Wilhelm Preyer et l'activité de l'enfant
p. 129-142
Texte intégral
1Le cas de Romanes montre que « des » évolutionnismes influent sur le devenir de la psychologie de l’enfant, et pas seulement la théorie qui nous apparaît aujourd’hui comme légitime sous ce nom. Dans le cas d’un autre pionnier, Wilhelm Preyer, un questionnement sur le vivant conduit là encore à l’étude du développement de l’enfant. Cette fois, ce n’est pas seulement l’idée d’un développement psychologique progressif qui se fait jour, mais une notion fondamentale dans la conception contemporaine de l’enfance est mise au premier plan : celle d’activité de l’enfant.
2Wilhelm Preyer, professeur de physiologie à Iéna de 1868 à 1888, y côtoie Ernst Haeckel. Pas plus que pour ce dernier, l’étude de l’enfant ne se conçoit dans l’œuvre de Preyer de manière isolée. Parce que le psychisme humain est particulièrement développé, il attend de l’individu-enfant qu’il révèle les progrès évolutifs de l’intelligence. L’« âme de l’enfant » est liée au développement organique et à la croissance du cerveau, elle apparaît dans le sillage du développement embryologique. Matérialiste en ce sens, W. Preyer se défend cependant de vouloir réduire l’intelligence de l’enfant à des types inférieurs ; il estime que chaque développement individuel montre jusqu’où le progrès biologique peut aller. E. Haeckel appréciait l’ouvrage de Preyer ainsi intitulé1 ; il y trouvait un renforcement de sa conception moniste et de l’esprit2. Il serait faux de croire cependant que W. Preyer a adapté purement et simplement les idées de son prestigieux collègue. S’il considère que l’histoire du développement de l’âme de l’enfant renseigne sur le lien entre la plus simple animalité et les spéculations métaphysiques de l’homme, il explore en effet de manière privilégiée le développement de la volonté.
3En 1881, année même de la parution de L’Âme de l’enfant, la Revue philosophique édite un compte rendu de la traduction publiée dans The Journal of Speculative Philosophy d’un article de Preyer, « Psychogenesis »3. Sur le plan méthodologique, Preyer utilise les observations aussi vivantes, colorées que celles de ses prédécesseurs, qu’il a pratiquées sur son propre fils.
4L’article expose le développement de la volonté en premier, puis le développement des sens, et enfin celui de l’intelligence ; L’Âme de l’enfant, en revanche, commence par le développement des sens, puis aborde celui de la volonté et enfin celui de l’intelligence. Dans la mise en avant de la volonté, on peut voir un signe de l’importance reconnue à l’activité du sujet, pièce maîtresse de la conception du développement de W. Preyer. La notion d’activité est toujours présente dans l’ouvrage principal, mais de façon moins nette, comme si l’auteur avait souhaité délibérément mettre en avant le rôle de l’hérédité, les deux étant de toute façon requis pour rendre compte de l’âme, irréductible différence de l’homme, et pourtant si matérielle.
5W. Preyer en réalité, c’est ce que montre bien ce premier article, ne s’intéresse pas tant à la genèse des idées qu’à la genèse des capacités d’en avoir. Sa théorie génétique des facultés ne se confond pas avec la genèse des produits de ces facultés (comme le développement du langage le montre, par exemple). S’il se détourne de l’étude du psychisme animal, c’est parce qu’il le considère comme inutile pour comprendre l’homme, et s’il se détourne de la psychologie comparée des races, c’est parce qu’elle offre un « tableau »4 qui ne permet aucunement de comprendre le processus du progrès psychologique. Il est fasciné par le dynamisme de l’organisme individuel qui se développe, par rapport à un tableau inerte des transformations affectant l’espèce, et que l’individu serait censé refléter.
Empirisme et hérédité
6On pourrait définir la position philosophique de W. Preyer comme un empirisme enrichi de la théorie de l’hérédité que propose l’évolutionnisme. Ses réflexions sur l’image de la statue de Condillac sont instructives5 : pourquoi, dit-il dans la « Psychogenèse », imaginer l’état mental d’un homme pourvu d’un ou de plusieurs sens ? Pourquoi donner foi à des images artificielles alors que la vie naturelle se révèle quotidiennement à nous dans son immédiateté ? L’investigation méthodique de l’esprit enfantin nous renseignera mieux sur l’intelligence humaine6.
7L’empirisme de Condillac s’intéresse bien à la genèse de la pensée, mais à partir du principe que l’âme est là et ne fait que se mettre à agir sous l’impulsion de l’expérience. Ici, il s’agit de montrer que l’âme n’existe pas au départ, mais se constitue, la vie psychique passant graduellement du réflexe à l’intelligence. C’est pourquoi W. Preyer oppose développement etgenèse : le développement est la mise en œuvre sous l’effet de l’expérience de capacités déjà constituées, la genèse est cette constitution même7. Il use à plusieurs reprises de l’analogie avec le sommeil8 : chez le dormeur, la perception comme la motricité sont virtuelles ; l’enfant s’éveille de manière progressive, dans un certain ordre. En premier vient le mouvement. Vie endormie et non statue, il se manifeste en premier non par la perception, mais par le mouvement.
8Il ne faudrait pas penser cependant qu’avant la constitution en question il n’y a rien. L’hérédité, justement, explique la possibilité de ce progrès : des capacités sont en attente d’être éveillées. L’homme, contrairement à certains animaux plus achevés à la naissance, est porteur d’un « mécanisme héréditaire plastique », selon une expression utilisée à propos du développement du sens de l’espace9. Un mécanisme tout préparé que les impressions mettraient en fonctionnement n’existe pas, mais le mécanisme d’abord imparfait se perfectionne à travers elles. Les deux facteurs de la psychogenèse sont donc, pour W. Preyer, l’hérédité et l’activité personnelle10, et c’est pourquoi il peut privilégier l’une ou l’autre dans ses exposés du développement de l’enfant.
9La genèse ne s’opère donc pas d’abord sous l’influence de l’extérieur, mais d’une impulsion interne, qui n’est cependant pas un montage tout fait. D’où l’importance accordée à la motricité du nouveau-né, qui intéressera A. Binet : il y a là la première manifestation d’une tendance sui generis. Citant Virchow11, il fait du nouveau-né un « être spinal », tendant à agir sans but, sans influence de l’extérieur, sans conscience ni volonté. Sur la base de cette première activité va s’élever le psychisme, ce que montrera l’observation. À toutes les étapes de son développement, l’enfant aura une initiative qu’aucune expérience n’explique, même si cette expérience organise ensuite l’activité spontanée. Il résume la psychogenèse en disant que les sens ne viennent pas en premier, mais les mouvements. Avant que les sens ne soient éveillés par des impressions externes, l’enfant bouge. Le mouvement est le point de départ, la volonté vient après. Ensuite, l’entendement permet, avec cette dernière, le contrôle de soi12.
10C’est parce que l’enfant construit d’abord sa motricité qu’il élabore sa perception du monde extérieur. Et par les sens, l’être humain construit le monde qui l’entoure13. À travers le développement moteur se forge la faculté maîtresse, la volonté.
L’enfant qui veut grandir
11L’analyse de la volonté, que W. Preyer, rappelons-le, place en premier dans l’article sur la psychogenèse et qu’il expose avec une extraordinaire vigueur, met bien en évidence cette importance accordée à l’activité du sujet, et qu’il faut distinguer de l’instinct ; lorsque W. Preyer aura recours à la théorie de la récapitulation dans le cadre de la recherche des causes de l’activité, dans la mesure où cette spontanéité peut trouver sa source dans la vie ancestrale, il l’utilisera plus qu’il ne l’illustrera, car il demeure que le sujet humain, particulièrement, dans la manifestation de son intelligence, est source d’activité avant d’être le réceptacle d’un instinct, d’hériter de comportements tout faits, bref, d’être le lieu d’une répétition. Il en découle des conséquences éducatives très intéressantes, qu’on ne doit pas passer sous silence comme le fait L. Maury sous prétexte que W. Preyer n’est pas un pédagogue.
12De quelle manière l’enfant apprend-il à marcher ? En limitant les mouvements désordonnés et sans but du début de l’existence, ce qui suppose l’apparition du psychisme sous la forme de la volonté. Contrairement à ce que croient les adultes abusés par les apparences, les premiers mouvements et les cris ne sont pas du tout volontaires, même s’ils proviennent d’une impulsion interne. Le nouveau-né acéphale, par exemple, crie de la même manière que l’enfant normal, ce qui montre qu’il s’agit d’un acte aussi dépourvu de signification consciente qu’un réflexe, et aucunement du « langage des passions ». Les mouvements sont même comparés aux mouvements qui peuvent survenir après la mort, aux mouvements aussi des animaux qui sortent d’une hibernation.
13Quelle cause peut-on alors assigner à ces premiers mouvements ? Aucune cause externe de l’ordre du besoin ne pouvant être retenue dans les cas observés par W. Preyer, il faut que la cause soit interne, mais alors elle ne peut provenir de l’expérience. Quand à l’hérédité, elle doit être retenue sous certaines conditions : dire que ces mouvements sont hérités reviendrait à en faire des instincts. Or, il n’y a pas d’instinct sans but. (Il faut noter à ce propos que la notion d’instinct ici avancée n’est pas darwinienne, puisqu’elle repose de façon très classique sur l’idée de perfection par rapport à un but.) W. Preyer préfère accorder à l’hérédité le pouvoir de donner à l’individu des impulsions, des mouvements automatiques ou spontanés (à condition de ne pas y associer l’idée de contrôle) directement liés à l’état de son système nerveux. On peut dire que son explication est surtout énergétique. Il attribue d’abord des causes héréditaires à l’action ; être capable, pour l’être humain, de se mouvoir dans un certain sens n’est possible que parce que ses ancêtres l’ont fait avant lui. Mais, devant la difficulté d’une régression à l’infini de l’explication de ces mouvements chez les ancêtres, il faut recourir à l’idée d’une décharge motrice, comme la libération d’un trop-plein d’énergie ; W. Preyer utilise alors la métaphore de la machine à vapeur14…
14Dans son développement ultérieur, l’individu apprendra véritablement à se maîtriser lui-même, à user de l’énergie de son propre organisme, en même temps qu’il élaborera un rapport au monde environnant.
15C’est ainsi que W. Preyer donne une impressionnante description des efforts de l’enfant pour dresser la tête d’abord, puis pour se tenir debout, et enfin pour marcher, où il s’efforce de rendre sensible, au-delà des progrès purement moteurs que cela implique, l’aspect purement psychique de ces conquêtes et l’éveil de la volonté.
16L’enfant, à quatorze semaines, se livre à un exercice volontaire pour maintenir sa tête droite, ce qu’il réussit à quatre mois ; à dix mois, il se tient assis. W. Preyer insiste beaucoup sur le rôle de la volonté dans cette nouvelle conquête. L’enfant « veut » se tenir assis, dit-il ; la volonté domine la force musculaire15.
17À propos de la marche, W. Preyer dit encore qu’il s’agit d’une victoire de l’âme sur la matière16. En effet, le caractère héréditaire de la marche en vertu de son utilité ne semble pas expliquer les efforts de l’enfant pour y parvenir. C’est ainsi que la composante psychique non instinctive du développement est mise en valeur, et que l’étude de l’enfant s’avère irremplaçable. Cet effort particulier ne peut être observé que là.
18Dans le domaine intellectuel, la faculté maîtresse du sensualisme, l’attention, peut être expliquée génétiquement et reliée à ces progrès de la volonté. Lorsqu’il donne consistance, par cette approche génétique basée sur des observations minutieuses, à la théorie empiriste de l’espace (il se réfère à H. von Helmholtz), W. Preyer met en évidence sa première apparition.
19Comme le montrent la dilatation et la rétraction de la pupille, l’enfant perçoit de façon innée la lumière et l’obscurité, c’est pourquoi des taches sombres et claires constituent tout d’abord son champ de vision ; cela, sans aucune conscience de l’espace. Les deux yeux ne sont pas symétriques, leur mouvement incohérent, de même que celui des mains, comme nous allons le voir, commence à s’ordonner vers le sixième jour. C’est à ce moment que peuvent être remarqués les premiers signes d’attention : l’enfant se tourne spontanément vers une fenêtre. Lorsque, vers un mois, il suit avec intérêt le mouvement d’une lampe que l’on agite devant lui, W. Preyer note qu’il perd son expression animale pour conquérir l’expression spirituelle de l’homme. Accompagner cet objet en mouvement est une étape du processus d’accommodation, par lequel l’enfant ordonne volontairement l’espace en plans, à distances inégales de la rétine17. Par cette « accommodation », l’enfant passe de l’acte de voir à celui de regarder, selon les termes employés dans L’Âme de l’enfant18. La perception des couleurs, des distances, des formes et l’appréciation de la taille relative des objets viennent ensuite, l’enfant construisant simultanément par ses expériences l’image du monde et la notion de son propre pouvoir sur lui. W. Preyer approfondit ces considérations dans L’Âme de l’enfant pour préciser que, avec certitude, son fils est capable entre sept et neuf semaines de manifester de l’attention après une excitation forte ; mais qu’entre seize et dix-sept semaines, il se tourne de lui-même vers les objets, en particulier sa propre image dans le miroir19. Une représentation intellectuelle, une idée faite de multiples sensations, est nécessaire pour qu’il y ait cette application volontaire. À partir du moment où la volonté trouve cette application, il faut noter qu’elle pourra aussi provoquer l’inhibition20, capacité que doit cultiver l’éducation. Faut-il voir dans cette théorie génétique qui fait passer l’attention d’un premier état involontaire à un état volontaire les prémisses de la Psychologie de l’attention de Th. Ribot ?
20L’analyse du geste de saisir les objets montre l’attention sous un angle pratique. Dans ses mouvements désordonnés, l’enfant peut mettre la main à sa bouche ou saisir des objets involontairement. W. Preyer observe que, dans le premier quart de la première année, il peut saisir un crayon qu’on approche de sa main. Vers la dix-septième semaine, une tentative pour saisir une balle sur laquelle l’attention était préalablement dirigée peut être remarquée ; l’enfant tend les bras à ses parents. Bref, le mouvement des bras exprime le désir, désir qui devient volonté avec la conscience de pouvoir renouveler des situations satisfaisantes21, c’est-à-dire avec des représentations intellectuelles. Saisir des objets devient l’occasion de nouvelles expériences sensorielles, et l’étonnement puis les expérimentations de l’enfant le font ressembler au savant qui étudie la nature. Perception, sentiments et connaissances s’entretiennent les uns les autres. L’enfant désire, expérimente, s’étonne, mémorise l’effet de ses nouvelles perceptions : il mémorise, abstrait, juge et conclut22.
21Ce développement est indissociable de celui de la conscience de soi : tout d’abord, l’enfant coordonne les sensations entre elles ; les sens, sollicités simultanément, perfectionnent leurs influences réciproques. L’enfant peut par exemple saisir ce qu’il voit. Ensuite, des propriétés conjointes sont attribuées aux objets : une pomme est à la fois rouge et sucrée, etc. Enfin, la conscience de soi progresse. Au début, l’enfant saisit ses pieds sans avoir conscience de son corps ; puis il fait des expériences plus complexes et arrive à connaître l’unité du moi comme centre de ces expériences et point de départ du désir23, ainsi que comme cause de certains phénomènes24. Ceci amène W. Preyer, à la fin de L’Âme de l’enfant, à définir le moi comme une co-excitation de la sensation avec la volonté et la pensée, réalité qui cesse d’être par exemple dans le sommeil sans rêve, mais qui se constitue chez l’enfant dans le jeu.
Pourquoi éduquer ?
22Ce moi qui se constitue doit être éduqué. À partir de cette analyse de la volonté et de la construction du monde se fait jour une conception de l’éducation que l’on pourrait qualifier de formation de compromis entre le spontanéisme et l’autorité : il ne faut pas chercher à enseigner la marche à l’enfant, contrairement à ce qui se fait dans les nurseries. L’enfant doit être laissé libre d’apprendre seul et au moment qui lui convient. L’empêcher de ramper sous prétexte que c’est un mode de déplacement incorrect revient à le priver non seulement d’occasions de développer sa volonté, mais encore d’une exploration du monde, des occasions d’expériences sensorielles nécessaires à son développement intellectuel. Car il faut souligner le lien du développement intellectuel avec le développement psychomoteur.
23Cette pensée dépendante de l’action et le rôle prépondérant accordé à la volonté active dans la genèse des facultés engendrent un paradoxe : l’épanouissement libre est requis, ce qui n’empêche pas la volonté de l’enfant d’avoir à un certain âge des effets néfastes. En effet, nous avons vu que, grâce à la conscience de soi et à l’étendue de ses représentations, il s’expérimente comme cause. Le jeu tient alors une grande place dans cette conquête de l’autonomie. Il se trouve ainsi théorisé en tant qu’exercice de la volonté et découverte du soi : par le jeu, l’enfant découvre qu’il est une cause agissant sur le monde et développe son sentiment du moi25.
24De là, d’une part, le risque de quitter la logique de l’action, où s’exerce d’abord l’intelligence et où se fige la pensée animale, et d’autre part, le risque de se nuire à soi-même comme aux autres, par excès d’affirmation de soi. L’adulte ne peut alors que s’opposer aux chimères de l’enfant tout en ayant le but de favoriser son vouloir autonome. Là se pose le problème de l’existence sociale de la volonté.
25En effet, la volonté de l’enfant est faible et peut donc être éduquée. W. Preyer, pour cette raison, considérant la facilité avec laquelle l’enfant cède aux suggestions d’autrui, dans la conclusion de L’Âme de l’enfant, et avec quelle facilité il obéit, en fait même l’équivalent du sujet hypnotisé26 ; mais dès qu’il grandit, elle devient ce qu’elle est chez l’adulte : ce vouloir dont on a parcouru la genèse a la même signification biologique que le struggle for life27, il est dans sa nature de s’opposer, et son efficacité peut être sans limite, il peut construire et détruire également.
26L’homme suit volontiers l’exemple de celui dont le vouloir est assez fort pour organiser ce qui l’entoure selon ses désirs ; cette volonté forte étant le résultat d’un développement qui l’a opposé aux autres.
27L’éducateur doit donc diriger la volonté pendant qu’il est temps, par le biais de l’obéissance dont l’enfant est capable, et qui correspond à sa nature, mais en prévoyant cette évolution vers le conflit : il doit encore être modèle, ne pas se contredire dans ses ordres, de sorte que l’expérience de l’enfant, ce qu’il perçoit, voit, entend, ne le dirige pas vers un refus frontal et ne fasse pas de son désir un obstacle, mais oriente son développement autonome dans la direction souhaitée par l’éducateur. Sachant qu’il n’obéira plus, il faut faire en sorte qu’il trouve en lui-même une provision d’expériences qui se substitue à l’autorité extérieure.
28Le conflit est cependant constitutif de la relation qui les lie, en fonction de la nature même de la volonté.
29Cette théorie est très proche en apparence des modèles issus du sensualisme, en ce qu’elle préconise l’autonomie, l’expérience sensorielle, et des pédagogies du xviiie, par la liberté du jeu ou l’éducateur comme exemple moral. Cependant, les raisons n’en sont pas tout à fait les mêmes : elle intègre le modèle évolutionniste qui en fait une relation conflictuelle, en ce que le développement individuel implique une rivalité avec les autres individus, et qu’elle reconnaît cet obstacle en le contournant. Régler l’éducation sur la nature n’offre aucune perspective d’harmonie intellectuelle ou morale.
La logique du langage enfantin
30Étant donné cette prégnance de l’action, de la volonté et du conflit du moi et de l’autre, sur le plan logique, qu’en est-il du langage dans la constitution de l’individu psychique ? W. Preyer trouve sa place parmi les auteurs qui enlèvent au langage le caractère de « Rubicon de l’esprit », selon la terminologie de G.J. Romanes. Non que W. Preyer, à l’instar de G.J. Romanes, ait eu à cœur de démontrer en priorité la continuité homme-animal, ou qu’il ait insisté comme Ch. Darwin sur la continuité des phénomènes expressifs, bien que ces idées ne lui soient pas étrangères ; mais, pour W. Preyer, la logique et les concepts étant tributaires de la maîtrise du corps et de l’expérience du monde, les mots n’ont plus avec eux qu’un rapport instrumental.
31Les capacités logiques de l’enfant sont certes reconnues comme beaucoup plus importantes que celles de l’animal. Le cerveau humain porterait d’ailleurs la nécessité du langage, la capacité de l’apprendre et même la faculté d’utiliser spontanément des signes. Mais les langues ne sont absolument pas déposées dans l’hérédité par la phylogenèse. Contrairement à ce que soutient E. Haeckel, elles sont substituables les unes aux autres ; Preyer reconnaît qu’il est possible de les apprendre, d’en changer, surtout au plus jeune âge. L’enfant, en effet, apprenant par le sens, ne se donne pas tout le mal de l’adulte pour imiter servilement les sons des langues étrangères. La logique, non le langage, est la clé de sa supériorité intellectuelle. C’est ce que le psychologue cherche à montrer dans son étude approfondie de la genèse de la parole.
32La logique de l’enfant apparaît par exemple lorsque, ayant donné à manger à des chèvres, il tend une touffe d’herbe à un oiseau qu’il aperçoit : au-delà de ce que les adultes perçoivent comme une sotte naïveté, W. Preyer signale la parfaite cohérence de l’essai, avec une expérience insuffisante28. De même, dans un passage qui semble être l’ancêtre des raisonnements de Piaget sur la « permanence de l’objet », il voit un progrès intellectuel dans la capacité de jouer à cache-cache ou de dissimuler des objets ; l’enfant sait alors en pensée maintenir la relation réelle des choses. Quant aux concepts, W. Preyer en voit par exemple les prémisses dans l’identification du liquide blanc comme étant du lait : l’enfant aperçoit un liquide d’une autre nature dans une bouteille différente du biberon, mais le demande par signes, ce qui montre qu’il abstrait une qualité pour la transposer à d’autres expériences que celles qui lui apportent initialement du plaisir29. Cette analyse de la pensée enfantine l’amène à une explication remarquable du jeu nommé plus tard par J.-M. Baldwin « jeu d’imitation » : les notions de l’enfant étant plus vastes mais moins profondes que celles de l’adulte, il se trouve conduit à des actions analogues à celles des déments. Par exemple, l’enfant qui prend un arrosoir vide et fait mine d’arroser les fleurs confond la notion d’arrosoir avec la notion d’arrosoir rempli d’eau. Pour W. Preyer, qui ne reconnaît pas à l’enfant la conscience d’agir dans une fiction, cet acte ne doit pas être mis au compte de l’imagination, mais être référé à un concept en formation, imparfait, à l’incapacité de former des notions et des signes constants30 et à une prégnance de l’image mentale sur la notion. Quoi qu’il en soit, on ne doit pas contrarier la logique spontanée de l’enfant, et l’éducation précoce que préconise Froebel est dénoncée comme nuisible pour cette raison31.
33L’imitation, qui n’explique donc que partiellement ce jeu, intervient plutôt dans l’apprentissage phonétique de la langue maternelle, avec la répétition ludique des sons entendus par l’enfant. Le langage sous la forme de la parole représente en effet la liaison de cette faculté conceptuelle et de l’articulation phonétique, qui au départ ne sont pas réunies. L’enfant est capable avant huit mois, remarque W. Preyer32, de produire tous les sons, y compris ceux qui ne figurent pas dans sa langue maternelle. Plus tard, alors qu’il distingue la voix porteuse de signification des simples sons, il répète par jeu ces sons sans les comprendre, ce qui constitue un entraînement, mais ne représente pas l’apprentissage du langage. Celui-ci n’intervient à proprement parler qu’avec la tentative de mettre au service des notions des sons33. L’enfant construit d’abord des concepts, qui sont nommés ensuite. À plusieurs reprises, il cite le mot atta chez son fils. Le fils de W. Preyer, dans cet exemple, prend l’habitude de dire « atta » lorsqu’on le sort ou le déplace. Puis il applique spontanément ce mot à une lampe cachée pour en atténuer la lumière34. Ainsi, des notions qui pour l’enfant ont quelque chose de commun et qu’il ne sait pas désigner de manière appropriée sont nommées par le seul « mot » dont il dispose, à l’âge de quinze mois.
34Cela illustre aussi l’originalité du langage enfantin. W. Preyer refuse de voir dans les mots une création spontanée, mais il y voit toujours une déformation, même non reconnaissable, de la parole des adultes. « Atta » serait issu, ici, d’un mot qui signifie « partons » ou « adieu ». Ce point est important pour cerner la part accordée à l’hérédité : dans la physiologie de l’homme est inscrite la parole, mais uniquement en puissance. L’hérédité peut transmettre les progrès accomplis en grande part grâce à l’outil du langage sous forme de « conclusions muettes35 », c’est-à-dire reposant sur un développement du système nerveux, W. Preyer préférant « muettes » à « inconscientes ». Le développement individuel consiste à actualiser cette virtualité d’abord, puis à poursuivre le progrès de la pensée, appelant à son tour un nouveau développement cérébral. L’activité du sujet vivant est encore ici invoquée, à travers les défauts mêmes du langage enfantin : ceux-ci acquièrent une valeur heuristique, dans la mesure où les vides du langage en constitution révèlent une logique sous-jacente : « La logique de l’enfant et en partie l’induction qui chez lui repose sur un petit nombre de cas, la mutilation des mots qu’il répète, le renversement des expressions correctement répétées, la transposition quand il exprime par des mots les notions qu’il a lui-même constituées, fournissent une ample moisson de faits pour la psychogenèse36. »
35On peut dire, mais c’était déjà le cas de façon moins nette chez H. Taine ou E. Egger, que ce n’est pas le langage constitué qui apprend quelque chose sur la psychogenèse, mais le langage déformé qui résulte des mécanismes de la pensée de l’enfant. L’imperfection est liée à un processus, et par conséquent n’est pas, en toute rigueur, un défaut. Ce point de vue relativise de fait l’apport, pour la psychogenèse, de l’évolutionnisme linguistique.
36Faut-il, comme Jean-Jacques Ducret, par exemple, dans Jean Piaget, savant et philosophe37, considérer qu’avec Preyer se clôt la préhistoire de la psychologie de l’enfant, sous prétexte que nous avons encore affaire à la méthode monographique, qui sera supplantée plus tard par l’expérimentalisme de Binet et de Claparède ? Faut-il au contraire, à cause de l’ampleur et de la complétude de son travail, le considérer comme un véritable fondateur ? Faut-il lire W. Preyer selon la grille du « déjà » et du « pas encore » ?
37Certes, il pratique déjà des observations systématiques et amasse des faits, mais il n’en tire pas encore la notion de stade38. Selon Jean-Jacques Ducret, il ne tirerait pas parti, en quelque sorte, de ses propres innovations.
38Il n’est déjà pas tout à fait juste de dire que W. Preyer soit le premier à avoir eu le souci d’organiser chronologiquement et rigoureusement l’observation, même si celle qu’il a menée se distingue par l’ampleur et la qualité. Mais, surtout, on ne peut négliger, au nom de la légitimité a posteriori accordée à l’expérimentalisme, la problématique de W. Preyer. Fidèle en effet à la doctrine empiriste et persuadé que les idées viennent des sens, il essaie de produire une théorie rationnelle de l’hérédité, en même temps qu’il essaie de rendre compte, dans l’optique d’une unité des phénomènes naturels, de l’autonomie et de l’intelligence humaines. À partir de là, le biologiste qu’il est trouve dans le développement observable de l’enfant un pont jeté entre pensée et non-pensée, volontaire et involontaire, et met en évidence une activité qui se nourrit d’elle-même, progresse sur la base de ses acquis. L’accent mis sur le progrès ne conduit pas en effet à l’idée de stade fonctionnel, mais plutôt à celle d’une dialectique entre la spontanéité et l’expérience.
39Ce même point de vue le conduit à détailler la psychogenèse individuelle, sans se contenter d’y projeter une psychogenèse de l’espèce, et à produire une théorie de la pensée sans langage qui, plus qu’elle ne demeure dans le cadre dessiné par les polémiques antérieures, met à distance le langage, dissocie son développement de celui de l’esprit, au profit d’une logique d’origine pratique.
40Centrer ainsi la critique sur la notion de stade mène donc à mésestimer ce que la psychologie génétique doit à la psychologie antérieure. L’idée d’une pensée psychomotrice ou pensée « agie », le rôle subordonné accordé au langage et à l’acquis culturel dont il est le véhicule, par exemple, reprennent en d’autres termes le primat de la volonté de W. Preyer et le caractère second du langage proprement dit par rapport à l’apprentissage en général. Corrélativement, on peut se demander si la notion de « stade » ne s’est pas d’autant plus imposée qu’elle permettait d’atténuer une dette envers la psychologie gradualiste du xixe siècle.
41On peut néanmoins accorder au sentiment de J.-J. Ducret, son opposition entre histoire et préhistoire, un certain fondement : il est vrai que pour W. Preyer l’enfant est encore, surtout, celui à qui le savant demande quelque chose sur la genèse de l’homme, et il y a là une importante différence de point de vue avec les psychologues qui suivront, et qui auront comme préoccupation de mieux connaître l’enfant pour mieux l’éduquer. Mais, là encore, il faut reconnaître à W. Preyer, de même qu’à d’autres auteurs qui forment cette « préhistoire », d’avoir forgé une vision nouvelle de l’éducation. L’enfant est actif et apprend de lui-même, son dynamisme interne le guide dans son apprentissage ; sa confrontation au réel matériel exerce ses facultés héritées ; son activité le conduit à la confrontation à l’autre, agressive, conflictuelle. Il doit conquérir sa place au sein de l’espèce. Ses efforts sont un facteur de changement biologique… Ces idées sont appelées à dépasser le cadre de la théorie de Preyer pour imprégner les théories pédagogiques. Dans cette mesure, il ne faut pas, comme le font souvent les historiens de l’éducation, considérer ces premières recherches sur l’enfant comme un arrière-plan opaque et « préhistorique » de la modernité, mais comme un socle qui constitue notre héritage.
Notes de bas de page
1 W. Preyer, Die Seele des Kindes, Leipzig, Th. Grieben, 1881, 2e éd. en 1884, trad. fr. par Henry de Varigny, L’Âme de l’enfant, Paris, Alcan, 1887, p. 463.
2 E. Haeckel, Religion et évolution, trois conférences faites à Berlin les 14,16 et 19 avril 1906, Paris, Reinwald, s.d., p. 97-98.
3 W. Preyer, « Psychogenesis », in Naturwissenschaftliche Thatsachen und Probleme, Berlin, 1880 ; trad. angl., « Psychogenesis », Journal of Speculative Philosophy, 1881, vol. XV, p. 159-188 ; compte rendu in Revue philosophique, juillet-décembre 1881, p. 662.
4 W. Preyer, « Psychogenesis », article cité, p. 159.
5 L. Maury, dans Le Développement de l’enfant, Paris, PUF, 1991, semble reprendre cette argumentation de Preyer, sans toutefois se référer à la « Psychogenèse ».
6 W. Preyer, « Psychogenesis », article cité, p. 160.
7 Voir, à propos de la volonté, ibid., p. 166.
8 Ibid., p. 162.
9 W. Preyer, L’Âme de l’enfant, op. cit., p. 145 sq.
10 Ibid., p. XI.
11 W. Preyer, « Psychogenesis », article cité, p. 165.
12 Ibid., p. 162.
13 Ibid., p. 181 : « The sense-perceptions are the only material from which every human being builds up his world. »
14 W. Preyer, « Psychogenesis », article cité, p. 165.
15 Ibid., p. 167.
16 Ibid., p. 168.
17 Ibid., p. 180.
18 W. Preyer, L’Âme de l’enfant, op. cit., p. 145 sq.
19 Cette observation destinée à un avenir illustre semble trouver ici sa première formulation ; avant Lacan, Wallon lui conférera une importance fondamentale.
20 W. Preyer, L’Âme de l’enfant, op. cit., p. 282 sq.
21 Ibid., p. 173.
22 Ibid., p. 152.
23 W. Preyer, « Psychogenesis », article cité, p. 172.
24 W. Preyer, L’Âme de l’enfant, op. cit., p. 440 sq. Ce passage comporte des détails d’observation sur l’expérience du reflet dans le miroir.
25 Ibid., p. 462.
26 Alfred Binet approfondira plus tard cette hypothèse ; voir infra.
27 W. Preyer « Psychogenesis », article cité, p. 173.
28 W. Preyer, L’Âme de l’enfant, op. cit., p. 302.
29 Ibid., p. 303-304.
30 Ibid., p. 301.
31 « Souvent aussi, ces associations artificielles (les chansonnettes) sont presque inutiles pour le développement psychique. Elles sont trop spéciales. Pour cette raison, je ne puis que blâmer les exagérations très répandues en Allemagne, en particulier, des méthodes de Froebel pour occuper et amuser les enfants », ibid., p. 301.
32 W. Preyer, ibid., p. 351.
33 La linguistique moderne a confirmé Preyer sur ce point.
34 W. Preyer « Psychogenesis », article cité, p. 186 ; L’Âme de l’enfant, op. cit., p. 359.
35 W. Preyer, L’Âme de l’enfant, op. cit., p. 458.
36 Ibid., p. 371.
37 J.-J. Ducret, Jean Piaget, savant et philosophe, Droz, Genève, Paris, 1984.
38 Ibid., t. II, p. 515.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.