Édouard Claparède et la révolution copernicienne de la pédagogie
p. 253-272
Texte intégral
1Édouard Claparède se plaît, dans son autobiographie, à évoquer la mémoire de son grand-oncle, nommé lui aussi Édouard Claparède. Bien qu’il soit né un an après la mort de ce dernier, il lui accorde le statut d’un modèle. Le grand-oncle fut élève de Johannes Müller à Berlin, en même temps que E. Haeckel, et devint un pro-darwinien militant ; il aurait dit : « J’aime mieux être un singe perfectionné qu’un Adam dégénéré. » L’évocation un peu mythique de ce personnage vient en écho de certaines préoccupations de É. Claparède, comme celle de replacer l’enfance dans une vision globale de l’évolution, ou d’expliquer l’intelligence par l’adaptation. Médecin de formation1, le jeune Claparède fut initié à la psychologie par Flournoy, entre 1888 et 1893 ; Flournoy est lui-même sous l’influence de W. James (qui fut d’ailleurs l’élève du premier Claparède), et la psychologie « fonctionnelle » mise au point par Claparède fait une grande place à la valeur de l’utilité, chère au pragmatisme. Ce pragmatisme s’accorde d’ailleurs à sa philosophie biologique. En effet, nous avons vu que la connaissance de l’enfant à ses débuts était censée fournir une connaissance du passé de l’espèce humaine, et que, de plus en plus, au début du xxe siècle, elle dessine une vision de l’avenir, du progrès. Il y a ainsi chez É. Claparède une mise entre parenthèses des problèmes liés à la « récapitulation » au profit de la réflexion sur les méthodes d’éducation et leurs enjeux pour l’avenir. Dans cette problématique, la biologie et la psychologie expérimentale sont donc liées de manière intrinsèque à l’éducation et à l’école, considérées comme le maillon fort qui assure dans le présent la continuité du progrès.
2É. Claparède fonde L’Année psychologique en 1901 ; il succède en 1904 à Flournoy à la tête du laboratoire de psychologie de la faculté des sciences de Genève, que ce dernier avait créé ; c’est en 1905 que paraît la première version de Psychologie de l’enfant et pédagogie expérimentale. L’ouvrage plusieurs fois augmenté trouve sa forme quasi définitive avant la Première Guerre mondiale ; la neuvième édition sera reproduite en 1946 en deux tomes, préfacés par Pierre Bovet et Jean Piaget2. Dès 1898-1899, lorsque É. Claparède travaille au service du Pr Déjerine à la Salpêtrière, sur l’audition colorée, il prend contact avec A. Binet et se lie d’amitié avec lui. Il l’accompagne dans son laboratoire et aussi dans les écoles primaires où il poursuit ses recherches. Toutefois, en matière d’éducation, le modèle de Claparède est John Dewey, le disciple de G. Stanley Hall. Dans la préface consacrée par É. Claparède à L’École et l’enfant3, en 1913, il énumère les points principaux de la pédagogie de John Dewey qu’il reprend à son compte : sa psychologie, génétique, montre que l’enfant doit être éduqué « du dedans » ; pour cela, ses intérêts doivent être interprétés comme des « symptômes génétiques », car l’intérêt est la marque d’un effort d’adaptation ; l’activité qu’il engendre doit être considérée comme utile au développement. La psychologie « fonctionnelle », considérant que tout processus mental a une signification biologique, unit ainsi l’utilité, valeur pragmatique, à l’adaptation biologique dont l’activité du sujet est l’instrument. Ces principes seront privilégiés par É. Claparède au détriment de ce qui relève chez J. Dewey de l’identification de l’enfant au sauvage, comme la construction de cabanes ou le jardinage. Il n’ignorait pas, en effet, la crise du modèle de la récapitulation biologique.
3La notion d’activité, présente depuis longtemps chez les découvreurs de la psychologie de l’enfant comme Wilhelm Preyer, est ainsi mise au premier plan par É. Claparède. Pourtant, il présente cette notion comme quelque chose de neuf, ou, du moins, il ne revendique pas cette généalogie. Si son autobiographie4 signale comme un événement la découverte, en 1900, de l’ouvrage de Karl Groos sur le jeu des animaux, c’est que, pour lui, c’est Karl Groos qui met en évidence le rôle de l’activité dans le développement. On peut supposer qu’en fait, cet ouvrage rencontrait une interrogation déjà structurée autour du problème de l’activité. L’importance accordée par É. Claparède à l’activité spontanée ressort déjà de son travail sur l’association des idées en 1903, où il entend montrer, parallèlement à A. Binet, que l’association des idées ne dirige pas la vie mentale. Ceci conduit à critiquer l’empirisme5, puisque cette association serait permise par l’activité propre de l’esprit. L’activité psychique est une forme particulière de l’activité en général, par laquelle l’organisme conquiert son adaptation vitale. Même Freud, pour É. Claparède, sera un inspirateur de la psychologie fonctionnelle : en effet, il considérera des processus comme l’abréaction ou la catharsis, en tant que défenses du psychisme, sous l’angle de la fonction, de l’utilité, c’est-à-dire de leur valeur adaptative6.
4La création de l’institut Jean-Jacques Rousseau à Genève en 1912 concrétise l’intérêt d’É. Claparède pour l’enfant. Jean Piaget rejoindra l’institut en 1921 après avoir travaillé avec Th. Simon à Paris, à la mise au point des tests d’intelligence.
5La psychologie fonctionnelle, centrée sur l’activité du sujet, est toutefois soutenue par une certaine vision du développement de l’intelligence que É. Claparède n’expose pas de manière expresse, mais qu’il préfère reprendre à John Fiske, et qui replace l’enfance elle-même dans le développement de l’espèce humaine. L’institut Jean-Jacques-Rousseau est à penser comme une structure pratique dans laquelle s’articulent la connaissance de l’enfant et 1a mise en place d’un nouveau type de relation pédagogique entre l’adulte et l’enfant. Point de vue fonctionnel, vision du développement, référence à Jean-Jacques Rousseau sont effectivement liés pour donner forme de manière particulièrement argumentée à l’idée qui s’exprime dans la devise Discat a puero magister.
La psychologie fonctionnelle
6É. Claparède reprochait à Herbert Spencer d’avoir voulu « tracer un tableau général de l’évolution » plutôt que d’avoir décrit le détail des activités mentales7. C’est bien ce que l’approche expérimentale de la vie mentale qu’il revendique se donne pour tâche d’étudier : elle donnera lieu à des généralisations considérées par É. Claparède comme des lois naturelles. Ces lois naturelles vont d’ailleurs trouver leur application dans la rénovation pédagogique découlant de la pénétration, dans le champ de l’éducation, de la psychologie scientifique et de sa méthode.
7Les « lois de la conduite » sont résumées dans L’Éducation fonctionnelle, en 1931 : la « loi du besoin » veut que l’activité soit toujours suscitée par un besoin, moteur de la conduite. Selon la « loi de l’intérêt », toute action consiste à atteindre la fin qui nous importe au moment considéré, et l’intérêt est ce qui cause l’activation de certaines réactions8. S’y ajoute qu’à chaque moment l’organisme suit la « ligne de son plus grand intérêt » ; par la loi de l’« autonomie fonctionnelle », l’organisme animal à chaque étape de son développement constitue une unité fonctionnelle, c’est-à-dire que ses capacités de réaction sont ajustées à ses besoins. Les besoins de l’enfant seront donc ce sur quoi il faut se régler pour stimuler son activité, ils sont à la mesure de ses capacités à les satisfaire. La « loi du tâtonnement » formulée en 1917 dans La Psychologie de l’intelligence9 et inspirée de la psychologie animale veut que, face à une situation nouvelle devant laquelle la répétition est inefficace, l’organisme tâtonne, le besoin déclenchant cette fois une réaction de recherche. Le procédé des « essais et erreurs » repris au psychologue Jennings caractérise l’intelligence animale, même inférieure, car l’essai au hasard est déjà une rupture avec l’instinct ou l’habitude, qui n’offrent que des réponses toutes faites à un problème donné. La « vraie » intelligence, l’intelligence « du dedans » qui ne reçoit plus des essais et erreurs sa confirmation est considérée par É. Claparède comme le prolongement du même instinct de recherche, et découlant génétiquement de la simple disposition à chercher ; c’est pourquoi il définit l’intelligence de manière générale comme « la capacité de résoudre par la pensée des problèmes nouveaux10 ». On retrouve ici l’idée darwinienne selon laquelle l’intelligence comporte un bénéfice adaptatif du point de vue biologique, dans la mesure même où elle permet de transgresser la limitation que représente, pour un organisme, une adaptation trop stricte au milieu.
8Dans la mesure où l’intelligence est la « capacité de résoudre des problèmes nouveaux », la forme achevée de cette intelligence est la méthode expérimentale elle-même, la méthode de recherche du savant dans les sciences de la nature : elle consiste à poser une question, à faire une hypothèse, puis à vérifier l’hypothèse. La méthode expérimentale du savant apparaît donc comme le prolongement, le développement, de cette faculté vitale, ce qui nous met devant un usage particulier de la théorie de la récapitulation : la connaissance objective comme prolongement abouti d’une faculté présente dans des formes plus simples de vie psychique, la faculté de tâtonner dans le but de s’adapter. L’usage le plus raffiné de l’intelligence dans le domaine cognitif est mis en continuité avec le besoin d’adaptation de l’organisme primitif. Les différents usages de l’intelligence humaine sont mis dans une continuité hiérarchique avec les degrés de l’intelligence animale.
9La vision globale du développement de l’intelligence qui fait se rejoindre l’adaptation et la pensée théorique cède toutefois la place à l’observation des comportements adaptatifs, et c’est le privilège de ce point de vue qui donne naissance à l’idée de fonctionnalité de l’intelligence, qui articule biologie et psychologie. É. Claparède se réclame, rappelons-le, de W. James et de J. Dewey, véritables inventeurs, pour lui, de la psychologie fonctionnelle : le premier allie le point de vue biologique au point de vue pragmatiste, et avance que nous pensons pour vivre, que la fin de l’intelligence est son utilité vitale ; le second a théorisé la « fonction » comme acte adapté, la vie mentale restaurant cette adaptation lorsqu’elle s’est brisée11. L’idée de fonctionnalité est une expression particulière de la conception de la pensée comme outil d’adaptation : de ce point de vue, la mise en œuvre de la pensée, comme de n’importe quel processus vital, est motivée, conditionnée, par les problèmes qui se posent à l’organisme. S’il n’y a pas de finalité, d’accord préétabli entre le milieu et les fonctions de ce dernier, c’est toujours, cependant, l’utilité directe qui fournit le modèle explicatif des phénomènes vitaux. La « question fonctionnelle » qui consiste à se demander quelle est l’utilité vitale d’un processus ou d’un phénomène, à quoi il sert, est une manière légitime et utile d’aborder le vivant12. Par le biais de ce questionnement, la psychologie apparaît de plein droit comme une partie de la biologie. É. Claparède distingue dans l’approche de l’activité mentale le point de vue structural qui distingue les éléments, le point de vue mécaniste qui vise à rendre compte des opérations de l’intelligence, et le point de vue fonctionnel, celui « du rôle joué par tel ou tel processus dans la vie de l’individu ». Ou encore, il résume ces trois points de vue par leurs questions fondamentales : le « quoi », le « comment », le « pourquoi ». Lui-même considère son étude sur le sommeil comme inaugurale dans la découverte de cette « question fonctionnelle » : le sommeil, dit-il, n’est pas dû à l’intoxication, mais est bien plutôt ce qui prévient l’intoxication13. C’est pour ne pas être intoxiqués que nous dormons ; récusant l’accusation de finalisme, il considère que ce mode de raisonnement révèle simplement l’activité adaptative du vivant14.
10La communication de É. Claparède à la SLPEPE, dont le compte rendu figure dans le bulletin de novembre 191115, éclaire l’application du point de vue fonctionnel en pédagogie aussi bien que les rapports de la pédagogie à la psychologie16. L’enfant comme adulte incomplet à qui il faut imposer par l’autorité et la contrainte les caractéristiques et le savoir de l’adulte est une notion périmée ; on doit préférer l’idée que le maître se substitue à la nature, qui pousse les êtres à l’action grâce au besoin et à l’intérêt. C’est ainsi que l’éducation sera « fonctionnelle », terme que É. Claparède entend alors substituer à « attrayante ». En effet, le plaisir lié à l’attrait que peut présenter une situation ne garantit pas forcément une véritable activité, alors que le besoin et le désir poussent à rechercher la satisfaction. L’activité s’organise alors par rapport à un but, en fonction de l’utilité que ce but présente, de manière immédiate ou différée, pour la vie de l’individu ; les processus mentaux sont ainsi développés en fonction de leur signification biologique, non en eux-mêmes. C’est ce qui inspire une critique des leçons de choses, à travers laquelle on peut voir une critique des procédés de stimulation sensorielle de Pestalozzi, bien qu’il ne le nomme pas. Lorsqu’on présente, dit É. Claparède, un objet à des enfants et qu’on leur dit : « Que voyez-vous ? », ils n’ont pas de motif d’observation, or on n’observe pas pour observer ; de même, pour la formulation de ce qui est perçu, la nomination des objets ou de leurs parties : il faut d’abord que l’enfant ait quelque chose à dire, et ensuite le désir de le bien dire, autrement, ce procédé reste une forme de rhétorique ; rappelons ici que pour Pestalozzi, la marche naturelle de l’esprit humain qu’il souhaitait favoriser et développer se traduisait autrement. L’intelligence devait être éveillée et stimulée, son développement, l’actualisation de ses virtualités, passant par l’exercice des sens. L’aptitude naturelle à l’analyse de la réalité devait trouver des occasions de s’exercer, en même temps que s’exerçait aussi l’aptitude au maniement des signes, à rendre distinctions, nuances et caractères du perçu par des mots exacts et précis. L’intérêt intrinsèque du sensible suffisait pour impulser cet exercice. Pour É. Claparède, en revanche, le développement n’est pas actualisation mais action adaptative dont l’origine est un dynamisme interne, par rapport auquel l’intelligence n’est qu’un moyen, un instrument : la vie passe avant, l’intelligence est au service de la vie, pas la vie au service de l’intelligence. C’est pourquoi le tâtonnement est aveugle avant d’être intelligent. Il en découle une conception de l’activité quelque peu différente. L’exercice de Pestalozzi consiste à éveiller l’attention devant le réel quel qu’il soit, pourrait-on dire, sans considérer forcément l’intérêt que l’enfant lui porte comme un point de départ, mais en estimant qu’il peut être le résultat de cette stimulation. L’exercice de Claparède est celui de toutes les ressources vitales dans le milieu où se déploie l’action. Circonstances et milieu devant induire l’activité et l’intérêt, d’où l’idée d’école-lieu de vie (que l’on retrouve plus tard chez Célestin Freinet) et l’importance qu’il accorde à l’instar de John Dewey au milieu environnant l’enfant : la richesse du milieu doit déclencher son activité. Elle se déploie selon ses intérêts. Son intérêt est l’allié de l’éducateur en ce qu’il indique forcément la direction actuelle du développement. On peut le faire naître artificiellement, mais aucunement s’en passer : É. Claparède donne l’exemple de son propre fils, pour contredire Gabriel Compayré qui prend l’exemple du calcul comme contenu impliquant une certaine contrainte dans l’apprentissage. Il lui a suffi, déclare-t-il, d’organiser un petit « match » consistant à compter chaque jour les erreurs de l’enfant dans la récitation de ses tables, pour rendre attrayant, ou plutôt fonctionnel, cet apprentissage si rebutant, un intérêt momentané lui étant trouvé. Ainsi l’effort agréable doit trouver en lui-même le motif de sa répétition.
Le jeu et l’activité
11L’effort le mieux dirigé est encore celui que personne n’impose du dehors : l’idée fonctionnelle conduit à la valorisation de l’activité spontanée et du jeu. Dans Psychologie de l’enfant et pédagogie expérimentale, pour contredire ceux qui l’accusent de laisser faire aux enfants tout ce qu’ils veulent, dans le cadre de l’institut Jean-Jacques-Rousseau, É. Claparède propose, en inversant la formule, que les enfants veuillent tout ce qu’ils font : « On n’apprend pas à un enfant à se développer. Tout ce qu’on peut faire, c’est multiplier autour de lui des occasions de développement naturel17. »
12À partir de là, le jeu a une fonction primordiale et va constituer la base de l’activité éducative. La logique de l’activité fonctionnelle suffit à expliquer l’importance du jeu ; Mais l’appel à John Fiske et Karl Groos18, les auteurs envers qui É. Claparède estime avoir une dette, permet à ce dernier d’intégrer l’activité ludique dans une vision générale du développement biologique, voire de la réintégrer dans la phylogenèse.
Karl Groos
13Les intitulés des deux ouvrages de Karl Groos (1861-1946), Die Spiele der Tiere (Le Jeu des animaux, Iéna, 1896), et Die Spiele der Menschen (Le Jeu chez l’homme, Iéna, 1899), sont éloquents : l’auteur part du principe que les comportements humains, y compris les comportements supérieurs, ont leur origine et quelquefois leur équivalent dans le monde animal. L’homme n’est qu’un animal plus développé qui s’est à tort attribué un esprit d’origine surnaturelle. Le jeu qui existe chez l’homme comme chez l’animal est une activité à grande portée biologique, il participe des efforts de l’organisme en vue de sa survie, et, loin d’être une activité gratuite, il est profondément finalisé : Le jeu est un pré-exercice, c’est-à-dire qu’il est l’expression d’un instinct en dehors du contexte où cet instinct manifestera son utilité, il est une activité « pour rien », mais qui actualise des virtualités utiles pour la survie de l’animal. Dans la mesure où cette activité est finalisée, on peut se demander si cette pensée inspirée de Darwin ne conserve pas en fait une notion antérieure de l’instinct comme pré-adaptation providentielle des créatures à leurs conditions de vie. Quoi qu’il en soit, Karl Groos pense avoir trouvé dans la sélection naturelle le concept qui rend compte de cette utilité. Le jeu est l’activité gratuite du jeune animal, cette activité gratuite exerçant des capacités enracinées dans la mémoire biologique, mais dont l’actualisation et l’efficacité sont vitales pour l’organisme concerné. Il proposa d’ailleurs une classification biologique des jeux en fonction de l’activité qu’ils permettent de développer : jeux cynégétiques, jeux de combats, jeux d’imitation, jeux érotiques… Et, sous des formes différentes, cette classification a eu une longue postérité dans la psychologie de l’enfant.
14Le moteur de tout jeu est l’émotion, déclinée en trois phases : le jeune agit d’abord par plaisir de l’expérimentation, dans laquelle Karl Groos voit l’émotion fondamentale de tous les jeux. Au plaisir de la réussite, l’imitation ajoute le plaisir de savoir faire aussi. Il y a enfin un plaisir supplémentaire résultant du rapport à l’autre, et qui s’articule à la concurrence vitale : le plaisir de savoir faire mieux19.
15Cette activité fondamentale garantit le développement dans l’adaptation ; plus la vie adulte est complexe, plus l’animal est élevé dans la hiérarchie de l’autonomie par rapport à l’instinct, plus son enfance, et la période des jeux, sera longue20. Dans un article paru en 1913 et dont le titre est la devise de l’institut Jean-Jacques-Rousseau, Discat a puero magister21, Claparède emboîte le pas à Karl Groos : « Le jeu, voilà l’artifice que la nature a trouvé pour pousser l’enfant à déployer une activité considérable, activité utile à son développement physique et mental. Usons un peu plus de cet artifice. Mettons davantage notre enseignement au niveau de l’enfant, en nous faisant de ses instincts naturels des alliés, non des ennemis22. »
16C’est donc dans des mobiles intérieurs et personnels que l’individu sera appelé à trouver l’origine de son activité, non dans aucune sorte d’hétéronomie. Il est remarquable qu’ici É. Claparède mélange trois choses distinctes d’un point de vue philosophique : l’autonomie morale du vouloir, la compréhension du sens d’un acte, et enfin le respect de l’intérêt spontané. Il fait découler les deux premières de la troisième, de l’intérêt « du moment ». Dans le processus du développement, sur lequel l’activité éducative doit se régler et qu’elle a pour but de favoriser, il faudra donc supprimer les injonctions qui ne correspondent pas à un intérêt naturel, et rattacher ce qu’on veut apprendre à l’enfant à ses mobiles naturels d’attention et d’action23.
17Il faut donc connaître les intérêts de l’enfant, ce qui le pousse à l’action, et pour cela l’observer : c’est en ce sens que Claparède peut intituler son article « Discat a puero magister ».
John Fiske
18L’importance du jeu est encore davantage mise en évidence par l’usage que fait É. Claparède du travail de John Fiske, qui lui permet de montrer que c’est l’enfance elle-même qui est fonctionnelle.
19John Fiske (1842-1901), disciple de Herbert Spencer, popularise la doctrine de l’évolution aux États-Unis et doit être considéré plus comme un vulgarisateur que comme un penseur original. Sa position personnelle est néanmoins nettement affirmée en faveur d’une interprétation finalisée de l’évolution, qui, en privilégiant le développement de l’esprit humain, prétend prévenir les conséquences matérialistes de celle-ci. The Meaning of Infancy24 réunit deux essais, The Meaning of Infancy et The Part Played by Infancy in the Evolution of Man, qui éclairent cette idée d’ensemble en accordant une place privilégiée à l’enfance dans le processus général de l’évolution biologique25.
20Il s’inspire en fait d’Alfred Russell Wallace, le co-découvreur, avec Ch. Darwin, du principe de la sélection naturelle, et du finalisme qui lui est propre, pour accorder une importance particulière à l’enfance. Alors que Ch. Darwin, dans La Descendance de l’homme, ne réussirait pas, d’après J. Fiske, à traiter de la différence de l’homme par rapport au monde animal, A.R. Wallace montrerait qu’il est avantageux de varier dans l’intelligence autant que physiquement. L’évolution suivrait donc de façon privilégiée une voie psychologique. L’évolution est pensée à partir de là comme un progrès providentiel : en ne faisant pas de chaque génération la réplique de celle qui précède, mais en lui accordant la capacité de progresser, la sélection naturelle privilégie, à un certain moment, l’intelligence. L’homme est ainsi une étape d’un progrès voulu par Dieu et qui se dirige vers de plus en plus de « plasticité », ce qui est un gage d’amélioration future.
21D’après J. Fiske, la période de l’enfance est justement une période de plasticité, et cet âge est propice à montrer que le déterminisme de l’hérédité ne règne pas totalement. Les animaux supérieurs, l’homme en particulier, naissent à un stade peu développé et leur enfance, longue, laisse une grande place à leurs initiatives, met en jeu leurs capacités intellectuelles26, loin d’être la simple actualisation du donné de l’espèce. Apprentissage et variations individuelles montrent l’étendue de cette plasticité. L’homme étant le meilleur représentant de cette tendance, cela autorise Fiske à dire que l’homme n’est pas simplement l’habitant d’une tache de boue, « a Clod of Dirt »27.
22La référence à J. Fiske jette une lumière particulière sur l’intérêt que É. Claparède porte à l’enfance : l’enfance est fonctionnelle à deux points de vue, puisque, pendant que l’individu se construit grâce à elle, c’est l’espèce qui se construit. Dans cette logique, la fonctionnalité du jeu est double également : activité gratuite guidée par l’intérêt immédiat de l’enfant, il est préparation à la vie par l’exercice, comme le disait Karl Groos, mais pas tant comme un exercice qui anticipe sur des activités futures prédéterminées que comme un exercice qui libère la « plasticité » intellectuelle de l’être humain.
23Ceci permet à É. Claparède de prendre ses distances tant par rapport au « finalisme » de Karl Groos, qui explique l’activité spontanée par la prévision du futur, que par rapport à la théorie récapitulative de Stanley Hall ou même de J. Fiske, qui l’expliquent par les traces du passé28. L’incompréhensible anticipation par le jeu des activités futures de l’adulte, et qui explique le jeu par l’avenir, de même que l’incompréhensible souvenir du passé s’expliquent par des apparences : en fait, l’activité n’est déterminée ni par l’avenir ni par le passé, mais par le milieu – notion d’ailleurs utilisée également par J. Dewey – auquel l’organisme réagit.
24Cette hypothèse autorise d’ailleurs à continuer d’accorder une valeur descriptive aux théories du jeu basées sur la récapitulation, l’enfant pouvant passer de lui-même par des expériences connues de ses ancêtres… Il n’en reste pas moins que la dimension de l’avenir est prédominante dans l’activité de l’enfant, même si cet avenir n’est pas prédéterminé et justement parce qu’il n’est pas prédéterminé.
L’évolution des intérêts
25L’idée d’une évolution naturelle des intérêts ouvre la perspective d’une éventuelle progression dans le domaine de l’éducation, et déjà, le Pedagogical Seminary, la revue fondée par G. Stanley Hall, avait publié un nombre important de travaux concernant l’évolution des intérêts, guidés la plupart du temps par la théorie de la récapitulation. Moteur de l’activité spontanée au même titre que le plaisir du jeu, l’intérêt est au cœur des préoccupations d’une pédagogie fondée sur la psychologie fonctionnelle.
26É. Claparède préconise la méthode « extrospective »29 par opposition à l’« introspective », qui consiste à observer les conduites ou les œuvres des enfants (dessins) par opposition à la méthode « introspective » utilisant leur témoignage. Ceci permet de recourir à la méthode statistique et d’enquêter auprès d’un grand nombre d’enfants actuels ; donc, finalement, de recourir à une forme d’observation de l’activité spontanée. Un exemple de cette méthode est trouvé par É. Claparède auprès de G. Stanley Hall lui-même, qui a ainsi montré que le jeu de poupée était très développé chez les fillettes entre sept et dix ans, pour culminer à huit ans et demi.
27S’inspirant des travaux du Pedagogical Seminary, É. Claparède expose par exemple l’apport des dessins : ils révèlent que l’intérêt se porte d’abord sur les personnes, puis sur les animaux et enfin sur les choses inanimées. Le langage lui-même progresserait en fonction de l’évolution des intérêts, passant des substantifs aux qualités, puis aux notions abstraites. Quant à la méthode introspective, elle reste valable à travers l’enquête. S’autorisant de ces différentes sources, É. Claparède propose un tableau de l’évolution des intérêts :
28Au cours de la première année se situe la période des intérêts perceptifs, qui concerne toutes les perceptions de l’environnement immédiat et du propre corps de l’enfant ; le perçu n’est alors pas analysé, raison pour laquelle le terme de syncrétisme est utilisé. É. Claparède cite à ce propos Ernest Renan qui attribue ce caractère de la pensée à l’homme primitif. La seconde et la troisième année sont dominées par l’intérêt glossique. L’enfant s’acharne à acquérir les mots qui sont alors un « besoin de son cerveau ». Là encore il suit un mouvement du concret à l’abstrait, en passant des substantifs aux verbes conjonctions, nombres. Les intérêts intellectuels généraux, c’est-à-dire à la fois la fantaisie imaginative, et la curiosité pour l’origine des choses, leurs relations, détermine un âge questionneur, de trois à sept ans, terme repris à J. Sully. De ce point de vue, É. Claparède estime qu’« une leçon ne doit pas être autre chose qu’une réponse ». Enfin, les intérêts spéciaux deviennent la source des jeux de sept à douze ans. Les intérêts sociaux et éthiques achèvent l’évolution des intérêts, avec l’apparition du sentiment de l’appartenance à une collectivité, l’importance nouvelle accordée au jugement d’autrui et à son influence, et aussi la sexualité (É. Claparède considère que S. Freud rejoint sur ce point sa réflexion sur l’intérêt, tout en lui reprochant son pansexualisme).
Observer l’enfant
29L’institut Jean-Jacques-Rousseau, créé en 1912, se veut un lieu d’éducation libérale où les enseignants peuvent trouver à la fois un exemple pédagogique et une possibilité de recherche expérimentale. Il est inspiré du Children’s Institute de l’université Clark, en Californie, créé par G. Stanley Hall et basé sur les principes suivants : la pédagogie pratique ne se dissocie pas de la connaissance théorique, et plus précisément elle doit être informée de la diversité des recherches qui se rapportent à l’enfant, loin d’être une application d’un point de vue particulier.
30Lieu d’éducation pour les enfants, il est surtout lieu de formation pour les éducateurs institutionnels30. L’école s’y trouve associée à la pédagogie expérimentale ; il s’y produit une connaissance indéfiniment ouverte puisqu’elle tient compte de l’activité de l’enfant et repose sur son observation. Comme cette connaissance s’applique à une entreprise d’éducation, c’est donc un lieu de recherche.
31C’est l’imbrication de ces différentes dimensions qui justifie la devise de l’institut, qui définit en même temps l’un des enjeux majeurs de la psychologie de l’enfant : Discat a puero magister. Cette formule désigne le renversement de la relation pédagogique : ce n’est plus tant l’élève qui apprend que le maître qui apprend de l’élève. Ceci justifie évidemment la référence à Jean-Jacques Rousseau et à l’injonction faite aux éducateurs, dans la préface d’Émile, d’étudier leurs élèves : un texte intitulé Un institut de sciences de l’éducation et les besoins auxquels il répond31 porte en exergue : « Commencez par étudier vos élèves, car assurément vous ne les connaissez point. »
32L’invocation de Rousseau participe d’une relecture personnelle de l’histoire des idées menée par Claparède, où le renversement de la manière de considérer l’enfant fédère les points de vue d’auteurs pour le moins divers, dans une adhésion par anticipation à la pédagogie fonctionnelle : dans Psychologie de l’enfant et Pédagogie expérimentale, par exemple, il se livre à une énumération d’auteurs allant de Mme Pape-Carpantier aux travaux sur le dessin d’enfant de Georges-Henri Luquet en passant par Pierre Janet et Émile Durkheim, qu’il considère tous comme ayant contribué « de manière plus ou moins nette » à asseoir la pédagogie sur la psychologie, à faire progresser la « psycho-pédagogie »32. L’idée que l’enfant est l’objet d’étude privilégié pour l’éducateur est ainsi replacée dans une généalogie protéiforme qui remonte à Rousseau. Le recours au mythe de Procuste et à l’autorité de Jean-Jacques Rousseau lui fournit une formule frappante pour exprimer cette idée : « Le système éducatif gravitant autour de l’enfant, non plus l’enfant couché bon gré mal gré dans le lit de Procuste du système éducatif, voilà la grande révolution qui fait de Rousseau le Copernic de la pédagogie33. »
33Il faut mettre l’enfant, selon une formule largement diffusée depuis, « au centre du système éducatif34 ». Fondateurs d’une tradition bien établie aujourd’hui, pour Claparède, les novateurs du passé, qu’il s’agisse de Montaigne, Rousseau, Herbart ou Pestalozzi, participent d’une même vérité. Ils ont dénoncé les limites de l’éducation traditionnelle, mais ne pouvaient imposer leurs vues parce qu’elles manquaient d’une base scientifique35.
34En réalité, il est paradoxal de vouloir appliquer les idées de Rousseau dans un cadre scolaire. Dans la conception de É. Claparède, ce paradoxe est levé de la manière suivante : dans la mesure où l’école est un lieu de connaissance et d’expérimentation, elle se prête, pour ainsi dire, mieux que le monde extérieur à l’étude de l’enfant, parce qu’elle conditionne la prise en compte de son activité spontanée. L’activité, dont l’observation s’est faite jusque-là préférentiellement sur l’individu, et l’école, en tant qu’institution spécialement destinée aux enfants, se trouvent associées, l’école se trouvant être le lieu idéal de production de la connaissance de l’enfant. Cette association était déjà élaborée par A. Binet. Mais alors que ce dernier prenait en compte l’individualité de l’élève dans un cadre comparatif, en le référant à des capacités moyennes d’adaptation, É. Claparède se préoccupe du souci d’individualiser l’enseignement, de produire une « école sur mesure », pour reprendre le titre d’un de ses ouvrages d’après-guerre, autrement dit vers une réflexion beaucoup plus « pédagogique », au sens où elle reste centrée sur l’activité de l’élève. Alors que A. Binet se dirigeait finalement vers le projet de réorganiser l’institution, notamment par l’orientation, É. Claparède s’intéresse de façon privilégiée à l’activité de l’élève individuel, parce que c’est de chaque élève (et pas seulement de son niveau) que doit finalement provenir la pédagogie qui lui convient.
35L’institut Jean-Jacques-Rousseau, en outre, servira à diffuser la nouvelle science que le grand philosophe n’a pu qu’anticiper : « Nos idées générales sur l’évolution, nos observations sur la croissance, toutes les études dont l’enfant a été l’objet, tous les résultats curieux déjà découverts et que nous ne soupçonnions pas, ont déjà concouru à nous fournir une vérification de cette conception de Rousseau que l’évolution infantile se fait par étapes successives qui chacune ont leurs centres spéciaux d’intérêts, qu’il y a “un ordre de la nature” duquel on ne peut sortir qu’en “rompant l’équilibre” (Émile, livre IV) des facultés de l’enfant36. »
36Le nouvel institut pourra permettre de former les enseignants sur de nouvelles bases, en les arrachant à la routine et à l’empiricité d’une part37, et en les initiant au nouveau rapport enfant-adulte amorcé par la « révolution copernicienne », d’autre part. É. Claparède n’oublie pas la psychométrie, à laquelle il consacre de longs développements (en particulier dans Psychologie de l’enfant et Pédagogie expérimentale et L’École sur mesure). Mais, selon la conception fonctionnelle de l’éducation, la loi de l’intérêt et l’importance accordée au jeu, elle comporte aussi une part d’approche « clinique » : c’est de l’observation quotidienne des enfants, de leur observation attentive, que l’éducateur tirera la connaissance qui lui est nécessaire. A. Binet avait fait sortir la psychologie expérimentale du laboratoire pour la transporter à l’école ; É. Claparède entend que l’école devienne le laboratoire idéal des recherches en éducation.
37Il doit donc y avoir un institut pour recueillir et diffuser ce matériel documentaire, ainsi que pour rendre possible l’étude de l’enfant à travers ses intérêts spontanés. D’où une double orientation, l’une théorique, l’autre expérimentale ou concrète.
38En ce qui concerne le premier axe, l’institut tel qu’il est décrit en 1912 prodiguera des cours de psychologie générale, de psychologie de l’enfant, de puériculture, d’hygiène scolaire, de psychopathologie, de didactique, à quoi s’ajoutent l’éducation morale, sociale et l’histoire et la philosophie des grands éducateurs.
39Le deuxième axe est présenté ainsi dans le projet de 1912 : « L’éducation de l’enfant doit se faire du dedans, non du dehors ; elle doit consister non dans une action exercée par le maître sur l’élève, mais dans un acte même de l’enfant, acte consécutif à l’éclosion de mobiles intérieurs. Connaître ces mobiles propres à déclencher [sic] l’action et l’effort, et, une fois qu’ils sont connus, les mettre en jeu en plaçant l’enfant dans les conditions convenables, tel doit être le but de l’éducateur38. »
40De cette orientation sortira d’ailleurs le premier travail de J. Piaget, Le Langage et la Pensée chez l’enfant39.
Jean-Jacques Rousseau : d’une filiation imaginaire à la justification de l’école rénovée
41Claparède entre dans la lignée des penseurs qui, de H. Spencer à John Dewey, revendiquent la filiation de la philosophie de Rousseau. Ce qui précède indique déjà que, si elle ne manque pas d’arguments, cette revendication comporte une part d’imaginaire. É. Claparède, plus qu’il n’est un penseur rousseauiste, met en place le mythe de Rousseau comme ancêtre de la pédagogie moderne.
42Selon un mécanisme déjà présent chez H. Spencer, il considère que Rousseau a anticipé sur l’étude scientifique de l’enfant sans en avoir les moyens, privant ainsi de force son désir de réforme de l’éducation. C’est ainsi que dans un article de 1912 intitulé « Jean-Jacques Rousseau et la conception fonctionnelle de l’enfance », il dit : « Chez Rousseau, nous voyons pour la première fois l’art de l’éducation fondé sur une conception scientifique de l’enfant […]. Il a compris que l’éducation, comme les autres disciplines appliquées, devait être fondée sur une connaissance, que les préceptes devaient pouvoir être déduits de lois auxquelles conduisent l’observation de l’enfant40. »
43Tout l’article a pour objet de montrer que les grandes lois de la conduite élaborées par É. Claparède, et plus généralement la psychologie fonctionnelle, sont contenues virtuellement dans l’œuvre de Rousseau. Mais il montre également comment, de son point de vue, la pensée de Rousseau préfigure l’approche génétique de la psychologie de l’enfant, c’est-à-dire, selon le sens de l’époque, celle qui s’intéresse à la mise à jour des lois de développement, et qui procède pour une grande part de la théorie de la récapitulation. C’est ainsi que, étant amené à distinguer ces deux aspects de la science de l’enfant et les réunissant dans la filiation rousseauiste, É. Claparède montre clairement, d’une manière qui dépasse ses intentions, ce qui sépare Rousseau des penseurs modernes, et le xviiie siècle du xixe.
44Selon cette vision des choses, Rousseau anticiperait tout d’abord sur l’importance future de l’idée d’activité, sur la nécessité de laisser le développement s’effectuer par ce moyen : avant ces balbutiements de la science, il aurait aperçu l’importance de l’enfance. « La race humaine eût péri si l’homme n’eût commencé par être enfant41 » est un passage d’Émile auquel Claparède aime se référer.
45En émettant l’idée que, conjointement à la croissance et à l’augmentation des forces, l’apprentissage permet de les utiliser sans qu’elles deviennent nuisibles, Rousseau aurait inventé la distinction entre structure et fonction, autrement dit l’idée que la stimulation et l’exercice issus de la fonction développent les organes42.
46Rousseau est ainsi rapproché de l’école « pragmatique, fonctionnelle ou dynamique », illustrée par les noms de James ou Dewey. Cette lecture de Rousseau permet à É. Claparède d’identifier son point de vue à celui du grand philosophe, et de revendiquer l’héritage de l’« éducation négative ». Rousseau désignait ainsi une attitude de l’adulte qui consiste à éviter les interventions directes pour laisser le plus d’initiative possible à l’enfant.
47Il faut rappeler ici que chez Rousseau la privation de forces de l’enfance par rapport à ses désirs, qui ouvre la possibilité de l’apprentissage, a une portée morale et relève d’une forme de providence. Au début d’Émile, la distinction de l’éducation de la nature, de celle des hommes, et de celle des choses, vise à donner place aux deux premières dans l’éducation qui dépend de l’homme, qui doit accorder pour cela une liberté d’action à l’enfant. Pour l’enfant, agir en prenant conscience de ses limites dans une confrontation autonome à la réalité relève, dans les distinctions opérées au début d’Émile, à la fois de l’éducation de la nature et de l’éducation des choses, du développement spontané et de la confrontation de l’individu au monde extérieur, sans artifice. Ce faisant, il mesurera son pouvoir et sa liberté naturels ainsi que leurs limites, choses que l’éducation en société dissimule dans des circonstances ordinaires.
48É. Claparède, laissant de côté les implications politiques et morales de cette théorie, préfère interpréter l’activité spontanée à travers la notion d’exercice, à la fois moteur du développement et facteur d’adaptation. Et dans l’exigence d’activité formulée par Rousseau, et dans l’idée que l’adulte doit mettre en place une éducation négative, c’est-à-dire qui n’entrave pas le développement naturel, É. Claparède voit une anticipation de la loi par exemple d’adaptation fonctionnelle, selon laquelle l’action se déclenche quand elle peut satisfaire le besoin du moment, avec ce corollaire que l’intérêt momentané détermine ce déclenchement. Le rôle de l’adulte dans ce contexte est simplement de placer l’enfant dans des circonstances qui stimulent cette action43.
49Il est remarquable que É. Claparède classe de façon récurrente tous les pédagogues réclamant une place plus grande pour l’activité de l’enfant, et quels que soient leurs arguments, dans la filiation rousseauiste ; Kerchensteiner et les Arbeitsschule, l’inspecteur Gaston Quenioux et sa réforme du dessin scolaire, Ferdinand Brunot et sa méthode d’apprentissage de la langue sont rangés sous la bannière de l’activité dont la formulation définitive appartiendrait à la psychologie fonctionnelle après avoir été inventée par Rousseau44.
50Rousseau est également vu comme l’ancêtre de l’autre forme de psychologie de l’enfant, celle que É. Claparède nomme structurale en la distinguant de la psychologie fonctionnelle. Ce sont pour Claparède des méthodes opposées, puisque l’une considère l’enfant « en lui-même », et que l’autre le considère « eu égard à la race ». Mais elle arrivent à des positions identiques au sujet de l’importance fonctionnelle de la vie enfantine.
51En décrivant l’enfance comme une succession de périodes distinctes, bornées par les âges de cinq, douze, quinze, puis vingt ans, et en mettant en évidence la crise d’adolescence, Rousseau aurait indiqué la direction suivie par la psychologie de l’enfant, lorsque H. Spencer et G. Stanley Hall, par exemple, appliquent la loi biogénétique fondamentale au développement de l’enfant. É. Claparède reprend d’ailleurs dans l’article de 1912 ce point de vue en énonçant une « loi de succession génétique », selon laquelle l’enfant se développe naturellement en passant par un certain nombre d’étapes qui se succèdent dans un ordre constant, ces étapes reprenant le parcours de l’esprit de l’humanité. On voit ici que cette loi relativisée ultérieurement par É. Claparède se présente alors comme le complément de la notion d’activité : le respect de l’intérêt spontané dans l’éducation s’intègre aussi dans un schéma général, que l’activité peut à elle seule permettre d’observer, mais qui peut aussi être formulé de manière spéculative, ce que font H. Spencer et G. Stanley Hall lorsqu’ils mettent en parallèle le développement psychologique individuel et l’évolution de l’humanité. Alors que l’appel à l’activité dans l’éducation est comme l’équivalent de l’éducation des choses, ceci est rattaché par É. Claparède au « développement interne » des facultés ou à l’« éducation de la nature » de Rousseau.
52Un commentaire montre bien quelle réinterprétation de Rousseau est faite. É. Claparède dit qu’il a manqué à ce dernier l’intuition d’une analogie entre le développement de l’individu et celui de l’espèce (qu’il nomme la race). En effet, Rousseau parle du sauvage. Le sauvage, remarque É. Claparède, incarne la jeunesse du monde. Le rapport effectué entre le développement de l’individu et le sauvage n’implique donc pas l’idée d’un véritable lien biologique entre ces deux développements. Bien que cet article soit rédigé dans le but de montrer que Rousseau est le père des idées modernes, on ne saurait mieux dire à quel point É. Claparède s’écarte de son modèle.
53En effet, Rousseau vise bien dans l’enfant la jeunesse du monde, son état originel, non susceptible d’évolution. Nous dirons que pour lui l’enfant est un être qui recommence, à condition qu’on lui en laisse la possibilité. Son intelligence est un invariant naturel qui, loin de se développer à l’échelle de l’humanité, se pervertit dans le processus de l’histoire. L’enfant, pour É. Claparède comme pour ses prédécesseurs du xixe siècle, est un maillon du progrès évolutif, il poursuit l’évolution biologique et actualise ses facultés sous l’impulsion de l’intérêt et du besoin, par rapport aux circonstances présentes, pas par rapport à un idéal de recommencement. La mise en continuité, dans l’article de 1912, de la récapitulation et de l’activité rend ceci particulièrement net, même si É. Claparède a mis à l’écart par la suite cet aspect systématique de sa réflexion. L’annexion de la filiation rousseauiste ressemble donc plutôt à un coup de force qu’à un approfondissement conceptuel.
54Il est vrai cependant que É. Claparède se réapproprie de manière originale l’articulation de l’idée de nature à l’éducation, le lien entre les deux dépendant de l’institution-école. En effet, d’une philosophie qui envisage le développement naturel comme un processus solitaire, singulier, l’enfant devant être protégé de la société pour se retrouver face à sa propre nature, il tire une justification de l’école, du moins de l’école telle qu’il l’envisage. La mère, pour Rousseau, suivi en cela par Pestalozzi, peut dresser une barrière autour de son enfant afin de le protéger des influences pernicieuses de la société. Dans l’idéal de É. Claparède, s’il n’y a pas vraiment de barrière entre l’enfant et la société, il y a un lieu de rénovation, de rupture avec le passé : l’école apparaît comme le lieu de vie, terrain d’expérimentation, d’activité où est garanti le « développement libre, spontané », l’éducateur faisant appel à ses « motifs intérieurs »45. L’enfant n’y est pas tant protégé que pris en charge, par la connaissance de l’enfant qui est alors l’équivalent du rempart que Rousseau voulait dresser autour de l’enfant : l’attitude scientifique, nourrie de l’école et qui s’y applique en retour, est censée garantir qu’elle est bien ce lieu d’épanouissement hostile aux préjugés.
55Dans un mouvement d’inversion des positions réciproques traditionnelles de l’école et de la nature, l’école prend la place du cadre naturel et extérieur aux institutions sociales que Rousseau souhaitait pour son élève. Et elle hérite néanmoins de l’espérance de progrès dont ce retour à la nature est supposé porteur.
Notes de bas de page
1 Sa thèse de médecine porte sur le sens musculaire ; il s’y inspire à la fois de Spencer et du parallélisme psychophysique, que Flournoy avait exposé en 1890.
2 É. Claparède, Psychologie de et pédagogie expérimentale, Genève, Kündig, 1905 ; 11e éd., 1926. Nous nous référons à la 11e édition, de 1926, qui reproduit la 5e, de 1915.
3 J. Dewey, L’École et l’enfant, préface d’Édouard Claparède, Genève, Delachaux et Niestlé, 1913, 6e éd., 1963, p. 16 sq.
4 É. Claparède, Autobiographie, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, Éditions des Archives de psychologie, s.d., et Archives de psychologie, 1941, n° 38, p.145-181.
5 J.-J. Ducret, Jean Piaget, savant et philosophe, op. cit., p. 572-573.
6 Voir par exemple L’Éducation fonctionnelle, Neuchâtel et Paris, Delachaux et Niestlé, 3e éd., 1950, p. 32.
7 Ibid., p. 23.
8 Cette loi figure déjà en 1905 dans l’« Esquisse d’une théorie biologique du sommeil », Archives de psychologie, IV, 1905, p. 281. Voir J.-J. Ducret, op. cit., p. 579 sq.
9 É. Claparède, « La psychologie de l’intelligence », paru dans la revue Scientia, vol. XXII, Bologne, novembre 1917.
10 É. Claparède, L’Éducation fonctionnelle, op. cit., p. 112.
11 Ibid., p. 22-26. Claparède rend aussi hommage à Ribot pour avoir lié la vie mentale à la vie organique ; ibid., p. 32.
12 Ibid., p. 37.
13 Claparède a effectué une série de travaux sur la biologie du sommeil, et notamment : « Esquisse d’une théorie biologique du sommeil », article cité.
14 « Mais la "question fonctionnelle" n’a pas seulement une utilité indirecte en orientant les investigations qui ont la structure pour objet. Elle est indispensable encore parce qu’elle pose le problème fonctionnel lui-même qui est, évidemment, le grand problème de la biologie et de la psychologie, à savoir -nous l’avons dit tout à l’heure- le problème de l’adaptation ou (cela revient au même) le problème de la conduite. Voici un processus utile à la vie. Comment ce processus s’est-il installé ? Comment tel besoin suscite-t-il précisément les gestes propres à le satisfaire » ; É. Claparède, L’Éducation fonctionnelle, op. cit., p. 38.
15 Le contenu de cet article est repris dans Psychologie de l’enfant…, op. cit., dans la partie consacrée au développement mental, p. 486.
16 É. Claparède, « La conception fonctionnelle de l’éducation (l’éducation attrayante) », Bulletin de la SLPEPE, novembre 1911.
17 É. Claparède, Psychologie de l’enfant…, op. cit., p. XLI.
18 K. Groos, Die Spiele der Tiere, Iéna, 1896 ; trad. fr., Le Jeu des animaux, Paris, Alcan, 1902.
19 K. Groos, trad. fr., Le Jeu des animaux, Paris, Alcan, 1902, p. 182.
20 É. Claparède, Psychologie de l’enfant…, op. cit., p. 432 sq.
21 É. Claparède, « Discat a puero magister », 1913, in L’Éducation fonctionnelle, op. cit., p. 143-149.
22 Ibid., p. 148.
23 Ibid., p. 147.
24 J. Fiske, The Meaning of Infancy, Houghton Mifflin Company, Boston, New York, Chicago, 1916.
25 « L’application de la théorie de l’évolution à la vie humaine a révélé l’enfance humaine comme un des facteurs les plus importants de la supériorité de l’homme dans la lutte pour la vie, et donné à l’enfance une grande importance biologique » ; ibid., p.V.
26 Le concept de néoténie utilisé aujourd’hui, notamment par Stephen Jay Gould, s’apparente à ce type de réflexion, en faisant l’économie de l’aspect providentiel de l’évolution.
27 « D’abord, la sélection naturelle accroît l’intelligence ; deuxièmement, quand l’intelligence est allée assez loin, elle fait l’enfance plus longue, une créature née peu développée, et ensuite vient cette période de souplesse pendant laquelle on peut davantage apprendre. La capacité de progrès arrive, et vous commencez à atteindre une des grandes distinctions de l’homme et de l’animal, parce que l’une de ces distinctions est indubitablement sa capacité de progresser ; et je pense que tout le monde peut dire sans hésiter que si nous n’avions pas d’enfance nous ne pourrions progresser. Si nous venions au monde avec des capacités limitées et asséchées, une génération pourrait être exactement comme une autre » ; J. Fiske, The Meaning of Infancy, op. cit.,« Infancy in evolution… », p. 29.
28 Voir par exemple la préface de 1920 à Psychologie de l’enfant…, op. cit., p. XXXVII et p. 435-436 du même ouvrage ; Claparède, lui aussi, doit faire face à la remise en cause de la théorie biologique de la récapitulation.
29 Ibid., p. 515-516.
30 « Le but de notre institut est d’initier les personnes se destinant aux carrières pédagogiques à toutes les disciplines touchant à l’éducation. L’institut est à la fois une école et un centre de recherches » ; É. Claparède, Psychologie de l’enfant…, op. cit., p. 92.
31 É. Claparède, Un institut de sciences de l’éducation et les besoins auxquels il répond, Genève, Kündig, 1912.
32 Ibid., p. 60.
33 Ibid., p. 43.
34 Ibid., p. 9.
35 « Seul un fondement rigoureusement scientifique et psychologique donnera à la pédagogie l’autorité qui lui est indispensable pour conquérir l’opinion et forcer l’adhésion aux réformes désirables ; ibid., p. 18.
36 Ibid, p. 21
37 « […] ce ne sont pas des maîtres d’école qui ont les premiers proclamés la nécessité d’une étude impartiale et objective de l’enfant, ni qui l’ont entreprise. Ceux-ci, suivant paisiblement leur ornière, ne paraissent guère avoir ressenti beaucoup d’étonnements à l’égard de leurs petits disciples. Ce ne sont pas les maîtres d’école qui ont jeté les premières bases de la pédologie, ce sont des philosophes, des physiologistes, des linguistes, des ethnologues, des médecins, des psychologues, des criminalistes. » ; É. Claparède, Psychologie de l’enfant…, op. cit., p. 42.
38 É. Claparède, Un institut de sciences de l’éducation…, op. cit., p. 37.
39 Ibid., p. XXI.
40 « Jean-Jacques Rousseau et la conception fonctionnelle de l’enfance », Revue de métaphysique et de morale, mai 1912, p. 391-416, p. 412.
41 J.-J. Rousseau, Émile, livre I.
42 « Le développement implique donc pour Rousseau, comme pour les biologistes d’aujourd’hui, une stimulation, un exercice continuel des organes à développer » ; É. Claparède, « Jean-Jacques Rousseau et la conception fonctionnelle de l’enfance », article cité, p. 394.
43 « Or, Rousseau a admirablement compris que l’art de l’éducation consiste à placer l’enfant dans des circonstances telles que l’action se déclenche toute seule », ibid., p. 403.
44 Ibid., p. 396 sq.
45 Ibid., p. 395 sq.
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