Introduction à la cinquième partie*
p. 251-252
Texte intégral
1Personne ne prit conscience plus clairement à l’époque des transformations profondes des rapports de la psychologie à la pédagogie, ainsi que du remaniement de la représentation de l’éducation elle-même, que le philosophe William James.
2En tant que philosophe pragmatiste, il avait à cœur d’appliquer la science psychologique aux problèmes humains. Cependant, il voyait avec beaucoup d’inquiétude le développement de la psychologie expérimentale, qui, à son avis, atomisait l’esprit. Ses réserves sont les mêmes vis-à-vis de la psychologie appliquée à l’éducation ; il lui reproche de trahir l’ambition d’une application véritable à la pratique en s’engageant dans une analyse stérile de l’esprit de l’enfant1. Il lui reproche également de modifier le rôle de l’enseignant, et, pour lui, de le dévoyer : W. James considère que la science psychologique doit accompagner l’instituteur, s’intégrer à sa culture, mais ne pas être un facteur de rupture dans sa pratique, ne pas le détourner de son rôle. Elle l’éclaire mais ne change pas la nature de son rapport à l’enfant.
3En 1906 paraît la traduction d’un de ses ouvrages, qui, pour la science de l’enfant, est un coup de tonnerre dans un ciel serein : les Causeries pédagogiques2. Cet ouvrage s’adresse aux instituteurs, se veut un bilan de l’apport de la psychologie à la pédagogie. Il eut une grande diffusion en France, dans les écoles normales en particulier. Or il débute par une critique peu complaisante de la « nouvelle psychologie », soit la psychologie expérimentale, lorsqu’elle prétend s’immiscer dans l’enseignement. Dans une page particulièrement féroce, il reproche aux psychologues d’utiliser les instituteurs pour pratiquer des observations psychologiques et de leur imposer ainsi un « lourd fardeau »3. Si, dit-il, l’instituteur passe son temps à calculer des « pour cent », il peut en profiter pour rendre plus aiguë ses facultés d’observation et sa connaissance des élèves, mais, insiste-t-il, il ne faut pas imposer cette démarche à ceux qui n’en ressentiraient pas le besoin !
4Comme Ferdinand Buisson, W. James accorde plus de valeur à l’observation individuelle des élèves qu’au progrès de la connaissance de l’enfant en tant que discipline scientifique4. Le pédagogue ne doit pas se transformer en observateur ni en accompagnateur du développement de l’enfant, en ultime exécutant des lois scientifiques. L’éducation reste un art, et la pédagogie est l’expérience acquise dans la poursuite de ses buts. Une idée, fondamentale, apparaît dans ce passage : la science de l’enfant, si elle instruit le maître, qui au départ est là pour enseigner, pervertit la relation de l’adulte à l’enfant.
5Irrévocablement, malgré ces mises en garde, le processus enclenché était destiné à suivre son cours. La conception de la pédagogie comme démarche expérimentale, comme application de la psychologie, comme une pratique centrée sur l’enfant entouré d’adultes observateurs, deviendra la définition légitime d’une pédagogie progressiste. La « révolution copernicienne » de la pédagogie, loin de l’héritage durkheimien comme de celui de la SLPEPE, aura lieu à Genève et s’attachera au nom d’Édouard Claparède.
Notes de bas de page
* Ce titre se joue d’une formule de Jean-Jacques Rousseau : « Observez bien votre élève avant de lui dire le premier mot » ; Émile ou De l’éducation, Œuvres complètes, t. IV, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1969, p. 324.
1 Après avoir été l’initiateur de la psychophysique aux États-Unis, il a désapprouvé le développement de la « nouvelle psychologie », son orientation quantitative, sa tendance à atomiser l’esprit. Enseignant depuis 1872 la psychologie et la physiologie à l’université Harvard, il demande le transfert de son poste au département de philosophie en 1875, alors qu’il venait d’y fonder le premier laboratoire de psychologie. Il exprime ses réserves envers la psychologie expérimentale dans ses Principles of Psychology en 1890. En même temps, il considère que la psychologie doit être pragmatique, appliquée au sens où elle prend en considération les problèmes humains, cherche l’utilité, et ne se confine pas dans l’analyse abstraite et stérile de l’esprit.
2 Voir G. Paicheler, L’Invention de la psychologie moderne, Paris, L’Harmattan, 1992, p. 91 sq.
3 Voici la page entière : « Notre psychologie nous gardera de certaines erreurs et nous permettra surtout de nous faire une représentation plus exacte du but à atteindre. […] Pour la grande majorité d’entre vous, cependant, une vue générale suffira, pourvu qu’elle soit exacte. Elle tiendra en si peu de mots qu’ils pourraient s’écrire sur la paume de la main.
Évitez encore de considérer comme un devoir de l’éducateur les contributions à la psychologie, les observations psychologiques faites méthodiquement et dont vous auriez la responsabilité. Je crains que certains enthousiasmes de la science de l’enfant vous aient imposé à cet égard un lourd fardeau. Ces études doivent avancer ; elles renouvellent notre compréhension de la vie enfantine. Il y a du reste des instituteurs qui ont un plaisir intense à remplir des formulaires, à inscrire leurs observations, à compiler des statistiques, à calculer des pour cent. L’étude de l’enfant enrichira certainement leur esprit. Et, alors même que les résultats, examinés à la lumière des statistiques, paraîtraient, après tout, de peu de valeur, les anecdotes et les observations recueillies nous feront entrer plus avant dans la compréhension de nos élèves. Nos yeux, nos oreilles deviennent aussi habiles à discerner dans l’enfant placé devant nous des processus semblables à ceux que l’observation révèle chez d’autres. Ils seraient sans cela demeurés inaperçus. Mais la grande masse des éducateurs doivent, s’ils le désirent, pouvoir demeurer de purs lecteurs passifs et se sentir libres de ne pas apporter leur contribution à la psychologie.
Qu’on ne prêche donc pas comme un devoir impérieux la nécessité de s’en occuper et qu’on n’aille pas l’imposer par une règle à ceux pour lesquels cette étude est un poids insupportable, et qui ne se sentent en aucune façon la vocation de psychologue », W. James, Causeries pédagogiques, Paris, Payot, 1934 (1re éd., 1906), chap. I, p. 18.
4 A. Binet fit un compte rendu extrêmement critique de ce livre dans le Bulletin de la SLPEPE, n° 48, juin 1908, p. 167-168.
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