Herbert Spencer, mauvais élève de la République1
p. 219-229
Texte intégral
1En même temps que la psychologie de l’enfant, et dans son sillage, se dessine une revendication de libéralisation de l’éducation. Il convient de faire ici une mise au point sur l’adjectif « libéral » : appliqué à l’éducation par les politiques et les pédagogues de la troisième République, il signifie surtout la mise à la portée de tous de savoirs ayant une autre fin que l’application professionnelle et la visée de l’autonomie morale. Mais la revendication de la liberté dans l’éducation peut simplement revêtir la forme d’une valorisation de la liberté individuelle, sans qu’un rapport privilégié soit établi entre cette dernière et l’acquisition d’un savoir formateur ou d’une autonomie conquise sur la nature. Un rêve d’éducation spontanéiste, de libération de l’enfant se formulera bientôt en terme de respect du développement. De même que sa psychologie avait à l’avance dessiné les contours de la future science de l’enfant, la philosophie de l’éducation de Herbert Spencer contient par avance la légitimation d’une éducation fondée sur la nature de l’enfant. Certes, ce rêve-là n’est pas une nouveauté absolue et on peut le faire remonter à Rousseau ; mais il s’articule au xixe siècle à la philosophie d’un progrès considéré comme une évolution biologique, la psychologie de l’enfant étant le lieu par excellence de cette articulation.
2H. Spencer est l’auteur d’un ouvrage aujourd’hui peu lu, qui a eu cependant un grand rayonnement. De l’éducation intellectuelle, morale et physique a connu de nombreuses rééditions après 1879, date de sa traduction en français : il se trouve dans tous les fonds anciens des écoles normales lorsqu’ils n’ont pas été dispersés.
3La pensée d’H. Spencer a fait l’objet à la fin du xixe siècle de l’attention soutenue des pédagogues ; la Revue pédagogique en fait fréquemment état, et l’on peut mentionner, à titre d’indice de la permanence de cet intérêt, deux articles éloignés dans le temps : en 1880, le recueil De l’éducation intellectuelle, morale et physique fait l’objet d’un compte rendu développé de Paul Souquet. En 1911, année de la parution de la deuxième édition du Dictionnaire de Buisson, H. Gazin, inspecteur d’académie, expose longuement et avec éloge le système des réactions naturelles, aspect de la pédagogie spencérienne qui concerne la discipline.
4Or, cet effet de mode cache un malentendu. En effet, l’ultra-libéralisme de cette doctrine de l’éducation, corollaire de la philosophie du progrès de H. Spencer, repose sur un évolutionnisme généralisé et n’est pas seulement circonscrit aux sciences de la nature. H. Spencer est un positiviste croyant au progrès, un libéral marqué par la pensée d’Adam Smith et de Thomas Robert Malthus ; il englobe de plus la nature et la société dans une même évolution biologique. Cette philosophie est potentiellement porteuse d’ambiguïté ; elle offre un écho approprié aux idéaux républicains, puisqu’elle se propose de promouvoir la liberté dans l’éducation et dans la société. Mais de quelle liberté s’agit-il ? Le ralliement à ce type de théorie ne peut qu’infléchir le projet de ceux qui se veulent héritiers des Lumières et de la Révolution. La nature humaine peut, pour ces derniers, s’épanouir dans l’idéal du citoyen qu’elle recèle en germe ; pour l’évolutionnisme libéral spencérien, les individus sont l’incarnation du jeu de dés auquel se livre la nature, de la confrontation de leurs inégalités surgit le sens du développement général. L’émancipation citoyenne des individus ne peut s’identifier à l’idéal plus qu’humain d’une évolution vers des formes inédites d’existence.
5H. Spencer, dans son livre, expose de manière radicale, voire polémique, une philosophie de l’éducation lui donnant la liberté pour principe. Sa séduction s’explique sans doute ainsi, mais on peut aussi penser qu’il y a dans la réactualisation même de la question de l’éducation, notion chère au xviiie siècle, un ferment d’opposition à la promotion de l’instruction opérée par la Révolution puis la République. H. Spencer se réfère à Rousseau, et davantage encore à son héritier spirituel, Pestalozzi. Si on l’en croit, il ne fait rien d’autre que réactualiser les directives de ce dernier. Étant donné l’importante diffusion de l’ouvrage, il n’est pas interdit de supposer que l’influence des auteurs du xviiie siècle au xixe, dans le domaine de l’éducation, se soit manifestée à travers sa médiation2. N’a-t-on pas hérité de cette philosophie, malgré son caractère périmé, une certaine conception de la liberté dans l’éducation ? On peut se demander si, dans son ambiguïté idéologique, elle n’exprime pas subrepticement une représentation toujours possible de l’éducation, qui dépasse la simple influence de son auteur. Le cadre théorique qu’il a posé a assurément contribué à l’articulation de la psychologie de l’enfant à la scolarisation de masse.
L’héritage ambigu de Rousseau et Pestalozzi
6Pestalozzi, pour Spencer, aurait anticipé le mouvement des idées et préconisé des méthodes qu’il n’était pas capable de justifier scientifiquement ; ce que son successeur, bien entendu, se croit en mesure de faire. Une telle filiation est en quelque sorte trop belle pour être honnête, et des déplacements ont lieu dans l’opération de justification scientifique a posteriori. Qu’y a-t-il derrière cette revendication d’un héritage, celui de Rousseau et de Pestalozzi ?
7Rappelons que, pour Rousseau, la nature est à la fois une origine et un modèle : l’homme originel est celui du début de l’humanité, avant l’histoire, mais c’est aussi l’homme dans sa pureté, dont les vertus morales ne sont pas affectées par la civilisation, par les préjugés qu’elle inculque et la dépravation qu’elle occasionne. Ce que l’homme fut indique aussi ce qu’il doit être et ce qu’il peut être dans la mesure où la nature survit en chacun, dans le présent, de manière virtuelle. La tâche de l’éducation est précisément de réaliser cette virtualité et de restaurer chez l’individu-enfant, en tant qu’il n’est pas encore modifié par son environnement social, la spontanéité du jugement et du sentiment. Une éducation bien conduite, telle qu’elle est exposée dans Émile, doit rechercher l’expression de la nature, meilleur guide de la conduite, en permettant à l’enfant d’exercer sa volonté selon son développement. L’auteur peut qualifier cette démarche d’éducation négative, dans la mesure où, pour empêcher que l’éducation ne se fasse selon les normes et les contraintes de la civilisation ambiante, il faut d’abord protéger l’enfant, faire en sorte, selon l’expression de Rousseau, que « rien ne soit fait » qui puisse le détourner de son développement.
8Cette conception de l’éducation est strictement individualiste. Nous rappellerons simplement ici, au sujet de Pestalozzi, qu’il adapta en quelque sorte l’idéal rousseauiste aux nécessités d’une éducation populaire. Tout en organisant un enseignement collectif, destiné aux non-héritiers, il inventa une pédagogie où l’activité, la responsabilité, l’initiative individuelle sont recherchées en priorité. Le bon développement des qualités inhérentes aux individus est recherché, mais une amélioration de leur intégration sociale en est attendue. La philosophie sensualiste donne son assise théorique à une pédagogie qui privilégie conjointement l’exercice des sens et l’acquisition des signes permettant de donner une signification à cette expérience.
9La philosophie républicaine du xixe siècle est bien l’héritière des idéaux du xviiie siècle que nous venons d’évoquer brièvement. Elle suppose chez tout individu la capacité de développer ses virtualités dans deux directions : l’individu recèle un certain nombre de particularités, de dons par exemple ; malgré ces particularités, qui peuvent d’ailleurs être cultivées, il a aussi, en tant qu’être humain, une aptitude à reconnaître et à respecter des valeurs universelles. La nature des individus, au sens de leurs dispositions personnelles, n’exclut pas leur égale participation à une même nature intellectuelle et morale, que la pédagogie « active » à la manière sensualiste doit permettre de développer.
10Sous une similitude extérieure du langage employé et des références utilisées, on peut déceler une opposition totale entre cette vision de l’homme et de l’individu et celle que H. Spencer met en place. Cette opposition est plus profondément celle de deux conceptions de la nature.
L’idée de nature, une acclimatation problématique
11H. Spencer est-il le Rousseau et le Pestalozzi de la société industrielle, les auteurs du passé, malgré leur génie, étant renvoyés à la préhistoire de la science ?
12En d’autres termes, reconduit-il simplement des opinions déjà formulées, et mieux, par d’autres ? Bien plutôt, H. Spencer pratique une acclimatation au xixe siècle des idées du xviiie, ce qui signifie qu’il transporte dans une autre logique, loin de leur cohérence d’origine, des idées dont le sens va être profondément infléchi par cette adoption.
13En fait, cette philosophie accorde une place prépondérante à l’idée de nature qui semble héritée du siècle précédent, mais, en dépit des apparences, c’est par cette idée qu’il s’en éloigne le plus. En effet, même si la notion de nature est sensiblement plus complexe au xviiie, on peut la définir comme une origine exempte des modifications apportées par l’histoire, alors que H. Spencer abandonne ce sens pour identifier la nature au progrès.
14Dans la mesure où la nature inspire l’éducation, pour Rousseau ou Pestalozzi, elle a pour tâche de restaurer l’esprit humain dans son intégrité, d’en développer les virtualités présentes dès l’origine, d’harmoniser un état et un devenir. Sans entrer dans une discussion qui permettrait de distinguer convenablement entre leurs deux points de vue, on peut dire que pour eux la nature est un retour à l’ordre des choses par-delà la facticité de la société en général, qui rejaillit sur les méthodes ainsi que sur les fins de l’éducation. Un développement naturel est d’abord un développement harmonieux, qui va renouer avec un idéal que les vicissitudes de l’histoire ont fait perdre de vue, sans le détruire complètement.
15Au contraire, pour H. Spencer toutes les transformations apportées par l’histoire sont en fait naturelles et assimilables au développement biologique de l’espèce ; la nature dans son entier est emportée dans un mouvement de progrès ou d’évolution. Il n’y a donc plus d’écart entre un état originel et son devenir, la nature cesse d’être une essence intemporelle pour s’identifier à ce devenir, à ce développement, dont le caractère naturel et quasi providentiel ne saurait être contesté3.
16À partir de là, l’attention portée à l’individu ne pourra être la même : l’épanouissement de l’individu, dans un contexte où la nature s’identifie à l’origine, sera la révélation de ce fonds originel toujours présent, tandis que la conquête de son autonomie morale permettra l’existence d’un lien social fondé en raison ; au contraire, dans le contexte d’une nature comme évolution, l’individu sera d’abord l’élément d’une réalité collective et plus substantielle, qui est l’espèce. Plus que l’homme dans sa pureté, il représente un atome : si H. Spencer est libéral et tient un discours revendiquant le maximum de liberté individuelle, c’est parce qu’un intérêt supérieur se joue à travers cette liberté. C’est ainsi que l’héritage du libéralisme économique compte davantage que la filiation proprement rousseauiste, à ceci près que c’est à la biologie que revient le rôle de fédérer les différents aspects de cette conception du monde.
17L’une des voies par lesquelles le progrès s’accomplit est la lutte pour l’existence, avec pour résultat la survie du plus apte4. Les individus sont soumis à la concurrence vitale, ceux qui réussissent le mieux à s’adapter aux circonstances étant victorieux. Il faut à ce propos souligner la différence de point de vue avec Ch. Darwin, qui reprend cette idée en l’intégrant dans le concept de sélection naturelle : la sélection naturelle assure la survie, et la reproduction, d’individus distingués par une variation favorable, qui les avantage dans la concurrence vitale. Pour H. Spencer, la survie dépend plus directement de l’effort et des capacités d’adaptation, l’hérédité dite lamarckienne, celle des caractères acquis, assurant la transmission des qualités manifestées5.
18La vision de la société qui en résulte est à la fois égalitaire – puisque les anciennes distinctions d’ordre et de castes ou de classes sont destinées à disparaître au profit de cette concurrence inter-individuelle, dans laquelle chacun a ses chances – et, au fond, extrêmement antidémocratique. En effet, la société en marche vers le progrès doit laisser s’opérer une sorte de décantation spontanée, une hiérarchie naturelle, et non de convention, s’instaurant entre ces individus inégalement capables de succès. Finalement, quand il revendique la liberté et la suppression de tous les obstacles qui pourraient contrecarrer le libre jeu des lois naturelles, H. Spencer se rattache davantage à une pensée héréditariste, telle qu’on la trouve chez Auguste Morel ou Max Nordau, ou encore Émile Zola, qu’au libéralisme d’Adam Smith6.
19Spencer s’élève contre la pédagogie du modèle, qui produit, selon ses termes, de l’« homogénéité ». L’éducation devra s’incliner devant le fait que l’individu évolue biologiquement, est porteur de son propre progrès, devant l’éventualité qu’il dépasse le degré actuel de développement de l’espèce… De même, du point de vue social, la diversité croissante des opinions est appelée à remplacer l’uniformité des croyances d’autrefois. Cette fois, l’éducation devra respecter la tendance de l’esprit à se diversifier à travers les différents individus. Il s’ensuit une critique de l’ancienne pédagogie, considérée comme uniformisante. Cependant, comme la nouvelle éducation est en accord avec l’état du progrès, comme l’ancienne correspondait à l’état antérieur, elles ne s’opposent pas comme l’erreur à la vérité, mais sont appelées à se succéder comme les « états » chez Auguste Comte, bien que, on l’a vu, son idée du progrès ne soit pas la même.
Nature et liberté dans l’éducation
20La création continue de nouveauté qui caractérise toute vie doit donc emporter les méthodes traditionnelles d’éducation. Suivre la nature, ce n’est pas développer les virtualités de l’homme dans son essence, c’est permettre à l’individu de reparcourir le chemin biologique qui a été accompli par ses ascendants et qu’il est censé devoir reparcourir lui-même dans son développement, de « récapituler7 » : « […] nous commençons à apprendre aussi qu’il existe une marche naturelle de l’évolution mentale, à laquelle on ne peut mettre obstacle sans de graves dommages, que nous ne pouvons pas pousser l’esprit qui se développe à nos formes artificielles ; et que la psychologie nous a découvert, là aussi, une loi de corrélation entre l’offre et la demande, à laquelle nous devons nous conformer, si nous ne voulons pas produire le mal8. »
21Un enseignement respectueux du développement devra faire appel au plaisir et au jeu, d’une part, et être concret, d’autre part. Le plaisir et le jeu sont des moyens de développement autonome puisqu’ils sont les principaux révélateurs de ce que l’individu possède en lui-même. L’idée de plaisir chère à la philosophie utilitariste est associée à la conception du plaisir comme signe des besoins de l’organisme : ce que l’élève aime faire pourra désormais désigner ses besoins éducatifs9. Alain saura nous renvoyer un écho négatif de cette conception du développement lorsqu’il dit qu’il y a comme un « fossé entre le jeu et l’étude », et qu’il oppose le développement dialectique de l’esprit au mouvement linéaire d’un progrès10.
22Le respect du développement naturel de l’esprit conduira également à un enseignement de type concret, correspondant aux premières expériences de l’humanité. Assimilant ordre logique d’acquisition des connaissances et ordre chronologique de leur acquisition par la race, Spencer estime que l’élève doit refaire le chemin de l’humanité11. Il est vrai que les sensualistes, dont Pestalozzi, envisageaient l’identité des étapes de l’apprentissage avec l’ordre d’invention des différents savoirs. Mais, bien loin de cette conception, Spencer fait de cet ordre une prédisposition biologique portée par l’hérédité12.
23Une autre conséquence de cette manière de penser l’apprentissage est enfin la remise en cause de la transmission d’une tradition et de la relation maître-élève. En effet, le véritable acquis culturel et historique de la civilisation est considéré du point de vue évolutionniste comme incorporé dans l’être biologique. Cet héritage inscrit dans le corps même, matériellement, représente l’accumulation de l’expérience de la « race ». Il est considéré comme plus réel qu’un héritage d’idées et de savoirs artificiels, nécessairement précaires. L’éducation doit respecter le développement de ce « patrimoine » (qui à l’époque n’est pas encore, rappelons-le, expliqué par la génétique). Une ressemblance extérieure avec l’éducation négative de Rousseau ne doit pas abuser : il ne s’agit pas de veiller à ce que rien ne soit fait qui puisse contrarier l’expression de la nature au sens d’être originel. La nature est ici en mouvement ; l’éducation non interventionniste de H. Spencer offre donc une sorte de garantie d’adéquation entre l’éducation et le présent, puis l’avenir, contrairement à l’imposition de normes et de valeurs qui risquent d’être disqualifiées du seul fait qu’elles appartiennent à une génération déclinante… Le sens de la dette entre les générations s’en trouve en quelque sorte inversé : la jeunesse, qui, traditionnellement, recevait, ne doit plus se conformer à l’héritage proposé par le passé, mais il lui revient d’enrichir l’avenir de ses innovations. Une fois précisé ce nouveau cadre théorique, on peut admettre que, comme Rousseau, cette conception privilégie le développement des facultés intrinsèques de l’individu au détriment de l’héritage culturel, le contenu de savoir et de pensée dont le passé est porteur. Toutefois, pour Rousseau, il en résulte un ressourcement intellectuel et moral qui permet ensuite la construction du lien social. Quant à la pensée « sociale » de Spencer, elle mériterait plutôt l’épithète de raciale, la question du lien social étant résorbée dans celle du progrès biologique de l’espèce, ce progrès s’effectuant moins contre les préjugés que contre le passé lui-même.
24C’est dans cet esprit que H. Spencer fait l’éloge des leçons de choses. On sait que cette méthode est issue de Pestalozzi, qui voulait que la formation de l’esprit passe par l’enrichissement des sens, celui-ci étant indissociable également de la conquête des signes du langage. Pêle-mêle avec la description des leçons de choses, on trouve aussi dans De l’éducation des allusions à la méthode de Froebel et à ses formes géométriques pures représentées par des volumes de différentes couleurs. En s’appropriant ces méthodes, H. Spencer fait en quelque sorte un choix moderniste, mais en les détournant de leur signification d’origine, liée à la philosophie sensualiste, et marquée par le souci d’exprimer un fonds commun et permanent de l’humanité.
25H. Spencer se fait aussi le défenseur de la liberté contre l’autoritarisme du passé, considérant le déclin de l’autorité comme un phénomène général : alors que la société soumise à l’autorité des Églises était homogène dans le domaine des croyances et des opinions, elle devient de plus en plus hétérogène, ce que reflète la diversité croissante des opinions individuelles. C’est ainsi que, dit H. Spencer avant É. Durkheim et d’une manière bien différente, un système d’éducation correspond à un système social : la relation autoritaire prévalait alors que le présent voit émerger une relation éducative respectueuse des différences et des individus, faisant une grande place à la liberté qui convient à un mode différencié13. Le dogme, la norme et l’autorité ne doivent pas faire obstacle à la liberté-hétérogénéité.
26Ainsi, la description que H. Spencer donne de l’école d’autrefois signe la disqualification globale du passé, fige la double opposition entre contrainte et liberté, et entre passé et avenir : l’enseignement traditionnel aurait privilégié les règles au détriment des principes, l’abstrait au détriment du concret, l’apprentissage par cœur au détriment du raisonnement, l’enseignement nouveau s’orienterait tout simplement à l’inverse, vers une morale de l’adaptation réciproque entre l’individu et la société, le bien et le mal n’étant fondés que sur les conséquences des actes, aucune loi transcendante ne légitimant les règles sociales ou morales.
Laisser faire la nature ?
27Certains pédagogues de la République ne s’y sont pas trompés : cette philosophie n’était pas la leur. G. Compayré, par exemple, l’avait bien aperçu ; l’homme idéal selon Spencer, dit-il, sera « le laborieux produit de l’hérédité et de l’évolution », alors que celui de Rousseau est « un être primitif imaginaire, formé d’emblée par la Providence14 ». L’éloge du progrès disqualifie tout effort orienté par la croyance en un fonds de qualités stables permettant de corriger les errances du présent, aussi bien qu’il disqualifie l’héritage du passé et de ses représentants.
28Octave Gréard15 englobe dans la même critique Rousseau et Spencer, leur reprochant à tous deux de prendre la nature pour guide. C’est que la nature humaine a pour lui d’autres exigences concernant le développement de la liberté et que la spontanéité pure ne saurait y suffire. Elle fait partie de l’essence de l’homme mais n’est pas un produit de la nature et de l’évolution. O. Gréard se réclame à la fois de Kant et de Rollin lorsqu’il dit que si la liberté est une fin de l’éducation, elle ne saurait être en même temps le moyen pour y parvenir.
29Une vision différente de la société est en jeu à travers cette discussion ; en effet, l’école d’O. Gréard s’articule à un monde désiré, politiquement rêvé : une élite distinguée par son mérite, c’est-à-dire ses talents et sa moralité, y serait « l’aristocratie du monde moderne ». En rupture avec les vieilles hiérarchies autoritaires, symboliques, arbitraires, la moderne démocratie articulerait la reconnaissance des qualités individuelles et l’intérêt général. Il n’admet pas l’individualisme concurrentiel de H. Spencer, qu’il décrit avec des formules empruntées à Rousseau : l’individu ne se compare qu’à lui-même et n’obéit à personne. Mais c’est pour se trouver livré à la brutalité de la lutte pour l’existence, où la seule légitimité de la réussite est la réussite elle-même. Ceci mène pour Gréard à un chaos, une juxtaposition d’individus qui ne font pas une société ; cela ne l’empêche pas de reconnaître comme un fait l’aspiration générale à la liberté individuelle, et que les rapports humains sont de moins en moins régis par l’autorité.
30Plus que comme l’opposition de doctrines, il faut considérer ces débats comme une illustration de certaines contradictions de la modernité dans le domaine de l’éducation. Ne pas influencer l’enfant, qui est censé trouver dans la nature, et dans sa propre nature, un guide, renoncer à imposer des valeurs et des comportements et en attendre néanmoins une certaine conformité aux normes, en demandant parallèlement à l’école d’assurer son intégration sociale, fait partie des contradictions récurrentes de la pensée pédagogique moderne.
31Le libéralisme déviant de H. Spencer montre l’impossible réunion des concepts d’éducation et d’individualisme, si l’on considère que sa doctrine évolutionniste radicalise l’idée d’éducation négative de Rousseau. En effet, cette dernière impliquait une protection du développement de l’enfant : elle cède la place à l’impératif de l’exposer aux conséquences de ses initiatives dans le monde tel qu’il est.
32De plus, H. Spencer signe l’irruption dans la pensée de l’éducation de finalités antinomiques avec l’existence même de l’école. Loin de vouloir comme Pestalozzi unir les principes rousseauistes et une éducation collective, il abandonne l’éducation aux forces de l’individu porteur du projet inconscient de l’espèce, ainsi qu’aux circonstances qui l’entourent. Une représentation que l’on peut résumer par la métaphore économique du laisser faire intervient au moment où celle-ci ambitionne précisément d’articuler l’autonomie de l’individu au lien social. Les philosophes pédagogues de l’époque pressentent le danger de voir cet idéal capté par les formules de H. Spencer, qui relèvent d’un autre type d’individualisme. Ce sont finalement deux manières de concevoir la possibilité d’une « société d’individus16 » qui s’opposent, l’une dans laquelle l’être de raison peut concilier norme collective et liberté morale, l’autre promouvant l’individu sans appartenance, tirant tout progrès et toute valeur de son fonds propre. Comme l’a souligné Marcel Gauchet, l’école privilégie par son existence même l’orientation du développement de l’individu selon un modèle holiste, mais se trouve confrontée à la revendication d’un individualisme radical17.
33Les idéaux spencériens seront introduits dans le monde de l’école, par le biais de la psychologie de l’enfant, au moment où la scolarisation de masse engendre un appel à la science ; celle-ci y est accueillie comme un savoir technique susceptible d’application. Dans la mesure où l’école, en même temps qu’elle promeut l’idéal de l’autonomie morale et civique, hérite de cette orientation libertaire justifiée par la connaissance psychologique de l’enfant, la survenue du progrès par le biais du développement des jeunes peut devenir le but implicite de la pédagogie. Ceci donne une nouvelle consistance à ce que Marcel Gauchet a appelé une « dérive autocritique », dans laquelle l’institution qui organise l’éducation en dénie l’emprise sur l’individu18.
Notes de bas de page
1 Une première version de ce chapitre a été publiée dans Le Télémaque, n° 1, p. 19-31, Paris-Dijon, CNDP, 1995.
2 Il ne faut pas sous-estimer cependant les fondateurs de l’école maternelle, comme Pauline Kergomard, qui se situent, eux, beaucoup plus authentiquement dans la lignée de Pestalozzi, ainsi que de Froebel.
3 Il serait certes réducteur d’opposer de façon trop radicale la nature et l’histoire au xviiie, cependant, dans tous les cas, elle n’y peut être entendue au sens d’évolution ; voir, pour les différentes acceptions de la notion de nature, J. Ehrard, L’Idée de nature en France au xviiie siècle, Paris, Flammarion, 1970, où il est dit par exemple, p. 411 : « Le devenir des choses humaines n’est généralement conçu ni comme une inexorable déchéance, ni comme un perfectionnement progressif, mais comme une série d’oscillations autour d’une nature intemporelle. »
4 Notons qu’il est rapide, lorsqu’il s’agit d’un tel rapport entre nature et société, d’invoquer le darwinisme social ; c’est oublier que cette vision de la concurrence comme loi naturelle de la société est antérieure à Darwin lui-même. Ce dernier reconnaît d’ailleurs, dans L’Origine des espèces, que Spencer est l’inventeur de l’expression « survie du plus apte » ; voir P. Tort, La Pensée hiérarchique et l’Évolution, Paris, Aubier, 1983, p. 372-373.
5 Voir par exemple, au sujet du concept de sélection naturelle, G. Canguilhem, Études d’histoire et de philosophie des sciences, Vrin, p. 108 ; pour l’absence du concept de sélection naturelle chez Spencer, H. Spencer, Autobiographie, Paris, PUF, 1987, p. 285 (réédition avec une introduction de Patrick Tort).
6 Patrick Tort développe l’idée que le spencérisme est à l’origine de la sociobiologie ; ibid., p. IX.
7 Rappelons que Haeckel a explicitement formulé la théorie de la récapitulation, mais Spencer partage avec lui l’idée que l’individu dans son développement résume le passé biologique de son espèce.
8 H. Spencer, De l’éducation, Alcan, Paris, 1885, 6e éd., p. 92.
9 Ibid., p. 103.
10 Alain, Propos sur l’éducation, I, Paris, PUF, 1976, p. 6.
11 « L’emploi des sphères en relief et des modèles des corps réguliers dans l’enseignement de la géographie et de la géométrie est un fait de la même classe. Manifestement, le trait commun de toutes ces méthodes, c’est qu’elles conduisent l’esprit de l’enfant par les mêmes chemins qu’a suivis l’esprit de l’humanité. Les vérités relatives au nombre, à la forme, aux rapports de position, ont toutes été tirées des objets matériels, et les présenter à l’enfant au point de vue concret, c’est les lui laisser apprendre comme la race les a apprises » ; H. Spencer, De l’éducation, op. cit., p. 102.
12 « Car, s’il est vrai que les hommes ressemblent à leurs ancêtres, sous le double rapport du physique et du caractère ; s’il est vrai que certains phénomènes mentaux, comme la folie, se produisent chez les membres successifs de la même famille, à un âge déterminé ; si, passant des individus […] aux types nationaux nous remarquons à quel point ceux-ci sont persistants de siècle en siècle […] il s’ensuit que, du moment où il a existé un ordre dans lequel l’humanité a acquis les différentes sortes de connaissances qu’elle possède, il existe chez l’enfant une prédisposition à acquérir ces connaissances dans le même ordre » ; ibid., p. 120-121.
13 « Une même cause a détruit en religion, en politique, en éducation cette uniformité d’opinion et l’a remplacée par une diversité croissante » ; ibid., p. 92.
14 G. Compayré, Herbert Spencer et l’éducation scientifique, Paris, Paul Delaplane, 1901.
15 O. Gréard, « L’esprit de discipline dans l’éducation », Revue pédagogique, 1883, t. I, p. 385-446.
16 Comme l’a désignée Marcel Gauchet, in « L’école à l’école d’elle-même. Contrainte et contradictions de l’individualisme démocratique », Le Débat, n° 37, novembre 1985.
17 « Cela a été le triomphe de l’individu, libéré de ses obligations archaïques de révérence envers les représentants de l’ensemble comme tel, du Père au Prince, et définitivement confirmé dans son droit d’ignorer le lien de société » ; ibid., p. 57.
18 Ibid., p. 58.
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