Conclusion
p. 291-296
Texte intégral
1La psychologie de l’enfant en tant que psychologie du développement recèle un impensé : l’héritage de l’évolutionnisme biologique, auquel il faut adjoindre une philosophie politique implicite tributaire de la notion de progrès. Dans la mesure où la pensée de l’éducation en a été marquée, l’enfant est devenu l’auteur de ses apprentissages, et cette notion se caractérise au xxe siècle par son association à un progrès non pas historique, mais naturel. Un bilan de cet héritage est nécessaire, plus encore que sa critique, un bilan qui permette de mieux juger de la formulation des problèmes contemporains de l’éducation. Rien n’illustre mieux le poids de cet héritage que la dérive du mot même de « pédagogie ».
2On a vu récemment, en France, le débat sur l’école se structurer autour de deux idées opposées, parfois avec une certaine rigidité. En effet, le principe de « l’enfant au centre de l’école » cher à Claparède, encore présent dans les orientations officielles du système éducatif, a été critiqué au nom d’un recentrement républicain des objectifs de l’école. C’est ainsi que la dimension collective et politique de l’éducation, la nécessité de l’instruction ont été opposées à l’idéal de la pédagogie moderne d’épanouissement de l’enfant réputé soutenu par la psychologie. Tout se passe comme s’il fallait choisir entre l’intérêt de l’enfant, au sens d’épanouissement de l’enfance, et l’imposition de savoirs et de valeurs au contraire favorables à l’état adulte et à la société. Une série d’oppositions, celle de la liberté et de la contrainte, de l’expression et de la normalisation, de l’individu et de la société, de l’autorité et de la spontanéité, peut être reformulée dans le sillage de cette remise en cause des idéaux modernistes. Sans entrer dans le détail de son argumentation, on peut dire que l’ouvrage de Jean-Claude Milner, De l’école1, formulait dès 1984 l’essentiel de cette réaction. Récemment, le livre de Laurent Jaffro et Jean-Baptiste Rauzy, paru dans un contexte polémique à la rentrée 1999, reprenait cette thématique de manière moins approfondie, ce qui n’enlève rien à son intérêt en tant que révélateur des mentalités. Les auteurs s’en prennent aux « pédagogues » et au « pédagogisme », dont le produit le plus récent serait non la « pédagogie générale », mais la « pédagogie différenciée ». Sous toutes ses formes, disent les auteurs, la pédagogie n’est pas seulement une réflexion sur l’éducation, elle est surtout un instrument de transformation de l’école : sa pseudo-scientificité masque une opposition entre ce qu’ils nomment une « pédagogie de l’émancipation » et une « pédagogie du développement », ou entre la référence à la raison, d’un côté, ou à la nature, de l’autre. Ce conflit recoupe une opposition entre des auteurs liés entre eux par un fil invisible en dehors de leurs différences chronologiques : Jules Ferry, Condorcet, Annah Arendt, Kant, d’un côté, Rousseau, Freinet, Montessori, de l’autre… L’activité, l’adaptation seraient les valeurs de cette dernière tendance, d’où cette formule qui condense la critique des méthodes actives : « L’école active, c’est l’école désœuvrée2. »
3La philosophie d’Alain demeure toujours une proche inspiratrice de ce type de critique, dans la mesure où elle met l’accent sur le nécessaire dépassement de l’enfance vers l’autonomie morale, et également vers l’appropriation de savoirs qui transcendent le développement spontané. Cette discussion, si justifiée qu’elle soit, risque de nous renvoyer, pour reprendre l’expression utilisée par Freud, du « Scylla du laisser-faire au Charybde de la frustration3 », parce qu’elle pose une alternative : le respect de l’enfant ou l’éducation répressive.
4En réalité, les partisans d’une « émancipation » peuvent, au moment même où ils polémiquent contre les partisans du « développement », rester tributaires d’une opposition qui s’est mise en place avec Claparède et Piaget, et que l’on peut définir comme exigence de rénovation fondée sur l’idée d’un recentrement sur l’enfant ; ils demeurent au fond tributaires du langage de l’éducation nouvelle dont ils veulent récuser les idées. Lorsque l’éducation nouvelle invoque le développement, les auteurs contemporains qui s’y opposent invoquent l’émancipation, mais à quoi correspond vraiment cette opposition ?
5On a certes l’impression que le système éducatif est à présent confronté à une difficulté qui peut être formulée comme l’impossibilité de légitimer et d’assumer la contrainte inhérente à la relation éducative. Ceci n’implique pas évidemment que la liberté, voire l’arbitraire, règne sans partage, mais que, lorsque la contrainte s’exerce, elle le fait sans référence à un cadre conceptuel suffisamment clair qui en définirait les limites et les conditions de légitimité. L’idée de mettre l’enfant au centre de l’école peut aisément passer pour la justification de cet état de fait. De même, dans le domaine de l’apprentissage, cette idée met l’accent sur l’adaptation aux aptitudes, sur les rythmes de l’enfant, sur la construction du savoir par l’activité autonome ou par le jeu. Face à la possible dérive obscurantiste présente dans ce choix qui met l’instruction au second plan, quelle attitude adopter ? En est-on réduit à tenir le discours inverse, à dire que l’enfant ne doit pas être mis au centre du système éducatif, que son activité doit être réprimée au profit de connaissances qui lui sont extérieures et étrangères ?
6Au terme de notre investigation, nous pouvons suggérer de remplacer ce système d’oppositions par une distinction entre les acquis du xixe siècle : un nouveau regard sur l’enfant et ses capacités, d’une part, et une pédagogie en accompagnant l’enfant, d’autre part.
7Il apparaît que la psychologie de l’enfant, dès l’époque des fondateurs, celle des monographies, a véritablement inventé un nouveau regard. Que ce nouveau regard soit parfois conditionné par des théories qui, prises dans leur ensemble, nous semblent appartenir au passé n’y change rien. L’observation de l’enfant a montré l’activité dont il faisait preuve et la grande part de celle-ci dans ses apprentissages. Elle a également créé une attention inédite aux capacités d’invention de l’enfant, en particulier dans le domaine de l’expression artistique ; elle a ouvert la réflexion sur le rapport de l’imitation au modèle, sur les capacités de l’enfant à s’en émanciper, et l’on pourrait énumérer d’autres points pour préciser le contenu de ce regard. Même si l’avenir a infirmé et modifié les explications fournies au départ de l’activité de l’enfant, il n’y a pas de raison de dénier l’intérêt de cet acquis ni de rejeter la nouvelle vision de l’enfant à éduquer qui apparaît alors. Il n’est pas possible de rejeter cette nouvelle réalité, sinon au nom d’un parti pris au fond illégitime.
8Il n’y a pas là simple renforcement des pistes déjà ouvertes par l’empirisme et la pédagogie de Pestalozzi ; une autre composante, la notion de progrès présente dans les théories évolutionnistes, intervient dans la constitution de ce regard. Il faut donc mesurer à quel point l’intérêt pour l’enfant et son observation sont indissociables d’une authentique espérance. Que cette espérance ait des résonances eugénistes et concerne l’amélioration de l’espèce humaine, ou qu’elle soit plus simplement espérance de relations non fondées sur l’autorité, la projection d’un avenir meilleur s’est de toute façon nourrie de la contemplation des progrès déjà accomplis dans l’enfant. Le regard s’est cette fois ouvert sur des possibilités dont l’enfant est dépositaire. Il en est résulté un profond et durable remaniement de la notion d’apprentissage. L’apprentissage, que l’on peut définir sous sa forme traditionnelle comme l’appropriation d’un savoir ou de repères symboliques préexistants à l’individu, est devenu construction de cet individu, déploiement de son dynamisme interne, résultat de son activité. Un immense champ d’investigation s’est incontestablement ouvert à partir de cette notion théoriquement féconde. Mais le corrélat éthique de cette notion, en tant qu’elle est liée à une représentation du progrès biologique, c’est que l’apprentissage autonome devient le guide du pédagogue : le « comment » est aussi le « pourquoi », l’enfant détermine l’objet de l’apprentissage aussi bien que la manière de l’acquérir. Le mécanisme de l’apprentissage indique assez ce qui doit être appris. C’est ainsi que cette notion moderne d’apprentissage favorise le rêve techniciste d’une maîtrise scientifique de l’apprentissage et qu’elle peut disqualifier la question, certes philosophique et métaphysique, des finalités de l’apprendre.
9C’est alors que l’on peut dégager un autre « acquis », source des tensions actuelles : l’adulte éducateur peut s’imaginer accompagner en l’anticipant une évolution dont il n’est pas le maître ; dans ce cadre de références, il dénie sa position d’éducateur. Bien sûr, il ne s’agit que d’une tendance et il serait facile de trouver dans la pratique et les écrits théoriques des exemples du contraire, mais cette tendance est assez forte pour avoir infléchi le statut de l’enfant et pour avoir modifié le sens même de la « pédagogie ».
10Probablement, cette conception a fait peser sur l’enfant le poids trop lourd de l’avenir à assumer. Il faut dénoncer le caractère illusoire de cette espérance, de l’attente dont l’enfance et la jeunesse se trouvent alors potentiellement chargées. En disqualifiant le passé, cette attente fait de la transmission même un problème insurmontable et rend, de manière inédite, l’éducation, au sens de transmission, impensable. C’est surtout à partir du moment où l’étude de l’enfant a quitté son lieu originel, le cadre individuel et familial, pour exercer ses effets dans le système scolaire que le poids de la philosophie du progrès s’est fait sentir. À cet égard, après la Seconde Guerre mondiale, la querelle Wallon-Piaget, pour importants qu’aient été ses enjeux politiques, s’est déroulée sur fond d’acceptation de cette évidence : l’évolution psychologique doit être la base de l’éducation. On peut bien sûr soutenir Wallon contre Piaget pour sa critique de l’individualisme, pour sa lucidité à l’égard du rôle d’autrui et du milieu social. Mais, d’un certain point de vue, cette opposition peut apparaître comme un pas de plus vers l’hégémonie de l’évolution psychobiologique, et, conjointement, vers une pédagogie qui se dénie elle-même.
11Si les motivations des auteurs du xixe siècle pour étudier l’enfant de même que leurs raisons d’espérer ne sont plus les nôtres, et si cela entraîne une mise à distance de notre part, cette précaution ne doit pas empêcher de donner un sens à l’héritage qu’ils ont laissé. Le souhait d’un retour à une époque qui ignore l’enfant est sans objet. Or, l’idée de centrer l’action éducative sur l’enfant n’est pas absurde en elle-même, mais elle est mal fondée.
12Tout d’abord, penser le développement et l’activité de l’enfant ne doit pas forcément revenir à en faire une fin en soi, ni à réduire l’éducation au développement de l’individu auto-référencé. Une telle position pervertit la relation entre l’adulte et l’enfant sans pour autant exclure des formes plus subtiles de pouvoir et de contrainte que celles qui résultent de leur traditionnelle hiérarchie. D’autre part, le repli des objectifs de l’éducation sur le développement peut représenter un substitut de l’humanisme abstrait et de l’égalité formelle, tout en étant issu de présupposés philosophiques différents. Considérer chacun comme l’exemplification de lois du développement peut être un moyen intellectuellement satisfaisant de faire une place à l’individu dans l’institution scolaire et d’obtenir un consensus minimal qui concilie le respect de l’enfant et sa « socialisation ». Mais ce point de vue ne permet certainement pas de considérer l’individu en tant qu’il est aussi le résultat d’une histoire, d’un cheminement parmi les propositions de son environnement, faites de hasards et finalement en tant qu’être singulier. Il est vrai que ces différents aspects de l’individu étaient contenus dans ce que Goethe appelait formation, et que cette dimension est à peu près absente des débats actuels sur l’éducation. On peut du moins éviter les confusions lorsque l’on parle de l’individu, de son éducation, des limites et des contraintes que rencontre le souci de lui faire une place dans l’institution scolaire.
13L’intérêt pour la manière dont, de manière individuelle ou en général, les enfants apprennent n’empêche pas nécessairement de penser les buts de l’éducation comme des acquis de l’histoire, qui doivent être l’objet de jugements et de choix en tant que tels. Le devoir-être implicite n’est pas seulement référé alors à l’enfant et à sa nature, supposée résulter d’une histoire naturelle. La reconnaissance d’une spécificité de l’enfance demeure possible.
14C’est en explorant ces directions que la pédagogie pourrait se ressourcer. En effet, à la suite des débats évoqués plus haut, ce mot en est venu à désigner une pratique de l’à-peu-près fondée sur une théorie défectueuse, comme l’indiquait Jean-Claude Milner dans son pamphlet : « La pédagogie, son seul nom l’indique, se présente toujours, entièrement ou partiellement, comme une théorie de l’enfance […]. L’enfant doit être au centre de l’école ; la théorie de l’enfance doit fournir à l’école ses principes fondamentaux ; le bonheur de l’enfant doit orienter tout son effort4. »
15L’auteur entérine ainsi un nouvel usage du terme de « pédagogie », dans le sillage du philosophe Alain, comme équivalent de science de l’enfant ou, conformément à l’usage actuel, de connaissance de l’enfant. Ce faisant, tout autre usage du terme se trouve disqualifié et il est impossible de parler de pédagogie sans passer pour obscurantiste et sans entrer virtuellement en conflit avec les défenseurs du savoir – en d’autres termes, sans se ranger du côté anti-intellectualiste des adeptes de la connaissance de l’enfant au sens où cela implique un refus de l’histoire, une ignorance de la tradition dans le domaine de la réflexion pédagogique, et une cécité face au problème de la transmission, au nom de l’éternel présent de la connaissance objective. Ce changement de sens de la « pédagogie » fait que toute réflexion sur les fondements philosophiques ou politiques de l’apprendre se voit contrainte de contourner la catégorie de l’enfance pour promouvoir un modèle d’apprentissage différent du développement psychologique.
16Il est vrai que le piège de l’évolution psychologique a amené la « pédagogie » à considérer l’enfant comme un « petit d’homme » plutôt que comme un « petit homme », comme si le savoir sur l’enfant devait dispenser d’articuler l’éducation à l’histoire et à la culture. Ce ressourcement de la pédagogie suppose donc au fond de reconsidérer une idée qui est aussi un aspect de la psychologie de l’enfant, à savoir que l’enfant est un être pensant, qui a droit à la reconnaissance de l’adulte parce qu’il exerce ses capacités intellectuelles au même titre que lui, quel que soit son âge, et qu’il n’est pas enfermé dans des limites que lui assignerait son développement. Cette idée ancienne enrichie des acquis de la modernité garantirait que l’attention portée à l’enfant ne soit pas un obstacle à la pensée de l’éducation ainsi qu’au progrès, défini comme un acquis de la culture et non comme une évolution biologique qu’il faudrait accepter avec fatalisme.
Notes de bas de page
1 J.-C. Milner, De l’école, Paris, Seuil, 1984 ; cet ouvrage a fait l’objet d’un commentaire de Jean Hébrard, « Sur l’école », Le Débat, n° 28, septembre 1984, p. 25-29.
2 L. Jaffro et J.-B. Rauzy, L’École désœuvrée, Paris, Flammarion, p. 191.
3 S. Freud, Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1984, p. 200.
4 J.-C. Milner, op. cit., p. 76.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.