Détection de l’acide abiétique présent dans des micro-prélèvements
p. 163-169
Texte intégral
1Certains pigments de couleur verte, appelés « résinates de cuivre »123 sont, selon la littérature, des sels de cuivre de l’acide abiétique, constituant principal de la colophane issue des résines de conifères.
2La colophane, au cours de son vieillissement, se transforme rapidement. En effet, l’acide abiétique se dégrade, entre autres choses en acides déhydroabiétique et déhydro-déhydro-abiétique (fig. 1).
3L’identification de ces composés dans un mélange ne pose pas de problème particulier lorsque l’on possède des quantités relativement importantes d’échantillons. Or le respect de l’intégrité des œuvres interdit des prélèvements importants et ceux-ci n’excèdent que rarement le microgramme, c’est-à-dire le millionième de gramme.
4Ces quantités très faibles soumises à l’examen physico-chimique font que dans ces conditions, la détection de l’acide abiétique n’a jamais été véritablement réalisée d’autant plus que l’infime quantité de matière prélevée disponible est généralement constituée d’un grand nombre de composés différents (plusieurs centaines parfois).
5Nous avons mis au point une méthode permettant d’identifier les acides gras en général, l’acide abiétique notamment, et les hydrocarbures présents dans un échantillon dont la masse est très faible (1 microgramme environ).
Protocole analytique
6Le protocole d’analyse comporte de nombreuses étapes préparatoires qui précèdent les examens spectroscopiques. Il est présenté d’une manière simplifiée par le schéma de la figure 2.
7Il est à noter que l’ensemble de ces manipulations est très délicat dans la mesure où tous les produits (solvants, réactifs,...) et les matériels utilisés doivent être parfaitement propres (après un certain nombre de traitements spéciaux tels que les lavages dans du sulfochromique à chaud, et des extractions à l’aide de solvants organiques) pour éviter toute contamination extérieure qui fausserait immanquablement les résultats obtenus.
1 - Étude des acides gras par chromatographie en phase gazeuse
8Les esters méthyliques d’acides gras obtenus selon le protocole précédemment décrit, sont étudiés par chromatographie en phase gazeuse.
9La colonne utilisée est du type SE 54, qui permet une excellente séparation des acides gras. Il est possible dans ces conditions de détecter un composé possédant une masse inférieure au nanogramme (1 milliardième de gramme) présent dans un échantillon initial de 1 microgramme.
10Il est à noter que cet appareil est couplé avec un intégrateur-calculateur qui permet une quantification absolue de chaque composé du mélange initial.
11L’étude qualitative s’effectue par comparaison avec des standards de référence.
2 - Couplage chromatographie - spectrométrie de masse
12Il reste très souvent certaines ambiguïtés, voire une incertitude complète, sur la nature de l’un des constituants du mélange après passage par chromatographie en phase gazeuse (notamment par manque de référence).
13Le couplage chromatographie-spectrométrie de masse permet alors de résoudre ces problèmes. Nous utilisons un spectromètre de masse NERMAG R 10 10 C couplé à un ordinateur PDP 11.
Application
14Nous avons appliqué ces différentes techniques dans le but de déterminer la présence ou l’absence d’acide abiétique dans un microprélèvement de pigment vert effectué sur la peinture d’une lettre ornée d’un manuscrit du XIIe siècle4.
15La masse de ce prélèvement effectué sous la loupe binoculaire était proche mais inférieure au microgramme.
Résultats :
16Nous avons suivi le protocole d’analyse décrit précédemment et avons ainsi pu recueillir les acides gras et les alcanes.
17Le chromatogramme des esters méthyliques d’acides gras est présenté sur la figure 3.
On peut constater la présence d’acides légers (qui possèdent moins de vingt atomes de carbone) avec notamment, en quantité prépondérante, les acides en C 14, C 16 et C 18, ainsi que l’acide monoinsaturé en C 18, à savoir l’acide oléique.
On peut remarquer l’absence totale d’acides gras lourds (possédant plus de 20 atomes de carbone).
18Le chromatogramme présente un pic relativement important au-delà du C 18 qui ne correspondait pas au temps de rétention du C 19 ni du C 20. Nous avons donc procédé à l’étude de ce composé par couplage chromatographie-spectrométrie de masse.
19Le spectre de masse obtenu pour ce pic nous a permis d’identifier la structure du composé correspondant, comme étant celle de l’acide déhydroabiétique (fig. 4).
20La présence de cet acide dans l’échantillon permet d’affirmer sans ambiguïté possible, que l’échantillon initial était, au moins en partie, issu de la colophane.
21Néanmoins, l’étude de la colophane pure montre que celle-ci ne contient pas d’acides en C 14, C 16 et C 18. Il est donc plus que probable que le prélèvement contenait autre chose que du « résinate de cuivre », certainement un composé de type « huile », étant donné le type d’acides identifiés.
22Nous avons aussi étudié la fraction insaponifiable de l’échantillon. La figure 5 montre le chromatogramme des alcanes dans lequel on peut observer la présence d’hydrocarbures saturés possédant de 24 à 31 atomes de carbone ; l’absence d’alcanes légers exclut la possibilité d’une pollution. On observe que leur distribution ne présente pas de prépondérance en alcanes possédant un nombre impair d’atomes de carbone, excluant ainsi une origine végétale et conduit à penser qu’ils sont d’origine bitumineuse.
23On notera qu’au niveau quantitatif, ils représentent près de 70 % du mélange total étudié (à savoir, la somme acides gras + alcanes), ce qui est très important.
24Or la colophane pure ne contient pas ce type d’hydrocarbures. Ceci confirme que l’échantillon étudié était en fait du résinate de cuivre, en mélange avec certainement deux autres composés.
Conclusion
25Notre étude a permis de détecter, sans ambiguïté possible, la présence de dérivés de l’acide abiétique et donc de pouvoir en conclure que la colophane a été utilisée dans la préparation de ce pigment vert à base de cuivre, comme semblent indiquer les recettes qui nous ont été conservées.
26Mais cette étude a aussi permis de poser un certain nombre de nouvelles interrogations que l’on ne soupçonnait pas, notamment quant à la présence en quantité relativement importante d’alcanes lourds et d’acides gras légers.
27Ces interrogations et la résolution des problèmes qu’elles posent, ne sont plus uniquement du ressort des physico-chimistes mais plutôt des historiens des techniques et des historiens d’art qui auront à proposer une explication des résultats obtenus par l’analyse.
Notes de bas de page
1 Sur les résinates de cuivre, on pourra consulter l’étude de A.P. LAURIE, « The technique of the great painters », Londres, (1949), p. 57, et celle de H. KUHN :« Verdigris and copper resinate », dans Studies in Conservation, 15, (1970), p. 12-36.
2 Sur la préparation des résinates de cuivre, on se reportera à l’étude de L.L. STEELE, dans Journal of Am. Chem. Soc., 44, (1922), p. 1333.
3 Parmi les recettes anciennes qui nous ont été conservées, on notera celles qui sont données (fol. 31 et 31 v) dans le manuscrit de Théodore Turquet de Mayerne « Pictoria sculptoria et quae subalternarum artium », ca 1620-1646, (édition française par M. FAIDUTTI et C. VERSINI, Imp. Audin, Lyon, 1974 et édition hollandaise par J.A. VAN DE GRAAF, Het De Mayern manuscript als bron voor de schildertechniek van de barok, printed by Verweij, Mijdrecht, 1958) :
« ... Beau vert. Prenés thérébentine de Venise deux onces, huile de thérébentine une once et demie, meslés, adjoutés vert de gris en morceauix deux onces ; mettés sur cendres chaudes, et faites bouillir doucement. Essayés sur un verre si la couleur vous plait. Passés un linge... »
4 La présence de cuivre dans cet échantillon a pu auparavant être mise en évidence par spectrométrie de rayons X en dispersion d’énergie (EDXS).
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Pigments et colorants de l’Antiquité et du Moyen Âge
Teinture, peinture, enluminure, études historiques et physico-chimiques
Institut de recherche et d'histoire des textes, Centre de recherche sur les collections et Équipe Étude des pigments, histoire et archéologie (dir.)
2002