbe ocre rouge, ailes jaunes pour Michel, le contraire pour son compagnon. Petites rémiges blanches. Michel porte un écu ocre rouge. Le dragon a un corps jaune, des ailes ocre rouge doublées en blanc. Deux lettres sont encore lisibles près de lui : CO ( ?). Ce sont les vestiges d’une longue inscription.
Sources bibliques et littéraires
30Sauf la première, toutes les scènes choisies sont comprises entre Ap. VI et Ap. XII. Au développement horizontal devaient s’ajouter des liaisons verticales avec le programme peint sur le vaste cul-de-four. On y voyait sûrement une des grandes visions théophaniques de l’Apocalypse et peut-être d’autres épisodes. En outre, sur la voûte du déambulatoire, sous les badigeons encore en place, apparaissent des visages. Nous ignorons donc le programme en son ensemble.
31Il est probable que ce programme s’appuyait non seulement sur les textes de l’Apocalypse (cf. annexe), mais également sur des commentaires. Il y avait à Saint-Hilaire une bibliothèque riche et une école célèbre dès avant la reconstruction de l’édifice vers le milieu du xie siècle. La culture de ceux qui commanditèrent ou suivirent l’exécution de ce décor, voire celle des peintres, transparaît. Il en est de même pour la sculpture.
Sources iconographiques
32Pour les sources iconographiques, nous sommes guidés, en ce qui concerne l’Apocalypse, par les travaux de nombreux chercheurs, en particulier de Peter Klein qui a proposé une nouvelle typologie des principaux cycles médiévaux connus, cycles peints ou enluminés1. Par exemple, des liaisons s’établissent entre les peintures de Saint-Savin (dernier tiers du xie s.) et de Novare (vers 1100) et l’Apocalypse enluminée de Bamberg (Staatsbibl. MS Bibl. 140, vers 1100). Certaines images découvertes à Poitiers renforcent cet ensemble ; d’autres obligent à apporter des nuances (liaisons avec le Beatus de Berlin - West-Berlin, Staatsbibl., Ms theol. lat 561 - et le Liber floridus de Wolfenbüttel, Herzog August-Bibl., Cod. Guelf. I, Gud. lat. 2°, xiie s. -, avec les cycles de San Quirce de Pedret en Catalogne, Musée de Solsona, fin xie, déb. xiie s. - et de la crypte de la cathédrale d’Anagni en Italie, datations proposées : de la fin du xie au xiiie s.).
33On peut penser que le ou les peintres de Saint-Savin et de Saint-Hilaire se sont inspirés de peintures ou plutôt de manuscrits très voisins ou même d’un unique ouvrage abondamment illustré. Les grandes similitudes dans les images de la Femme et celles du dragon dans les deux églises incitent à reconnaître deux épisodes d’une même série : l’ange apportant des ailes à la Femme illustré à Saint-Hilaire et l’enfant sauvé présenté à Saint-Savin. Quant à la scène de la lutte de Michel et du dragon, elle pourrait provenir d’une même image dans les deux édifices. On ne peut exclure que ces peintures soient des créations originales, mais il faut admettre tout de même en arrière-plan une culture artistique évidente.
Place et importance de l’Apocalypse à Saint-Hilaire
34Si à Saint-Savin l’Apocalypse est placée dans la partie occidentale de l’église, ici c’est dans le chœur que les images se déploient. La répartition des scènes avait été élaborée avec beaucoup de soin. Exactement au centre de celles que nous analysons se trouve en effet un autel. C’est sous cet autel que sont les âmes immolées d’Ap. VI, 9-11, évoquées lors de l’ouverture du cinquième sceau et il est d’autre part encensé par l’ange d’Ap. VIII, 1-4 (septième sceau) dont le narrateur dit « Il lui fut donné des parfums en grand nombre pour les offrir avec les prières de tous les saints sur l’autel d’or qui est devant le trône. Et de la main de l’ange la fumée des parfums monta devant Dieu avec les prières des saints ». On le voit, la place donnée à cet autel peint se justifie pleinement. Au-dessus se trouvaient certainement l’être divin trônant en sa gloire, peut-être aussi l’Agneau, puis en-dessous, suivant l’axe longitudinal de l’église, l’autel matutinal et l’autel majeur et très probablement le tombeau de saint-Hilaire accompagné lui-même d’un autel. Les tables de pierre et la table figurée rappellent toute la dimension spirituelle du lieu. Liturgie céleste et liturgie terrestre se répondent.
35Le raccourci entre Ap. VI et Ap. VIII s’explique sans doute par le fait que la multitude des élus, l’Église de Dieu, décrite dans Ap. VII, est présente juste en arrière dans le déambulatoire et ses chapelles. Les saints qui recouvraient toutes les parois et jusqu’aux ébrasements des fenêtres forment une véritable cour. La dédicace de l’église eut lieu le 1er novembre 1049, en la fête de la Toussaint. On mesure donc l’importance du choix iconographique très probablement fait dès la première moitié du xie siècle. Enfin si l’on s’en tient à la seule suite du rond-point, l’Eglise dans ses difficultés (cavaliers) occupe le côté nord. Des querelles dogmatiques avaient agité les diocèses de l’ouest de la France au xie siècle. Peut-être a-t-on voulu y faire allusion ? L’Église triomphe avec la Femme et Michel du côté sud. Enfin n’oublions pas que ces peintures ornent l’église d’Hilaire, défenseur de la foi et de l’Église. Hélène Toubert a très bien démontré qu’à Vendôme et à Saint-Savin le décor n’obéissait pas seulement à « des soucis d’ordre esthétique », mais qu’il répondait à « un but idéologique et spirituel »2. Il y a une très forte relation entre Saint-Savin et Vendôme. Le programme de Saint-Hilaire ne peut donc que conforter l’opinion émise.
Mise en scène et style
36Notre peintre a un très grand sens de la monumentalité. C’est même une des composantes originales de son style. La comparaison avec Saint-Savin est encore éclairante, puisque, dans le porche où il y a de la place, sur de larges parois, fut choisie une présentation en tableaux distincts et réguliers. De même à Vendôme. A Poitiers, sur une surface courte et découpée, le peintre a disposé les scènes en continu, sans séparations semble-t-il, étirant les grands personnages dans les écoinçons, faisant voler les anges dans les zones rétrécies et les bandes colorées devaient accentuer l’unité. Autant qu’on puisse en juger, le dessin et la mise en scène génèrent un style puissant et vigoureux, avec des points très forts, par exemple le mouvement des corps glorieux vers les bras tendus de l’ange.
Couleurs
37Parce qu’elle donne éclat et vie aux personnages, parce qu’elle sous-tend la mise en scène et illumine l’édifice, la couleur est une des composantes majeures de la peinture murale. Or, curieusement c’est peut-être celle dont l’étude a été la plus négligée jusqu’à une époque récente, en ce qui concerne l’époque romane. Il est vrai que l’observateur qui n’est pas technicien se trouve démuni de moyens d’investigation, mais c’est justement là qu’il doit faire appel aux artistes, aux gens de métier et aux photographes, aux scientifiques dont l’arsenal se diversifie sans cesse. Mieux voir ce que voyait l’œil de l’artiste, mieux suivre ce que faisait sa main permettent de mieux comprendre le projet global tant formel que conceptuel.
38Dans le cas de Saint-Hilaire où les vestiges, si beaux soient-ils, sont terriblement altérés, il ne faut pas se décourager. La description des couleurs et de leur application étant poussée au maximum à partir de la simple observation sur place et sur photographies, il reste deux pistes pour aller vers une meilleure connaissance de l’aspect initial : les comparaisons avec les peintures de Saint-Savin et de Vendôme et les analyses scientifiques.
39En raison des lacunes dans le mortier et des 300 à 500 trous au m2 qui furent comptés, les observations sont très fragmentaires et doivent être interprétées avec prudence. Il faudrait savoir exactement comment le mortier et l’enduit de surface furent appliqués. On peut délimiter quelques raccords. Le dessin semble avoir été fait directement sur l’intonachino et non sur un badigeon intermédiaire (scialbatura), entre mortier et enduit peint. Le dessin des visages, le tracé des chevaux et surtout celui des âmes sous l’autel, sont tout à fait remarquables. Traits spontanés et vifs sans être cassants, longues courbes gracieuses de couleur ocre rouge, tantôt exécutés au pinceau très fin, tantôt à la brosse plus large. Ce procédé donne déjà une épaisseur aux corps nus qui offrent un caractère naturaliste, rare dans la peinture romane. Cette densité des corps subsistait-elle après la pose des couches peintes et des rehauts de surface, dessinés selon un graphisme qui, à Saint-Savin et à Vendôme, paraît plutôt conventionnel ? La question est posée. C’est celle des relations entre le dessin et la peinture.
40L’application des couleurs s’est faite sur les bandes et d’autre part sur les figures. Les bandes ont beaucoup pâli. De haut en bas, on dénote alternativement jusqu’à quatre registres dont les couleurs actuelles sont : le vert, le bleu, le vert, enfin l’ocre jaune avec, semble-t-il, une exception : derrière les cavaliers et le personnage satanique, le bleu et le vert intermédiaires disparaissent au profit d’un fond ocre brun et de tons de flammes. Il est possible que l’exclusion du bleu, si elle était scientifiquement vérifiée, ait une signification. Il serait banni du domaine de la mort.
41Les bandes sont parfaitement horizontales sauf la petite bande jaune, limitée en sa partie supérieure par un ou plusieurs filets blancs. En effet, elle suit les arrondis des arcs s’amenuisant dans leur partie haute, se gonflant dans les écoinçons, ceci pour atténuer les différences de hauteur de la zone peinte, au-dessus ou entre les arcs. C’est sur cette mince bande, symbolisant le sol que les personnages et deux anges ont les pieds posés. Il y pousse des fleurs. Elle se soulève derrière la femme comme pour composer le dossier d’un trône qui la protègerait. Sur tous ces fonds, il semble que les couleurs aient été posées en une seule couche, sauf les traits blancs.
42Sur les vêtements, les animaux, il y a parfois un ton de fond et un ton médian (robe de l’ange, cheval de Michel). Les chairs étaient épaissies par des tâches de couleur blanche avant l’application d’une couche rosâtre (enfant, âmes, bras et mains de l’ange etc...). Outre le blanc de chaux, les couleurs de base sont les ocres, jaune et rouge, qui engendrent des tons chauds, mais on voit également deux verts (un vert foncé et un vert un peu turquoise) et un bleu de valeur plus ou moins soutenue. Il serait souhaitable d’en analyser les pigments. En mélangeant certaines couleurs, le peintre obtient des teintes intermédiaires, un ocre rose et des jaunes plus ou moins sourds. On devine par endroits que l’intensité des tons pouvait être forte, comme c’était le cas à Saint-Savin et à Vendôme. Dans les trois édifices, il y a eu une recherche d’équilibre entre les couleurs froides et les couleurs chaudes et les figures en avaient acquis un grand relief. A Poitiers, les ocres se sont mieux conservées que les verts et les bleus (nature des pigments, pose des fonds ?). Une dégradation encore plus grande de ces dernières couleurs a touché les fresques de Saint-Savin où maintenant prévaut une peinture à base de dégradés d’ocre jaune et d’ocre rouge. L’impression visuelle actuelle est donc faussée. C’est dans la salle capitulaire de la Trinité de Vendôme qu’on réalise le mieux l’équilibre coloré originel.
43A Saint-Hilaire de Poitiers, dans quelques cas, se sont conservés les rehauts blancs et les traits foncés de surface qui formaient les plis des vêtements, les détails des visages et des corps. Leur typologie rejoint celle de Saint-Savin et de Vendôme, (traits en V, motifs en épis de maïs...). On voit que souvent se juxtaposaient trois couleurs, deux tons d’un même pigment mais de valeur différente (dans les ocre jaune, ou les ocre rouge), et du blanc. Les plages couvertes de rehauts, fortement modelées (corps d’animaux, vêtements), jouxtaient des zones où dominaient les a-plats plus unis (nimbes, bouclier, dessus d’autel....).
44Les verts et les bleus qui forment l’essentiel des fonds sont rarement employés par ailleurs : la robe de Jean dans la vision des cavaliers, celle de quelques personnages touchés à mort, mais surtout la robe et le voile de la Femme. Le peintre alterne les tons de jaune et d’ocre rouge pour le reste des sujets de façon à casser toute monotonie.
45Ces quelques impressions de départ se doivent d’être complétées dans les deux directions indiquées plus haut. Le rapprochement avec le porche de Saint-Savin s’impose en raison de la similitude du thème, des sources iconographiques et des rapports stylistiques. On pourrait pousser le champ d’investigations vers d’autres parties de l’abbatiale poitevine. Illustrant un autre sujet, les peintures de Vendôme ont gardé des couleurs plus denses, plus soutenues, sans doute très proches de la phase finale à l’origine. La palette de couleurs est-elle celle que nous avons suggérée ? L’intensité lumineuse de Saint-Hilaire se rapprochait-elle de celle de Vendôme ? Les scientifiques peuvent aider les historiens de l’art à mieux cerner la réalité. Des causes mécaniques, des causes chimiques expliquent l’usure des peintures, l’altération des couleurs. Dans ce domaine aussi, il faudrait faire le point3.
Annexe
Jean et l’ange, Ap. 1, 1-2
« Révélation de Jésus-Christ. Dieu la lui donna pour montrer à ses serviteurs ce qui doit arriver bientôt. Il la fit connaître en envoyant son ange à Jean son serviteur, lequel a attesté comme parole de Dieu et témoigne de Jésus-Christ tout ce qu’il a vu », ou Ap. V, 2 :
« Et je vis un ange puissant qui proclamait d’une voix forte. Qui est digne d’ouvrir le livre et d’en rompre les sceaux ».
Les cavaliers et l’œuvre de mort, Ap. VI, 1-8
« Alors je vis : Quand l’agneau ouvrit le premier des sept sceaux, j’entendis le premier des quatre animaux s’écrier d’une voix de tonnerre : Viens ! Et je vis : c’était un cheval blanc. Celui qui le montait tenait un arc. Une couronne lui fut donnée et il partit en vainqueur et pour vaincre. Quand il ouvrit le deuxième sceau, j’entendis le deuxième animal s’écrier : Viens ! Alors surgit un autre cheval rouge-feu. A celui qui le montait fut donné le pouvoir de ravir la paix pour qu’on s’entre-tue, et il lui fut donné une grande épée. Quand il ouvrit le troisième sceau, j’entendis le troisième animal s’écrier : Viens ! Et je vis, c’était un cheval noir. Celui qui le montait tenait une balance à la main... Quand il ouvrit le quatrième sceau, j’entendis le quatrième animal s’écrier : Viens ! Et je vis : c’était un cheval blême. Celui qui le montait on le nomme « la mort » et l’Hadès le suivait. Pouvoir leur fut donné sur le quart de la terre, pour tuer par l’épée, la famine, la mort et les fauves de la terre ».
L’ange distribuant des étoles aux âmes sous l’autel, Ap. VI, 9-11
« Quand il ouvrit le cinquième sceau, je vis sous l’autel les âmes de ceux qui avaient été immolés à cause de la parole de Dieu et du témoignage qu’ils avaient porté. Ils criaient d’une voix forte : Jusques à quand, maître saint et véritable, tarderas-tu à faire justice, et à venger notre sang sur les habitants de la terre ? Alors il leur fut donné à chacun une robe blanche et il leur fut dit de patienter encore un peu jusqu’à ce que fût au complet le nombre de leurs compagnons de service et de leurs frères qui doivent être mis à mort comme eux ».
L’ange à l’encensoir, Ap. VIII 3-5
« Un autre ange vint se placer près de l’autel. Il portait un encensoir d’or et il lui fut donné des parfums en grand nombre pour les offrir avec les prières de tous les saints sur l’autel d’or qui est devant le trône. Et de la main de l’ange, la fumée des parfums monta devant Dieu avec les prières des saints ».
Jean interpellé par un ange descendant du ciel, Ap. VII, 2
« Et je vis un autre ange monter de l’Orient. Il tenait le sceau du Dieu vivant. D’une voix forte il cria aux quatre anges qui avaient reçu pouvoir de nuire à la terre et à la mer : Gardez-vous de nuire à la terre, à la mer ou aux arbres, avant que nous ayons marqué du sceau les serviteurs de Dieu ».
ou Ap. XI, 1.
« Alors on me donna un roseau semblable à une règle d’arpenteur, et l’on me dit : « Lève-toi et mesure le temps de Dieu et l’autel et ceux qui y adorent » !
L’ange apporte les ailes du grand aigle à la femme menacée par le dragon. Ap. XII, 13-14
« Quand le dragon (décrit dans Ap. XII, 3) se vit précipité sur la terre, il se lança à la poursuite de la femme (décrite dans Ap. XII, 1) qui avait mis au monde l’enfant mâle. Mais les deux ailes du grand aigle furent données à la femme pour qu’elle s’envole au désert au lieu qui lui est réservé pour y être nourrie, loin du serpent, un temps, des temps et la moitié d’un temps. Alors le serpent vomit comme un fleuve d’eau derrière la femme pour la faire emporter par les flots. Mais la terre vint au secours de la femme : la terre s’ouvrit et engloutit le fleuve vomi par le dragon.
Combat de Michel contre le dragon Ap. XII, 7
« Il y eut alors un combat dans le ciel : Michaël et ses anges combattirent contre le dragon ».
Une lacune
...(Traduction œcuménique de la Bible).
Notes de bas de page
1 P. KLEIN, Les cycles apocalyptiques du Haut Moyen Age (ixe-xiiie s.) dans Y. CHRISTE, éd., L’Apocalypse de Jean. Traditions exégétiques et iconographiques (iiie-xiiie siècles), Genève, Droz, 1979, p. 135-186. Die Frühen Apokalypse-Zyklen und Verwandte Denkmäler von der Spätantike bis zum Anbruch der Gotik. Thèse à paraître.
2 H. TOUBERT, Les fresques de la Trinité de Vendôme, un témoignage sur l’art de la réforme grégorienne, « Cah. civ. médiév. », 1983, p. 326. Pour Vendôme, on consultera aussi I- J. TARALON, Les fresques romanes de Vendôme, Étude stylistique et technique ; II- H. TOUBERT Étude iconographique, « Rev. de l’Art », 1981, p. 9-22, 23-38.
3 M.T. CAMUS : A propos de trois découvertes récentes. Images de l’Apocalypse à Saint-Hilaire-le-Grand de Poitiers, Cah. Civ. Médiév., 1989, p. 125-133.
Auteur
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2002