L’étude de l’enfant de Charles Darwin à George John Romanes
p. 103-128
Texte intégral
1Le grand Charles Darwin lui-même, en marge des ouvrages qui ont fait sa célébrité, a consacré son attention à l’observation du jeune enfant. C’est en 1877 qu’il publia le récit de l’observation d’un enfant intitulé « A Biographical Sketch of an Infant », « L’Esquisse biographique d’un petit enfant1 », récit qui n’a cessé de fasciner ses successeurs ; connu dès sa parution, ce texte est fréquemment mentionné en tant qu’origine de la psychologie génétique2. Cependant, l’influence de ce texte a été en quelque sorte recouverte par les travaux d’un successeur de Darwin, George John Romanes, chez qui la théorie de l’évolution se transforme en psychologie de l’enfant à part entière.
2Il faut d’abord se demander pourquoi Darwin a observé l’enfant, remettre en contexte l’observation aussi bien que sa publication tardive. Il faut aussi examiner l’apport de cette « note », avant de montrer avec quelle originalité et indépendance G.J.Romanes a traité de la psychologie de l’enfant.
De l’expression à l’enfant
3La justesse de l’observation de C. Darwin, sa modernité et son aspect « clinique » avant la lettre peuvent séduire aujourd’hui ; ce travail s’intègre dans le « faisceau » (pour reprendre le terme employé par Howard Gruber) des observations d’enfants qui se constitue à cette époque. Ceci ne doit pas détourner l’attention des raisons théoriques qui ont poussé le savant à la rédiger, puis, beaucoup plus tard, à la publier. Darwin lui-même ne développe pas ces raisons, d’autant plus que ce travail est resté marginal dans son œuvre.
4Darwin effectua un voyage sur le Beagle qui représente une étape cruciale de la formation de sa pensée. Marqué par la lecture de Charles Lyell qui lui fait prendre conscience, à partir de la géologie, de l’importance de changements insensibles additionnés dans la longue durée, il collecte observations et spécimens aux îles Galapagos, ce qui constituera le matériau de ses réflexions ultérieures sur l’évolution des espèces. À son retour, en 1836, il rédige ses carnets de notes, et l’on y trouve déjà des réflexions sur le comportement des jeunes enfants. Le premier fils de Darwin, William Erasmus, naît en 1839 : c’est l’observation systématique des débuts de son développement qui constitue le texte publié seulement en 1877. Laissons Darwin rendre compte de cette décision : « Le très intéressant compte rendu de monsieur Taine sur le développement mental d’un enfant, traduit dans le dernier numéro de Mind, m’a amené à reprendre le journal de mes propres enfants que j’avais tenu, il y a trente-sept ans. J’étais en excellentes conditions pour une observation sur le vif et j’écrivais aussitôt ce que j’observais. Mes premières observations portèrent sur l’expression, mais comme j’ai aussi fixé mon attention sur d’autres points, mes observations peuvent avoir quelque intérêt, comparées à celles de monsieur Taine, et à d’autres, qui, à n’en pas douter, vont se faire ultérieurement3. »
5Cette déclaration apporte plusieurs renseignements :
- tout d’abord, l’objet initial de l’intérêt de Darwin semble avoir été le phénomène de l’expression ; rappelons que La Descendance de l’homme et la sélection sexuelle a été publiée en 1871, et L’Expression des émotions chez l’homme et les animaux en 1872. C’est à la lumière d’une anthropologie plus aboutie que Darwin reconsidère son travail de 1839, que la rédaction de ces ouvrages avait rendu inutile, ou plutôt réduit au statut de simple matériau de travail ;
- cependant, la publication de l’observation de Taine, suivie de ses généralisations sur l’origine du langage, fait réagir Darwin ; il revalorise, du coup, l’ensemble de ce texte, et il l’intègre par avance dans le corpus des observations d’enfants à venir, dont il appelle la constitution de ses vœux ;
- il dessine ainsi à son tour une sorte de programme pour l’étude de l’enfant, et, ce qui n’est pas négligeable, il cautionne de son autorité scientifique ce nouveau champ de recherches.
6Un questionnement interne à l’œuvre de Ch. Darwin l’a amené à chercher des réponses du côté de l’enfant ; si cette piste ne lui paraît plus prioritaire par la suite, il estime tout de même devoir prendre acte des développements qui lui sont donnés par d’autres.
7Les faits, sur lesquels Ch. Darwin a toujours le souci de s’appuyer, tiennent dans le phénomène de l’expression, qui guide l’observation de l’enfant proprement dite. Pourquoi Ch. Darwin a-t-il estimé nécessaire de recourir à l’observation d’enfants, non de manière générale, mais au moyen de la « biographie » ? D’une part, parce qu’il accepte l’hypothèse que l’ontogenèse est une voie possible pour connaître l’évolution phylogénétique, même s’il ne s’est pas engagé trop loin dans cette direction. D’autre part, parce que le phénomène de l’expression s’offre chez l’enfant de manière spontanée et dans la dynamique d’un développement observable ; ce phénomène, qui constitue pour Ch. Darwin une porte ouverte sur la vie mentale, est susceptible d’être expliqué par la théorie de l’évolution.
8L’expression est d’abord apparence, surface ; cette apparence renvoie à une réalité psychique, instinct et/ou intelligence, à propos desquels Ch. Darwin veut tester l’hypothèse du développement progressif. Les changements de l’expression éclairent la progressivité du développement mental, problème central mais que Ch. Darwin n’a dans ses œuvres principales considéré qu’à l’échelle de l’espèce. Elle amène un questionnement sur la communication et le rapport à autrui, orientant la réflexion vers le problème du langage et des facultés supérieures de l’homme.
9Ainsi l’observation de l’enfant et sa réécriture prennent-elles place dans la réflexion plus générale sur le développement mental et ses manifestations. L’enfance est le siège d’une dynamique qui dépasse pourtant largement l’individu, celle de l’évolution psychologique, dont Darwin contribue à inaugurer l’exploration.
Le développement graduel
10Ch. Darwin lui-même, faisant remonter ses premières observations à 1838, déclare : « À cette date, j’inclinai déjà à croire au principe de l’évolution, c’est-à-dire à la production d’espèces à partir d’autres formes inférieures4. »
11Howard Gruber mentionne dans les carnets de 1837 (B5), donc de la même période, une réflexion de Darwin sur la naissance et la mort : Ch. Darwin y considère que les changements de l’environnement requièrent le changement des organismes qui y vivent. La période de la jeunesse et de l’immaturité leur permet de se modifier, tandis que la mort annule les défauts contractés pendant la vie, qui se perpéturaient dans le cas d’une pérennité des organismes5.
12Ainsi, Ch. Darwin, accordant encore à cette époque une place prépondérante à l’action du milieu, par rapport à sa réflexion ultérieure qui le mènera à mettre l’accent sur les rapports des êtres entre eux dans la lutte pour la vie, chercherait à trouver un équilibre entre la vision lamarckienne d’une transformation généralisée et la vision de Ch. Lyell, pour qui les espèces sont peu variables. La naissance et la mort permettraient l’existence d’une relative stabilité des formes sans pour autant exclure la transformation.
13Ceci annonce l’intérêt porté ultérieurement par Ch. Darwin à l’individu, au « cas » pourrait-on dire : l’individu ne peut plus être simplement, dans la vision darwinienne, l’exemplification d’un plan, fût-ce un plan de développement dans le sens de l’adaptation. L’individualité elle-même résulte d’une tension entre héritage et innovation que l’adaptation ne concilie pas directement, mais seulement par l’intermédiaire de la lutte et de la mort, l’individu lui-même pouvant être considéré comme un obstacle à la continuation de la transformation. L’intérêt pour la question du développement et l’intérêt pour la question de l’individu, dans la mesure où il diffère des autres par des variations, ne se séparent pas. Ainsi, dans La Descendance de l’homme, la partie consacrée au développement des facultés commence par des considérations sur les différences individuelles. L’intérêt de Ch. Darwin pour celles-ci se manifeste, outre la reprise des travaux de Francis Galton sur le génie héréditaire, par le souci de comparer le développement de ses différents enfants. Le développement des facultés diffère selon les individus, et ces différences fascinent Darwin6. L’observation attentive de ses propres enfants conforte cette idée.
14Cette interrogation se poursuit en direction de la question des races et des degrés de civilisation : si la sélection naturelle perfectionne les facultés intellectuelles de l’homme, il doit être théoriquement possible, déclare Darwin, de suivre le développement des facultés depuis l’animal inférieur jusqu’à l’homme civilisé7. Or, si le progrès a été possible au niveau des civilisations, c’est que les différences individuelles se sont accumulées dans un certain sens, à l’image de ce que pratiquent les éleveurs pour les animaux domestiques. C’est donc ce passage de l’inférieur au supérieur, non en termes de répartition mondiale et de hiérarchie des civilisations, mais en termes de passage de l’instinct à l’intelligence, du réflexe au volontaire, du cri au langage, etc., qui est en cause dans la psychogenèse de l’enfant.
15Ce champ de recherche est ouvert : en effet, loin d’expliquer le développement par l’actualisation de virtualités propres à l’espèce, Ch. Darwin le conçoit comme une accumulation de variations. Le développement individuel, l’ontogenèse, est susceptible de témoigner à son niveau du mouvement de transformation graduel qui commande la diversité des espèces et le progrès de l’espèce humaine elle-même. À côté de la gradation insensible de la variation, d’un individu à l’autre, constatable au présent, il y a la gradation insensible de la transformation, sur un axe non horizontal mais vertical, celui de la durée. L’enfant en témoigne de manière privilégiée. Dans La Descendance de l’homme, Ch. Darwin fait d’ailleurs correspondre les différences graduelles qui mènent « du plus parfait idiot » à l’intelligence de Newton, que l’on peut appréhender par comparaison, aux gradations parcourues par le développement des facultés chez l’enfant, qui s’observent dans le temps8.
L’expression, de la surface à la profondeur
16Ch. Darwin lui-même signale dans « L’esquisse biographique » que l’origine de sa curiosité est un questionnement sur l’expression : cette observation entre dans un dispositif plus général de lutte contre le finalisme, alternative à l’idée d’adaptation par sélection naturelle. Le finalisme, présent par exemple dans la philosophie de William Paley, implique que la structure de l’organisme corresponde exactement aux actions qu’il doit accomplir, l’accord étant garanti par la Providence9. Cette motivation de Darwin se retrouve dans l’analyse de l’expression, de l’instinct, la continuité animal-homme étant à chaque fois réaffirmée par la mise en évidence de la puissance de transformation de la vie. Cependant, contrairement à ce qui se produira chez son disciple Romanes, l’affirmation de cette continuité n’est pas présentée de manière polémique, même si Ch. Darwin est conscient de son importance métaphysique.
17L’expression est d’abord appréhendée par Ch. Darwin comme une apparence, une surface, fait objectif ; cette surface résulte d’une « profondeur » qui n’est pas celle du sujet psychologique individuel, mais de l’instinct dont il est dépositaire. Dépositaire inconscient et partagé, puisque en lui existent aussi des facultés supérieures opposées à l’instinct. Cette double caractéristique de manifestation et de renvoi à un inconscient spécifique fait de l’expression un moyen naturel de communication antérieur, sur le plan phylogénétique et sur le plan ontogénétique, au langage et à l’intelligence qu’il exprime. Ces trois angles de vision permettent d’appréhender le rôle de l’observation de l’enfant.
18Ch. Darwin, dans son Autobiographie, expose sa décision de publier ses vues sur l’expression des émotions dans un ouvrage spécifiquement consacré à ce sujet, après avoir eu tout d’abord l’intention d’en faire un chapitre de La Descendance de l’homme. Il s’exprime ainsi au sujet de ses observations :
« Mon premier enfant était né le 27 décembre 1839, et je commençai aussitôt à prendre des notes sur l’apparition de ses premières expressions : j’étais convaincu, dès à l’époque, que les nuances d’expression, même les plus fines et les plus complexes, doivent toutes avoir une origine naturelle et progressive. L’été suivant, en 1840, je lus l’ouvrage admirable de Sir C. Bell sur l’expression, et cela accrut mon intérêt pour le sujet, malgré mon impossibilité d’admettre son point de vue selon lequel les muscles auraient été créés spécialement pour l’expression. À dater de cette époque, je me penchai de temps à autre sur la question à la fois par rapport à l’homme et aux animaux domestiques10. »
19L’expression est naturelle et progressive : deux caractères qui se retrouvent chez l’enfant qui grandit et, au départ, n’est pas éduqué. Observé dès la naissance, il va laisser apparaître ladite progressivité avec une garantie de naturalité. Par-delà cette progression naturelle de l’expression se profile une autre progression, qu’elle exprime : rien de moins que celle de l’esprit, en l’occurrence la vie psychique et affective de l’enfant.
20Mais l’enjeu se présente comme la vérification d’une hypothèse concernant la progressivité : l’expression résiste à l’explication rationnelle. Aucun des auteurs qui en ont traité n’ayant, pour Ch. Darwin, expliqué son existence, elle peut devenir un argument en faveur de l’évolution à partir du moment où cette théorie surmonte cette difficulté. Donc, le développement de l’expression va renseigner sur son origine, et son origine va constituer son explication, ce qui importe à partir du moment où Ch. Darwin ne veut plus considérer que l’émotion et son expression sont dans un rapport d’adéquation préétabli, dans un rapport de reflet, ce qui revient sous une forme ou sous une autre à faire intervenir le finalisme. Nous verrons d’ailleurs que, loin d’être adéquate à un état, l’expression sera un dépôt la plupart du temps inutile du passé de l’espèce.
21L’explication rationnelle de l’expression va consister à reconstituer cette gradation dans la constitution de chaque expression, pour remplacer le finalisme proprement dit d’une part, l’idée de correspondance préétablie entre l’émotion et son signe, et le mécanisme d’autre part, qui, en détaillant le jeu matériel des muscles, laisse entier le problème : la perfection de la machine et sa régularité montrent avant tout l’habileté de l’ouvrier. Le finalisme à l’œuvre chez Charles Bell11 ne le rend pas apte, de surcroît, à comprendre l’expression chez le chien. La connaissance que prend Ch. Darwin de l’anatomie de l’expression intervient après l’observation et ne fait qu’« accroître » l’intérêt de Ch. Darwin, renforcer sa croyance dans le caractère naturel de l’expression, pourrait-on dire. À partir de là, l’expression ne sera pas considérée, comme chez Charles Le Brun12, dans son analogie avec la physionomie animale, mais comme réellement partagée par les animaux, ce partage ayant une valeur heuristique puisque là réside l’explication par la cause et l’origine de l’expression du visage humain.
22L’expression traduit un état intérieur par une surface ; mais son sens n’est pas épuisé par cette adéquation, et sa connaissance ne se borne pas à sa reconnaissance ; l’étude purement anatomique ne rend pas compte de ce sens, pas plus que l’étude des peintres, d’ailleurs. L’idée de mouvement symbolique que Gratiolet propose à la suite des travaux d’Eugène Chevreul lui semble être un progrès dans cette direction : selon Chevreul, l’homme qui joue au billard pousse sa bille du regard, des épaules, etc., et le corps, en principe immobile, exprime un mouvement symbolique13. On trouve trace de ce raisonnement dans les Carnets, par exemple lorsque Darwin note que l’expression de l’affection est accompagnée d’une protrusion des lèvres, comme si l’on allait dire « mon cher… » 14. Gratiolet met donc l’acte virtuel, involontaire, à l’origine de l’expression ; il arrime le signe à une réalité.
23Mais c’est le transformisme qui va donner une véritable explication. L’individu, non comme exemplaire d’une forme, mais comme étape d’un processus de transformation, va receler une stratification d’émotions et d’expressions corrélatives, pour employer un terme évoquant le souvenir de Ch. Lyell. Afin d’éviter les effets des remaniements récents, Ch. Darwin se tourne vers l’expression première, la « source pure et sans mélange15 », selon les termes employés par Ch. Bell, qui rend accessibles des époques révolues comme les couches géologiques qui s’étendent sous la surface. Mais Ch. Darwin s’intéresse aussi aux aliénés, à la galvanisation, aux expressions et aux gestes dans différentes races, et à la peinture. Ces autres sources sont censées, elles aussi, comporter ce que cherche Ch. Darwin : l’involontaire, l’insensé, l’étranger s’opposent à la familiarité trompeuse de l’expression consciente et signifiante. Il utilise ainsi des observations d’aliénés obtenues par l’intermédiaire de Maudsley, des photographies du Dr Duchenne « d’un vieillard à la peau peu sensible dont on galvanise les muscles de la face », des réponses aux questionnaires qu’il a adressés à des missionnaires sur différentes races humaines… Il utilise aussi des documents issus de l’iconographie pathologique telle qu’elle s’était définie à la Salpêtrière ou obéissant aux mêmes normes, des « portraits » tels qu’en proposait l’anthropométrie de F. Galton16.
24Ceci explique sans doute pourquoi la seule contribution à n’avoir été « d’aucun profit » est celle des peintres. Parce que la beauté est leur but principal, dit Ch. Darwin ; parce que rendre la surface signifiante est leur préoccupation, doit-on ajouter, alors que Darwin veut aller au-delà de la surface.
25Les documents appréciés par Ch. Darwin transgressent les normes de l’image ; en effet, ces images nous donnent une anti-beauté, pas d’adéquation du signe et de la chose, mais un fait à saisir de façon analytique. L’instantané photographique lui-même a un effet d’étrangeté, détruisant l’artefact par lequel la peinture cherche à avoir un sens, une vérité. La photographie, « la vraie rétine du savant », selon une expression d’Albert Londe, permettrait de réaliser un idéal d’observation. Devant les illustrations de L’Expression des émotions, par exemple ces enfants dans un décor suranné évoquant les portraits de famille, mais au bord des larmes ou franchement hurlant, voisinant avec un vieillard sans apprêt, emprunté à Duchenne de Boulogne, soumis à une excitation électrique des zygomatiques, un choc émotionnel se produit : les signes se dérobent, l’humain est étrange. Inversement, cette expressivité anti-esthétique trouve son pendant dans les visages expressifs d’animaux où se reconnaît l’humain.
26Plus profondément, on peut rapporter cet idéal de vision et d’observation de l’humain à « la révolution anthropologique qui a logé l’autre radical dans le sujet lui-même17 ». En effet, la coupure du sujet entre corps et âme se trouve, dans un processus de naturalisation de l’âme, transportée à l’intérieur du sujet lui-même, comprenant alors une part d’invisible au-delà du visible, mais sans que cet invisible soit localisé dans un ailleurs, comme lorsqu’on oppose l’ici-bas et l’au-delà18. Le sujet ainsi coupé apparaît ici comme intégrant un invisible fait de mémoire, de passé de l’espèce, nulle âme ne se donnant à travers la surface de l’expression, mais un inconnu psychique relié à un continuum vital se révélant, en dépit de la conscience, dans l’objectivité du faciès.
27L’observation de l’enfant, de ce point de vue, est un cas particulier de cette observation de l’homme. Accès à l’objectivité et à la mémoire, son intérêt vient aussi du fait qu’il représente un état de tension entre le passé et l’avenir de l’espèce : chez Lamarck, l’individu représente à un moment donné l’accumulation des efforts de la vie pour progresser ; chez Ch. Darwin, la vie est un compromis entre héritage et variation. L’individu introduisant dans la continuité de principe impliquée par la théorie de la descendance un élément de discontinuité, son développement pourra réitérer cette progression conflictuelle entre adaptation et changement.
28La recherche des causes de l’expression amènera à supposer au-delà de la surface une « profondeur » faite d’histoire accumulée que l’enfant pourra porter à la connaissance de l’observateur capable de lire ses expressions, puis les progrès de son intelligence et de la conscience de soi. Le caractère automatique, instinctif, résiduel même, des expressions rendra plus visible en effet ce développement. La psychogenèse présentera finalement une stratification de niveaux d’expression renvoyant à des niveaux d’intelligence, jusqu’au langage articulé, propre à l’homme mais pourtant dans la continuité du règne animal.
29Il n’y a pas de fossé entre l’esprit et l’instinct, les deux se rencontrent à la fois chez l’homme et l’animal. L’expression ne peut être comprise qu’en fonction de l’instinct et de son évolution, par ce qui nous relie au dynamisme profond de la vie dans son ensemble. Malgré tout ce qui les sépare, les animaux et l’homme la partagent, elle leur permet d’ailleurs une certaine communication, d’où l’intérêt porté par Ch. Darwin aux animaux domestiques.
30De même que Ch. Darwin récuse l’explication de l’expression par une adéquation à ce qu’elle exprime, il refuse l’explication de l’instinct par une pré-adaptation, en quelque sorte, au besoin qu’il permet de satisfaire. D’où la possibilité d’une part d’imperfection, une existence en partie résiduelle et non justifiée par les conditions de vie présente, au rebours de ce que suggère le finalisme, à savoir que l’instinct est parfait. L’instinct et l’expression sont dus à la sélection naturelle : si les cheveux se hérissent sous l’influence de la terreur, si les dents se découvrent dans l’emportement de la rage, c’est que ces gestes avaient autrefois une utilité. L’expression est théorisée comme vestige inerte de réactions primitivement adaptées, mais qui demeurent en raison d’une association avec une émotion, sans avoir forcément gardé leur utilité initiale.
31L’enfant sera appelé, dans « L’esquisse », à témoigner de ce caractère primitif de l’expression : on peut donner l’exemple du clignement des yeux ; cette attitude est particulièrement importante, elle commande un grand nombre d’expressions. Le fils de Ch. Darwin ne cligne pas des yeux à cent quatorze jours lorsqu’on agite une boîte devant lui, mais il le fait quand la boîte est pleine de dragées et bruyante. L’enfant ne peut avoir appris qu’un bruit près de ses yeux est un signe de danger pour eux. Ch. Darwin suppose donc que cette habitude a été acquise autrefois à un âge plus avancé, et que, transmise héréditairement, elle apparaît aujourd’hui dès le plus jeune âge19.
32L’enfant témoigne en même temps du dépassement de ce niveau d’activité. Et Ch. Darwin attire donc l’attention sur le pouvoir créateur du vivant, dû à la fois au hasard, à l’habitude et à la volonté : la « rationalité » de ces actions automatiques ou intelligentes se déplace du créateur dans l’activité du vivant lui-même. L’homme est lui-même l’auteur (par opposition à un supposé Auteur de la nature) de ses expressions. C’est un auteur involontaire, qui garde en lui les traces du long travail de la nature. On pourrait lire chez l’enfant la sédimentation séculaire, un instinct acquis si l’on peut dire, dont l’expression est un aspect visible. Son développement reflétera la marche graduée du progrès de l’espèce, un dynamisme à l’œuvre à travers l’apparition de la conscience, de la capacité de choix, de réflexion. C’est ce qui fait le prix de la gradation des activités de l’enfant pour Charles Darwin, et c’est ce qui le mène à étudier la genèse de l’intelligence et de la conscience.
Langage musical
33L’existence du langage crée une importante difficulté pour cette théorie du changement graduel. La démonstration d’une continuité du développement psychologique implique d’expliquer la genèse de cette forme d’expression à partir des degrés inférieurs du psychisme.
34Le langage, pour Darwin, n’est pas un effet, un résultat de l’intelligence, il exprime l’intelligence, dans un rapport équivalent à celui que l’expression physique entretient avec l’émotion. L’intelligence trouve sa voie expressive en « neutralisant » les expressions vocales par le passage à l’articulation.
35Il n’en existe pas moins, là encore, une stratification de l’expression humaine : si le langage articulé est propre à l’homme, ce dernier utilise aussi les gestes, les expressions du visage, les cris inarticulés. L’association des sons aux idées ne suffit pas, par ailleurs, à définir le langage humain. C’est bien plutôt son extraordinaire complexité dans l’association des sons aux idées qui le caractérise20.
36Lorsque Ch. Darwin utilise les travaux des linguistes, c’est pour montrer en quoi le langage demeure soumis aux lois naturelles, et en particulier à la sélection naturelle. Il reprend d’une part les travaux de Schleicher, qui envisage entre les langues une lutte pour l’existence analogue à celle que connaissent les organismes, et d’autre part ceux de M. Müller21, même s’ils s’intègrent avec plus de difficulté à la vision darwinienne. En effet, M. Müller applique la sélection naturelle au langage dans la mesure où il voit le changement des langues comme un progrès, une succession de formes de plus en plus accomplies. Mais s’il considère le langage comme une invention progressive de l’intelligence humaine, cette dernière représente une rupture par rapport à la vie animale. Encore une fois, pour Ch. Darwin, le langage n’est pas à proprement parler l’œuvre de l’intelligence, mais l’expression qui correspond à un certain degré de développement et qui se constitue en même temps que s’accomplit ce développement.
37Dans cette entreprise de naturalisation du langage, l’étude de l’enfant va rendre de grands services. En effet, une objection peut être opposée à la théorie de l’évolution appliquée à l’homme : la diversité des langues montrerait que le langage ne peut être qu’un artefact, et non un corrélât de la réalité biologique. Face à cette objection, la rapidité de son apprentissage, que l’observation peut faire apparaître, montre que l’esprit humain a une tendance naturelle à s’exprimer de cette façon, tendance naturelle simplement actualisée par la langue en usage : Ch. Darwin invoque le babillage des jeunes enfants, signe manifeste de l’instinct du langage, antérieurement à son apprentissage22. C’est pourquoi Ch. Darwin reprend les conclusions de H. Taine à propos de l’invention spontanée du langage par l’enfant. Le développement lent et inconscient du langage, qui l’enracine dans la nature, renvoie à sa généalogie à partir du cri et de l’intonation. Mais l’apprentissage de la langue, de même que l’invention spontanée de mots, révèle que cette acquisition complète une faculté d’expression déjà complexe.
38Chez M. Müller, la généalogie du langage à partir du cri ne pouvait avoir qu’une importance secondaire puisque là ne pouvait par principe résider la véritable origine du langage. Pour Ch. Darwin, elle fonde une hiérarchie des modes d’expression. Le cri s’accompagne très vite, dans l’évolution, d’une intonation pourvue de sens, en particulier dans la communication occasionnée par le danger, ou par les nécessités de la reproduction ; intonation encore perceptible dans le langage humain, très repérable dans les manifestations vocales de l’enfant, et survivant à l’état pur, pour ainsi dire, dans le chant. L’intonation est relayée par l’imitation des sons, avant qu’une plus grande capacité d’association et de représentation ne permette de relier plus de sons à plus d’idées23.
39Dans L’Expression des émotions, Ch. Darwin expose aussi comment la voix a été un véhicule privilégié de la communication, et conclut à une parenté, non seulement entre le cri et le langage articulé, qui après tout n’est que le reflet, par les mêmes moyens que les animaux, d’un esprit plus complexe, mais encore entre le cri et le chant, expression privilégiée de l’émotion dans le domaine de l’art. Le chant aurait même pu précéder le langage, et Ch. Darwin suppose que les ancêtres de l’homme ont pu commencer par émettre des sons musicaux avant de parler… Les vocalises du gibbon, qui comportent une octave complète de sons, constituent un argument dans ce sens24.
40L’idée que la musique a pu servir de base au langage s’accompagne de celle que musique, danse, chant et poésie sont des arts anciens qui réveillent, « d’une manière vague et indéterminée, les fortes émotions d’un âge reculé25 ».
41Ainsi, l’enfance sera un guide non seulement dans la progression du cri au son, puis à l’expression des idées, mais encore dans le processus de dépassement de l’émotion archaïque vers une vision rationnelle du monde, de soi et des autres. Non sans qu’une connivence entre l’enfance et l’art ne soit au passage établie, à travers l’expérience d’une appréhension non conceptuelle de la réalité.
L’observation : l’intelligence en progrès
42La place de la monographie de Darwin est donc loin d’être négligeable. Cependant, comme le souligne H. Gruber, Ch. Darwin assortit son récit d’observations de peu de remarques interprétatives26. Mais de telles remarques sont inutiles si l’on considère que le remaniement de ces notes au moment de leur publication est fait à la lumière des théories bien constituées de L’Expression des émotions et de La Descendance de l’homme.
43Tout d’abord, l’observation met en œuvre une sorte de théorie de l’apprentissage : l’enfant passe du réflexe à l’expérience et à l’association, puis enfin à l’acte volontaire sans que ces moments, successifs, soient exclusifs les uns des autres dans le temps. Ch. Darwin examine ensuite une gradation des émotions au raisonnement, dans laquelle se situe la conscience de soi, mise en évidence entre autres par la compréhension du reflet dans le miroir. La fin concerne la communication.
44Dans les premiers jours de la vie, l’enfant montre ce qui ne peut lui venir de l’expérience et de l’association ; lorsqu’il suce, s’étire, réagit au chatouillement, Ch. Darwin estime que la perfection des mouvements réflexes montre, en regard, l’imperfection des mouvements volontaires. Le clignement d’yeux se rattache à ces manifestations, bien que son utilité évidente le relie à l’expérience : de même que la réaction au bruit, il est un réflexe de protection. Les progrès des sens et du mouvement sont suivis par les premières actions volontaires. Vers cinquante jours, l’enfant réagit à la lumière, suit des yeux une bougie, puis des objets colorés. Ses mouvements sont imprécis, sauf pour porter les mains à la bouche. Puis, il approche de sa bouche le doigt de son père pour le sucer, mouvement indubitablement volontaire, cette fois.
45La peur est l’émotion qui apparaît le plus tôt ; à quatre mois, Ch. Darwin est sûr d’observer des manifestations de colère. Dès quarante-cinq jours, le sourire montre la présence du plaisir. Il attribue à l’enfant de quatre mois le plaisir esthétique, car il réagit au son du piano. Ch. Darwin attribue à l’enfant de cinq mois l’affection, car il reconnaît individuellement les gens qui s’occupent de lui et, de plus, sympathise avec leurs sentiments, pleure quand il voit pleurer et exprime de la jalousie.
46Les émotions mettent en évidence un comportement spécifique de l’enfance, livrée de manière irraisonnée à la peur ancestrale du noir ou des gros animaux. Le plaisir du jeu, celui par exemple de l’enfant qui s’amuse quand on le pince, ainsi que l’affection sont mis en rapport par Ch. Darwin avec le comportement des animaux ; ainsi, les chiens, qui jouent, éprouvent de la sympathie, de la jalousie… Si l’enfant partage cela avec l’animal, il nous montre aussi que nous continuons à le partager dans certains aspects de la vie adulte.
47L’association d’idées et le raisonnement se manifestent déjà dans l’acte de saisir un objet pour le porter à la bouche. Mais vers cinq mois apparaît la complexité du rapport à l’image et à l’image de soi. À quatre mois et demi, l’enfant voit son image et celle de son père dans le miroir27, mais les prend pour une réalité. Deux mois plus tard, il comprend que c’est une image, et les progrès de l’association le conduisent, une fois qu’il est capable de rapporter un nom à une personne, à lier son nom et son image. Pendant ce temps, le singe supérieur cherche la réalité derrière le miroir et ne prend aucun plaisir à voir son image. On sait l’usage que feront Henri Wallon puis Jacques Lacan de cette observation en développant ses conséquences pour la définition de l’identité et l’élaboration du rapport à autrui.
48De cette conscience de l’image semble découler, dans l’économie du texte de Ch. Darwin, la conscience morale, la mise à distance de ses propres actes par le sujet : vers treize mois l’enfant commence à se soucier de l’approbation d’autrui, vers trois ans il dissimule en éprouvant du remords et connaît des accès de timidité, ce qui ne peut être en l’absence de conscience de soi. Les premiers signes de cette conscience s’accompagnent d’une tendance à la répétition, que Darwin estime être une tendance naturelle des enfants à pratiquer l’art dramatique.
49Ainsi, chez l’enfant apparaissent des comportements inconnus des animaux, dans le sillage des capacités d’association ; ce qui n’empêche pas l’existence des autres niveaux d’instincts, d’émotions et de modes de communication.
50On assiste bien à une psychogenèse dans laquelle le langage proprement dit n’a pas une part prépondérante, et dont la nouveauté consiste dans la richesse de ses notations sur ce qui précède, chronologiquement et logiquement, le langage. C’est ce que montre bien, justement, la fin de l’observation qui porte sur la communication.
51Chaque remarque fait apparaître que Ch. Darwin mêle l’intonation et l’expressivité directe à l’acquisition du langage articulé : l’enfant émet des cris de souffrance, mais qui très vite se mettent à différer entre eux selon la source du malaise ; les premiers sons, que Ch. Darwin prend d’abord pour des tentatives d’imitation, idée qu’il considère par la suite comme fausse, ne sont pas suivis directement par des sons ayant un sens, mais par des gestes ; Ch. Darwin donne l’exemple du bout de papier que son fils âgé d’un an lui tend en lui montrant le feu pour le faire brûler : il s’agit là d’un moyen de communication antérieur au langage auquel son disciple G.J. Romanes accordera beaucoup d’importance en tant qu’étape primitive du langage.
52L’enfant, à un an, invente aussi un mot, mum, pour désigner la nourriture. À la fois démonstratif, substantif et verbe, l’usage de ce mot ne se sépare pas de sa tonalité interrogative, ce qui met en évidence une continuité entre l’expression émotionnelle et le symbole du langage. Ch. Darwin exprime d’ailleurs à ce propos le regret de ne pas avoir étudié davantage l’intonation. La modulation de la voix est en effet un détail d’une grande portée éclairé par les considérations sur le chant déjà évoquées, il se reproche donc de ne pas avoir remarqué au moment de son observation la production de notes analogues à celles du singe hylobate28.
53Dans le même ordre d’idées, lors de l’éveil des sensations agréables, Ch. Darwin note la sensibilité de l’enfant, alors âgé de quatre mois, au pianoforte, le sens esthétique étant à comprendre en relation avec l’expression naturelle, bien qu’à cet âge il soit difficile de la séparer de la simple stimulation sensorielle.
54La conquête du langage articulé ne fait que confirmer et accélérer cette connaissance précoce du sens, qui se construit selon le partage de l’instinct et de l’intelligence précédemment signalés : l’enfant commence par exprimer instinctivement ses sentiments par des cris, puis il utilise volontairement ces cris, les intonations, avant d’inventer des mots, qui seront remplacés par ceux qu’il apprend de son entourage29. Du côté de l’interprétation des expressions d’autrui, Ch. Darwin note que l’enfant est capable très tôt de comprendre ce que disent et ressentent les gens qui le soignent, « rien qu’à l’expression de leur visage ». Il comprend les mots qu’ils emploient avant de parler.
55Par conséquent, l’enfant révèle bien par sa capacité d’invention et son acquisition rapide du langage une supériorité par rapport à l’animal, mais celle-ci n’a pas, pour reprendre l’expression utilisée par G.J. Romanes, le caractère d’un « Rubicon cérébral ».
56Le caractère novateur de ce travail a maintes fois été souligné, et en effet, guidé par des hypothèses affinées tout au long de sa vie, Ch. Darwin a réalisé un document d’une richesse et d’une fécondité étonnantes, mettant en évidence entre autres les capacités de représentation de l’enfant, distinguées de celles de l’animal, ses capacités de relation précoces, l’idée, controversée mais dont on ne peut nier les développements ultérieurs, d’une pensée non conceptuelle, antérieure au langage.
57Précisons le glissement qui s’opère ainsi dans l’approche du psychisme : tout en admettant, comme l’a montré H. Taine, que l’enfant exerce une créativité dans le domaine du langage, il relativise l’importance de cette « performance » humaine en mettant la communication par le langage dans la continuité d’autres formes de communication « non verbales » d’une part ; d’autre part, en mettant le langage, et l’intelligence dont il est le corrélat, dans la continuité des actions volontaires. Les vivants mettent en place ces conduites à divers degrés pour contrecarrer le caractère aveugle de l’instinct. Choix, mémoire, représentation, langage sont des degrés de l’adaptation par sélection naturelle, dans une continuité temporelle que manifeste l’ontogenèse psychologique ou, à l’autre extrême, le progrès des civilisations interprété comme progrès biologique. Il y a bien développement des facultés, indépendamment du développement du langage.
58Le problème du langage, relativisé, donc, par Ch. Darwin, reviendra sur le devant de la scène avec son disciple G.J. Romanes, à la suite des attaques des linguistes. Mais l’étude de la pensée pré-conceptuelle vers laquelle s’engagera ce dernier sera dissociée du problème des phases du langage telles qu’avait pu les définir M. Müller. Il s’agira plutôt d’une pensée pré-linguistique, liée directement à la sensation et à l’action.
59Si l’on compare les acquis du texte de H. Taine à ceux du texte de Ch. Darwin, on peut conclure que l’étude de l’évolution du langage lui-même est écartée par Ch. Darwin au profit d’une mise en évidence plus poussée de la continuité homme-animal du côté de l’expression sans langage. En quelque sorte, ce qui est perdu pour l’analyse fine de la constitution du langage est gagné pour l’ouverture d’une dimension nouvelle, celle de l’expression dans l’art dramatique et le chant, dans la mesure où la mise en évidence d’une capacité d’invention enfantine se déplace : l’enfant révèle une connivence spontanée avec ces modes d’expression, qui eux-mêmes se trouvent gratifiés d’une relation privilégiée avec la nature. En même temps, cette nouvelle approche dissout la spécificité du langage dans la continuité de la communication expressive.
60C’est ce qui permet de préciser le rôle exact du texte de Taine dans la décision de Darwin de mettre au jour son propre travail, et la manière dont il été lu par Darwin. Il n’est nul besoin, comme le fait Claude Allard dans l’introduction qu’il a consacrée à la réédition de « L’esquisse », de supposer que Darwin a eu surtout une intention polémique. En effet, étant donné que H. Taine s’inspire en grande partie des idées du linguiste Max Müller pour décrire le développement du langage chez l’enfant, et que Max Müller croyait à un fossé entre l’animal et l’homme, représenté par la faculté de parler, Claude Allard en conclut que Taine se livre par ses emprunts à cette œuvre à une sorte de récupération spiritualiste de l’idée évolutionniste, présente chez Darwin sous une forme matérialiste. Il s’opposerait ainsi à l’idée que l’homme est un animal comme les autres, pris dans une même évolution biologique. Comme, par ailleurs, les considérations de Taine l’engagent dans un comparatisme des races défavorable aux « primitifs », Claude Allard estime que s’opposent, d’un côté, un évolutionnisme spiritualiste et hiérarchique, et, de l’autre, un évolutionnisme matérialiste mettant l’accent sur les possibilités de progrès recelées par l’évolution et sur les possibilités d’apprentissage présentes chez l’enfant. Or, bien que Taine fasse de larges emprunts à la théorie du langage de Max Müller, on a vu qu’il infléchissait cette théorie dans le sens de la continuité du développement, dans le sens d’une unification du développement naturel, de l’animal à l’homme. Sinon, pourquoi aurait-il eu besoin d’étudier le développement psychologique de l’enfant ?
61En fait, Darwin pouvait tout simplement trouver dans ce texte un écho à ses propres préoccupations, une tentative de construire une vision cohérente de l’évolution humaine. Une tentative à laquelle il n’adhérait pas entièrement, et par rapport à laquelle il propose une alternative : quitter le domaine du langage et chercher en amont, dans le phénomène de l’expression des émotions, les témoignages de la première vie psychique. Une vie que l’homme partage avec le règne animal beaucoup plus qu’il n’a voulu le croire tant qu’il s’est cru fait à l’image de Dieu. L’étude de l’enfant telle qu’il la mène, et qui se prolonge dans l’étude de l’expression des émotions, représente un contournement du problème de l’origine du langage chez H. Taine et de la polémique avec les linguistes, autour de la généalogie des langues. Un contournement qui permet d’attirer l’attention sur la communication et les relations sociales, déjà présentes dans le règne animal, mais qui s’articulent chez l’enfant avec des capacités d’apprentissage complexes, en particulier l’apprentissage de la langue. L’absence d’un « Rubicon cérébral » entre l’animal et l’homme, s’il les rend comparables, n’implique pas de nier la différence qui, ainsi, les sépare.
George John Romanes, un héritier de Darwin ?
62Ce contournement au profit de l’expression autonomise la psychologie de l’enfant par rapport au substrat que constitue la question de l’évolution du langage. Or G.J. Romanes, ami, disciple et exécuteur testamentaire de Ch. Darwin30, qui se disait continuateur de son œuvre, ignora superbement cette inflexion pour revenir, dans le domaine de la psychologie de l’enfant, à une étude attentive des progrès linguistiques. G.J. Romanes est-il un auteur secondaire, lecteur imprécis de l’œuvre de son maître ? Il n’en est rien, car, en tournant ainsi le dos à l’innovation de Darwin, ce disciple invente la notion de pensée pré-conceptuelle, présente de manière durable dans le champ de la psychologie de l’enfant.
63Ch. Darwin, comme on l’a vu, veut faire ressortir le rapport de l’évolution mentale aux intérêts vitaux, et dans ce cadre il fait du langage articulé un cas particulier de la communication entre organismes. Il se situe donc par là même en marge des problèmes philosophiques mis au premier plan par Taine ou Preyer – l’origine des idées, la nature du langage – même s’il les rencontre forcément.
64Au contraire, la pensée de G.J. Romanes est comme immergée dans ces débats, au point d’avoir une forte tonalité polémique. Il n’y a pas de différence de nature entre la vie psychique de l’homme et celle de l’animal, ne cesse-t-il de répéter, et l’animal doit lui aussi être considéré comme un être pensant. S’il porte une grande attention au déploiement de la pensée, à l’arrière-plan du développement du langage, c’est parce qu’il est persuadé que l’homme, par son évolution mentale, est au sommet d’une hiérarchie du vivant qui le relie en même temps à la vie animale. Sa vision de l’évolution, en fait, est plus haeckélienne que darwinienne.
Connais-toi toi-même
65Reprenant le propos de E. Haeckel à la fin de L’Histoire naturelle de la création des êtres organisés, G.J. Romanes propose d’interpréter l’injonction philosophique « connais-toi toi-même » à la lumière de la biologie, et de l’identifier à la question de savoir comment la pensée humaine est arrivée à l’existence31. Cette question se pose de la manière suivante : si l’homme est conscient, et s’il y a continuité de l’animal à l’homme, comment ce dernier a-t-il acquis la conscience ? Cette problématique confère du même coup sa place à la psychologie de l’enfant : seule, elle peut nous donner la connaissance de l’apparition de la conscience32.Il ne fait aucun doute pour G.J. Romanes que l’enfant part d’une non-conscience équivalente au degré de développement psychologique des organismes primitifs. Il peut, à partir de là, montrer une « transition » (transition) de ces degrés rudimentaires aux plus grands développements du génie. Le développement individuel peut ainsi montrer, d’une part, les différents degrés de développement psychologique du vivant, donc un développement phylogénétique ; d’autre part, il recèle des différences individuelles que Romanes considère comme des degrés d’intelligence dans une échelle dont la limite supérieure n’est pas fixée. Un enfant donné peut se développer intellectuellement jusqu’au « point culminant du génie33 ». Cette gradation peut, du reste, s’observer dans l’histoire, qui nous montre l’évolution de l’intelligence, son « développement graduel », depuis l’âge de pierre34.
66La « théorie génétique de la réalité » de J.-M. Baldwin (voir infra) donnera toute sa dimension à ce point de vue intégralement continuiste qui inclut dans une même naturalité l’esprit et ses manifestations, la culture et l’histoire, la capacité créatrice du génie et la poursuite de l’évolution psychologique à travers les variations individuelles du degré d’intelligence. En raison de l’ampleur du travail, dit-il, mais surtout en raison d’une hiérarchisation des priorités justifiée par sa théorie, G.J. Romanes diffère pour sa part cette entreprise. Distinguant origine et développement, il range dans les développements de l’esprit la série de ses productions que nous qualifierions de culturelles, tandis que l’étude de Romanes est consacrée à l’origine des facultés humaines, au sens d’émergence de l’animalité. C’est pourquoi il donne une grande place à la controverse au sujet de la différence homme-animal ; son objet est, de façon prioritaire, la distinction entre pensée non conceptuelle et pensée conceptuelle35, tandis que le signe de cette évolution est l’apparition du langage36.
67G.J. Romanes polémique avec M. Müller, dans le même esprit que H. Taine. Il utilise les connaissances nouvelles sur l’évolution du langage en faveur de l’hypothèse du développement psychologique, en dépit des intentions du philologue, comme H. Taine. Il va même jusqu’à s’emparer, d’une manière polémique, de l’une des expressions employées par le philologue, pour l’utiliser à rebours : le Rubicon cérébral ou le Rubicon de l’esprit37. M. Müller entendait signifier ainsi le fossé qui sépare l’homme et l’animal ; G.J. Romanes, au contraire, assène qu’il n’y a pas de Rubicon entre humanité et animalité, que la différence entre leurs facultés intellectuelles est de degré et non de nature. Il présente d’ailleurs cette gradation dans un tableau auquel il accorde une importance particulière.
68C’est en effet par ce diagramme que s’ouvrent aussi bien L’Évolution mentale chez l’homme que L’Évolution mentale chez les animaux. Romanes précise bien que cela exprime un fait et, une explication devant être trouvée en dehors du simple hasard, « la seule explication valable est celle que fournit la théorie de la descendance38 ». Le but en est de décrire le développement probable de l’esprit depuis la vie protoplasmique jusqu’à l’esprit humain. Sous la forme d’un arbre, présentation chère à E. Haeckel, s’élève d’abord un tronc représentant la progression de l’excitabilité nerveuse à l’action réflexe, puis à la volonté. Les branches latérales représentent, à droite, le développement intellectuel, qui va de la sensation à la réflexion et à la conscience de soi, en passant par l’imagination et l’abstraction ; à gauche, la progression de l’émotion va de la conservation de l’espèce et de soi à l’émotion sociale, puis humaine, sous ses formes sauvage et civilisée. Les produits de l’évolution mentale enfin sont placés à part, de chaque côté le long d’une échelle graduée renvoyant à la progression ascendante des branches. À l’extrémité droite du tableau, des genres animaux sont rangés également le long de ces graduations, et enfin les âges de l’enfant trouvent place à la fois en face de ces genres et de ces degrés de performance psychologique.
69Ainsi, par exemple, au bas de l’échelle, au niveau de la simple excitabilité figurée sur le tronc de l’arbre, on rencontre l’organisme protoplasmique et l’œuf ou le spermatozoïde ; à une semaine, l’enfant se trouve au même degré de l’échelle que les échinodermes, pourvus d’ailleurs par G.J. Romanes de conscience, de mémoire, du sentiment de plaisir et de peine, ce qui semble, là encore, une réminiscence directe de E. Haeckel. Les branches droites et gauches de l’arbre qui leur correspondent sont celles de la sensation et de la perception, et celle de la conservation de soi et de l’espèce.
70Les branches supérieures de l’arbre sont réservées à l’humanité ; avant que l’ascension de cette dernière ne l’éloigne de l’animal, une dernière étape les unit : à quinze mois, l’enfant accède à une « moralité indéfinie », dont les singes anthropoïdes, les chiens, sont aussi capables. Il arrive au niveau de l’abstraction (suivi ici, il ne faut pas l’oublier, par celui de la généralisation et de la conscience de soi), et corrélativement au sentiment de honte et de remords, mis en parallèle avec la branche de l’émotion sociale.
71La forme de ce diagramme ne désigne pas, d’après l’auteur, des intervalles de temps, mais des degrés d’« élaboration ou d’évolution39 », les branches ou les degrés représentant des facultés qui sont issues les unes des autres et se supposent les unes les autres. Ceci doit nous conduire à souligner que la psychologie de l’enfant prend, ici encore, place dans une théorie globale de l’évolution, dont elle constitue un maillon essentiel ; c’est ce qui conduit à proposer un développement par étapes du psychisme, commandé par le parallélisme entre les différentes formes de vie.
Vers la pensée conceptuelle
72C’est en relation étroite avec le langage que s’exprime cet aspect génétique de la psychologie de G.J. Romanes. Pour montrer que le langage est une faculté graduelle, et qui épouse les progrès de l’intelligence, il est amené à en donner tout d’abord une définition large, à la manière de Ch. Darwin, c’est-à-dire à y inclure tout moyen de communication. Cependant, loin de concentrer son attention sur l’expression, G.J. Romanes prend à cœur de reconstituer les progrès de l’aptitude à conceptualiser, qu’il estime indissociables des progrès de la conscience. Pour lui, toute abstraction fait intervenir à quelque degré le langage et toute pensée est susceptible de comporter un degré d’abstraction40. Il serait donc arbitraire de faire commencer l’abstraction avec le langage et de réserver celui-ci à l’homme.
73La progressivité de l’abstraction exige des termes forgés pour les besoins de la théorie de G.J. Romanes, qui souhaite ainsi se prémunir contre ses prédécesseurs, comme Locke, qui tendent à poser l’existence d’une rupture entre l’expérience et l’abstraction en liant cette dernière au langage articulé. G.J. Romanes a besoin d’exprimer un état intermédiaire, et cela le conduit à affirmer l’existence d’une pensée pré-conceptuelle. Réservant le terme de percept à l’idée singulière qui vient de la perception, il forme celui de récept pour désigner l’idée qui provient de la répétition de l’expérience, une abstraction si l’on veut, mais où n’intervient pas le langage, du moins pas au sens de langage articulé, de mot désignant une idée générale. Le « récept » est défini, en référence aux recherches anthropométriques de Galton, comme une idée composite. F. Galton superposait sur une plaque sensible des photographies de visages différents, l’opération faisant apparaître une image mixte. La mémoire, pour G.J. Romanes, réalise une opération analogue dont le résultat ne mérite pas encore le nom de concept mais comporte un degré d’abstraction sans réflexivité, ce sont des « abstractions non perçues41 » : là est le « récept », idée propre à l’animal comme à l’homme, et qu’il faut supposer chez le Pithécanthrope, « homme sans parole », Homo alalus, dont G.J. Romanes reprend l’hypothèse à E. Haeckel. Il a donc existé et il existe encore une forme de pensée que G.J. Romanes nomme l’idéation réceptuelle ; la « logique des récepts » peut être poussée fort loin et est compatible avec un haut degré d’intelligence, possédé par certains animaux. Cet homme primitif aurait poussé à son maximum l’idéation réceptuelle, avant d’inventer le langage articulé. Il n’y a abstraction au sens philosophique ordinaire du terme que lorsque non seulement l’homme dispose des mots, mais encore lorsqu’il est capable d’en faire l’objet de sa pensée et d’appliquer sa capacité de généralisation aux idées présentes dans les mots, et non plus seulement aux perceptions à travers le « récept ». Ceci ouvre les perspectives suivantes : une part d’abstraction, de communication et d’échange intellectuel peut concerner la pensée réceptuelle. Le langage articulé permet l’abstraction au sens de réflexion consciente sur les idées, mais il peut aussi exprimer une « logique des récepts ». Des phases du langage peuvent correspondre à ce progrès intellectuel, un certain type d’expression et de communication correspondant à chaque progrès de la pensée. L’enfant reflète ce progrès accompli auparavant de l’animal à l’homme préhistorique.
74Il est à noter que ces progrès de l’abstraction se rattachent pour G.J. Romanes à l’origine de la conscience elle-même, qui progresse chez l’homme jusqu’à la conscience de soi, sans que cette dernière, qui change notablement les conditions de l’activité intellectuelle, représente une rupture métaphysique par rapport à l’évolution biologique. L’enfant, dit G.J. Romanes, n’a pas de conscience de soi mais se considère comme un objet parmi d’autres. Il prend d’abord conscience de son propre corps, et élabore une conscience de soi sur le mode réceptuel : l’enfant fait l’expérience de son action sur le monde extérieur et se perçoit en tant qu’agent, même s’il ne formule pas encore de jugement sur lui-même. Il forme alors une idée « éjective » de l’action et de l’intention, c’est-à-dire qu’il prête des intentions aux objets, et pas seulement aux personnes, qui l’entourent42. Les objets du monde extérieur sont alors pour lui, dit G.J. Romanes, des « éjects réceptuels » ; c’est la projection sur ces objets de ce qu’il a expérimenté qui les lui fait considérer comme agent. C’est seulement quand l’enfant aura abordé la prédication conceptuelle qu’il pourra commencer à se considérer comme objet et sujet de connaissance et prendre conscience de soi, des propriétés de son propre esprit. À cette étape, l’enfant devient capable, de nouveau par une « éjection » de ce qu’il a expérimenté lui-même, de reconnaître dans les autres personnes des équivalents de lui-même, donc des êtres pourvus d’intentions et de conscience.
75Ces hypothèses ainsi que le vocabulaire qui les exprime, en particulier l’idée de l’origine éjective du moi, se retrouveront sans grand changement dans la psychologie de J.-M. Baldwin, qui parle par exemple de « personne-éject » pour qualifier la conscience d’autrui chez l’enfant.
76Quoi qu’il en soit, à l’idée univoque que le progrès de l’esprit expliquerait l’apparition du langage, G.J. Romanes préfère l’idée d’un progrès conjoint de la pensée et du langage. Le langage est tout autant l’antécédent que le conséquent de la conscience, dit-il43. Il y a déjà un langage correspondant aux étapes inférieures du développement mental ; le phénomène de la conscience lui confère une possibilité de développement sans commune mesure avec ces étapes. Le même mouvement évolutif porte la conscience et l’expression d’une logique des concepts, c’est pourquoi le langage est passible lui aussi d’une analyse génétique.
77La phase indicative (divisions 4 à 6 du diagramme) du langage peut concerner le langage parlé ou le langage mimique ; ce qui la définit est l’emploi intentionnel de signes, capacité commune à l’animal et à l’homme. Cet emploi des signes est de façon privilégiée commandé par l’émotion. Il s’accommode de l’expression et du langage gestuel, et se manifeste par exemple quand l’enfant tend les bras pour être pris ; il indique par là son désir. De même, il pleure intentionnellement, ce qui est le signe de son malaise moral ou physique44. Agiter la main ou secouer la tête pour dire oui ou non sont aussi à mettre en relation avec cette phase du langage. Il y a là un langage communicatif dont le geste est le canal privilégié, et G.J. Romanes fait de cette forme de communication l’ancêtre et la forme archaïque de tout langage, poursuivant en cela une hypothèse darwinienne.
78Lui succède la phase dénotative du langage (division 7a du diagramme), qui consiste à savoir employer des noms à bon escient, et pas seulement dans une imitation dépourvue de sens. L’« oiseau parleur » le peut comme l’enfant. À plusieurs reprises G.J. Romanes souligne que les conditions anatomiques ne sont que secondaires dans l’apparition et l’apprentissage du langage, les conditions déterminantes étant psychologiques, puis sociales. L’oiseau peut même, dans une certaine mesure, accéder à la phase connotative du langage, celle où le nom sert à opérer un classement, à désigner non un objet, mais d’autres objets apparentés ; il le peut dans la mesure où il possède une capacité réceptuelle. Ce que l’oiseau ne peut faire, en revanche, c’est dépasser cette capacité pour s’acheminer vers la phase dénominative du langage où interviennent de véritables concepts.
79Pour montrer en quoi consiste, chez l’enfant, la capacité connotative qu’il partage dans une certaine mesure avec l’animal, G.J. Romanes a recours à un exemple que l’on retrouve tout au long de ses ouvrages, celui de l’étoile (star). Le fils de G.J. Romanes, commençant à parler, apprend de lui-même à nommer « star » les objets brillants, bougies, lampadaires, etc.45 ; cette erreur sera corrigée par l’entourage, mais, justement parce qu’elle est une erreur, G.J. Romanes y voit les progrès de l’idéation et de l’abstraction.
80Cet exemple est particulièrement intéressant parce qu’il permet de comprendre le rapport envisagé par G.J. Romanes entre intelligence et langage, ainsi que les enjeux dont cette conquête peut être investie chez l’enfant humain, à la différence de l’animal. Le fait que l’enfant fasse cette erreur féconde en étendant, à mauvais escient certes, le sens d’un mot à des choses pourvues de qualités communes, montre qu’il s’achemine vers la pensée conceptuelle et l’abstraction ; toutefois, G.J. Romanes estime que cette nouvelle aptitude dans l’emploi des noms n’exprime alors qu’une pensée réceptuelle, commune à l’homme et à l’animal, et qui peut d’ailleurs aller très loin chez l’animal, une idée basée sur la similitude du perçu.
81En revanche, l’enfant qui grandit est appelé, contrairement à l’animal, à exercer sa pensée sur les noms eux-mêmes, et non plus seulement sur son expérience vécue. Il aborde alors la pensée conceptuelle, et peut se déployer véritablement la phase connotative du langage. L’expression d’une similitude pensée peut succéder à l’expression d’une similitude perçue. C’est ainsi que l’astronome peut enrichir la signification connotative du mot « star ». En prenant le nom comme matière de sa réflexion, en cherchant à définir sa signification, en pensant les astres, il peut donner au nom un contenu différent de celui que l’enfant avait commencé à construire lorsqu’il était encore dans l’idéation « réceptuelle », qu’il prenait l’initiative de formuler à travers un terme général, d’après son expérience. On voit ici comment les degrés du progrès de la pensée sont mis en relation avec les progrès du langage, l’« idéation » étant bien première par rapport au langage, bien qu’à un certain moment ses progrès ne puissent plus se faire sans la manipulation des « noms »46.
82G.J. Romanes réserve le nom de dénomination à l’extension conceptuelle du nom47. La dénomination permet enfin la prédication, qui n’est qu’une extension supplémentaire de la notion de connotation.
83On peut dire que, là où H. Taine voyait une création langagière orientée ensuite vers l’apprentissage du langage par le milieu ambiant et l’exemple, G.J. Romanes envisage, s’ajoutant à ces facteurs, l’intervention de différents modes de pensée successifs, relativement hétérogènes et autonomes, même s’ils sont unifiés dans un mouvement de progrès vers l’abstraction et ce qu’il nomme l’idéation conceptuelle. Il donne ainsi forme au projet esquissé par E. Haeckel et forge une première forme de psychologie génétique. La pensée de l’enfant y possède une logique sui generis, qui s’intègre dans une récapitulation biologique aussi bien qu’une récapitulation des progrès du langage et/ ou des idées. En cela, G.J. Romanes, qui revendique l’héritage de Ch. Darwin, s’en éloigne ; sa pensée constitue plutôt l’un des aboutissements de cette lignée de penseurs préoccupés par l’évolution du langage, et pour qui l’évolutionnisme était une manière nouvelle de poser le problème de l’origine des idées.
Notes de bas de page
1 Ch. Darwin, « A Biographical Sketch of an Infant », Mind, juillet 1877, p. 285-294 ; ce texte fut traduit partiellement dans la Revue scientifique de la France et de l’étranger, n° 2, 1877, p. 25-29 ; plus récemment, « L’esquisse biographique d’un petit enfant » est parue dans Enfances et cultures, n° 1, 1979. L’ouvrage collectif dirigé par Patrick Tort, Pour Darwin, Paris, PUF, 1997, en propose une nouvelle traduction avec une introduction de Claude Allard.
2 Par exemple par H. Gruber, Darwin on Man, Wildwood House, London, 1974.
3 Ch. Darwin, « L’esquisse biographique d’un petit enfant », article cité, p. 5.
4 Ch. Darwin, L’Expression des émotions, Paris, Reinwald, 1877, 2e éd., p. 20.
5 H. Gruber, Darwin on Man, op. cit., 1974, p. 135-136.
6 Ch. Darwin, « L’esquisse biographique d’un petit enfant », article cité, p. 8 ; voir F. Sulloway, Freud, biologiste de l’esprit, Fayard, 1981, p. 232.
7 Ch. Darwin, La Descendance de l’homme, op. cit., p. 139.
8 Ch. Darwin, La Descendance de l’homme, op. cit., p. 136-137.
9 Voir par exemple H. Gruber, Darwin on Man, op. cit., p. 230-235.
10 Ch. Darwin, The Autobiography of Charles Darwin, New York, Harcourt, Brace, Nora Barlow, 1958 ; trad. fr. : Autobiographie, Paris, Belin, 1984, p. 116.
11 Darwin se réfère à l’Anatomie et philosophie de l’expression de Charles Bell, 1806, 3e éd., 1844. L’incapacité de cet auteur à expliquer par exemple l’expression de l’affection chez le chien viendrait de ce que pour lui comme pour les autres auteurs, à part Spencer, l’espèce humaine est apparue dans son état actuel : voir L’Expression des émotions, op. cit., p. 10.
12 Ch. Le Brun, Conférences, 1667, mentionné par Darwin dans L’Expression des émotions. Il semble que Darwin n’ait connu Le Brun que par l’intermédiaire de Lavater. En effet, les recherches de ce dernier sur l’expression et ses rapprochements des visages humains aves des têtes d’animaux sont bien distinctes, mais Darwin les considère comme une même entreprise.
13 P. Gratiolet, De la physionomie et des mouvements de l’expression, 1865, mentionné par Darwin dans l’introduction de L’Expression des émotions.
14 C. Darwin, Notebooks, 1836-1844, édité par Paul H. Barrett, Peter J. Gautrey, Sandra Herbart, David Kohn, Sidney Smith, British Museum (Natural History), Cornell University Press, Ithaca, NY, 1987. Réf. N 9.
15 Ch. Darwin, L’Expression des émotions, op. cit., p. 13.
16 Cf. sur ce sujet G. Didi-Hubermann, L’Invention de l’hystérie, Charcot et l’iconographie photographique de la Salpêtrière, Paris, Macula, 1982, en particulier p. 32-51.
17 M. Gauchet et G. Swain, La Pratique de l’esprit humain, Paris, Gallimard, 1980, p. 504.
18 Marcel Gauchet et Gladys Swain analysent ainsi la réappropriation de l’aliénation mentale par la subjectivité : « La réfraction religieuse du partage intimement vécu se traduit dans tous les cas par la postulation minimale d’une extériorité interne qui disjoint l’homme de son corps et qui se dévoile de façon exemplaire lorsque le corps se met en somme à vivre de sa vie propre du fait de l’invisible qui s’en empare. Convulsions, par exemple, qui, au travers de l’échappée ostensible du mouvement au contrôle personnel, à la fois témoignent de la présence toute-puissante de l’invisible, et rendent en quelque sorte tangible la scission du sujet et sa double appartenance : il est du visible, et sa part visible d’un coup existe et s’anime comme objectivement, en tout cas indépendamment de lui ; il est donc aussi d’ailleurs que du visible » ; ibid., p. 503.
19 Ch. Darwin, L’Expression des émotions, op. cit., p. 41.
20 Ibid., p. 89-90.
21 Ibid., p. 91 sq.
22 Ibid., p. 90-91.
23 Ibid., p. 92.
24 Ch. Darwin, L’Expression des émotions, op. cit., 1877, p. 94.
25 Ch. Darwin, La Descendance de l’homme, op. cit., p. 626. Voir aussi p. 77.
26 H. GruberDarwin on Man, op. cit., p. 225.
27 Cette attention portée à son image sera également présente chez Wilhelm Preyer ; Bernard Pérez, quant à lui, s’intéressera à l’image sans la distinguer du rapport de l’enfant à la représentation. Voir infra.
28 Ch. Darwin, « L’esquisse biographique d’un petit enfant », article cité, p. 12.
29 Ibid., p. 10.
30 George John Romanes hérita des documents de Darwin sur la psychologie. Il considère qu’il poursuit l’œuvre de son maître, réputée inachevée dans ce domaine. Les titres des ouvrages de G.J. Romanes indiquent à eux seuls l’axe principal de sa réflexion : L’intelligence des animaux, parue en 1882 et traduite en français en 1887, est suivie de L’Évolution mentale chez les animaux, de 1883, traduite en 1891, et de L’Évolution mentale chez l’homme, de 1888, et traduite également en 1891. G.J. Romanes adjoint à son livre L’Évolution mentale chez les animaux un texte de Ch. Darwin sur l’instinct, comme s’il s’agissait d’un élément de la même recherche.
31 G.J. Romanes, L’Évolution mentale chez l’homme, op. cit., p. 3 ; p. 32, Romanes précise que la différence entre l’« homme » et la « brute » lui paraît être une simple question de terminologie.
32 Ibid., p. 194.
33 Ibid., p. 4.
34 Ibid., p. 5.
35 Ibid., préface, p. VI.
36 Ibid., p. 6.
37 Voir par exemple ibid., p. 165.
38 Ibid., p. 5.
39 Selon l’expression de R. E. Grinder, A History of Genetic Psychology, New York, John Wiley and Sons, 1967, p. 174.
40 G.J. Romanes, L’Évolution mentale chez l’homme, op. cit., p. 25.
41 Ibid., p. 37.
42 Ibid., p. 208.
43 Ibid., p. 210.
44 Ibid., p. 158.
45 Ibid., p. 151 ; voir aussi p. 332.
46 « À l’esprit de l’astronome, le mot “star” présente une somme de signification connotative bien différente de celle qu’il présentait à l’enfant, lorsque celui-ci l’étendit d’un point brillant dans le ciel à une bougie brûlant dans la chambre. La raison de cette grande différence est que la pensée conceptuelle de l’astronome a non seulement beaucoup ajouté à la connotation, mais a encore considérablement perfectionné cette dernière. » G.J. Romanes, L’Évolution mentale chez l’homme, op. cit., p. 160 ; on ne peut que penser à Piaget, à travers cet exemple, car lui aussi se réfère à l’astronomie pour montrer la différence du réel de l’enfant et du réel du savant.
47 Ibid., p. 161.
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