Chapitre III. De l’internationalisme à la mondialisation : évolution des stratégies culturelles
p. 215-239
Texte intégral
1Les pratiques hollywoodiennes à l’ère de la mondialisation renvoient inévitablement à l’atmosphère internationaliste de la fin des années 1960 et du début des années 1970. À ces deux époques, les nombreuses relations qu’Hollywood entretient avec le reste du monde, et notamment avec les communautés artistiques, viennent affiner les stratégies culturelles dans le domaine du marketing et de la production. L’Hollywood du début du xxie siècle a tiré les leçons de l’aventure des années 1960.
Une industrie cinématographique internationale
2La baisse proportionnellement significative des recettes provenant du marché extérieur au cours de la période qui va de la fin des années 1970 aux années 1980 contraste fortement avec celles qui la bordent. En effet, à partir du milieu des années 1990, les recettes extérieures retrouvent le niveau qu’elles avaient à la fin des années 1960. Ces deux périodes sont alors marquées par un état d’esprit proche autour de la vision d’une industrie cinématographique internationale.
Fin des années 1960, début des années 1970 : « Films are now a true world phenomenon. »
3Du milieu des années 1960 au milieu des années 1970, le marché extérieur représente entre 49 et 51 % des recettes totales des majors, qui lui portent une attention toute particulière. Le choix d’Eric Pleskow à la présidence d’United Artists en 1973 est par exemple fondé sur sa longue expérience de la distribution internationale. Cette décennie correspond à une période d’ouverture des Américains sur le monde. Le public américain apprécie notamment les films faits de l’autre côté de l’Atlantique. Des actrices étrangères telles Julie Andrews, Catherine Deneuve, ou Anouk Aimée sont connues du public américain. Le courant français de la Nouvelle Vague séduit à la fois le public et les artistes américains. Les jeunes réalisateurs de la fin des années 1960, tels Francis Ford Coppola, Martin Scorsese ou Denis Hopper, trouvent dans le cinéma européen une source d’inspiration. Avec des films tels Bonnie and Clyde (A. Penn, 1967) ou Easy Rider (D. Hopper, 1969), le cinéma hollywoodien se renouvelle sous influence européenne. Les échanges sont d’autant plus aisés que des artistes français, tels Agnès Varda ou Roger Vadim, vont tourner à Hollywood. Des réalisateurs, tel le Polonais Milos Forman, des producteurs, tels les Italiens Dino De Laurentiis et Alberto Grimaldi, viennent également enrichir la communauté hollywoodienne d’influences étrangères. En 1968, Jack Valenti déclare : « Hollywood est une Tour de Babel de langues étrangères1. » Entre 1966 et 1975, 59 % des films hollywoodiens à gros budget ont au moins un acteur étranger parmi les trois acteurs principaux (tableau ci-dessus). La présence étrangère se perçoit également dans les thèmes des films. La moitié des films à gros budgets réalisés entre 1966 et 1975 se passent totalement ou en partie hors du territoire américain. Ce phénomène est fortement lié au développement de la pratique de la production délocalisée à partir des années 1950. Le fait de filmer à l’étranger est un indice de « l’internationalisation croissante de l’industrie du cinéma2 ». La vague de productions délocalisées s’accompagne également de financements de films locaux, tels Quatre garçons dans le vent (1964), L’Enfant sauvage (1970) ou Le Dernier Tango à Paris (1972). United Artists n’invite pas François Truffaut à Hollywood, mais finance ses films français. Participer à des coproductions signifie à la fois répondre aux goûts des populations locales et produire des films qui seront exploitables sur le marché américain3. Importance économique du marché extérieur, ouverture d’esprit du public américain, nombreux échanges artistiques font des années 1960 une époque d’internationalisme pour le cinéma. « Le cinéma est vraiment un phénomène mondial », déclare Frederick Gronich, de la MPEA, en 19674. La communauté hollywoodienne s’engage pleinement dans un esprit d’échange et d’ouverture, comme le souligne Jack Valenti en 1967 : « Le cinéma américain n’est plus insulaire [...] Il est international5. » Cette vision d’une communauté du cinéma internationale n’est d’ailleurs pas seulement perceptible dans le discours hollywoodien. En 1976, Pierre Viot, directeur du CNC, se félicite de la présence de nombreux réalisateurs étrangers tournant en France et y voit le signe d’un « internationalisme » prometteur de riches échanges. L’Hollywood de la fin des années 1960 et du début des années 1970 est marqué par une atmosphère d’internationalisme, par la vision d’une communauté cinématographique commune, vécue sur le mode d’une interpénétration des influences.
Fin des années 1970, années 1980 : le repli
4La crise hollywoodienne du début des années 1970, la diminution des recettes extérieures, la montée d’un fort sentiment antiaméricain à l’étranger sont autant de facteurs expliquant le repli de la communauté hollywoodienne sur elle-même à partir du milieu des années 1970 et jusque dans les années 1980. Le nombre de films à gros budget donnant au moins un de ses trois grands rôles à un acteur étranger passe de 59 % pour la période 1966-1975, à 43,3 % pour la période 1976-1985 et 32,2 % pour la période 1986-1995. Le nombre de films à gros budget se passant totalement ou partiellement à l’étranger diminue également radicalement. Il descend à 27,7 % entre 1976 et 1985, et à 22,9 % entre 1986 et 1995. Le nombre de productions délocalisées diminue. Les équipes de tournage reviennent aux États-Unis. À la même époque, les majors ferment leurs unités de production en Europe. Alors qu’en 1970, sortaient aux États-Unis 51 films américains tournés totalement ou partiellement en Grande-Bretagne, seuls 20 films de cette nature sortent en 1985. De même, 20 films américains filmés totalement ou partiellement en Italie sortent aux États-Unis en 1970, contre cinq en 1985. Ce repli artistique et économique se traduit par des productions centrées sur les États-Unis. Près de 63 %, des films à gros budget entre 1976 et 1995 traitent de sujets américains. Le cinéma adapte les auteurs américains, avec Le Monde selon Garp(G. R. Hill, 1982) ou La Lettre écarlate (R. Joffé, 1995), revisite l’histoire fondatrice des États-Unis avec Silverado (L. Kasdan, 1985), Wyatt Earp (L.Kasdan, 1994), ou encore Geronimo (W. Hill, 1993). C’est aussi l’époque de deux grandes sagas américaines. Retour vers le futur (1985, 1989, 1990) revisite l’Amérique des années cinquante, le mythe de l’Ouest, et imagine un futur moderniste. Die Hard (1988, 1990, 1995) réinvente la figure du cow-boy dans un univers contemporain, luttant contre le désordre engendré par des éléments étrangers.
Année 1990, années 2000 : retour de l’internationalisme ou mondialisation ?
5Les années 1990 donnent l’image d’une « résurgence » du climat d’internationalisme6. Le nombre de films à gros budget donnant au moins un de ses trois premiers rôles à un acteur étranger passe de 32,2 % pour la période 1986-1995 à 54 % pour la période 1996-2004. Le nombre de films à gros budgets réalisés par un artiste étranger, qui restait aux alentours des 28 % depuis les années 1960, passe à 34,6 %. Des acteurs espagnols, tel Antonio Banderas, des acteurs britanniques, tels Gary Oldman ou Tim Roth, des réalisateurs étrangers tels l’Australien Baz Lurhmann ou l’Écossais Danny Boyle se voient proposer du travail à Hollywood. Les majors recommencent à s’intéresser aux acteurs célèbres dans leurs pays. « Depuis quelques mois, Fox [...] s’est transformé en un véritable Ellis Island », peut-on lire dans Variety 19967. Le nombre de films à gros budgets se passant totalement ou en partie hors des États-Unis passe de 22,9 % entre 1986 et 1995 à 33,3 % entre 1996 et 2004. Les films de l’année 1998 s’inspirent par exemple largement de sources étrangères. La Cité des anges (B. Silberling, 1998) est un remake des Ailes du désir (1987) de l’Allemand Wim Wenders. L’Homme qui murmurait à l’oreille des chevaux (R. Redford, 1998), ainsi que L’Homme au masque de fer (R. Wallace, 1998) sont tirés de romans britannique et français. Godzilla reprend un personnage mythique japonais. À la même époque, les productions délocalisées reprennent leur essor. Elles passent de 7 % de la production hollywoodienne à 27 % au cours des années 1990. C’est également au début des années 1990 que les majors recommencent à investir dans les cinématographies étrangères. En 1995, Sony et Canal Plus signent un accord de financement de productions européennes et Warner Bros. investit dans son premier film en langue allemande (Nur aus Liebe, D. Satin). Sony investit également dans la production de versions allemandes de séries à succès telles Madame est servie(Who’s the Boss) Mariés, deux enfants (Married... with Children), ainsi que dans la création de séries locales (Berlin Break, 1993)8. Le « respect croissant de la part d’Hollywood pour les films et réalisateurs internationaux », le « regain d’intérêt » pour les artistes étrangers9semblent marquer un retour à l’internationalisme des années 1960. « [L]’internationalisation tant attendue du cinéma est proche », déclare Variety à l’occasion de la cérémonie des Oscars de 199610.
6Le retour des artistes étrangers à Hollywood est cependant perçu de manière fort différente. Alors que Jack Valenti parlait de Tour de Babel, Variety parle désormais d’Ellis Island. À l’idée de communauté internationale s’oppose celle d’immigrés dans le système hollywoodien. Pour décrire le phénomène, Variety utilise d’ailleurs un titre à connotation guerrière : « Les étrangers envahissent Hollywood11 ! Par ailleurs, la place des films étrangers dans les salles américaines n’a cessé de diminuer12. Malgré les apparences, il n’y a donc pas retour à l’atmosphère internationaliste des années 1960 et 1970. Si le marché extérieur reprend de l’importance pour la communauté hollywoodienne, il ne le fait pas selon les mêmes modalités. Le terme d’internationalisme apparaît d’ailleurs très peu dans la presse ou dans les études. Il est remplacé par celui de « mondialisation » (globalization). Productions délocalisées, recours croissant à des sources étrangères sont des reflets de la mondialisation. On ne parle plus d’industrie internationale du film, mais de « communauté mondiale » (global community). Or internationalisme et mondialisation sont de nature fort différente. Comme le soulignent Asu Aksoy et Kevin Robins, l’internationalisation signifie « la rencontre et la confrontation de cinémas nationaux relativement distincts et caractéristiques », tandis qu’avec la mondialisation la nationalité d’un film n’est plus nécessairement en adéquation avec le territoire où il est produit13. Par ailleurs, si l’internationalisme traduit l’idée d’une collaboration des nations pour leur bien commun, le terme de mondialisation renvoie immédiatement aux idées d’homogénéisation et surtout d’uniformisation.
7La mondialisation sous-entend la formation d’une « culture globale », fondée sur des « universaux culturels », et, pour les entreprises, sur « la recherche de messages à haut coefficient de rassemblement14 ». Le renouveau d’intérêt que portent les majors au reste du monde se décline souvent sur le mode de la mondialisation et de l’homogénéisation. Ainsi, si elles s’intéressent aux artistes étrangers, c’est pour en faire des stars internationales, de futurs Arnold Schwarzenegger. Cette vision d’un monde en cours d’uniformisation apparaît le plus clairement lorsque les majors expliquent le succès de quelques comédies, films habituellement peu exportables, à partir des années 1990. Le premier film à attirer l’attention des majors est Wayne’s World en 1992. La stratégie logique pour cette comédie aurait été de compter principalement sur les recettes américaines en salles et de sortir le film directement en vidéo dans le reste du monde. Or, Paramount choisit de doubler et sous-titrer le film en seize langues et de le sortir dans les salles du marché extérieur. Le film engrange plus de 120 millions de dollars aux États-Unis et plus de 60 millions à l’étranger. Ces recettes extérieures paraissent miraculeuses pour un tel film. Mary à tout prix, Maman, j’ai raté l’avion sont également des exemples de comédies hollywoodiennes réussissant l’impossible : faire de bons résultats sur le marché extérieur15. Des films qui n’auraient pas marché dans les années 1980 rencontrent soudain un public sur le marché extérieur. Pour les majors, l’explication est simple : la mondialisation. La multiplication des chaînes de communication, la rapidité de circulation de l’information sont autant d’éléments qui favorisent l’uniformisation du marché mondial. L’extension de CNN et MTV, le développement du câble et du DVD permettent aux spectateurs étrangers d’être exposés à des films plus divers, et surtout à des films typiquement américains. La mondialisation entraîne ainsi une certaine uniformisation du public : « Les adolescents italiens s’habillent maintenant comme les adolescents américains, écoutent la même musique, et sont autant susceptibles d’apprécier des films comme “Bad Boys”16. » L’expression « the world is getting smaller » résume la vision des majors. Un argument important qui reste cependant souvent absent des discours des majors est le fait que le monde ne se rétrécit pas vraiment : il se rétrécit moins qu’il ne se rapproche des États-Unis. Les chaînes de télévision étant le plus souvent américaines, c’est bien un processus d’américanisation qui permet au public étranger de mieux comprendre Wayne’s World. Si l’idée d’homogénéisation est souvent présente, il est rare de trouver des déclarations telle celle d’Arthur Cohen, président du marketing international chez Paramount en 1993 : « L’américanisation du monde n’est pas près de s’arrêter. »17
8Si les contacts interculturels de l’internationalisme sont, dans une certaine mesure, remplacés par l’uniformisation de la mondialisation, les caractéristiques nationales viennent cependant encore jouer un rôle important. Au début des années 1990, Benjamin Barber identifie ainsi les deux futurs politiques possibles pour le monde. Il envisage d’un côté un mouvement d’« intégration et uniformité » visant à la création d’un « réseau mondial homogène d’un point de vue commercial ». Il nomme cette tendance McWorld. Il lui oppose la vision d’une « retribalisation » (retribalization) de l’humanité, d’une « libanisation » (Lebanonization)18 des États-nations, dans un monde où tribus, peuples et cultures sont en lutte perpétuelle. Il nomme cette tendance Jihad19. Ainsi, alors que la mondialisation donne l’illusion d’un effacement du national, celui-ci resurgit avec d’autant plus de force. Le discours universalisant entraîne, par réaction, ce sursaut au niveau national et local, et la culture est un des domaines où cette division entre mouvement global et mouvement local apparaît avec force. « Le problème central que posent aujourd’hui les interactions globales est la tension entre l’homogénéisation culturelle et l’hétérogénéisation culturelle », souligne Arjun Appadurai20. Mel Van Elteren identifie ainsi des couples d’opposition autour desquels se joue la « dynamique du processus de mondialisation », tels universalisation/particularisation, homogénéisation/différentiation, ou encore intégration/fragmentation. Le « global » ne se substituant pas au « local », il propose de « trouver une nouvelle articulation entre “le global” et “le local” », dans laquelle le local agirait au sein même d’une logique de mondialisation21.
9Les stratégies économiques des majors sont en phase avec ces dualités. En prenant de plus en plus en compte le niveau local, en se transformant en Glocalwood, les majors tentent de s’adapter comme d’autres entreprises tels Coca Cola, McDonald’s ou Toys’R Us. Face à l’importance du facteur culturel dans la tension entre mondialisation et localisation, cette adaptation des stratégies économiques doit également s’accompagner d’un recours croissant aux stratégies culturelles dont disposent les majors dans le domaine du marketing et de la production. Alors que les majors ont l’habitude de privilégier ces stratégies aux époques où le marché extérieur prend de l’importance, il n’est pas possible d’appliquer dans les années 1990 les mêmes méthodes que dans les années 1960. La différence entre l’interpénétration des années 1960 et la tension culturelle des années 1990 et 2000 obligent les majors à faire évoluer leurs stratégies culturelles, tout comme elles ont fait évoluer leurs stratégies économiques, afin de répondre aujourd’hui au défi du glocal/local.
Le marketing adapté : une stratégie incontournable
In the end, the sale is always local22.
Les débuts du marketing cinématographique
10Si le marketing naît aux États-Unis dans les années 1930 et s’étend à travers le monde après la Seconde Guerre mondiale, il ne touche l’industrie cinématographique qu’à la fin des années 1960. Avant la mise en place des services marketing, ce sont donc les services publicité et promotion (advertising and publicity) qui s’occupent des campagnes. Avec la grande importance du marché extérieur à la fin des années 1960, les équipes publicitaires des majors sur les différents marchés étrangers voient leurs effectifs augmenter. À cette époque, les majors se mettent à organiser des rencontres de tous leurs cadres internationaux (Twentieth Century-Fox, Buenos Aires, 1968 ; MCA, Los Angeles, 1969 ; Warner Bros., New Delhi, 1970). Dans chacune de ces réunions sont présentés les nouveaux films, mais également des techniques publicitaires, ainsi que des suggestions pour vendre ces films dans les différents pays. L’importance du marché extérieur permet aux équipes publicitaires étrangères de bénéficier d’une plus grande liberté. L’adaptation des campagnes à chaque marché est une pratique courante. En 1975, les cadres d’United Artists considèrent ainsi que le fait de « re-tailler » chaque campagne selon les mensurations du marché (tailor-made campaigns) est un « truisme » pour l’industrie hollywoodienne23.
11À cette même période, le marketing commence à prendre pied dans l’industrie du film hollywoodien. En 1966, on note ainsi la présence d’un executive assistant to the president in charge of marketing chez MGM. En 1969, Paramount ouvre discrètement un « service marketing ». En 1975, année où les pratiques de marketing s’installent officiellement à Hollywood avec la sortie des Dents de la mer, seules trois majors ont des postes qui lui sont dédiés (Columbia, Disney, Paramount). Il faut attendre une dizaine d’années pour que la plupart des majors aient un service entièrement consacré au marketing, dont les secteurs de la publicité et de la promotion ne sont plus qu’une partie. Dès ses débuts cinématographiques, le marketing se préoccupe du marché extérieur. En avril 1975, lors d’une convention internationale tenue par Twentieth Century-Fox à Puerto Rico, Jonas Rosenfield, dans une intervention intitulée « Movie Marketing Power to Cover the World », encourage le réseau de distribution mondial à entrer dans « le nouveau monde du marketing », fait le bilan des expérimentations menées dans ce domaine en France et en Grande-Bretagne, insiste sur la nécessité d’évaluer « le potentiel d’un film sur un territoire spécifique » et invite les distributeurs à faire des propositions particulières à leur marché24. Malgré la perte d’importance du marché extérieur en termes de recettes, les campagnes publicitaires continuent, sous l’influence du marketing, à être adaptées dans les années 1970 et 1980. Ainsi, Richard Fox, président de Warner Bros. International attribue les succès de l’année 1986 à l’application de techniques de marketing intérieur sur le marché extérieur, telles les études de marché ou les avant-premières (advance screenings)25. Il insiste sur les avantages de cette approche : « Nous n’imposons aucune culture aux autres pays, notre approche est locale26. » L’évolution du contexte économique mondial pousse cependant les équipes marketing à changer de cap au début des années 1990.
Les années 1990 : le rêve de l’uniformité
12Le phénomène de mondialisation, qui se fait fortement sentir dans le domaine du cinéma dans les années 1990, donne naissance à une nouvelle logique marketing, autour du rêve d’un monde uniforme. La mondialisation est comprise comme entraînant une homogénéisation des populations et, pour les majors, des pratiques cinématographiques, les mêmes films passant dans les cinémas du monde entier. La meilleure connaissance du monde américain véhiculée par les médias et internet permet aux majors d’envisager le monde comme un seul ensemble partageant un socle culturel commun. Dans le domaine du marketing, la mondialisation se traduit par un mouvement d’homogénéisation des campagnes publicitaires. Pour les équipes sur place, la standardisation croissante des campagnes signifie une réduction de leur marge de manœuvre. À partir du début des années 1990, UIP France n’est ainsi autorisé à modifier que les campagnes publicitaires des films n’ayant pas rencontré de succès aux États-Unis ; pour 70 % des campagnes, les affiches d’origine sont utilisées telles quelles27. Un indice de cette homogénéisation des campagnes est le fait que de plus en plus de titres restent inchangés sur le marché extérieur. Alors qu’au début des années 1990, les titres des films américains sont régulièrement traduits, ce procédé s’estompe au milieu de la décennie. Des titres obscurs comme Pulp Fiction, Clueless ou Showgirls restent inchangés28. En 1993-1994, la moitié des films Warner Bros. et un tiers des films UIP sortis en France garde ainsi leur titre d’origine29. Cette uniformisation des campagnes marketing est accélérée par deux facteurs eux-mêmes issus de la mondialisation.
13Parce que le public étranger est de plus en plus rapidement au courant des nouveautés cinématographiques sur le marché américain, il réclame les films récents beaucoup plus tôt. Cette évolution pousse les distributeurs à vouloir profiter du buzz ainsi créé en sortant les films de façon très rapprochée. C’est donc au début des années 1990 que s’impose la notion de sortie mondiale simultanée (day-and-date release) avec Jours de tonnerre (T. Scott), Retour vers le futur III (R. Zemeckis), ou encore Le Parrain, 3e partie (F. F. Coppola). En choisissant la sortie simultanée, le distributeur lance une opération de « communication globale »30 et transforme la sortie des films à gros budget en phénomène mondial. Le souci de lutter contre le piratage est un autre argument poussant à l’adoption des sorties simultanées. L’effet d’uniformisation induit par le choix de ce type de sortie est encore accentué par l’augmentation du nombre de copies à la suite de la construction de multiplexes dans de nombreux pays. Au cours des années 1990, le nombre de copies distribuées par Buena Vista International passe de 2 500 à 4 000 voire 4 500. Par cette augmentation, les distributeurs appliquent la technique marketing classique de la saturation. La diffusion rapide et massive des copies pousse d’autant plus les distributeurs à s’appuyer sur des campagnes uniformisées que les services marketing ne disposent plus du temps nécessaire pour moduler la campagne d’origine, pour la « re-tailler ».
14Un second facteur issu de la mondialisation et favorisant le recours à des campagnes uniformisées est le développement de plans de merchandising à l’échelle mondiale. Jurassic Park en est un des premiers exemples. Plus qu’un film à succès, Jurassic Park devient rapidement une « marque mondiale ». Au centre de cette entreprise de merchandising, se trouve non seulement le titre du film, mais surtout son logo facilement reconnaissable. Il s’agit alors pour chaque distributeur de conserver une campagne visuellement similaire à la campagne d’origine, mais également de garder le titre anglais. Disney essaie de garder le titre Dangerous Minds (J. N. Smith, 1995) à l’étranger, car c’est également le titre de l’album qui prépare la voie au film sur de nombreux marchés. UIP décide de ne pas sortir The Flintstones (B. Levant, 1994) sous le titre connu en France, La Famille Pierrafeu, afin de rester dans la lignée de la campagne mondiale. Le merchandising est donc une contrainte supplémentaire qui pousse les équipes marketing à adopter des campagnes uniformisées dans les années 1990.
15Dans la pratique, l’usage de la localisation perdure au cours des années 1990, mais ce n’est plus l’option première choisie par les distributeurs. Le début des années 1990 marque notamment la systématisation des tournées publicitaires mondiales des stars (public appearances) qui sont également une pratique de localisation. Ainsi, tout au long des années 1990 existent, d’un côté, des pratiques d’adaptation héritées de la tradition publicitaire et marketing et, de l’autre, la recherche d’une uniformisation toujours plus grande des campagnes sur un marché mondialisé.
Les années 2000 : le marketing du double jeu
16L’apparente uniformisation du marché mondial pousse les majors à mettre de plus en plus à fusionner leurs services de distribution, selon l’idée que « la distribution à l’étranger et la distribution aux États-Unis ont de plus en plus de choses en commun dans un monde qui rétrécit rapidement31 ». En 2001, seule Warner Bros. maintient une séparation stricte entre services intérieur et extérieur. Cette fusion permet aux majors de reprendre le contrôle d’un marché extérieur devenu très important et de le placer sous la responsabilité directe d’un seul individu, en général un cadre jusque-là chargé du marché intérieur. Jeff Blake, fraîchement nommé président de la distribution et du marketing pour le monde entier chez Sony, dénonce ainsi des pratiques marketing « hasardeuses » sur le marché extérieur et se déclare en faveur d’une stratégie extérieure beaucoup plus proche de la stratégie marketing choisie pour le marché intérieur. Cette réorganisation des majors déclenche une vive réaction de la part des cadres en charge du marché extérieur. Nadia Bronson, présidente de la distribution et du marketing international, démissionne lorsqu’Universal fait de Marc Shuger, ancien chef du marketing intérieur, son supérieur. Les experts du marché extérieur insistent sur l’impossibilité de plaquer une campagne américaine sur les nombreux marchés d’Hollywood. Ils défendent la nécessité d’une connaissance fine et d’une vaste expérience des marchés. Michael Williams-Jones, ancien président d’UIP, dénonce le « sabotage32 » dangereux entrepris par les cadres du marché intérieur qui arguent que marché intérieur et extérieur sont similaires, et ignorent les différences de coutumes, psychologie et saisonnalité entre les pays. Confronté à l’importance du marché extérieur, Michael Williams-Jones en appelle à une nouvelle approche marketing du monde, qui, s’inspirant du fonctionnement d’autres industries, mette l’accent sur les compétences locales. Ce débat qui déchire Hollywood dans sa structure même est un puissant révélateur des paradoxes en jeu au début des années 2000.
17Alors même que les majors se prennent à rêver d’un monde homogène, les contraintes du local se rappellent à elles avec une force renouvelée. C’est en effet à cette époque que la sortie simultanée, un des piliers de l’uniformisation, commence à être remise en question. Les équipes marketing se plaignent de ne plus avoir le temps de moduler les campagnes des films qui échouent sur le marché américain. Les tournées publicitaires de stars se font plus rares : elles sont occupées à faire la promotion du film aux États-Unis. La sortie simultanée crée, tout comme aux États-Unis, des « bouchons » (jam) lors de la saison estivale. La multiplication des films à gros budget sortant l’été se traduit également par un effet de « cannibalisation » qui nuit aux résultats. Si la sortie simultanée reste l’option privilégiée pour les films à gros budget, les équipes marketing préfèrent recourir à une sortie séquentielle (staggered release) pour les autres types de films sortis l’été aux États-Unis. Tandis que Pearl Harbor (M. Bay, 2001), Le Retour de la Momie (S. Sommers, 2001), ou La Planète des singes (T. Burton, 2001) sortent de façon quasi simultanée au cours de l’été 2001, A. I. : intelligence artificielle (S. Spielberg, 2001) et Moulin Rouge (B. Luhrmann, 2001) prennent le temps d’une sortie séquentielle à l’automne. Ce décalage permet aux équipes marketing de soigner les campagnes locales, notamment les sous-titres de la comédie musicale. La sortie simultanée et la saturation obligent également les équipes marketing à concevoir de façon plus stratégique la campagne de chaque film pour faire face à un environnement de plus en plus concurrentiel. Il ne s’agit plus de dépenser de larges sommes pour des campagnes massives, mais d’analyser le marché en termes culturels, de déterminer les médias qui auront le plus d’impact sur le public et de concentrer les dépenses dessus. Au-delà des paradoxes de la sortie simultanée, un second facteur vient faire resurgir le local dans le schéma uniformisant des majors. Afin d’accroître leur pénétration du marché extérieur, les majors tendent en effet à étendre la pratique du doublage, outil de localisation, à un nombre croissant de pays. Le doublage de Jurassic Park en hindi est ainsi une étape cruciale du développement de l’exploitation des films hollywoodiens sur le marché indien. De façon générale, le nombre de versions doublées pour les films familiaux passe d’une vingtaine à une quarantaine. Les majors ne se limitent plus au doublage des films pour adultes en huit langues. X-men : l’affrontement final (B. Ratner, 2006) est ainsi doublé en dix-huit langues. Garfield 2 (T. Hill, 2006) l’est en trente-deux langues, dont le mexicain, le brésilien et le hongrois.
18Alors que le marché extérieur prend de plus en plus d’importance pour les majors, le rêve d’un marché uniforme se révèle pour ce qu’il est : un mirage. Le début des années 2000 est donc le moment de la fin des illusions. Le marché extérieur n’est pas homogène, au contraire, il paraît de plus en plus fragmenté. Cette prise de conscience pousse les majors à revenir aux habitudes antérieures de localisation des campagnes. Il ne s’agit cependant pas d’un retour pur et simple, mais plutôt d’une réinvention des pratiques. Le marketing doit désormais jouer sur les deux tableaux du mondial et du local, trouver un équilibre entre ces deux pôles. C’est dès le départ que les équipes marketing doivent envisager la carrière mondiale d’un film, prévoyant par exemple différentes photos des acteurs parmi lesquels les services pourront ensuite faire leur choix. Les équipes marketing doivent aussi faire preuve d’une grande souplesse afin de gérer au mieux des films à gros budget aux campagnes relativement uniformes, mais également la majorité de films plus difficiles qui requiert une approche plus fine et une connaissance des différents marchés. Mark Zoradi, président de Buena Vista International insiste sur l’importance d’un équilibre entre Burbank, centre de la planification mondiale, qui fixe les objectifs et les bureaux locaux, qui ont une grande liberté. En évitant de « sur-contrôler » ces services, Buena Vista encourage l’esprit d’entreprise et la motivation des employés33. Un domaine précurseur de cet équilibre entre mondial et local est celui du merchandising. Dès les années 1990, on assiste en effet à un équilibrage dans le choix des partenariats. Pour la sortie de George de la jungle (S. Weisman, 1997) et Hercule (R. Clements, J. Musker, 1997), Disney s’associe à des conglomérats mondiaux tels McDonald’s ou Nestlé, mais recherche également les partenaires locaux. Pour la sortie de Spider-Man 2 (S. Raimi, 2004), Sony a six grands partenaires, mais également des centaines de partenaires utilisant la licence dans le monde entier. Ainsi, contrairement aux attentes des majors, la mondialisation n’entraîne pas l’uniformisation des campagnes. À partir des années 2000, le marketing hollywoodien doit donc s’efforcer de trouver un équilibre, de jouer un double jeu, entre mondial et local. L’importance du facteur local qui réapparaît avec force au début des années 2000 touche également le domaine de la production.
Les programmes de production : vers une diversification culturelle
Since we release over 20 films per year, we look to have a varied motion picture slate, so that we can appeal to audiences of all ages and tastes (not to mention, of course, location)34.
19Si les films à gros budgets sont souvent au centre de l’attention portée à Hollywood, ils ne sont qu’un des types de films produits par les majors. En effet, les programmes de production (production slate)35 des studios frappent avant tout par leur grande diversité dans le choix des projets. Cette diversité se traduit d’abord en termes de budget. La même année, Columbia produit ainsi le second opus de Spider-Man pour un budget de 200 millions de dollars et Closer, entre adultes consentants (M. Nichols, 2004) pour 30 millions. Les majors cherchent également à couvrir des genres très variés, des comédies aux drames, des films d’horreur aux comédies musicales. Par ailleurs, les films sont choisis pour couvrir les différentes périodes de l’année. Les films de l’été et de Noël ne sont ainsi pas les mêmes que ceux de l’automne. Les programmes de production doivent enfin répondre aux attentes de publics très différents, particulièrement en termes d’âge et de sexe. Au début du xxie siècle, Hollywood s’intéresse non seulement aux adolescents, mais à bien d’autres groupes démographiques. En février 2003, Hollywood propose ainsi des films pour les jeunes enfants (Le Livre de la jungle 2), pour les pré-adolescents (Kangourou Jack), pour les 18-24 ans (Destination finale 2), pour les adultes (Chicago), pour les jeunes hommes (Daredevil), pour les jeunes femmes (Comment se faire larguer en 10 leçons), pour les Noirs (Deliver us from Eva). Hollywood se préoccupe aussi de répondre aux attentes du public des différentes régions des États-Unis. Fast & furious (R. Cohen, 2001) est ainsi destiné aux publics urbains cosmopolites de l’Ouest, tandis que Le Plus beau des combats (B. Yakin, 2000) plaît à la population plus traditionaliste du centre. Par ailleurs, les investissements des majors dans des films indépendants à très petit budget font dire à Tyler Cowen que la production hollywoodienne est également très variée sur un plan esthétique36. Cette diversité dans les choix de productions permet aux majors de répondre à des attentes divergentes, d’étendre les risques sur des produits très différents, et se traduit par des résultats financiers positifs. La production hollywoodienne tend ainsi à correspondre à la diversité démographique et culturelle de la population américaine. Lorsque le marché extérieur ne constitue pas une part essentielle des revenus des majors, cette diversité originelle paraît suffisante. Ainsi, durant les années 1980, les films hollywoodiens semblent, aux yeux des majors, pleinement acceptés à l’étranger. Mais quand le marché extérieur tient une place essentielle dans l’économie des studios, ces programmes de production centrés sur le public américain ne conviennent plus.
20Alors que Jack L. Warner préside Warner Bros. au milieu des années 1960, la major enregistre une forte baisse de ses recettes sur le marché extérieur, certains films, tel Parrish (D. Daves, 1961)37n’étant d’ailleurs pas distribué à l’étranger. Explication de Variety : Jack L. Warner finance trop de films de type Americana, pas assez de films à visée internationale. C’est parce que le marché extérieur est important que ce programme de production semble déséquilibré. Au début des années 1970, MGM s’inquiète également de la baisse de ses recettes extérieures. Le film hollywoodien étant boudé au profit des films locaux, le studio décide de procéder à un rééquilibrage de son programme en produisant deux types de films : des films à gros budget à visée internationale et des films locaux, c’est-à-dire d’autres cinématographies. Pour MGM comme pour Warner Bros., prendre en compte l’importance du marché extérieur passe par une modification à la fois des critères de production et du programme de production. Dans les années 1990, la position du film hollywoodien à l’étranger est à nouveau menacée. C’est, on l’a vu, toute la géographie du public qui est remise en question. Tout comme dans les années 1960, les majors réagissent alors selon deux approches. La première, qui consiste à inclure le facteur étranger dans les choix de production des films à gros budget, au moment de la greenlight, a certaines limites. Tout d’abord, elle ne porte que sur quelques films par an, au sein d’un programme de production beaucoup plus vaste. Ensuite, le film à gros budget ne peut non plus être internationalisé à l’extrême, car les Américains restent encore, dans l’esprit hollywoodien, le public premier. Cette mesure ne répond donc que de façon très incomplète à la modification du public.
21Les majors ont alors recours à une seconde mesure. Puisque le public s’enrichit d’un nouveau groupe démographique, le programme de production se doit de répondre aux attentes de ce nouveau groupe. Les majors font donc le choix de la diversification de leur production vers des films spécifiquement à destination du public étranger. Au-delà de la diversification traditionnelle en termes d’âge et de sexe, le programme de production se diversifie également en termes de nationalité. Aux côtés de films à gros budget, à visée plus ou moins internationale, et de films visant le public américain, on trouve alors des films destinés spécifiquement au public étranger. En 1975-1976, Warner Bros. produit ainsi Les Hommes du président et la comédie Le Prisonnier de la seconde avenue (M. Frank) avec Jack Lemmon, mais également Di che Segno Sei ? (S. Corbucci, Italie), Las adolescentes (P. Masó, Espagne) ou Catherine et Cie (M. Boisrond, France). En 2000, Columbia produit Charlie et ses drôles de dames et The Patriot, mais également Anatomie (S. Ruzowitzky, Allemagne), La Vie peu ordinaire de Dona Linhares (A. Waddington, Brésil) ou encore Seunlau ngaklau (H. Tsui, Hong Kong). Ces films produits en dehors des États-Unis et souvent dans une langue autre que l’anglais sont appelés local-language productions ou foreign-lingos. Puisque certains films américains ne marchent pas à l’étranger, puisque les films étrangers ne marchent pas aux États-Unis, puisqu’il existe des différences culturelles inaltérables, les majors adoptent un programme de production double. Les productions en langues locales sont alors conçues comme complémentaires aux autres films des majors38. Il s’agit de toucher le public à la fois par l’intermédiaire des films hollywoodiens et des films locaux. Les films locaux produits par les majors deviennent alors une catégorie de films de plus à inclure dans un programme déjà varié. La diversification de la production des majors vers des films non américains dans les années 1960 et 1970, et à partir des années 1990 est donc une réponse directe à la diversification du public qui n’est plus seulement américain, mais également étranger39. Désormais, la diversification du programme de production des majors se fait culturelle.
22Alors que la modification des critères de choix pour les films à gros budget dans les années 1990 semble pointer vers une disparition de films dédiés au public américain, la diversification culturelle du programme de production des majors garantit au contraire la présence de films « pour les Américains ». Malgré leur insuccès (d’ailleurs prévisible) sur le marché extérieur, des films comme Le Plus beau des combats, Où sont les hommes ? (F. Whitaker, 1995) ou Préjudice (S. 1998)40 sont toujours produits, malgré leur caractère local, à cause caractère local41. Les majors ne peuvent tout miser sur le marché étranger au risque de perdre leur marché national. Si les majors prennent désormais le marché extérieur largement en compte au moment de donner le feu vert, « cela ne veut pas dire que chaque film fait doit être conçu pour le marché international »42. Le film « pour les Américains » continue donc d’être l’un des éléments du programme de production des majors. La prise d’importance du marché extérieur a cependant entraîné un déplacement de ce type de films, un glissement en termes de budget. Les majors continuent de produire quelques films à gros budget orientés vers un public américain, tels Couvre-feu (E. Zwick, 1998) ou Perpète (T. Demme, 1999). Cependant, même au sein de cette catégorie de films, les éléments étrangers s’invitent. Ce phénomène est particulièrement marquant dans le domaine des adaptations de comics. X-men (B. Singer, 2000) s’appuie sur de nombreux acteurs étrangers, tandis que Catwoman (Pitof, 2004) est réalisé par un Français. Même une comédie à destination des Noirs américains comme Le Manoir hanté et les 999 fantômes (R. Minkoff, 2003), avec Eddie Murphy, a recours à deux acteurs britanniques, Terence Stamp et Nathaniel Parker. S’il existe encore, le film à gros budget spécifiquement à destination d’un public américain se fait beaucoup plus rare43. Au cours des années 1990, alors même que les films purement américains se trouvent lentement chassés de la catégorie des gros budgets, un phénomène de polarisation se produit, qui menace l’existence des films à budget moyen. La hausse des coûts de distribution rend la rentabilisation de ces films plus difficile. Ce phénomène est aggravé par le fait que seuls les films à gros budget marchent réellement sur le marché extérieur. En effet, les films à budget moyen, qui présentent souvent un « tranche de vie », sont plus centrés sur le développement des personnages principaux (character-driven) que sur l’action. Un film à budget moyen qui échoue peut alors faire perdre plus d’argent à un studio qu’un film international à gros budget, car il ne peut pas être « rattrapé » par le marché extérieur. Les majors tendent donc à réorganiser leur programme de distribution en éliminant les films à budget moyen et en concentrant leurs investissements sur des films à gros budget. Les films à destination du public américain se trouvent alors repoussés dans la catégorie des films à petit budget. Le programme de production des majors se polarise donc entre deux extrêmes : « quelques blockbusters mondiaux basés sur des franchises à grand potentiel » et « quelques films à petit budget, ciblés vers des niches spécifiques, qui ont du succès aux États-Unis ou en vidéo. »44 La prééminence du marché extérieur aux yeux des majors entraîne ainsi indirectement le glissement du film typiquement américain vers la catégorie des petits budgets.
23Films internationaux à gros budget, films « américains » à petit budget et films « non américains » sont donc les composantes d’un programme de production marqué par un effort de diversification culturelle. Tous font partie intégrante de ce programme. Tous répondent aux attentes d’un public spécifique. La grande majorité de ces films, y compris les productions très américaines et les productions locales, est exportée hors de leur territoire d’origine. Un cadre explique ainsi comment la production culturellement diverse de Sony est distribuée dans le monde entier :
Nous faisons des films pour le marché intérieur qui sont distribués à l’étranger... comme Spider-Man... nous faisons des films à l’étranger comme Crazy kung-fu qui sont aussi distribués ici [aux États-Unis]... nous faisons également des films comme Da Vinci Code conçus dès le départ pour un public mondial... nous produisons des films locaux dans environ 40 pays45.
24Notons enfin que l’idée d’une diversification culturelle du programme de production se répand de façon inégale dans le milieu du cinéma hollywoodien. Columbia, Warner Bros. et Disney sont les majors pionnières dans ce domaine, tandis que Paramount et Universal restent plus tournées vers le marché intérieur. Si l’on observe les films sortis par Warner Bros. en 2002 et 2003, on note un partage entre des films à gros budget (Dommage collatéral, Harry Potter et la chambre des secrets), des films « américains » à petit budget (Le Rappeur de Malibu, Le Temps d’un automne, Laurier blanc) et des films « non américains » (Le Boulet, Dom). Il y a très peu de films à budget moyen. Paramount, en revanche, ne produit aucun film étranger, produit deux films à gros budget (Lara Croft Tomb Raider, le berceau de la vie, Prisonniers du temps). Le reste de son programme se partage entre des films à budgets moyen (Dérapages incontrôlés, The Fighting temptations) et à petit budget (Crossroads, The Hours, Abandon), orientés vers un public américain46. La diversification culturelle des programmes de production est ainsi une réponse directe à la prise d’importance du public étranger de la part des majors les plus orientées vers le marché extérieur.
De l’expérience initiatique à la systématisation
It’s a pattern that streches back decades47.
25Les années 1960 et les années 1990 présentent ainsi un certain nombre de similitudes. L’industrie du cinéma est vue comme internationale et le marché extérieur est important aux yeux des majors. Les choix de production et les pratiques marketing sont sensibles aux préférences du spectateur étranger. Malgré le fossé entre internationalisme et mondialisation qui sépare ces deux époques, la ressemblance est indéniable. Les années 1960 apparaissent en fait comme une expérience initiatique ancrée dans la mémoire des majors de la fin du xxe siècle. Les investissements dans la production de films locaux dans les années 1990 sont ainsi perçus comme un retour et sont analysés par la presse à la lumière de l’expérience des années 1960. Elles peuvent ainsi tirer les leçons suivantes : éviter de mettre trop de projets en route en même temps, établir des objectifs communs avec les producteurs locaux, ne pas faire de films avec des acteurs de nationalités trop diverses. Les majors sont soucieuses de montrer que ces leçons sont apprises. Ainsi, lorsqu’Universal se lance dans la recherche de nouveaux artistes dans le monde entier, la major précise bien « qu’il ne s’agit pas d’un retour [...] au “potage européen”, ces films rassemblant des acteurs importants de différents pays dans le seul but d’obtenir des fonds de chacun de leurs territoires48 ». Coopération, sélection, recherche d’authenticité sont autant de leçons tirées de cette première expérience. Les années 1960 sont riches d’enseignement non seulement au niveau des productions locales, mais également dans le choix des productions hollywoodiennes elles-mêmes. Ainsi, alors qu’une vague de films orientés vers la jeunesse américaine contestataire, tels Le Lauréat (M. Nichols, 1967), Rose-mary’s Baby (R. Polanski, 1968) et Goodbye Columbus (L. Peerce, 1969), rencontre un franc succès aux États-Unis, ces films sont boudés du marché extérieur : trop américains, trop ciblés sur les jeunes de ce pays, incompréhensibles49. Si les now pictures ne reçoivent pas l’aval des spectateurs étrangers, ils sont par contre accueillis très favorablement dans les festivals de cinéma. Dans les années 1970, M.A.S.H.(R. Altman, 1970), L’Épouvantail (J. Schatzberg, 1973), Conversation secrète (F. F. Coppola, 1974) et Taxi Driver (M. Scorsese, 1976) reçoivent tous la Palme d’Or du Festival de Cannes. Les majors apprennent à se méfier de films culturellement trop ciblés et se reposent à nouveau sur des films spectaculaires à gros budget, mais la popularité de ces films dans les festivals de cinéma est également une leçon retenue.
26Au-delà de la ressemblance avec les années 1960, la caractéristique principale de l’Hollywood du début du xxie siècle est la systématisation des pratiques liées au marché extérieur. Désormais, ce dernier est inclus dans le système hollywoodien. L’évolution des pratiques de sélection des projets et du marketing est en cela un élément majeur. Le choix de la sortie mondiale simultanée dans les années 1990 entraîne une inclusion des équipes marketing étrangères de plus en plus tôt dans la vie du film. Au début des années 2000, campagnes intérieure et extérieure sont de plus en plus conçues simultanément. Cette proximité dans le domaine des campagnes publicitaires s’étend bientôt à une plus grande proximité avec la production. Les remarques des décideurs marketing pour l’étranger sont de plus en plus écoutées. Lorsque l’importance du marché extérieur et de la connaissance de ses caractéristiques locales devient évidente aux yeux des majors au milieu des années 1990, les décideurs marketing étrangers gravissent alors facilement un échelon supplémentaire sur l’échelle hiérarchique des studios et sont officiellement inclus dans le comité de décision donnant le feu vert. Désormais, les films à visée internationale ne sont plus choisis uniquement par une équipe intérieure, comme c’était le cas dans les années 1960, mais sont le fruit d’un débat dans lequel les décideurs marketing internationaux ont un rôle à part entière. C’est par l’arrivée de ces décideurs au sein du conseil de décision que la prise en compte des goûts du spectateur étranger devient systématique. Un type de production expérimentée dans les années 1960 devient également un élément à part entière du système hollywoodien : le film non américain. Alors que les productions locales dans les années 1960 sont le fait de relations personnelles et d’opportunités, elles sont aujourd’hui le signe d’une vraie pensée stratégique, planifiée et réfléchie. Désormais, la production de films locaux fait partie intégrante de la stratégie d’entreprise (corporate strategy) de la plupart des majors. Un indice de cette systématisation est l’ampleur planétaire prise par un phénomène qui était circonscrit à l’Europe dans les années 1960. Les majors cherchent actuellement automatiquement à investir dans les productions locales des marchés importants. Il s’agit d’une pratique standard.
27Le marché extérieur fait ainsi désormais partie intégrante du système hollywoodien, révolutionnant par là les pratiques de distribution, mais également de production hollywoodiennes. Tandis que les campagnes marketing recherchent l’équilibre entre mondial et local, les majors résolvent ce dilemme dans le domaine de la production par le choix d’une diversification culturelle de leurs films. Les programmes de production se répartissent ainsi en deux grandes catégories. Les films à gros budget visent un public mondial. Les films à petit budget visent un public local, américain, français, brésilien, ou autre. Cette nouvelle logique des majors pourrait faire d’Hollywood un acteur de la diversité culturelle.
Notes de bas de page
1 « Hollywood is a Tower of Babel of foreign tongues. » Variety, 13 novembre 1968.
2 JOWETT, Garth S. (1976), p. 432.
3 De nombreuses raisons expliquent cette vague d’investissement, centrée sur la France, l’Italie et la Grande-Bretagne : marché européen dynamique, cinématographies européennes florissantes, intérêt du public américain pour la Nouvelle Vague et les films européens, faibles coûts de production, main d’œuvre bon marché, existence de subventions des États (Eady Levy en Grande-Bretagne, fonds d’aide du CNC en France), gain d’influence sur les différents acteurs des industries nationales du film.
4 « Films are now a true world phenomenon », Variety, 24 mai 1967.
5 « The American motion picture is no longer insular [...]. It is international. » Motion Picture Exhibitor, 14 juin 1967.
6 « Globalization : Gospel for the’ 90s ? », Variety, 2 mai 1990.
7 « In recent months Fox [...] has become a veritable Ellis Island. », in « Aliens Invade Hollywood », Variety, 12 février 1996.
8 Dans le domaine du cinéma, les majors souhaitent ainsi bénéficier du succès des autres industries nationales, ainsi que des aides étatiques à la production (Loterie nationale en Grande-Bretagne, système des abris fiscaux en Allemagne). Dans le domaine de la télévision, elles souhaitent à la fois profiter de la déréglementation des chaînes et contourner la directive Télévision sans frontières. Les majors investissent également dans les lieux de diffusion : chaînes de télévision et multiplexes.
9 Variety, 9 octobre 1995, 12 février 1996.
10 « [T]he experience of recent years and the immediate line-up of products suggest that the long expected internationalization of the movie industry is at hand. » Variety, 1er avril 1996.
11 « Aliens Invade Hollywood », Variety, 12 février 1996.
12 Ainsi, le cinéma européen représente 7 % du marché américain en salles en 1969, 9 % en 1973, mais seulement 1,5 % au milieu des années 1990. Joël Augros propose plusieurs facteurs expliquant cette diminution : développement de films « soft » et « hard » américains, réticence devant les films doublés, refus du spectateur de prendre des risques, redécouverte du public adulte par les producteurs américains, isolationnisme, barrière à l’entrée. AUGROS, Joël (1996), pp. 185-186.
13 AKSOY, Asu, ROBINS, Kevin (1992), p. 20.
14 MATTELART, Armand. « La nouvelle idéologie globalitaire », in CORDELLIER, Serge (2000), p. 86.
15 Mary à tout prix engrange plus de 176 millions de dollars sur le marché intérieur et 193 millions sur le marché extérieur. Maman, j’ai raté l’avion engrange plus de 285 millions de dollars sur le marché intérieur et plus de 191 millions sur le marché extérieur. Source : Boxofficemojo.com.
16 « Italian 14-year-old boys now dress like American 14-year-olds, listen to the same music, and are just as likely to enjoy films like “Bad Boys”. », Tony Manne, vice-président exécutif de la distribution internationale, CTFDI. Hollywood Reporter, 27 juin 1995.
17 « The Americanization of the world shows no signs of stopping. » Wall Street Journal, 26 mars 1993.
18 En Europe, on parlerait probablement plutôt de « balkanisation ».
19 BARBER, Benjamin (1992).
20 Cité in CORDELLIER, Serge (2000), p. 90.
21 VAN ELTEREN, Mel (1996), p. 56-58.
22 MILLER, Toby, GOVIL, Nitin, MCMURRIA, John, MAXWELL, Richard (2001), p. 32.
23 Variety, 4 juin 1975.
24 ROSENFIELD, Jonas (1975).
25 Autres techniques appliquées au marché extérieur : saturation des écrans (saturation release) et publicité télévisée à partir du milieu des années 1970, avant-premières à partir du début des années 1980, premières à l’étranger (Superman 2, 1980 ; Conan le barbare, 1982).
26 « We are not force-feeding anything cultural on another country, but localizing the approach. » Variety, 10 décembre 1986.
27 DANAN, Martine (1995).
28 Variety, 8 janvier 1996.
29 DANAN, Martine (1995).
30 LAURICHESSE, Hélène (2006), p. 71.
31 « [...] international and domestic distribution have more in common than not in a rapidly shrinking world. » Variety, 15 janvier 2001.
32 « « Global Biz Requires Global Expertise », Variety, 19 février 2001.
33 Variety, 27 octobre 2003.
34 Chief administrative officer and executive vice-president, Sony Pictures Entertainment, courrier électronique, 17 juin 2006.
35 La production slate est la liste des productions prévues pour une année donnée. On peut parler également de plan de production.
36 COWEN, Tyler (2001).
37 Dans Parrish, un jeune homme, joué par Troy Donahue, apprend à mener une plantation de tabac dans la vallée de la rivière Connecticut.
38 La complémentarité entre films hollywoodiens et films locaux se jouent non seulement au niveau du programme de production, mais, de façon encore plus courante, au niveau du programme de distribution. Dès le début des années 1990, les majors complètent leurs grilles de distribution en obtenant les droits de distribution de films étrangers. Cette opération, appelée acquisition, est très rentable.
39 Chris McGurk, directeur général (COO) d’Universal, déclare ainsi en 1998 que la production de films étrangers est un élément essentiel de la « stratégie de diversification » de son studio (Variety, 19 janvier 1998).
40 Où sont les hommes ? (Waiting to Exhale) conte l’amitié de quatre femmes noires et leurs relations avec les hommes, leur travail, leur famille. Préjudice est un drame se jouant dans un tribunal (courtroom drama).
41 De même, la vague de blaxploitation des années 1970 est motivée par des considérations intérieures, car ces films ne s’exportent pas.
42 Vice-président de Columbia Pictures, courrier électronique, 16 juin 2006.
43 Notons que dans certains cas, un film dépasse son budget initial et passe de la catégorie des budgets moyens à celle des gros budgets. Ceci fausse l’interprétation, car le film n’a pas été conçu au départ comme un gros budget. C’est par exemple le cas de Complots (R. Donner, 1997).
44 Nation, 5 avril 1999.
45 « [...] we make films for the domestic market that air overseas... like Spider-Man... we make films overseas like Kung Fu Hustle that also air here... we also make films like Da Vinci Code with a global audience in mind from the start... we do local production in about 40 countries. » Président de la distribution de Sony Pictures Television, courrier électronique, 16 juin 2006.
46 La séparation du groupe de distribution UIP commun à Universal et Paramount annoncée au milieu des années 2000 pourrait entraîner un changement d’attitude de la part des deux majors qui auront désormais besoin de plus de films.
47 Variety, 22 août 1994.
48 « [T]his isn’t a return to [...] “European soup,” films in which name actors from several countries are brought in solely to raise money from their home territories. » Variety, 14 octobre 1991.
49 Cette vague de now pictures rencontre d’ailleurs très rapidement moins de succès aux États-Unis et les majors se tournent à nouveau vers la production de films à grand spectacle, populaires sur le marché intérieur autant que sur le marché extérieur.
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