Étudiants du Maghreb en France. Spécificités du « rameau féminin » de la migration ?
p. 285-306
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Texte intégral
1Dans le cadre d’un programme de recherches consacré aux migrations universitaires (Rapport DPM, 1998), nous avons effectué une enquête monographique centrée sur les étudiants et les étudiantes des trois principaux pays du Maghreb venus faire leurs études supérieures en France. Cette étude a comporté un volet quantitatif et un volet dit qualitatif. Les données recueillies par questionnaires nous ont permis de procéder à une description approfondie de cette migration dans ses multiples aspects : caractéristiques sociologiques et différenciations internes de cette catégorie d’étudiants, conditions matérielles et économiques d’existence en France, liens avec l’immigration de travail, etc.
2L’usage des entretiens, conduits dans une perspective biographique, traduit un choix méthodologique : faire la plus large place possible à ce qu’il est convenu d’appeler « le point de vue de l’acteur », à savoir entendre et consigner ce que les individus avaient à nous dire de leur expérience d’étudiants étrangers en France, et de parfaire ainsi la description de cette migration en éclairant sa « face subjective ».
3Au cours de ces investigations, il est apparu que des différences assez sensibles, à la fois objectives et subjectives, séparaient la composante féminine de la composante masculine de cette migration étudiante, notamment sur la question du retour : différences de profil sociologique et universitaire d’abord (origine sociale, âge, disciplines, cycles d’études, conditions d’existence), mais aussi différences quant à la tonalité de l’expérience migratoire et aux attitudes découlant de celle-ci.
4Dans le corps de notre premier travail (V. Borgogno et L. Vollenweider, 1998), nous n’avions pas insisté outre mesure sur ces disparités, nous contentant de les commenter brièvement. Mais parvenus à ce stade de l’analyse, la question s’est posée d’une comparaison systématique entre les deux rameaux de la migration étudiante maghrébine (filles/garçons). Dans la perspective de cette contribution, nous avons choisi de mener à son terme ce travail de comparaison.
La « face objective » de la migration : profils sociologiques des étudiants et des étudiantes maghrébines en France
La part des femmes au sein de la migration étudiante
5Notre précédent travail comporte un volet statistique concernant l’analyse globale de la présence des étudiants étrangers en France. Cet examen s’est appuyé sur un traitement secondaire des données du Ministère de l’Éducation Nationale. Nous l’avons mené en opérant la distinction entre les étudiants venus de l’extérieur (EVE), les « véritables » étudiants étrangers, et les étudiants de nationalité étrangère déjà présents en France à la suite de la migration de leurs parents (EEI), les « secondes générations ». Il ressort de cette analyse deux enseignements majeurs.
6Le premier réside dans la mise en évidence d’une modification structurelle de la population des étudiants étrangers jusqu’à présent masquée, faute de mesure adéquate. Il s’agit du déclin qui s’est opéré ces quinze dernières années du nombre d’étudiants étrangers venus de l’extérieur et plus particulièrement des pays du Maghreb et, inversement, de la progression des étudiants issus de l’immigration qui aujourd’hui représentent plus que la moitié de l’ensemble des étudiants étrangers de ces pays.
7L’autre apport de ces analyses est de souligner la féminisation croissante de la population étudiante étrangère issue des pays du Maghreb. Ce processus se vérifie aussi bien pour la seconde génération que pour ceux qui viennent de l’extérieur mais ne remet pas en cause la prédominance masculine. En effet, les étudiantes restent encore minoritaires, malgré l’augmentation de leur ratio dans l’ensemble de la population étudiante venue des pays du Maghreb qui est passée de 20,8 % en 1984-85 à environ 35 % aujourd’hui.
8Cette proportion encore réduite d’étudiantes maghrébines en France est à rapprocher de l’écart qui subsiste toujours dans les pays d’origine entre les garçons et les filles pour l’accès à l’enseignement supérieur, malgré les efforts importants engagés par les États depuis les indépendances. En 1995, par exemple, les étudiantes algériennes fréquentant les universités de leur pays représentaient 37 % des inscrits, les Marocaines 36 % et les Tunisiennes 41 % (UNESCO, 1998).
9Cependant, si la sous-représentation des filles est plus accentuée dans la migration étudiante que dans les espaces universitaires nationaux, c’est que celle-ci met en cause un autre aspect : le statut de la femme dans les sociétés d’origine. Nous voulons parler des limites assignées à leurs déplacements géographiques et de la réprobation collective à l’égard de la migration féminine. Cette dernière est l’objet d’une quasi interdiction en raison des risques que cette transplantation à la fois géographique et culturelle fait courir à l’honneur des familles (C. Lacoste-Dujardin)1. On ne s’étonnera pas dès lors que ces étudiantes soient en majorité issues des milieux sociaux les plus prédisposés à s’affranchir de cet interdit, c’est-à-dire les milieux aisés, urbains et présumés « occidentalisés ».
10Nos statistiques montrent que la proportion de femmes est sensiblement la même parmi les étudiants expatriés issus des trois pays du Maghreb, avec cependant une légère sur-représentation des Algériennes (36,3 %). Mais, si on rapporte ces taux à la répartition hommes/femmes dans l’enseignement supérieur de chaque pays, on constate que la migration étudiante des Algériennes vers les universités françaises est proportionnellement plus importante que celle des Marocaines et surtout que celles des Tunisiennes.
11Ce phénomène met en évidence ce qui peut paraître comme un paradoxe. La Tunisie est le pays du Maghreb qui a connu la plus importante modernisation et libéralisation de la société, permettant entre autres un renforcement de la place des femmes au sein de la vie économique, politique et sociale. Or, c’est la Tunisie qui envoie proportionnellement le plus faible nombre d’étudiantes en France. L’hypothèse que l’on peut avancer à propos du faible niveau de l’émigration des Tunisiennes est que la migration féminine serait précisément à raison inverse des progrès accomplis par la société d’origine dans le domaine de la condition féminine. Le fait que les Tunisiennes soient moins enclines à s’expatrier que leurs homologues d’Algérie ou du Maroc s’expliquerait par l’existence d’un contexte social et culturel marqué par un certain allégement des contraintes pesant sur la condition féminine, ce qui rendrait plus aisé leur insertion dans les universités locales.
12L’expatriation plus massive des étudiantes algériennes est sans doute la conséquence de l’aggravation de la situation sociopolitique due à la montée de l’extrémisme religieux, qui n’épargne pas les campus2, mettant en péril les étudiantes et les intellectuelles, représentatives de la frange de la population dite « occidentalisée ». Dans cette hypothèse, on serait fondé à parler d’une sorte d’exode politique se superposant à la migration étudiante. Mais ce phénomène est aussi à rapporter aux particularités des origines sociales de ces étudiantes.
Des origines sociales contrastées
13La comparaison de l’origine sociale selon le genre des étudiants fait apparaître des fortes disparités dans le « profil social ». Tout d’abord, les étudiantes maghrébines appartiennent bien plus souvent aux « classes privilégiées » que leurs homologues masculins.
14Non seulement la proportion d’étudiantes, dont le père est cadre, est supérieur de 24 points à celui des garçons, mais elles sont aussi deux fois plus nombreuses à avoir une mère exerçant une activité professionnelle (36 % contre 17 % des étudiants). Cette activité se situe généralement dans le haut de la hiérarchie socioprofessionnelle (cadres et professions libérales) ou dans les professions intermédiaires.
15Si on considère maintenant le niveau d’études des parents, on observe que les écarts entre les femmes et les hommes de notre échantillon se creusent encore davantage. En effet, les étudiantes maghrébines ont bien plus souvent des mères (19 %) et/ou des pères (39 %) qui ont fait des études supérieures que leurs homologues masculins (8 % et 19 %).
16En revanche, les garçons appartiennent le plus souvent à un milieu social modeste où le niveau de formation des pères ne dépasse pas généralement celui des études primaires (61 % contre 36 % pour les pères des étudiantes).
17Cette forte différence entre les profils sociaux de la composante féminine et de la composante masculine de la migration étudiante est sans doute encore une fois à relier aux particularités des sociétés d’origine quant à la place faite aux femmes.
18D’après cet indicateur décisif que constitue à nos yeux le niveau de formation des pères et des mères, il est probable que nous ayons affaire ici à des jeunes femmes issues de ces fractions des bourgeoisies locales que l’on dit « occidentalisées », c’est-à-dire des étudiantes ayant une éducation se rapprochant du modèle « occidental » et dans laquelle les mères ont joué un rôle actif en offrant en exemple leur propre émancipation et où les pères, dans bien de cas, ont accompli eux-mêmes des études supérieures en France.
19L’ensemble de ces facteurs, notamment la dissonance entre les normes de leur milieu et les cadres sociaux et culturels dominants, les prédisposent à prolonger leur première éducation par une formation dans une université du « Nord ».
20En revanche, pour les garçons, et plus particulièrement pour ceux issus d’un milieu social modeste, effectuer des études à l’étranger représente avant tout le moyen de garantir, par la détention de diplômes plus « cotés », une réussite sociale et professionnelle propre à démentir les prédictions liées à l’origine sociale, dans des pays où le chômage des diplômés est en forte progression. Dans le cas masculin, les facteurs explicatifs de la migration sont surtout d’ordre socio-économique.
21Cette spécificité de l’origine sociale des publics féminins produit également des effets substantiels sur le déroulement de leur vie en France.
Des conditions socio-économiques inégales selon le sexe
22Les étudiants de notre enquête ont eu à franchir de nombreux obstacles de parcours pour venir en France, de l’obtention d’une inscription universitaire aux droits de résidence. Cependant, il serait faux de croire que ces problèmes administratifs s’arrêtent avec leur installation. Au cours de leur séjour, ils restent soumis à l’obligation de prouver, à tout instant, que le montant de leurs ressources mensuelles correspond au minimum exigé par la législation sur les titres de séjour, soit deux mille cinq cents francs. Aussi, leur vie quotidienne dans le pays d’accueil est-elle en permanence dominée par des tracas d’ordre administratif, matériel et économique.
23Mais les ressources des étudiants, qu’il s’agisse du montant des aides familiales, des salaires du travail à temps partiel, ou encore des aides publiques (bourses et allocations de recherche) varient selon les origines et les milieux sociaux d’appartenance. Du fait de la corrélation de cette variable avec celle du sexe, il n’est pas étonnant de constater que les étudiantes maghrébines, issues le plus souvent des franges sociales privilégiées de la société d’origine, disposent en moyenne d’un revenu plus élevé que les hommes : près de la moitié d’entre elles (47,5 %) font état d’un montant mensuel de ressources supérieur au minimum requis, soit trois mille francs, contre à peine 29 % des hommes. Malgré cette relative aisance financière des filles par rapport aux garçons, il convient de noter que dans le groupe de ceux qui disposent de moins de 2000 francs par mois (les précaires), on n’observe pas d’écarts significatifs entre les sexes. Cette « pauvreté » relative est partagée dans les mêmes proportions par les femmes (31 %) et les hommes (32 %).
24Les ressources financières des étudiants ont des origines variées. Elles proviennent dans certains cas d’une bourse ou d’une allocation de recherche, dans d’autres d’une aide provenant de la famille. Quelques étudiants cumulent les ressources d’un travail salarié et l’aide financière de leurs parents. Pour d’autres, aux sommes provenant d’une bourse s’ajoutent les revenus de « petits boulots » occasionnels. Mais le cas le plus fréquent est celui de l’étudiant dont les ressources proviennent exclusivement du travail (40 %).
25L’origine des ressources des étudiants, comme c’était le cas pour leur revenu mensuel, diffère sensiblement selon le sexe. Les deux tiers de la population masculine a recours aux revenus du travail, c’est-à-dire deux fois plus souvent que la population féminine. On observe le même écart entre les sexes quant au pourcentage des étudiants pour qui le revenu d’un travail rémunéré constitue l’unique source de revenu (24 % des filles contre 46 % des garçons).
26Pour les étudiantes, issues plus souvent d’un milieu social aisé, il n’est pas étonnant de constater que l’aide familiale arrive en tête comme principale source de revenu en France (48 %) et que pour près d’un tiers d’entre elles (30 %), la famille subvient entièrement à leurs besoins. Aussi, le soutien économique des parents a-t-il tendance à être plus fort pour les filles que pour leurs homologues masculins (écart de 6 points).
27Mais la différence la plus remarquable entre les filles et les garçons réside dans la part qu’occupent les ressources provenant des aides publiques aux études. En effet, les étudiantes maghrébines bénéficient deux fois plus souvent d’une bourse de coopération ou d’une bourse gouvernementale que les étudiants et dans 20 % des cas, elle constitue même l’unique source de leurs revenus, alors que ce n’est le cas que pour 6 % des hommes.
Les liens avec l’autre immigration : un dû social ?
28Un autre facteur joue un rôle non négligeable dans les conditions de vie des étudiants maghrébins et intervient directement dans la possibilité même de pouvoir poursuivre des études supérieures : le soutien des réseaux de l’immigration familiale installés dans le pays d’accueil.
29Il apparaît qu’une très large majorité des étudiants interrogés, soit 74 %, déclare avoir eu « de la famille » en France avant leur arrivée et que c’est plus souvent le cas pour les filles que pour les garçons. Cette présence de la famille en France et/ou le fait d’avoir des connaissances parmi les compatriotes joue un rôle fondamental : c’est la raison la plus fréquemment invoquée pour justifier le choix de la ville d’études, principalement chez les filles : 55 % d’entre elles justifient leur choix personnel par la présence des « communautés de compatriotes » dans la localité contre 41 % de leur homologues masculins.
30Dans la majorité des cas, les propos tenus par nos interviewés attestent de la réalité des liens établis avec les membres de leur famille ou avec lesdits « compatriotes ». Ils nous renseignent également sur la nature de ces relations et sur le rôle joué par ce « capital » familial ou relationnel dans la détermination de leurs conditions d’existence.
31Quand elle a lieu, c’est-à-dire quand l’étudiant(e) a effectivement de la famille en France et a recours à elle, l’intervention des membres de la « communauté » immigrée dans leur vie quotidienne, revêt une aide multiforme (matérielle, économique, administrative, etc.) et aussi psychologique. L’expression de ces solidarités ne relève pas, aléatoirement, des dispositions de chacun, mais est considérée comme une sorte de dû social. L’existence de ce devoir de solidarité – qui peut concerner non seulement la famille mais aussi des amis et des connaissances qui sont assez souvent d’ailleurs des amis et des connaissances de la famille — est particulièrement précieuse au moment de l’arrivée et au temps de la première installation, quand l’étudiant (e) se trouve confronté(e) à quantité de problèmes nouveaux d’autant plus difficiles à surmonter que ses ressources financières sont modestes. L’intervention de membres de la « communauté » immigrée prend alors des formes spécifiques à cette phase précise des trajectoires migratoires. Celle-ci répond à l’image du « premier point de chute « : aide à l’installation, soutien ponctuel ou permanent, sas culturel et aide à l’insertion, les fonctions remplies par ces structures d’accueil informelles (véritables institutions tacites) que sont ces noyaux familiaux et les « connaissances », sont nombreuses et variées. S’ajoute à ces fonctions une dernière, non exclusive évidemment des précédentes, qui est une fonction de « protection-contrôle », concernant plus spécifiquement les jeunes filles.
32L’expatriation des étudiantes, notamment lorsqu’il s’agit de « jeunes filles », même si elle est jugée souhaitable, ne va certainement pas de soi pour leurs familles. A l’éloignement géographique se trouve associé le risque majeur d’une perte de contrôle sur les comportements sociaux des filles, et celui d’être dans l’impossibilité de leur assurer les protections particulières dont elles sont traditionnellement l’objet dans leur milieu d’origine. On imagine, dans ces conditions, que ces départs d’étudiantes ont dû être, dans la plupart des cas, l’objet de négociations serrées.
33Ces problèmes spécifiques posés par le départ des filles sont susceptibles de trouver une partie de leur solution dans l’intervention de membres de la famille installés en France. Dans ce cas précis, ces derniers vont non seulement apporter les formes d’aide matérielle, économique, adaptative…, habituelles, mais, de plus, ils vont être investis d’un rôle de protection-contrôle, en faisant de véritables substituts des familles restées au pays. Et, fait remarquable, il semble bien que les intéressées soient plutôt portées à accepter la nécessité de se soumettre à cette nouvelle tutelle de substitution tenue par des membres ou des connaissances de la famille dans le pays d’accueil.
34Mais si ces jeunes femmes acceptent de se soumettre à ces formes de tutelle, c’est généralement à titre provisoire, et pour ménager leur famille. Il s’agit pour elle d’une étape – socialement nécessaire – sur la voie qui doit les conduire à une prise en charge autonome. Leur consentement à ces formes de protection-contrôle déléguées, loin d’être imputable à une intériorisation absolue de la norme, s’inscrit dans une négociation silencieuse, avec leur milieu familial comme avec elle-même, destinée à alléger le poids de cette norme.
35La volonté délibérée de ne recourir que transitoirement à ces structures d’accueil informelles n’est sans doute pas un trait exclusivement féminin, mais il est plus accentué chez les étudiantes Entre autres explications, ce décalage entre les filles et les garçons réside dans des stratégies de prise de distance géographique à signification sociale. Cette thèse voit sa crédibilité renforcée si on considère spécifiquement le cas des jeunes filles. En effet, chez elles, le décalage entre la proportion de celles qui déclarent avoir eu de la famille en France au moment de leur arrivée (78 %), et celles qui affirment demeurer dans la même région que ce rameau familial (54 %) est plus marqué que chez les garçons (respectivement 73 % et 57 %), signe que, dans le cas de étudiantes maghrébines, la prise de distance est plus urgente et plus nécessaire.
La face subjective : expériences migratoires et vie sociale en France
36Nos entretiens semi-directifs ont été conçus et menés de manière à reconstituer la carrière de ces étudiants migrants, appréhendée pour ainsi dire de l’intérieur, dans sa face subjective, ou comme expérience du sujet. Ces « récits de carrière » étaient systématiquement recentrés sur trois moments – donc trois thèmes discursifs – que nous jugions particulièrement révélateurs.
Le départ : tout ce qui le prépare dans l’histoire de l’enquêté, tout ce qui le motive et l’explique…
La vie sociale en France : l’accent étant mis ici sur la nature des liens sociaux noués en situation d’immigration, sur le type d’« activités relationnelles » engagées au cours de cette période…
La vision de l’après-cursus : moment projectif et prospectif où étaient scrutées, analysées et clarifiées les questions posées au « sujet » par les choix en matière d’installation géographique future et d’établissement professionnel.
37Malgré des différences tenant notamment à la diversité des origines sociales, ces expériences rendaient un son globalement semblable : elles étaient scandées par des problèmes analogues, des interrogations identiques, une manière commune de définir la situation.
38Cependant sur chacun de ces thèmes, le discours des étudiantes, tout en reproduisant dans ses grandes lignes le discours de leurs homologues masculins, présentaient certaines divergences que nous dirions typiques. Différences d’accent plus que de nature, mais suffisamment marquées pour susciter l’hypothèse d’un contour spécifique de l’expérience féminine de la migration et du discours tenu sur cette expérience. Dans notre premier compte-rendu de recherche, nous nous sommes bornés à les signaler au passage laissant sans réponse la question de l’existence, au sein de la migration étudiante, d’un profil typiquement féminin d’expérience. Cette position présentait l’inconvénient de tacitement minimiser des différences d’attitudes et de discours parfois sensibles. C’est à cette question de la spécificité féminine remise sur le métier depuis, que nous nous efforçons d’apporter aujourd’hui des éléments de réponse.
39Nous la poserons en la rapportant successivement aux trois moments de l’expérience que nous avons énumérés ci-dessus.
Le thème du départ, étape décisive de la caractérisation de la migration étudiante
40Le premier apport, et sans doute l’acquis le plus précieux de ce « moment » de notre investigation, concerne la caractérisation sociologique de ces migrations étudiantes, c’est-à-dire la manière dont il convient de les appréhender et de les questionner en tant qu’objet sociologique. Cette question peut paraître anodine mais elle recèle, on le verra, d’importants enjeux scientifiques, mais aussi politiques et sociaux.
41Il ne serait probablement pas faux d’affirmer que toute notre enquête dite « qualitative » a concouru à clarifier cette question de la caractérisation, objectif ultime vers lequel a tendu l’ensemble de nos investigations. Dans le déroulement thématique de ces récits de carrière, ce sont les observations permises par le traitement du moment (du thème) du départ qui se sont révélées les plus heuristiques. La raison en est aisément compréhensible : en nous parlant de leur départ – en faisant retour par la réflexion sur ses conditions subjectives – nos enquêtés mettaient au jour les raisons qui ont présidé à celui-ci. Ils reconstituaient les finalités initialement fixées à leur migration. Bref, ils formulaient le projet dans lequel s’inscrivait leur décision de s’expatrier. Or, dans l’approche que nous avons choisi d’adopter ces notions de projet et de finalités, en tant qu’ils sont des catégories de sens et d’action sont des matériaux essentiels de notre entreprise de caractérisation. Ils constituent pour nous des critères de définition décisifs.
42Mais il existe une seconde raison qui fait de ce moment – et de ce thème – une étape capitale de l’analyse. Celle-ci réside paradoxalement dans les contraintes méthodologiques pesant sur l’entretien de recherche biographique.
43L’interviewé auquel on demande de raconter sa vie, ou sa « carrière », procède à une sorte de reconstitution historique qu’il veut objective des événements (et des états de conscience…) passés. Quant à nous, nous jugeons qu’une telle reconstitution doit être tenue pour scientifiquement valide, du moins dans ses grandes lignes, à l’instar des témoignages oraux recueillis par l’historien du présent ou du passé récent.
44Il serait cependant imprudent de croire que cette reconstitution est parfaitement identique aux événements réels. Il n’y a pas de remémoration d’une réalité passée qui ne soit pas une réinterprétation de cette réalité, cette réinterprétation étant elle-même susceptible de connaître des inflexions différentes suivant les contextes où elle est appelée à se produire.
45Ce caractère labile, ou cette flexibilité, des données biographiques constituent pour certains un inconvénient qu’ils jugent rédhibitoire. Nous pensons quant à nous que ces difficultés – qui posent certes des problèmes épistémologiques majeurs mais quelque peu éloignés de nos préoccupations doivent être abordées dans un esprit pragmatique. Or, il se trouve que dans notre cas l’inconvénient, le biais subjectif qui pèse sur les données, se retourne en avantage. En effet, la réinterprétation de l’événement passé visé, en l’occurrence le départ, est évidemment tributaire de l’appréciation que l’on porte dans le moment où a lieu cette réinterprétation, c’est-à-dire celui de l’entretien sur le déroulement ultérieur de la migration, du bilan que l’on dresse de cette expérience. La signification attribuée à cette expérience rétroagit sur la signification attribuée au départ. Le moment du départ se trouve réinscrit dans la cohérence d’ensemble de l’expérience migratoire, tel que le sujet la discerne, en même temps qu’il la reconstitue, dans ce moment réflexif privilégié qu’est l’entretien. Le projet passé est réévalué à l’aune de sa réalisation.
46On le voit, la « donnée » obtenue à travers l’évocation du thème du départ déborde largement le cadre étroit de ce qui serait le simple récit de cet événement précis. Ce débordement la rend d’autant plus intéressante pour notre entreprise. À travers ce récit se trouve communiquée la vision globale – la théorie – que se forme désormais le sujet de sa carrière migratoire. Le départ est réinscrit dans ce cadre « théorique », et en reçoit sa signification ultime, comme si elle venait enfin d’être découverte.
Caractère de la migration étudiante : raison universitaire et raison sociétale
47Dans le traitement du thème du départ, notre premier et principal constat était de nature à contredire la vision étroitement fonctionnaliste que l’on a généralement de ces migrations étudiantes. Les « raisons » invoquées pour le départ, la finalité fixée à l’émigration à ce moment initial ne sont jamais exclusivement universitaires. Elles débordent cette visée. À l’objectif de formation est toujours associé le projet plus large de faire l’expérience de la société d’immigration bien au-delà de ses ressources universitaires, le projet de s’y insérer, fût-ce temporairement, de la pratiquer, en raison de telles ou telles caractéristiques positives qu’on lui prête.
48À côté des « raisons » proprement universitaires expliquant le départ se trouvaient systématiquement évoquées des raisons que nous appellerons faute de mieux sociétales. D’une manière générale, cette raison extra-universitaire n’est pas jugée réellement signifiante : elle est considérée comme une sorte de bénéfice secondaire de la migration étudiante quand on ne la juge pas illégitime. L’accent mis par nos enquêtés sur ces raisons (et le discours abondant qu’elles suscitent) nous ont convaincus d’adopter le point de vue inverse. Cela nous a conduit à prendre au sérieux ces raisons sociétales, à les prendre aussi au sérieux que le faisaient nos enquêtés eux-mêmes, à leur reconnaître un caractère aussi agissant qu’à la raison universitaire.
49Il serait tout à fait erroné de croire que notre propos est ici de minimiser la signification et la finalité proprement universitaire de ces migrations. On courrait ainsi le risque d’accréditer l’image, et le soupçon qui hante désormais l’imaginaire administratif du pays d’immigration, que ces migrations ne seraient pas de « véritables » migrations étudiantes, mais des migrations « ordinaires » utilisant le motif universitaire pour tourner les lois françaises particulièrement restrictives en matière d’immigration.
50Il n’en est rien. Dire que dans cette migration la visée universitaire est étroitement articulée à une visée sociétale, c’est énoncer une de ses caractéristiques qui ne contredit en rien, en elle-même, la réalité ou l’authenticité de la visée de formation universitaire, et d’abord parce qu’elle est située sur le même registre de sens que cette visée, celui de l’acquisition de savoirs nouveaux.
51Une seconde erreur serait de croire que parmi ces migrations certaines seraient plus fonctionnelles – donc plus authentiquement étudiantes – que d’autres, dans lesquelles la raison sociétale l’emporterait sur la finalité universitaire. Là encore, il n’en est rien. Toutes sont à la fois et indissociablement universitaires et sociétales. Les deux visées, ou les deux finalités, sont toujours co-présentes et constituent les deux facettes de la même réalité dynamique.
52Nous résumerons l’ensemble de ces premières remarques sur la caractérisation de la migration étudiante maghrébine, et au-delà sans doute plus largement Sud/Nord, en disant que cette migration, tout en demeurant pleinement identifiable comme mobilité universitaire, se trouve cependant inscrite dans une dynamique sociétale qui déborde cette fonction et où s’exprime une attractivité globale exercée par les sociétés d’accueil sur certaines couches sociales des pays de départ.
Migration étudiante et migration économique
53Cet élargissement du sens de la migration étudiante qui la rapproche du mouvement d’ensemble des migrations Sud/Nord impose et rend utile sa mise en parallèle avec l’émigration économique. Précisons, s’il en était besoin, qu’il s’agit bien ici de comparer les deux migrations et non de les amalgamer.
54On peut parler jusqu’à un certain point de l’existence d’une sorte d’homologie de structure entre les deux formes migratoires. Toutes deux, en effet, se définissent d’abord par une visée spécifique, fonctionnelle (le travail dans un cas, la formation dans l’autre). Chez l’une comme chez l’autre cette visée s’inscrit, de toute évidence, dans une dynamique sociétale ou culturelle, appréhendée dans le cas de la migration de travail, du point de vue des sociétés d’accueil, sous la problématique ressassée de l’intégration.
55Cependant, un élément de distinction essentiel apparaît. Si la dynamique sociétale ou culturelle est bien présente chez l’une comme chez l’autre, la position du « sujet » face à cette problématique est radicalement différente.
56Pour évoquer brièvement ce point, nous dirons, que dans le cas de la migration de travail, l’altérité de la société d’accueil a le statut d’obstacle à surmonter, voire de menace à conjurer pour réaliser la finalité de l’émigration (d’où l’importance dans un premier temps du soutien offert par les communautés de compatriotes déjà présents dans le pays d’immigration). Cette proposition reste vraie même si dans le déroulement ultérieur de l’immigration des facteurs d’attraction de plus en plus puissants se font sentir.
57En revanche, dans le cas de la migration étudiante l’altérité de la société d’accueil – son expérimentation, son appropriation – figure d’emblée au rang des objets et des fins de la migration. Loin d’être un obstacle à la fonction de la migration – la visée universitaire, l’objectif de formation – elle est parfaitement accordée à celle-ci qu’elle prolonge et élargit.
58On voit donc que selon la rationalité qui la sous-tend, la migration étudiante Sud/Nord non seulement n’exclut pas une intégration active, fût-elle temporaire, à la société d’accueil, mais appelle une telle intégration, la réclame pour coïncider pleinement avec son concept.
La position des filles au regard de la raison sociétale.
59Ce que nous appelons, raison sociétale, c’est donc le projet, ou le désir, d’expérimenter une autre société – l’autre société — susceptible d’offrir des ressources supérieures en tous domaines à la société de départ. Cependant nos enquêtés ne « parlent » pas ce projet de manière identique. Des différences apparaissent tenant au fait que les aspects qui spécifient concrètement cette supériorité d’ensemble retentissent de manière inégale chez chacun d’entre eux. Tel jugera décisif un aspect qui chez l’autre passe au second plan.
60La question à laquelle nous avons à répondre est : existe-t-il une raison sociétale que l’on puisse dire typiquement féminine, ou qui pèse d’un poids plus lourd chez les jeunes filles?
61Sans que l’on puisse évidemment parler d’un classement à frontières rigides, il nous a paru possible de discerner trois types – si l’on veut -différents des raisons sociétales :
une raison sociétale à dominante économique,
une raison sociétale à dominante politique,
une raison sociétale à dominante culturelle.
62Les deux premiers types de raisons sociétales ne sont évidemment pas étrangères à la migration féminine mais nous n’en dirons rien ici, parce qu’il apparaît clairement que les jeunes filles sont massivement et spécifiquement concernées par le troisième type de raison, même si celui-ci n’est évidemment pas absent du discours et de l’horizon d’expérience des garçons.
63Ce point de vue culturel sur la société d’accueil est très large. Il embrasse à peu près tout ce que connote le terme stéréotypé de « modernité « (terme souvent employé). Mais dans le cas des jeunes filles, il vise spécifiquement et précisément l’ensemble des valeurs, normes et codes sociaux qui, dans la société d’accueil, définissent un statut et une condition féminine jugés plus avancés que dans les sociétés d’origine. Nous dirons qu’au travers de leur projet de formation à l’étranger – au Nord – ces jeunes étudiantes affirment avoir avant tout aspiré à faire l’expérience, au moins momentanée, de la vie dans des pays où les normes contraignantes qui marquent leur condition, et le statut de dominé qui est le leur dans leurs sociétés d’origine, auraient au moins en partie disparu.
64Cette dimension émancipatrice du projet féminin de migration étudiante paraît d’autant plus affirmée qu’au moment où elle s’énonce l’expérience a été réalisée et a généralement été jugée rétrospectivement concluante.
65Ce premier examen met donc en évidence les caractéristiques distinctives suivantes de la migration universitaire féminine.
66La visée sociétale marque plus fortement encore leur projet d’expatriation au moment de son élaboration et sa mise en œuvre initiale, dans la mesure où il coïncide en partie avec un projet d’émancipation. La migration féminine s’inscrit donc de manière plus appuyée que la migration masculine dans cette attraction sociétale, et en l’espèce culturelle, des sociétés du Nord que nous évoquions plus haut.
67Ce caractère laisse attendre chez ces jeunes femmes une disposition encore plus prononcée à vouloir connaître une expérience d’intégration à la société d’accueil, ce qui ne signifie pas, loin de là, que celle-ci sera plus aisée que pour leurs homologues masculins.
Les sociabilités des étudiantes maghrébines : un phénomène de décentration communautaire ?
68Le second thème et temps fort des discours tenus par nos enquêtés est celui qui porte sur ce que nous appelons leurs « activités relationnelles », sur les directions qu’ils ont choisi de leur imprimer, sur la signification qu’ils leur attribuent.
69Il est évident qu’à l’horizon de cette thématique se profile, si l’on peut dire, l’importante question du devenir de leurs affiliations d’origine, et celle des conséquences de ce qui apparaît comme une véritable expérience d’intégration, fut-elle temporaire, à la société française sur leurs sentiments d’appartenance.
70Notre premier et principal constat dans ce domaine est celui d’une infirmation de toute hypothèse d’intégration communautaire forte. Nos enquêtés se décrivent et se revendiquent, avec insistance, comme non disposés à accorder une quelconque primauté aux liens noués avec les étudiants et avec les migrants de même origine, contre l’hypothèse qu’ils supposent de toute évidence privilégiée par l’enquêteur de l’adoption à l’égard des « leurs », d’un régime de relations sociales marqué nécessairement par de fortes solidarités voire des tendances fusionnelles.
71Nous dirons donc que, telles qu’ils nous les décrivent, leurs activités relationnelles sont sous-tendues par une logique de décentration communautaire.
72Cette attitude va au-delà de la simple affirmation d’une indifférence à l’égard de l’origine ou des appartenances de leurs partenaires relationnels. Ils nient non seulement toute tendance à privilégier dans leurs relations les divers cercles communautaires dont ils sont ou se découvrent membres, mais il affichent le choix déclaré de diriger leur quête de relation hors de ces cercles, vers l’out-group, c’est-à-dire au sein des divers milieux de la société d’accueil qu’ils sont amenés à côtoyer. Dans leurs relations au sein de la société d’immigration, ils ont fait le choix de l’autre3.
73Cette activité relationnelle dirigée vers l’autre se distingue des relations sociales normales en ce qu’elle trouve une justification dans son utilité. Elle n’a pas, comme d’ordinaire, sa fin en elle-même, et n’épuise pas son sens dans sa pure effectuation. Elle se parle sur le registre sémantique de l’expérience enrichissante. Nous disons qu’elle est sous-tendue par une visée d’apprentissage. Il s’agit à travers elle de s’approprier la culture de la société d’accueil : ses codes, ses savoirs sociaux, ses façons d’être… Cette appropriation connote l’idée de maîtrise instrumentale. Elle ne signifie ni qu’ils entendent adopter aveuglément ces codes culturels, ni de s’y soumettre inconditionnellement.
74Ainsi l’active politique d’insertion au sein de la société d’accueil que pratiquent, à leur dire, nos enquêtés confine à ce que l’on pourrait appeler une entreprise d’appropriation de l’altérité.
75Cette appropriation prolonge en la confirmant la logique de la visée sociétale initiale de la migration telle que nous l’avons décrite plus haut. Elle est, de plus, congruente avec l’objectif de formation proprement dit qu’elle complète et enrichit.
Caractère et conséquences des activités relationnelles des jeunes filles
76Jusqu’à ce point de nos observations, les attitudes relationnelles des jeunes filles ne se distinguent pas de celles de leurs homologues masculins, si ce n’est qu’elles présentent des contours encore plus accusés : elles en présentent le type le plus achevé :
quant à la force de la décentration communautaire, d’abord, qui prend chez elles les allures d’une rupture déclarée, spécialement à l’égard des membres masculins de leur communauté qu’elles accusent de reproduire, dans leurs relations avec l’autre sexe, les codes passéistes qu’elles jugent être ceux de leur société d’origine ;
quant à la visée d’apprentissage sous-tendant la relation avec l’autre, ensuite, qui confine chez certaines à un programme quasi systématique de resocialisation ou d’acculturation.
77Mais la ligne de démarcation la plus nette entre les étudiants et les étudiantes dans ce domaine s’impute aux conséquences différentes que les unes et les autres sont amenées à tirer de ces expériences actives d’insertion sociale et d’appropriation de l’altérité quant au regard nouveau porté sur la culture des sociétés d’origine et quant à leur lien avec ces sociétés.
78Tout repose ici sur la signification que revêt aux yeux des « sujets » le procès d’apprentissage culturel associé à ce que nous avons appelé la décentration communautaire.
79Deux configurations subjectives distinctes sont ici décelables.
80Dans le premier cas de figure, ce procès conduit à des acquisitions culturelles qui s’intègrent à l’histoire et à l’expérience du sujet, et qui ne remettent en cause ni la représentation de la culture d’origine ni l’identité qu’elle assigne. Celle-ci s’enrichit d’un apport nouveau qui coexiste pacifiquement avec elle sous la forme d’une synthèse harmonieuse. Le terme de biculturalisme au moins tendanciel est le plus propre à décrire cet agencement subjectif.
81Dans le second cas de figure, le procès d’apprentissage fait sens comme expérience émancipatrice, comme accès à une condition supérieure à celle que dessinent les cadres culturels de la société d’origine. L’acquisition de savoirs culturels nouveaux déborde ici le simple objectif de maîtrise instrumentale et débouche sur une adhésion déclarée à cette culture. L’appropriation de l’altérité, qui épouse les contours d’une conversion, conduit alors à une délégitimation tendancielle des cultures d’origine – ou au moins de certains de leurs traits – et de l’identité qu’elles imposent. La synthèse fait place au conflit intérieur et au rejet d’une part de soi-même.
82Ce conflit et ce rejet tendanciel de la culture d’origine engendrent une mise en question – parfois une mise en crise – des liens avec les familles et les milieux sociaux d’origine, dans leurs modalités sinon dans leurs fondements. Les relations libérées et libératrices nouées au sein de la société d’accueil ont un pouvoir de séduction qui fait paraître lourd le prix à payer pour la reconduction en l’état ou la « réintégration » de ces affiliations.
83Cependant l’expression de cette remise en cause n’est, en elle-même, en rien prédictive d’une rupture réelle de ces liens associée à une décision d’intégration durable à la société d’accueil, même si cette occurrence est souvent thématisée.
84Le scénario le plus probable est sans doute qu’une telle crise est destinée à se résorber dans un « malaise » durable dont on ne peut exclure d’ailleurs qu’il soit fécond et porteur à terme de changements bénéfiques au sein des sociétés d’origine.
85Est-il besoin de préciser que cette seconde configuration subjective est typiquement celle des jeunes filles, même si certains garçons connaissent aussi des formes atténuées de ces déchirements?
La vision de l’installation future
86Cette phase de notre enquête avait pour but de faire s’exprimer nos enquêtés sur leurs projets d’installation après études. Nous visions très précisément l’articulation entre le projet professionnel proprement dit et la localisation géographique de ce projet. Par là nous rejoignions évidemment la si sensible – et quelque peu ressassée du moins au sein de la société d’accueil – question du retour.
87Le traitement de ce thème n’avait cependant pas pour but des réponses à des questions telles que : « quels sont parmi ces étudiants ceux qui projettent de s’installer en France, et quels sont ceux qui projettent de retourner dans leurs pays à l’issue de leur cursus ? » mais plutôt : « comment se pose pour eux la question de leur futur pays d’installation? » « Quels éléments prennent-ils en compte? sous-tendus par quelles rationalités? »
88Bref, nous ne visions pas à appréhender ce que nous aurions jugé être des décisions définitives dans l’espoir, évidemment utopique, de mettre en évidence les variables tendanciellement prédictives des retours (ou des non-retours). Nous ne intéressions pas non plus, du moins directement, aux intentions manifestées dans ce domaine par nos enquêtés. Notre but était bien plutôt d’appréhender le substrat délibératif, doté lui d’une relative stabilité, dans lequel s’inscrivent de telles intentions. Ce substrat délibératif permet d’observer ce qui est plus intéressant que les choix eux-mêmes, les rationalités qui guident les choix, et, au-delà, les facteurs et conditions qui les orientent, tels du moins qu’ils sont représentés.
L’aspiration « naturelle » au retour et les facteurs de non-retour
89Dans ce domaine de l’installation future les délibérations et les projets n’interviennent évidemment pas sur un terrain subjectif vierge de toute disposition préalable. L’attachement au pays natal, la force des liens familiaux, l’exigence de loyauté à l’égard de sa nation, sont des facteurs et des raisons qui pèsent de manière constante dans le sens du retour et qui font de ce scénario l’issue considérée comme normale de cette migration.
90La réflexion, les interrogations, les hésitations sur l’installation future indiquent donc d’emblée une remise en jeu et en cause de ce que nous appelons l’aspiration naturelle au retour, qui structure de manière antécédente la délibération intime, et contre laquelle elles ont à se construire.
91Ce constat nous a amenés à privilégier une ligne d’analyse consistant à identifier et à souligner, a contrario, les facteurs qui du point de vue des intéressés sont susceptibles de contrebalancer cette aspiration naturelle au retour ou qui sont capables de priver d’effet les facteurs jouant pour ainsi dire constitutivement, en faveur de ce scénario. On voit que dans notre perspective, la décision finale se dessine comme l’issue incertaine d’un conflit intérieur, ce qui explique, s’il en était encore besoin, qu’elle sorte du cadre de toute prévision.
92Au premier rang des facteurs jouant contre la tendance naturelle au retour figurent évidemment les représentations et les anticipations touchant à la professionnalisation future de ces étudiants. Lorsqu’on envisage, ou lorsque l’on n’exclut pas – et c’est le plus souvent le cas – de s’installer en France ou dans un autre pays du Nord la raison qui est d’abord invoquée est, comme il est prévisible, que les perspectives professionnelles offertes par ces pays sont jugées meilleures que celles offertes par les pays d’origine. Cette argumentation est commune aux deux sexes et nous ne nous y étendons pas outre mesure, car ce serait nous écarter de notre propos.
93Plus intéressant pour celui-ci est le second des facteurs, ou la seconde des raisons, jouant contre la disposition au retour. Celle-ci appartient au registre des raisons que nous avons appelées sociétales. Elle renvoie à la représentation d’une réinstallation dans le pays d’origine que l’on estime devoir nécessairement être marquée par de difficiles problèmes de réadaptation. Chez tous nos enquêtés le retour est synonyme d’un renoncement, au moins partiel, aux besoins aux aspirations voire aux « modes d’être » qu’ils estiment nés de leur immersion active dans la société d’accueil, et que les sociétés de départ paraissent toujours incapables de satisfaire.
Une spécificité féminine du point de vue du retour?
94Comme on pouvait le prévoir l’anticipation des problèmes posés par le retour a un retentissement beaucoup plus profond chez les jeunes femmes. Leur intégration à la société d’accueil s’identifie, on l’a vu, à un processus d’émancipation. Au cours d’un séjour, parfois long, dans la société d’accueil, elles font l’expérience d’une « condition féminine » marquée par une libération de quelques unes des contraintes, perçues désormais de manière d’autant plus négative qu’elles sont l’objet d’une stigmatisation souvent sans nuances au sein de la société d’immigration, qui pèsent sur la condition féminine dans les pays d’origine.
95Les problèmes posés, à leurs yeux, par la réintégration des cadres culturels des sociétés d’origine, font plus que connoter de simples difficultés de réadaptation, ils ont le sens d’une véritable régression. D’où la propension unanime chez nos enquêtées non seulement à ne pas exclure mais à fortement valoriser l’hypothèse d’une installation durable en France à l’issue de leurs études, au mépris parfois même d’un intérêt professionnel bien compris.
96Si le retour apparaît encore plus problématique aux étudiantes qu’aux étudiants, comment expliquer que dans notre enquête par questionnaires4 la proportion de ces dernières déclarant qu’elles retourneront au pays à la fin des études ne soit pas inférieure, voire même légèrement supérieure à celle de leurs condisciples masculins (50 % contre 48 %)?
97La réponse à cette question réside – du moins nous en faisons l’hypothèse – dans la différence de signification des données recueillies par l’un et l’autre de ces instruments méthodologiques.
98Le retour des jeunes filles est sans doute beaucoup plus dépendant que celui des garçons de normes sociales propres à la société d’accueil mais surtout propres à la société d’origine.
99Les entretiens sont propices à l’expression relativement non censurée de projets et d’aspirations inscrits dans la cohérence de la vision que se donne l’enquêtée de sa migration et prolongeant la rationalité de cette vision. Ce point de vue tend sinon à ignorer du moins à minimiser la prescription sociale du retour, le retour comme prescription sociale supérieure à toute rationalité.
100Les conditions d’administration du questionnaire – procédure que son appareil formel rapproche d’un acte officiel et qui prend souvent place dans l’espace public – sont beaucoup plus propices à des réponses conformes aux normes sociales qui pèsent sur ce type de décision.
101La question que nous posions plus haut pourrait alors se reformuler ainsi : pourquoi ces jeunes étudiantes à qui leur retour semble poser des problèmes si difficiles, déclarent-elles cependant opter en majorité pour celui-ci dès l’instant où elles se trouvent placées dans des conditions se rapprochant des conditions réelles de ces décisions?
102Le paradoxe n’est qu’apparent. L’obligation ressentie à l’égard du retour et la réticence suscitée par celui-ci n’ont pas la même force, la première l’emportant sur la seconde, mais elles ont la même origine : le poids et l’emprise des familles, elles-mêmes gardiennes des normes contraignantes qui régissent le statut féminin dans les sociétés d’origine. La pression exercée par les familles sur ces jeunes filles pour qu’elles fassent retour à la fin de leur cursus doit être à la mesure des risques que fait courir à l’ honneur familial la perspective de leur éloignement durable. Finalement la signification attribuée au non-retour par les familles coïncide avec celle que leur attribuent les intéressées elles-mêmes. Elle est celle d’un affranchissement des règles qui régissent leur être social dans les sociétés d’origine. MAIS évidemment le jugement porté sur cet affranchissement est diamétralement opposé. Pour ces jeunes filles il est synonyme d’émancipation ; pour les familles il connote l’aliénation et la perte (ce qu’intériorisent parfaitement les premières).
103La décision éventuelle de ne pas retourner ne dépend pas seulement chez ces étudiantes de la vision qu’elles se forment du retour et des termes rationnels dans lesquels ce problème se pose à leurs yeux. Elle dépend aussi de leur désir et de leur capacité à s’affranchir des tutelles familiales, de transgresser la norme sociale et d’assumer une condition de désaffiliées.
***
104Le trait caractéristique de l’expérience migratoire des étudiants originaires du Maghreb en France est que sa finalité universitaire se trouve liée à une aspiration plus vaste, celle de faire l’expérience de la société d’immigration.
105Dans la logique de ce « projet », ces étudiants sont amenés, outre le suivi de leur cursus, à développer des pratiques d’insertion active au sein de la société d’accueil, qui ont pour fin l’acquisition de savoirs sociaux et culturels nouveaux, complétant et enrichissant l’objectif proprement universitaire de la migration.
106Une des conséquences importantes de cette expérience – et de cette « politique » – d’insertion est qu’elle place la question du retour sous un double éclairage. Celui, bien sûr, de l’appréciation des perspectives professionnelles mais aussi celui des difficultés de réadaptation qui sont estimées devoir marquer la « réintégration » des cadres sociaux et culturels des pays d’origine.
107L’expérience migratoire des jeunes filles épouse ce schéma d’ensemble – dont elle a contribué à dessiner les contours – mais elle connaît par rapport à celle des garçons des infléchissements qui en modifient dans une mesure non négligeable la signification globale et qui font qu’on peut la dire traversée de bout en bout par une tension problématique.
108Celle-ci s’exprime d’abord dans le sens donné aux visées initiales de la migration qui connotent un objectif d’émancipation. Elle marque l’expérience d’insertion dans la société d’accueil, plus nettement affirmée et qui engendre une remise en cause conflictuelle des cultures d’origine. Elle est fortement présente, enfin, dans les spéculations sur le retour, les difficultés de réadaptation que laisse prévoir ce scénario, confinant presque, dans leur cas, à un sentiment de régression.
109Cependant, cette tension ne doit pas être uniquement appréciée sous l’aspect des difficultés qu’elle est susceptible de provoquer et peut se retourner en avantage. L’approfondissement réflexif qui l’accompagne peut en effet faire de ces jeunes femmes d’utiles agents du changement et des médiatrices actives et averties entre les deux univers culturels dont leur expérience migratoire leur permet désormais de se réclamer.
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
Borgogno Victor et Vollenweider-Andresen Lise, 1998, Les étudiants étrangers en France : trajectoires et devenir, Tome II, Rapport de recherche pour la Direction de la Population et des Migrations, SOLIIS-URMIS Université de Nice-Sophia Antipolis.
Borgogno Victor et Streiff-Fenart Jocelyne, 1996, « L’accueil des étudiants étrangers en France : politiques et enjeux actuels », Cahiers de l’URMIS, n° 5.
Lacoste-Dujardin Camille, 1992, Yasmina et les autres de Nanterre et d’ailleurs, filles de parents maghrébins en France, La Découverte.
Leveau Rémy, 1991, « Des nouvelles formes d’exode politique? », dans L’État du Maghreb, Yves et Camille Lacoste (dir.), La Découverte.
UNESCO, 1998, Rapport mondial sur l’éducation, Éditions UNESCO.
Notes de bas de page
1 « En effet, les déplacements des femmes ont toujours été, dans les sociétés maghrébines – certains niveaux sociaux exceptés – limités dans l’espace : a fortiori l’exil et l’aventure féminine en terre étrangère étaient-ils objet de réprobation. Cet interdit explique en partie, le retard de plusieurs années pris par la migration féminine par rapport à l’installation du mari. En effet, l’émigration des femmes cumule, en chaîne, bien des transgressions culturelles, puisqu’à leur transplantation réprouvée, en milieu social et culturel étranger, vient bientôt s’ajouter non seulement la naissance d’enfants sur ce même sol étranger, mais enfin et surtout l’éducation des filles et leur croissance, leur adolescence, hors milieu maghrébin, hors contrôle social traditionnel, à la merci de toutes les influences étrangères, de tous les écarts, de toutes les transgressions, jusqu’à l’ultime et inacceptable éventualité qui prend forme de comble du déshonneur : le risque de violation de cet interdit exogamique qui exclut le mariage d’une fille hors communauté », cité par Lacoste-Dujardin C, 1992.
2 Ainsi que le note par exemple Rémy Leveau qui parle à ce sujet des femmes « en proie aux vexations de la rue et des campus », dans Leveau, R., 1991.
3 Il ne faut évidemment pas prendre ce discours totalement au pied de la lettre et juger que ces étudiants n’ont réellement aucune relation au sein de leurs communautés. Est-il besoin de rappeler que les discours sur les pratiques ne doivent pas être confondus avec les pratiques elles-mêmes ? La question qui se pose ici est : « pourquoi ces étudiants ont-ils choisi d’insister si fortement et quasi exclusivement sur cet aspect » (que nous jugeons au demeurant indubitablement réel)? Pour le comprendre, il faut avoir à l’esprit le contexte « historique » de nos entretiens qui est celui d’un brutal changement de cap des politiques suivies en France à l’égard des migrations étudiantes (du « Sud »), notamment en ce qui concerne les conséquences juridiques découlant d’un séjour qui se prolonge parfois pendant plusieurs années. Depuis les « lois Pasqua » de 1993, en effet, un des principes constants de ces politiques est l’exclusion de ces étudiants du droit à une installation durable et garantie auquel ouvre traditionnellement en France le séjour de tout immigré quand il s’est prolongé de manière significative. On peut estimer que la radicalité de leurs propos traduit de la part de ces étudiants une sorte de protestation contre cette exclusion, élevée au nom de ce qu’ils estiment être la réalité sociologique de leur expérience. Cf. Borgogno V. et Streiff-Fenart J., 1996.
4 Conduite parallèlement à notre enquête par entretien.
Notes de fin
Auteurs
BORGOGNO Victor, Soliis-Urmis (CNRS), Université Sophia-Antipolis de Nice.
ANDRESEN-VOLLENWEIDER Lise, Soliis-Urmis (CNRS), Université Sophia-Antipolis de Nice.
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Diplômés maghrébins d’ici et d’ailleurs
Trajectoires sociales et itinéraires migratoires
Vincent Geisser (dir.)
2000