Caractérisation de pigments picturaux d’une enluminure médiévale par microspectrométrie Raman
p. 143-152
Résumé
L’enluminure que nous avons étudiée provient d’un manuscrit en papier du Moyen-Age ; il s’agit d’une lettre ornée polychrome représentant une scène de la « Légende Dorée » de Jacques de Voragine.
Une analyse préliminaire par fluorescence X a permis l’identification de l’or pour les zones dorées et d’un dérivé du mercure, certainement du cinabre pour l’encre rouge du texte. L’identification des autres pigments est ensuite effectuée par spectroscopie Raman. Cette technique s’est révélée efficace pour de telles études*. Le faisceau laser, d’intensité faible (5 mW), est focalisé par le microscope sur le pigment, sur une surface d’environ 1 µm2 ; il frappe par intermittence pour éviter tout risque d’endommagement. Une partie du rayonnement est diffusée par le pigment avec un changement de fréquence caractéristique des molécules qui le composent. Les spectres obtenus des divers pigments sont ensuite comparés aux spectres de pigments de référence établis préalablement.
Nous avons pu identifier le lapis-lazuli composé de sulfures S2 et S3 pour le bleu de l’enluminure, la céruse carbonate de plomb pour le blanc, du carbone très amorphe pour le noir. Seul un rouge n’a pu être déterminé, une fluorescence importante noyant les signaux dans le bruit de fond. Le marron s’est avéré être un mélange des autres pigments.
Sur les sept couleurs utilisées nous avons donc déterminé la composition de six d’entre elles, par l’association de la fluorescence X et de la microsonde Raman laser, sans prélèvement ni destruction de l’enluminure.
Note de l’éditeur
Cette étude suit la voie ouverte par Bernard GUINEAU qui étudia le premier les pigments utilisés dans les enluminures par microspectrométrie Raman laser, cf. Michel DELHAYE, Bernard GUINEAU, Jean VEZIN « Application de la microsonde Raman laser à l’étude des pigments », Le Courrier du CNRS, (Décembre 1984), pp. 20 à 31 et J. of Forensic Sc., 29, 2, (1984), p. 471-485.
*Elisabeth DEVEZEAUX DE LAVERGNE, Mémoire de DESS en physique appliquée à l’archéologie, CRIAA, Universités de Bordeaux I et III, juin 1988.
Texte intégral
Présentation de l’enluminure
1Le manuscrit dont nous disposons est conservé à la Bibliothèque Municipale de Bordeaux sous la cote Ms 1855 ; il s’agit d’un feuillet isolé en papier, écrit en ancien français et estimé de la fin du xiiie siècle (fig. 1).
2Le texte, dont nous lisons facilement l’incipit en rouge : « Ci commence la vie de saint Thomas d’Inde, l’apostre », est extrait de la LÉGENDE DORÉE, composée par Jacques de Voragine entre 1264 et 1267. Notre texte témoigne déjà de plusieurs transformations par rapport à l’écrit original ; le passage relatant la rencontre puis le voyage de saint Thomas avec le prévôt du roi d’Inde est considérablement enjolivé. C’est pourtant ce passage, ni original, ni spirituel, qui fut choisi comme thème d’illustration du chapitre.
3L’enluminure polychrome est une lettre ornée, un N, qui recouvre moins de 10 cm2. Peu de couleurs ont été employées à son élaboration : du bleu, du rouge et du blanc, du noir pour les cernes, des points dorés et un marron qui semble hétérogène.
4Notre recherche vise à identifier les couleurs, et à les comparer aux encres utilisées pour l’écriture (rouge, noire et bleue). Nous avons choisi de travailler sans faire de prélèvements et en utilisant des méthodes d’analyse non destructives.
Analyse
Observation morphologique des pigments
5Nous avons procédé à une observation préalable des pigments à la loupe binoculaire et au microscope. Les couleurs sont en bon état de conservation : vives, sans noircissement, peu altérées. Le noir du texte paraît être de même nature que le noir utilisé dans la vignette ; il en est de même pour les bleus de la marge supérieure du texte (dans le cercle rouge) et de l’enluminure ; au contraire le rouge du texte est beaucoup plus soutenu que celui de l’image, terne, craquelé dans certaines zones. Le marron enfin se révèle hétérogène, mélange de grains noirs et rouges surtout mais aussi blancs, bleus et même jaunes.
6Une observation à fort grossissement permet de trouver dans toute plage colorée des cristaux de couleurs variées (fig. 2). Ceci confirme l’intérêt de la microspectroscopie Raman, qui analyse une plage déterminée au µm près.
Analyse par fluorescence X
7Nous avons choisi de commencer par une analyse en fluorescence X ; les résultats obtenus pourront nous orienter vers un éventail plus restreint de pigments contenant les éléments déterminés. L’analyse par microsonde Raman sera facilitée par les hypothèses préalables que nous aurons ainsi formulées.
8L’appareillage de fluorescence X permet une analyse élémentaire dans un cercle de 16 mm de diamètre ; ceci implique qu’il n’a pas été possible d’analyser les couleurs une par une, mais que nous avons obtenu des spectres sur des « zones » dans lesquelles nous connaissions les couleurs présentes (fig. 3).
9Un premier comptage a concerné le papier nu, donnant le « bruit de fond » ; un autre, mené au milieu de la vignette révèle une unique et importante présence de plomb ; un dernier comptage dans une zone dorée atteste de la présence de l’or.
10Dans les encres nous n’obtenons rien de particulier pour le noir, à part les signaux du bruit de fond et un peu de plomb ; nous pensons qu’il peut s’agir de noir de carbone très courant à l’époque (ou noir de fumée) ; en effet le carbone (Z = 6) est un élément trop léger pour être détecté par fluorescence X. Par contre dans le spectre de l’encre rouge les quatre pics du mercure (Hg) nous renseignent immédiatement sur la nature du pigment utilisé : il s’agit du cinabre HgS.
11En conclusion, la fluorescence X nous apporte les renseignements suivants :
Une fine pellicule d’or colore les zones dorées.
Le pigment rouge de l’encre est du cinabre (HgS).
Les pigments de l’enluminure contiennent une quantité importante de plomb. Si nous excluons les pigments organiques, nous conservons un éventail peu étendu de pigments médiévaux ayant pu être utilisés avec le plus de probabilité34 :
- Blanc : Céruse Pb3 CO3(OH)2
Rouge : Litharge calcinée Pb O
Minium Pb3O4
Cependant ce rouge paraissant assez terne nous soupçonnons la présence d’un colorant organique.
Bleu : Azurite Cu3CO2 (OH)2
Bleu égyptien Cu Ca Si4O10
Lapis lazuli Na5 ou8 Al6Si8O28S3 ou 4
12Ces hypothèses permettent d’orienter notre recherche en spectrométrie Raman vers des zones d’énergie correspondant aux fréquences d’excitation des composés cherchés.
Analyse par microsonde Raman laser
Principe et mise en œuvre5
13Lorsqu’un faisceau lumineux monochromatique (laser) frappe un édifice polyatomique (échantillon), une partie de la lumière est diffusée par cet édifice à des fréquences distinctes de celles de la lumière incidente (fig. 4). Raman a montré que cette différence est caractéristique des mouvements entre les atomes de l’édifice polyatomique examiné.
14Le spectre Raman est formé de raies caractéristiques de ces mouvements interatomiques. Chaque molécule possède son spectre propre ; l’analyse Raman permet l’identification directe du composé atomique, pigment dans notre cas.
15Le faisceau laser est canalisé dans un microscope optique à l’aide d’un miroir réfléchissant ; la lumière incidente peut ainsi être focalisée sur une surface de l’ordre de 1 µm2 de l’échantillon. Cette technique s’adapte particulièrement à l’étude d’une surface hétérogène mais présentant au laser des cristaux homogènes à l’échelle du micromètre.
16La puissance du laser est maintenue assez faible (inférieure à 5 mw dans notre cas) pour ne pas risquer d’endommager l’enluminure. A travers le même objectif du microscope, la lumière rétrodiffusée par l’échantillon est renvoyée par un miroir vers les fentes d’entrée du monochromateur d’un spectromètre (fig. 5).
17L’enluminure a été disposée directement sous le microscope sans préparation (fig. 6). Pour éviter qu’elle ne bouge sous l’impact du laser, empêchant ainsi la focalisation précise du faisceau sur le cristal, nous avons découpé un trou de 1 cm de diamètre dans une plaque de plexiglass qui vient se fixer contre le manuscrit. Le faisceau frappe par intermittence, à travers le trou ; ainsi minimise-t-on des déplacements gênants pour les mesures.
18Pour obtenir un spectre précis, on ne travaille que sur un intervalle réduit de fréquences ; il est donc nécessaire, avant de commencer un comptage, de savoir dans quel intervalle le mener. Nous cherchons donc à confirmer une hypothèse émise préalablement, en retrouvant dans notre spectre les mêmes pics que ceux d’un spectre de référence établi auparavant.
19Si nous retrouvons le même spectre, le composé est identifié. Si nous obtenons des pics différents, nous cherchons un spectre de référence qui leur corresponde. Enfin si le spectre est plat nous devons reprendre un comptage dans un intervalle de fréquences différent.
Résultats
20L’effet Raman maximum a été obtenu en focalisant le laser sur les cristaux colorés les plus plans et homogènes. Les pics se détachant plus nettement du bruit de fond dessinent un spectre lisible et exploitable.
Analyse du bleu
21Le spectre du bleu est le même pour toutes les plages bleues analysées, encre ou enluminure ; nous y lisons les raies caractéristiques dues aux vibrations des ions S2 et S3 du lapis lazuli6, comme nous pouvons les voir sur le spectre de référence (fig. 7).
22Les raies 547 et 263 cm-1 correspondent aux vibrations d’élongation et de déformation de l’ion S3, tandis que la bande 585 cm est due à la vibration d’élongation de l’ion S2. (Dans la pratique on substitue au terme « fréquence » celui de « nombre d’onde relatif » exprimé en cm-1).
Analyse du blanc
23Le spectre présente des raies vers 1055 cm-1, 1390 cm-1 et 1600 cm-1 : ceci semble indiquer la présence de carbonates complexes métalliques. La fluorescence X ayant montré la présence de plomb, l’ensemble de ces données permet de conclure que nous sommes en présence de carbonate de plomb, c’est à dire de céruse.
Analyse du noir
24Le spectre du noir présente de larges raies à 1350 cm-1 et 1580 cm-1, caractéristiques du carbone. La largeur des raies indique que le carbone est sous une forme peu cristallisée (encre et vignette).
Analyse du rouge
25Le pigment rouge utilisé dans l’enluminure n’a pas permis l’obtention d’un spectre : une fluorescence importante donnant un bruit de fond élevé ne laissait apparaître aucun pic.
Analyse du marron
26Le marron étant un mélange ne donne pas lieu à une analyse spécifique ; nous avons vérifié par des spectres rapides que les différents grains colorés qui le composent proviennent bien des pigments utilisés dans les plages voisines.
Récapitulatif
27Nous avons donc identifié grâce à la spectroscopie Raman laser trois pigments supplémentaires : le lapis lazuli, la céruse et le noir de carbone.
28Seul le pigment rouge utilisé dans l’enluminure reste indéterminé.
Doré | Or |
Encre noire & cernes | Noir de carbone |
Encre rouge | Cinabre |
Bleu | Lapis-lazuli |
Blanc | Céruse |
Rouge | ? |
Marron | (Mélange) |
Conclusion
29La détermination « in situ » des pigments utilisés pour la peinture des enluminures médiévales vient ainsi compléter la connaissance que nous en avons par l’étude historique des textes.
30Deux méthodes d’analyse non destructives complémentaires, la fluorescence X et la spectrométrie Raman laser, nous ont permis l’identification de tous les pigments (sauf un) utilisés.
31La spectrométrie Raman est adaptée à l’identification des pigments, puisqu’elle permet de déterminer les composés eux-mêmes, apportant un complément d’information à l’analyse élémentaire par fluorescence X.
32Il est donc possible de mener à bien l’investigation physico-chimique sans faire de prélèvement ; cependant les nombreuses manipulations nécessaires nous ont fait douter de l’intérêt réel de notre démarche. En effet, quelques microprélèvements effectués dans les petites bavures de la peinture n’auraient eu aucune incidence esthétique ; par contre, la manipulation du document entier, soustrait même pour un temps limité aux conditions normales de conservation exige une attention extrême et constante.
33Nous pensons donc que le recours au prélèvement microscopique permet de meilleures conditions de travail et un plus grand respect de l’œuvre d’art.
Notes de bas de page
3 P. & L. MORA, P. PHILIPPOT, « La conservation des peintures murales », Editions Compositori, Bologne, (1977).
4 THOMPSON, « The material and techniques of mediaeval painting », Dover Publications, New York (1956).
5 Pham Van HUONG, « Reviews on analytical chemistry », Editions L. Niinistö, Akademiai Kiado, Budapest (1981), Chapitre 15.
6 R.J.H. CLARKS, M.L. FRANKS, « The resonance Raman spectrum of ultramarine » Chemical Physics Letters 34, 1 (1975).
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Pigments et colorants de l’Antiquité et du Moyen Âge
Teinture, peinture, enluminure, études historiques et physico-chimiques
Institut de recherche et d'histoire des textes, Centre de recherche sur les collections et Équipe Étude des pigments, histoire et archéologie (dir.)
2002