Au commencement était l'œuf d'or. L'enfant et l'origine du langage : leur étude croisée chez Hippolyte Taine et Max Müller1
p. 65-87
Texte intégral
1La dualité de l’œuvre de H. Taine est bien connue ; elle comporte une rupture en 1870 : avant, se situerait le Taine psychologue et esthéticien, après, le Taine de l’Histoire de la Révolution française. À la limite de ce basculement se situe la réalisation de ce travail marginal et insuffisamment analysé, que H. Taine n’a d’ailleurs pas poursuivi : l’observation d’un enfant, de sa propre fille, durant deux ans et demi.
2Le sentiment des contemporains fut très net : l’approche de H. Taine dans ce domaine ouvrait une voie nouvelle. Il ne s’agit certes pas ici de fournir un argument de plus à la rhétorique du progrès scientifique, en faisant de H. Taine un précurseur inspiré, le héraut d’une vérité appelée à venir seulement plus tard à la lumière. Mais, penseur encore isolé à son époque, il inaugure un nouvel objet de savoir, à partir d’un questionnement scientifique plus large, dont, paradoxalement, la connaissance de l’enfant n’est ni le moteur ni le but.
3On a dit que cette publication s’inscrit dans le projet de Th. Ribot, qui est de généraliser une approche matérialiste des phénomènes de l’esprit et de promouvoir pour cela la psychologie expérimentale ; H. Taine ajoute à ce projet l’apport évolutionniste. Il fait coïncider l’hypothèse que l’esprit est le résultat d’une genèse progressive à partir des formes inférieures du vivant, et les acquis d’un domaine de connaissance qui croise cette préoccupation : la philologie. Cette dernière, en effet, a posé le problème du devenir de la pensée, a envisagé la possibilité d’une histoire de l’esprit, à travers l’étude de la transformation des langues. Par le travail de H. Taine, le problème de la transformation des langues, mis en avant par l’approche comparatiste des philologues, se trouvera interprété en termes de théorie de la descendance ; l’enfant pourra dorénavant apparaître comme l’objet d’observation par excellence, parce qu’en lui la genèse de l’esprit et celle du langage seront réputées se rejouer.
4Même si l’intérêt manifesté pour l’enfant peut être rapporté, encore à la fin du xixe siècle, à une mutation culturelle de grande ampleur, comme l’a analysé Ph. Ariès, il importe donc de souligner ici que c’est par la médiation de problèmes tels que la nature de l’esprit ou l’origine du langage, et non par la seule vertu d’un changement d’attitude, que l’enfant est devenu un champ de connaissance. C’est face à ces problèmes que H. Taine inaugure une forme d’observation différente de celles qui ont précédé : l’enfant sauvage de l’Aveyron ou le Louis XIII2 d’Héroard sont des cas singuliers, tandis que son but est d’observer un enfant particulier en tant que modèle et exemple, dont il fait émerger la notion d’un développement chronologiquement organisé en étapes successives. La recherche de faits et de lois dans le domaine psychologique en est le mobile.
5H. Taine, écrivant De l’intelligence, se situe dans le sillage de l’empirisme condillacien, qu’il se réapproprie dans une opposition au spiritualisme éclectique. Dans le cadre de cette problématique, le langage est étudié en tant que faculté de produire et d’utiliser les signes. À plusieurs reprises apparaissent des déclarations programmatiques, l’enfant étant envisagé comme une source possible d’observations. La note peut donc être considérée de ce point de vue comme l’accomplissement d’un projet inspiré de l’empirisme. Mais le modèle expérimental joue également un rôle : dans la préface de la quatrième édition de De l’intelligence, H. Taine définit l’intelligence comme faculté de connaître et la psychologie comme science des faits, que sont nos connaissances. Réduisant la place de « la pure spéculation philosophique », il appelle des travaux de pionniers sous forme de monographies portant sur les rêves, les personnalités d’artistes, à la manière des documents trop peu nombreux existant sur les malades mentaux3. La pertinence de ces observations vient de ce qu’elles révèlent à la faveur d’un désordre les mécanismes de l’esprit, ce qu’éclaire une comparaison avec l’horloge : le trouble de l’esprit révèle des mécanismes inaperçus à l’état normal, de même que le dérangement d’une horloge nécessite d’en comprendre les rouages4.
6Science des faits, mécanisme de l’esprit, voilà qui fait de H. Taine un pionnier de la psychologie expérimentale, et c’est également ce qui l’amène à envisager l’étude de l’enfant, même si cette étude n’a pas lieu d’être pour lui une science autonome. L’utilité de l’observation de l’enfant est soulignée au même titre que celle des illusions hypnagogiques et autres rêveries de mangeur d’opium. C’est par rapport au fonctionnement de l’intelligence, dans l’intention de recueillir des faits permettant d’affiner la théorie des signes et la formation des idées, que l’étude de l’enfant est sollicitée, sous la forme de l’étude de la genèse du langage.
Nature et sciences morales
7Dans De l’intelligence, H. Taine lance une sorte d’appel pour rassembler des contributions à son projet : « Il faudrait noter chez des enfants et avec les plus menues circonstances la formation du langage, le passage du cri aux sons articulés, le passage des sons articulés dépourvus de sens aux sons articulés pourvus de sens, les erreurs et les singularités de leurs premiers mots et de leurs premières phrases. Je donne ici deux de ces monographies, mais il en faudrait cinquante5. »
8Jusque-là, l’enfance représente bien ici un « état singulier » de l’intelligence ; c’est à ce titre que sa connaissance est un outil d’analyse des faits mentaux, dont on cherche à retrouver les éléments. La singularité alimente la recherche des faits.
9Cependant, la monographie ultérieurement ajoutée s’oriente vers l’étude d’un passage : le passage du cri au sens, l’origine et le développement du langage se trouvant ainsi placés sous le signe d’une gradation entre les facultés de l’animal et celles de l’homme. De l’étude de la singularité, outil d’analyse, on passe à celle d’une transition, ce qui reflète un certain cheminement de la pensée de H. Taine entre les premiers travaux sur l’intelligence et l’insertion de la note.
10Cette note signifie en fait l’irruption de la théorie de la descendance dans l’appréhension de l’enfance, et cet infléchissement est destiné à se maintenir. Dans un premier temps, l’effet de la publication de Taine sera de décider Ch. Darwin lui-même à faire connaître ses observations d’enfants, par une sorte d’effet de miroir, qui aboutit en fait à des points de vue différents malgré une superficielle ressemblance de la démarche des deux auteurs. Ch. Darwin avait pratiqué son observation en 1839, à l’occasion de la naissance de son fils ; il ne l’a publiée dans la revue Mind qu’en 18776, et l’on peut se demander si cet effet d’après coup est dû au hasard où si l’ordre de ces événements procède d’une raison plus profonde.
11Ramener philosophie et psychologie dans le champ des « vraies » sciences, les sciences naturelles, est le but de H. Taine. Le renouvellement de la psychologie qu’il a décidé d’opérer consiste à inféoder celle-ci au principe général du mécanisme, mais aussi à la placer au carrefour de différentes sciences récemment développées, à la fois en leur empruntant des modèles et en leur donnant en retour de nouveaux arguments et une nouvelle pertinence, en les articulant entre elles, dans une connaissance unifiée de la nature.
12Après avoir passé en revue les apports de la physiologie – et pour cela il se réfère notamment aux travaux de Pierre-Paul Flourens, qui en 1822 avait déterminé la fonction des lobes cérébraux7 – H. Taine mentionne ceux de la philologie et de l’histoire, qu’il considère comme des parties de la psychologie. La psychologie ainsi entendue considère les manifestations de l’esprit humain comme des productions et cherche les règles de cette production. L’esthétique en donne une illustration8 : produit de la race, du milieu et du moment, l’œuvre d’art fournit aussi un moyen d’investigation, un éclairage sur l’esprit humain, l’art se trouvant du même coup susceptible d’être soumis aux normes de l’objectivité scientifique.
13Considérant qu’il a contribué à ces psychologies particulières par ses travaux esthétiques et qu’il s’attache à présent à la psychologie générale, Taine présente l’individu comme le laboratoire de ces sciences à portée universelle. Quant à l’individu-enfant, il voit son intérêt augmenter du fait que son état singulier est un état de développement. La connaissance du développement mental de l’enfant, de ce point de vue, apparaît à H. Taine comme un élément supplémentaire d’une recherche sur la nature du langage dans les processus originels de sa formation, cette origine étant supposée pouvoir être saisie chez l’enfant. C’est ainsi que se met en place une méthodologie : « Les lacunes que présente aujourd’hui la linguistique, surtout dans les questions d’origine, ne seront probablement comblées que lorsque les observateurs, ayant constaté par la psychologie la nature du langage, auront noté les plus menus détails de son acquisition par les petits enfants9. »
14C’est par le biais de cette interrogation sur le développement que l’évolutionnisme, dans le cadre de l’annexion des facultés intellectuelles et morales de l’homme par les sciences de la nature, sera repris par H. Taine, et d’abord sous sa forme appliquée à la science du langage.
15Avant de revenir sur ce point, il faut montrer, à travers l’examen de la genèse de sa fameuse « note », comment H. Taine s’est trouvé confronté, à travers la philologie et le problème du langage, aux implications psychologiques de l’évolutionnisme.
« De l’acquisition du langage chez l’enfant et dans l’espèce humaine »
16Parti d’une conception du développement antédarwinienne, H. Taine s’approprie la pensée d’un philologue, Max Müller, qui applique la théorie de la sélection naturelle au langage tout en étant très critique vis-à-vis des conséquences métaphysiques du darwinisme. Entre les observations elles-mêmes et la rédaction puis la publication de la note s’insère une correspondance avec celui-ci, qui témoigne du rôle joué par ses travaux dans l’élaboration conceptuelle concernant les origines du langage pour H. Taine.
17M. Müller avait invité Taine à prononcer des conférences sur la littérature à Oxford, et elles ont apparemment fourni l’occasion de leur échange intellectuel. À la suite de cet échange, M. Müller lui-même prononcera puis publiera les Lectures on M. Darwin’s Philosophy of Language10. Afin de mieux appréhender le déroulement de ce débat, précisons que M. Müller fait de larges emprunts à Ch. Darwin, notamment dans les Lectures on the Science of Language prononcées à l’Institution royale de Grande-Bretagne en 1861, c’est-à-dire après la parution de L’Origine des espèces (1859), mais qu’il marque de vives réticences devant les implications métaphysiques de l’évolutionnisme en 1873, c’est-à-dire après la parution de La Descendance de l’homme en 1871, et aussi de l’Histoire de la création d’après les lois naturelles de E. Haeckel en 186811. La discussion avec H. Taine prend place dans ce contexte et l’évolutionnisme auquel il a recours pour expliquer rationnellement l’origine de la pensée et du langage se trouve finalement dénoncé par son propre inspirateur comme… une mythologie.
18La note, comme l’indique son titre, est très nettement divisée en deux parties, au point même de donner l’impression d’une juxtaposition. Et cela en dépit de son but qui est d’établir un parallèle entre l’acquisition du langage chez l’enfant et dans l’espèce humaine. La première partie renferme le témoignage proprement dit de l’auteur, ses observations à partir de deux enfants. La seconde partie est une reprise, incluant de longues citations, de la théorie de M. Müller, principalement à travers les Lectures on the Science of Language, prononcées en 1861, et les Lectures on M. Darwin’s Philosophy of Language de 1873. Le lien établi entre ces deux parties, issues de cheminements indépendants que Taine pensait complémentaires, ne va pas de soi.
19En fait, l’observation proprement dite est marquée par la prégnance de l’idée de milieu et présente la confrontation des virtualités de l’individu avec ce dernier. La systématisation empruntée à M. Müller vise à articuler l’ensemble du développement de l’individu et celui de l’espèce dans une évolution qui unifie la nature et y intègre totalement l’homme, avec ses facultés supérieures.
20Tout d’abord, l’importance de l’action du milieu est indiquée dans le corps même de l’ouvrage De l’intelligence, dans le cadre, tout d’abord, du mutuel appui que s’apportent psychologie et science du langage : la constitution des idées générales chez les enfants éclaire l’apparition du langage et inversement. L’association entre ces expériences particulières que sont les mots et d’autres expériences, lors de la désignation des objets par l’entourage, impulse la tendance, naturelle chez l’homme, à généraliser12. Le langage de l’enfant débute d’ailleurs par un excès de généralisation. C’est ainsi que la recherche linguistique est relayée par la psychologie, H. Taine étudiant en même temps la formation de l’intelligence. Il a recours, pour légitimer cette démarche, à une analogie qui n’est pas une figure de rhétorique, mais plutôt une analogie fondée en nature, et qui engage une conception du développement : le langage des enfants est pour lui aussi instructif que les états embryonnaires des corps organisés pour les naturalistes13. Comme l’embryon, le langage s’organise par degrés, des défauts de proportion disparaissent, des connexions se forment, c’est-à-dire que les mots dont le sens est trop général se précisent, leur signification se complètent, ils finissent par constituer un système « correspondant à l’ordre des choses14 ».
21Le propre de l’enfance est donc de nous éclairer sur un processus de formation ; la croissance du langage comme fait naturel, la spontanéité qui est à l’œuvre introduisent dans cette formation un élément d’étrangeté : avant d’être achevé, ce langage est autre. Différent et mouvant, il construit de manière autonome une harmonie interne, constituant un organisme dont les parties sont corrélées, selon la définition de G. Cuvier. Cette description d’un développement autonome laisse poindre cependant, à travers la mention de l’expérience, le problème de l’influence du milieu. Petit à petit les parties du langage-organisme s’harmonisent entre elles, se correspondent, de manière à rendre possible une adaptation à l’environnement.
22Dans la note d’observation proprement dite, dans un premier temps, H. Taine précise qu’il étudie « une petite fille dont le développement a été ordinaire, ni précoce ni tardif ». L’observation porte sur les seize premiers mois de la vie de l’enfant.
23H. Taine décrit le développement moteur avec la « sélection graduelle des mouvements ayant un but » avant de décrire la conquête des matériaux du langage, les sons. Le progrès du langage provient, comme dans le cas du développement moteur, de l’expérimentation, celle-ci étant expliquée tout d’abord de manière utilitariste par le plaisir que l’enfant trouve à la production et à la répétition des sons15. H. Taine note ainsi vers trois mois et demi l’apparition du ramage qui dure plusieurs mois. À douze mois, il considère que la petite fille n’a acquis que le matériel du langage16. Mais c’est de ce matériel qu’émerge le sens, à mesure que l’enfant prend conscience de l’effet que peuvent avoir ces jeux phonétiques : l’initiative lui appartient, souligne H. Taine ; elle trouve elle-même les sons, puis l’éducation ne fait qu’attirer son attention sur certains d’entre eux17.
24C’est le concept de sélection naturelle qui explique ici que certains sons « surnagent » en en écartant d’autres. Plutôt qu’un processus d’abstraction d’après l’expérience, il y a par ce moyen harmonisation entre l’expérience du signe et l’expérience du réel18.
25Le développement est spontané, l’entourage, le milieu ambiant fournissant les repères nécessaires à la canalisation de ce dynamisme. Bien que l’enfant ne dépasse pas alors, comme nous l’avons déjà noté, l’intelligence animale, parce que le mécanisme à l’œuvre dans le lien entre le signe et sa signification relève de l’association élémentaire19, il devient capable de généralisation, employant des mots lors de la répétition de certaines expériences, alors que ces généralisations ne sont pas forcément équivalentes à nos concepts. Il est intéressant de remarquer que H. Taine prend comme exemple pour montrer cela l’usage du mot « bébé » par la petite fille pour désigner, d’abord, une représentation de l’Enfant Jésus, puis, par généralisation de l’idée de bariolage enfermé dans un cadre, tous les tableaux20. L’enfant exerce une telle capacité d’invention en allant de la sensation multiple et anarchique au concept et crée si bien son propre langage que, jusqu’à un certain point, ce sont les adultes qui vont se plier au langage enfantin et l’apprendre, avant que de lui-même il ne découvre les avantages d’un langage compris par toute la société21.
26Le milieu et l’expérience, dont le rôle est invoqué dans le cadre de la comparaison entre le développement du langage et le développement embryologique, expliquent donc les progrès du langage chez l’enfant et le fait qu’il arrive à parler la langue des adultes qui l’entourent. Les tendances à nommer s’organisent au contact de l’environnement pour arriver à une sorte d’équilibre interne. Ce processus évoque l’épigenèse, ou la formation partie par partie, défendue par É.-R.-A. Serres et É. Geoffroy Saint-Hilaire : l’organisme n’est pas contenu entièrement dans le germe qui lui a donné naissance, mais il doit se constituer, se former, à partir d’éléments extérieurs auxquels il donne forme, mais desquels il reçoit également. Il y a une adaptation dans le sens de composition des forces de l’organisme et de l’influence du milieu dans « un système correspondant à l’ordre des choses ». La présence d’une spontanéité n’est pas préformationniste, elle ne mène pas à considérer que tout est tiré du fonds propre de l’individu, elle représente un processus de formation épigénétique plus qu’un processus de développement au sens strict.
27Il y a donc des facultés virtuelles (parler) stimulées (ou non) par le milieu environnant, dont sont issues les langues effectivement parlées dans le monde et que l’histoire a consacrées (elles sont, nous le verrons, hiérarchisées dans un progrès). L’enfant, en les parlant, accomplit un chemin déjà tracé, mais dans lequel, de lui-même, il s’engage dès le début de la vie : si la langue n’était plus transmise, imagine H. Taine, l’enfant, qui est un « génie original », en reconstruirait une autre. La capacité de parler relève de l’apprentissage ; toutefois, « la source est plus haut22 ».
28L’enfant est pourvu d’une spontanéité créatrice et invente le langage, le milieu transformant ce langage en langues ; on peut supposer que son « génie » lui permet aussi d’ajouter au patrimoine de la langue héritée et aux conceptions dont elle est le véhicule ; si l’ensemble du processus est biologique, il peut être considéré, en utilisant un vocabulaire anachronique, comme un maillon évolutif, et en tout cas les différences individuelles peuvent être un gage du progrès futur. Ce pas est franchi par l’articulation entre le développement individuel et l’évolution au niveau de l’humanité, dans la dernière partie de la note.
29La fin de l’observation de H. Taine, toujours dans la première partie, celle qui concerne « l’acquisition du langage par les enfants », est en fait une reprise de l’observation après une interruption en 1870. Il s’y ajoute, pour finir, des remarques concernant son jeune frère et qui fournissent d’autres exemples. La fillette a alors deux ans et plus ; l’auteur lui attribue un état mental proche de celui des peuples primitifs23, dans la période poétique et mythologique, précise-t-il en reprenant les stades de l’évolution du langage de M. Müller. Ceci préfigure la reprise systématique, en grande partie sous forme de citations, dont est constituée la dernière partie du texte de H. Taine. Il évoque à l’appui de cette idée le contentement qu’elle éprouve à la vue des jets d’eau ou de la lune, qu’elle personnalise de même que les animaux et les plantes. H. Taine attribue à l’enfant les émotions éprouvées par les peuples primitifs, émotions vives face à la nature, émotions qui ont donné naissance aux mythologies, telle qu’on les trouve dans l’Edda, dans Homère24… À partir de sa tendance à la généralisation des notions primitives, l’enfant forme les concepts : hier signifie « dans le passé », sans précision du jour. De même, il y a formation des mythes ; le shéol des Hébreux, notion primitive parce qu’elle ne renferme que l’idée d’immobilité finale, est réinventé par l’enfant devant l’immobilité des animaux morts.
30Dans la dernière partie de sa note, qui concerne « l’acquisition du langage par l’espèce humaine », Taine s’écarte complètement de l’observation de l’enfant pour donner un résumé des principales idées de M. Müller sur l’histoire du langage. Il n’explicite guère le parallélisme établi entre l’enfant et l’évolution des peuples à travers leurs langues. La psychologie de l’enfant est-elle laissée de côté ou ne s’en écarte-t-il, en quelque sorte, que pour y mieux revenir ?
Une philologie évolutionniste
31H. Taine reprend les grandes lignes du développement du langage chez M. Müller ; ce dernier se trouve dans une position quelque peu singulière par rapport à l’évolutionnisme, puisqu’il a commencé par adhérer au darwinisme, avant de prendre ses distances vis-à-vis de Darwin, et surtout de l’école évolutionniste allemande qui se développait avec Haeckel, tout en conservant ses opinions initiales. Il revendique une conception du développement proche de celle de Ch. Darwin et utilise même le concept de sélection naturelle. Cependant, il découvre très vite dans l’évolutionnisme une conception du langage incompatible avec la sienne.
32Les travaux géologiques de Charles Lyell jouent tout d’abord pour Ch. Darwin et pour M. Müller le même rôle de déclencheur25 : à partir de l’idée que les formations géologiques se succèdent et se stratifient, il considère la classification des langues de Friedrich von Humboldt (en langues isolantes, agglutinatives et flexionnelles) comme étant une stratification de formes structurellement différentes et successives du langage, reposant les unes sur les autres. À partir de là se différencient les grandes familles de langues, touraniennes, sémitiques et aryennes ; parallèlement se distinguent des phases, pourrait-on dire, de la pensée. Disciple de Franz Bopp, il interprète les résultats de la grammaire comparée en termes de développement, ce qui le mène à promouvoir la mythologie comparée, ce passage étant lié à la théorie même et non à un simple approfondissement des contenus des documents26.
33L’étude du langage est l’une des quatre sciences qui embrassent l’esprit humain. Ces sciences suivent l’ordre de l’apparition de leurs objets ; puisque la linguistique concerne le langage, première manifestation de l’esprit, la science des mythes s’intéresse à la traduction des phénomènes physiques en pensée. L’étude de la religion lui succède en prenant en compte le stade ultérieur où des puissances morales sont objet de croyance, au-delà des phénomènes physiques, tandis que la pensée elle-même est l’objet de la philosophie.
34Le statut de la science du langage est ainsi fixé par M. Müller : science naturelle par sa démarche, en ce qu’elle passe, comme toutes les sciences inductives, par une période d’empirisme, puis par la classification, elle parvient enfin à la théorie. Mais elle est historique en ce que son objet est l’œuvre des hommes et change sans cesse, selon des règles que M. Müller étudie d’ailleurs : il s’agit du renouvellement dialectal des parlers populaires, surtout avant l’écrit, et de l’altération phonétique. En aucun cas le langage ne peut être assimilé à un être vivant doté d’une vie propre, comme le fait le linguiste d’Iéna August Schleicher27. Pourtant, l’histoire du langage, parallèle à l’histoire humaine et qui ne peut se comprendre sans elle, se déroule selon des lois, et c’est une histoire naturelle. Comme les sols et les roches, le langage recèle des couches successives, une accumulation d’étapes sédimentées, hors de portée de la volonté des hommes ; le développement du langage, dit Max Müller, doit être compris de cette manière plutôt que comparé à la croissance d’une plante28.
35Relativement à l’intelligence humaine, M. Müller peut être considéré, malgré son évolutionnisme et dans le contexte de l’époque, comme un créationniste impénitent : pour lui, la nature n’est pas susceptible de perfectionnement, et l’esprit humain en particulier ne saurait évoluer ni même se perfectionner. Il ne le fait qu’à travers ses œuvres qui s’améliorent, d’où l’histoire du langage et la production des différentes familles de langues, dans une détermination réciproque avec les autres aspects de la civilisation. Pour M. Müller, il y a un fossé entre l’animal et l’homme. La reconstitution du développement du langage par ce dernier englobe l’histoire humaine comme un perfectionnement qui ne peut être que progressif, chaque stade supposant l’acquisition du précédent, dans une « maturation » qui n’est pas tant celle de l’esprit lui-même que celle de ses productions. L’idée de stades successifs de la langue est distincte de celle d’un progrès physiologique.
36La science du langage montre l’apparition spontanée de la poésie et du mythe dans le développement du langage lui-même : les mythes sont une production spontanée liée à l’usage du langage, représentant un certain stade de développement de cette faculté. M. Müller va au devant des désirs de H. Taine en espérant ainsi fournir une aide à la psychologie dans son analyse de l’esprit humain.
Le développement du langage
37Dans un premier temps se sont constituées des racines qui sont des idées générales élaborées au contact de l’expérience et reflètent une première pensée de la nature (où l’on trouve un équivalent du milieu cher à H. Taine). Pour cette raison, elles se réfèrent à des phénomènes concrets. Ainsi, equus est référé au sanscrit aswa qui permet de remonter à la racine ak, qui veut dire « vif, rapide », comme dans acutus29. Cette idée cesse, désignant le cheval, de pouvoir caractériser d’autres animaux rapides, qui tireront leurs noms d’autres particularités. Dès cette phase radicale, très importante parce qu’elle institue un seuil, la pensée est absolument présente, les racines sont des mots, c’est-à-dire des concepts, et se distinguent des bases phonétiques qui leur ont donné naissance. Cette base phonétique, propre à exprimer des émotions et des imitations, est qualifiée d’inorganique, elle ne concerne pas vraiment le langage. La phase suivante voit s’élaborer le système des relations ou le système grammatical, où ces racines peuvent se muer en terminaisons et s’agréger à d’autres racines ; et enfin les racines s’altèrent au point de ne plus être reconnaissables, elles rompent avec leur origine matérielle en quelque sorte, et c’est alors que s’ébauchent les religions et la poésie.
38Les langues perdent en justesse ce qu’elles gagnent en complexité et en diversification. En effet, aux hypothétiques langues primitives constituées de racines monosyllabiques, élaborées directement au contact de l’expérience, et donc sans ambiguïté, succèdent des langues accompagnées d’une mentalité primitive qui est, elle, observable, que M. Müller dit relever de la phase mythopoéïque du langage : il cesse définitivement de renvoyer à ces expériences primitives du monde où prennent naissance les racines, et n’importe quoi peut exprimer n’importe quoi. Les métaphores deviennent possibles, le langage ne se réfère plus à l’expérience mais à lui-même, les mots ayant tendance à étendre leur sens, comme lorsque de telle racine signifiant « briller » est issu le mot désignant à la fois l’aurore et la source. La poésie et les grandes mythologies y prennent naissance. C’est la phase que H. Taine redécouvre dans l’enfant de deux ans.
39Pour M. Müller, il s’agit d’une phase dangereuse pour la raison, bien qu’inscrite dans le développement normal du langage ; en effet, le mode de pensée rationnel, scientifique, est censé lui succéder, en s’élaborant contre le mythe. Il faut donc se garder d’une interprétation rétrospective qui pourrait faire considérer la phase des mythes comme une phase de créativité. Il y a là risque de confusion pour Marcel Détienne. Cependant, faut-il interpréter la phase des mythes d’une manière aussi univoque ?
40La phase mythopoéïque provient de l’oubli du sens des mots initiaux et des notions radicales, et elle mène par exemple à transformer l’expression « le ciel pleut » en « Zeus fait tomber la pluie », par oubli du sens de « Zeus » qui est « ciel lumineux »30. Des histoires monstrueuses, déraisonnables, proliférantes, se forgent à la place du sentiment juste des forces de la nature contenu au départ dans la formation des racines. Marcel Détienne considère donc que M. Müller, sur le plan de la science des mythes, se situe dans la tradition du xviiie siècle, telle qu’elle se trouve représentée par exemple chez Lafitau, la mythologie constituant un processus de dégénérescence.
41Cependant, reconnaître que cette approche des mythes est imprégnée de jugements de valeur ne doit pas conduire à ignorer l’hommage rendu par M. Müller aux capacités intellectuelles étendues de nos ancêtres. Il faut leur supposer une grande intelligence pour expliquer cette évolution qui ne va aucunement de soi, même si elle suit un cours déterminé à partir de la création des racines, et même si elle s’égare dans les mythes. Elle est due au génie humain et non à quelque loi immanente de progrès. Le raisonnement de M. Müller, sans aucun doute, doit une partie de son inspiration aux théories du xviiie siècle et repose sur le statut privilégié accordé à la raison ; mais il lui accorde surtout la capacité de se former à partir du moment où elle a été donnée par le Créateur. Cela revient à attribuer à l’homme lui-même un pouvoir créateur.
42Malgré sa suspicion envers la mythologie, c’est justement à cause de sa reconnaissance du génie à l’œuvre dans l’invention et le développement du langage, et de cette théorie particulière du devenir, que M. Müller refuse, après avoir utilisé l’idée de sélection naturelle, les conséquences du darwinisme.
Max Müller, anti-darwinien
43Il n’y a pas, pour M. Müller, d’évolution du langage à partir des formes d’expression antélinguistiques, et c’est par là qu’il s’éloigne du darwinisme, entendu dans un sens très large puisqu’il comprend aussi bien H. Spencer que E. Haeckel ou Darwin lui-même.
44Dans le cadre d’une nature conçue comme un art, M. Müller convoque la sélection naturelle comme le moyen de cet art, comme ce qui donne sens à la durée, menant des origines à une adéquation toujours plus grande des êtres au projet du Créateur qu’ils expriment, et à une harmonie plus grande de la nature, même si elle se réalise progressivement à travers la « besogne de la vie31 ». Dans le cas de l’homme, dont la raison fait un être à part, ce développement va vers une maîtrise plus grande de cette faculté de comprendre le monde et de le nommer ; il passe par le langage et son développement. L’harmonie, d’avance établie en même temps que construite par l’intelligence, prend la place de l’idée de correspondance entre l’organisme et son environnement chez H. Taine, et le « choix » que faisait le milieu parmi les manifestations du premier est ici opéré, pour le langage, par la raison.
45La sélection naturelle est utilisée de façon finaliste pour étayer l’idée d’une dépendance réciproque du langage et de la raison. La sélection des sons correspondant à des concepts est opérée par cette dernière et rend impossible une apparition progressive du langage à partir du cri interjectionnel ou même de l’onomatopée32. Il y a donc une barrière entre les racines, première expression de la pensée, et les formes inférieures d’expression qui précèdent bien le langage proprement dit, mais n’en constituent pas vraiment l’origine. Cette différence irréductible entre l’expression du cri ou de l’imitation spontanée et le langage proprement dit est également révélée par la distinction que fait M. Müller entre le langage d’émotion et le langage de raison. Si nous partageons avec les animaux les émotions et leurs expressions, l’expression ainsi entendue n’est pas le langage : une larme peut être plus expressive qu’un soupir, un soupir plus expressif qu’un discours, le silence lui-même peut être plus éloquent que la parole33…
46Aucun développement ne peut relier ce type d’expression à un mot exprimant une idée. Il n’y a pas de conclusion particulière à tirer du fait que l’homme est un animal et partage avec les animaux le langage universel de l’émotion, cela ne fait au contraire que souligner la différence. Ceci récuse l’idée d’une gradation entre les facultés humaines et celles de l’animal, institue entre les deux une rupture.
La continuité du vivant
47Or, H. Taine s’empare justement de ces arguments pour leur faire dire le contraire de ce que leur auteur prétend prouver. Tout d’abord, implicitement, il place le « langage émotionnel » à l’origine du « langage rationnel », commençant par cette distinction son chapitre sur l’acquisition du langage par l’espèce humaine ; les passages cités de M. Müller laissent penser, pour H. Taine du moins, que le second peut procéder du premier.
48En ce qui concerne l’origine des racines également, les idées de M. Müller sont infléchies. Taine, tout d’abord, relève le passage, dans « La philosophie du langage d’après Ch. Darwin », où Max Müller nie la possibilité de relier les cris des animaux aux racines du langage humain, qui sont, comme on l’a vu, produites par la raison aussi bien que par l’expression émotionnelle, et appartiennent d’emblée au langage :
« Le philosophe va au-delà (des types phonétiques) et, dans la ligne qui sépare le langage émotionnel du langage rationnel, la connaissance intuitive de la connaissance conceptuelle, c’est-à-dire dans les racines de chaque langue, il découvre la véritable barrière qui sépare l’homme de la bête34. »
49À quoi H. Taine réplique, immédiatement à la suite de cette citation :
« D’après ce qui précède, de l’aveu de M. Max Müller, cette barrière n’est pas une saillie abrupte et tranchée ; des transitions y conduisent ; avant la période des racines, il y a eu celle des interjections et des imitations, comme avant la période des haches en pierre polie il y a eu celle des haches en silex grossièrement taillé, comme avant la période de l’algèbre il y a eu celle de l’arithmétique. Par conséquent, ce qui distingue l’homme des animaux, c’est que, débutant comme les animaux par des interjections et des imitations…, il arrive aux racines où les animaux n’arrivent pas. Or il n’y a là qu’une différence de degré, analogue à celle qui sépare une race bien douée, comme les Grecs d’Homère et les Aryens des Védas, d’une race mal douée, comme les Australiens et les Papous, analogue à celle qui sépare un homme de génie d’un lourdaud35. »
50Suivent des considérations sur l’aptitude des animaux, en particulier des chiens, à arriver aux premiers échelons du langage, par exemple lorsqu’ils comprennent leur nom. Il considère que le « stade » des racines, que n’atteignent pas les animaux, est atteint par l’Australien, « le dernier des hommes », mais ce stade ne représente malgré tout qu’un degré correspondant in fine à un développement plus grand du cerveau.
51Max Müller nommait ce genre de théorie, qui accorde aux animaux les mêmes facultés d’expression, au degré près, qu’à l’homme, des théories « du beuglement36 »… On ne saurait mieux dire à quel point il refuse la continuité animal-homme dans le domaine linguistique et par conséquent dans le domaine psychologique, à quel point il refuse les conséquences philosophiquement matérialistes d’un évolutionnisme qui fait de l’homme un animal comme les autres, englobé dans la même nature désenchantée. S’il est évolutionniste, il tient à arracher l’évolutionnisme au matérialisme : pour lui, la sélection est un choix où la raison intervient, et non une lutte universelle, ce qui reviendrait, de son point de vue, au chaos, ce chaos dont l’emblème est la philosophie de Démocrite. Le langage, dont le propre est d’exprimer la raison, la montre à l’œuvre de manière privilégiée. Mais le langage ne peut être inclus dans la nature dont la biologie est en train de s’emparer, puisque le signe échappe à toute conceptualisation au moyen de l’idée de développement. Soumis à une histoire que la linguistique peut décrire, il résiste à la genèse à partir du cri et de l’expression émotionnelle, que la philosophie imprégnée des nouvelles idées biologiques essaie de promouvoir.
Une théorie de la récapitulation
52L’idée qui se dégage de la « greffe » opérée par H. Taine est donc que l’acquisition du langage, reconstituée par M. Müller sur le plan avant tout historique et anthropologique, s’effectue de la même manière chez l’individu, chaque enfant reproduisant cette conquête de l’apprentissage du langage. D’où l’idée d’étapes du développement des langues, dans la perspective d’un progrès dans lequel elles s’ordonnent, reconnaissables dans le langage enfantin.
53Cependant, H. Taine considère que l’ensemble du processus relève de la causalité biologique dans son modèle darwinien ou spencérien : la civilisation produit un progrès physiologique ; la vie de l’esprit est la vie tout court, et, du point de vue de l’espèce, l’invention du langage et celle des langues impliquent un progrès physique et vital de l’homme. Malgré l’incompatibilité de la position de M. Müller avec la sienne, il tient à faire de son histoire philologique une « suite » du développement individuel observé chez l’enfant, ce qui revient à construire une théorie de la récapitulation.
54G. Canguilhem considère que H. Taine a repris la loi biogénétique fondamentale de E. Haeckel selon laquelle « l’ontogénie n’est que la récapitulation de la phylogénie37 ». En effet, H. Taine établit un rapport entre l’embryon humain et les espèces inférieures d’une part, et d’autre part un rapport entre les caractères mentaux de l’enfant et les civilisations primitives, tandis que ce continuisme lui permet de comparer l’intelligence de l’enfant à celle de l’animal38.
55Mais si cette loi, effectivement très importante pour la constitution de la psychogenèse, intervient ici, H. Taine l’utilise plutôt à la lumière de sa culture scientifique préalable que dans sa pureté conceptuelle, si tant est qu’elle possède une telle pureté à la source, c’est-à-dire chez Haeckel ; il la repense autant qu’il l’emprunte.
56On peut faire l’hypothèse, pour expliquer cette élaboration, que dans cette analogie langage-embryon intervient la loi de Serres, soutenue par É.-R.-A. Serres et É. Geoffroy Saint-Hilaire, qui pose les prémisses de l’hypothèse d’une « parenté » entre les différents types d’animaux par le biais de leur unité de composition. Sur un plan unique, différentes formes pourraient être engendrées selon leur milieu. L’unité fondamentale du règne animal serait prouvée par l’existence de correspondances entre l’état embryonnaire des organismes supérieurs et l’état adulte des organismes inférieurs. É. Geoffroy Saint-Hilaire fait par exemple un rapprochement entre l’état embryonnaire du crâne des oiseaux et l’état adulte du crâne des mammifères, montrant que la différence de nature entre un crâne fait d’un os unique et un autre composé de plusieurs os est de ce point de vue une apparence et que l’on doit en déduire l’unité de plan des organismes. Au-delà des différences, il y a donc analogie, que l’état embryonnaire permet de déceler. Ceci revient à considérer des configurations différentes mais analogues comme les étapes conservées d’un processus de constitution, dans une perspective transformiste. Mais cette idée permet aussi d’envisager le rapport du non-développé au développé comme des variations d’une même trame, en fonction du rapport de l’organisme au monde environnant, au milieu. Le développement pour un type d’organismes se présente alors comme la conséquence de la réussite de l’adaptation à un milieu donné, un « arrêt de développement » pour un organisme héritier de cette conquête produisant la monstruosité39. En biologie, cette idée est le repoussoir intellectuel d’une vision finaliste et théologique du monde, d’un cosmos où les êtres ont leur place déterminée par Dieu. Elle ouvre la porte à la transformation des formes les unes dans les autres, aux métamorphoses, au chaos40.
57La philologie de M. Müller permet à H. Taine de doubler le principe du dialogue entre l’esprit humain et son milieu de l’idée de récapitulation proprement dite. Les langues se forment en rapport avec le milieu, mais elles progressent, et ce progrès ne va pas seulement du monosyllabique au flexionnel, ou du mythe à la science, mais il va du cri et de l’intelligence animale au génie incarnant le progrès du xixe siècle. Raison pour laquelle il part, dans sa note, des sons inarticulés pour arriver au mythe. Un lien relie les formes inférieures aux formes supérieures de la vie, les différences entre espèces et même entre individus se trouvant être des différences de degré, l’étude expérimentale de l’enfant étant censée en apporter une confirmation. À travers l’enfant qui effectue sous nos yeux ce passage, il espère l’établir par les faits.
58Dans cette vision des choses, l’enfant jeune ou l’idiot peuvent rejoindre le psychisme animal, le sauvage peut rejoindre le psychisme de l’enfant, en particulier à travers ses mythes, tandis que, parmi les civilisés, s’ouvre le champ de la psychologie différentielle. Les inégalités entre individus sont rapportables au même concept que les différences entre les stades de l’enfance ou les races, elles se placent sur la même échelle : le singe, l’idiot, tel manœuvre « lourd et borné », le mathématicien prodige se situent sur une échelle de degrés qui hiérarchise leurs capacités cérébrales en même temps qu’elle les rend comparables ; seule une différence de développement du cerveau semble séparer le cas pathologique de l’animal, ou, à l’inverse, du génie41.
59Une telle argumentation passe subrepticement de l’espèce ou du cas pathologique à l’individu singulier, considéré comme porteur d’une différence de même nature que celle qui sépare l’animal de l’homme ou le normal du pathologique. L’arrêt du développement fixe l’individu à un degré de l’échelle qui hiérarchise par ailleurs les espèces comme les individus.
60M. Müller allie paradoxalement un attachement à des conceptions scientifiques en voie de dépassement à une grande lucidité sur les conséquences éthiques de l’évolutionnisme. Il percevait, dans le nouveau concept de développement, un ferment anti-humaniste et les prémices du racisme moderne : il s’insurge contre les tentatives de justification scientifique de l’esclavage, il exprime son dégoût devant les publications qui mettent en rapport le profil du singe avec celui de différentes races d’hommes42. L’idée évolutionniste se déployait sous ses yeux dans un sens qu’il déplorait et, face aux dramatiques conséquences qu’il entrevoyait dans le domaine éthique, il maintenait ferme sa propre conception évolutionniste, tempérée par l’exigence d’un fossé entre l’homme et l’animal. Une telle position est un bon exemple des difficultés qui peuvent surgir, à la lecture des textes de cette époque, pour un lecteur contemporain. L’intégration des nouvelles idées scientifiques ne se fait pas sous la forme de l’adhésion à une doctrine constituée, mais plutôt sous la forme de tentatives d’harmonisation, d’emprunts partiels, d’infléchissements. De plus, le critère de la vérité ou de l’erreur est loin de suffire pour juger de la pertinence de certains arguments. M. Müller n’incarne certes pas pour nous, aujourd’hui, la « vraie » théorie de l’évolution ; mais il avait parfaitement perçu que l’adhésion militante de certains penseurs de son époque à ces nouvelles hypothèses reposait sur une prise de parti idéologique, ce qu’il dénonça en assimilant cette attitude à une croyance mythologique :
« […] s’il était possible de mesurer, de classer par degrés les merveilles de cet univers, j’avoue que l’évolution d’une cellule douée de la faculté de devenir homme, le travail intérieur du protoplasme se transformant, au bout d’un nombre donné de siècles, en un homunculus, en un Shakeaspeare, la simple formation d’un nucleus qui ferait passer la monère à l’état d’amoeba, dépasseraient en merveilleux toutes les spéculations de Platon, tous les miracles de la Genèse. Les deux extrêmes de la recherche scientifique et de la spéculation mythologique semblent parfois bien près de se toucher, et, quand j’entends parler les biologistes les plus avancés, il me semble parfois entendre quelqu’hymne antique des Védas et que nous allons bientôt redire : “Au commencement, il y avait l’œuf d’or”43. »
61L’œuf d’or, c’est à la fois la génération spontanée, la première cellule venant directement de la matière, puis le principe du développement, au sens transformiste, qui permet de donner au mystère de l’origine une explication matérialiste ; mais pour lui, cela revient à faire du monde un chaos où plus rien n’est pensable, c’est le retour à l’unité de plan de composition des organismes, dans l’indistinction des êtres et des formes.
62Dans le même but de nier la continuité de l’animal à l’homme, M. Müller s’en prend explicitement à l’idée de développement : le mot de développement « dont on abuse tant aujourd’hui », dit-il, sert à reformuler l’idée d’une échelle continue des êtres, à abolir la différence entre le singe et l’homme, en même temps que la possibilité d’une « science exacte et précise44 ».
63De ce point de vue, l’incarnation même du chaos est l’enfant pensé par H. Taine. En effet, « inventant » la psychologie de l’enfant dans un texte articulant hâtivement deux inspirations antinomiques, l’auteur s’efforce d’y voir le développement à l’œuvre, au sens de construction des facultés supérieures à partir de formes inférieures. L’enfant récapitule l’évolution psychologique depuis les formes de pensée rudimentaires jusqu’aux plus développées. Il est le seul vivant à pouvoir effectuer cette récapitulation, parce qu’il parle, et parcourt donc l’évolution dans son entier. Traduisant dans les faits cette évolution, l’enfant devient un objet expérimental et ne l’est plus seulement en tant qu’« état singulier » utile à l’analyse, mais comme un processus (voir supra). Cependant, le sauvage reste en deçà, l’animal également ; l’idiot, au développement pathologiquement arrêté, ne peut pas plus qu’eux exhiber des stades récapitulatifs censés rendre compte de l’évolution de l’intelligence.
64Il faut donc, du point de vue de H. Taine cette fois, observer le passage du cri au son, du son au sens, le développement mythologique de la pensée de l’enfant de deux ans, pour montrer en quoi le vivant, y compris dans son aspect psychologique, est un continuum ignorant une problématique rupture. Ce développement continu de l’enfant qui s’applique à la phylogenèse de l’homme, et à la formation des espèces, rend inutile le recours au surnaturel ou à la Providence pour expliquer l’existence de l’esprit humain45. Le processus du développement suffit à rendre compte de son origine.
65Ceci institue finalement une rupture avec la conception du xviiie siècle, qui voit le progrès de la civilisation comme un processus d’apprentissage. Lorsque J.-J. Rousseau dit, au début d’Émile : « La race humaine eût péri, si l’homme n’eût commencé par être enfant », cette phrase suppose que l’homme possède toutes ses facultés au départ, mais n’a pas encore appris à en faire usage. Il demeure quelque chose de cette idée chez M. Müller, qui prend souvent l’enfance comme image des débuts de l’histoire. Pour H. Taine, le développement de l’enfant est guidé par une nature tout autre que celle de Rousseau ; plutôt qu’origine, cette nature est spontanéité du changement évolutif. H. Taine veut montrer chez l’enfant la sortie progressive de l’animalité et les gradations qui mènent à l’Européen du xixe siècle. M. Müller s’en tenait à appliquer la théorie de l’évolution au changement des langues. H. Taine, lui, veut affirmer la continuité du développement psychologique dans la nature : ce ne sont pas les langues qui évoluent, mais l’intelligence elle-même.
66Plus récemment, J. Piaget nous renvoie un écho de cette problématique fondatrice à propos de l’animisme, en affirmant que ce dernier est bien un état de l’intelligence, et pas un résultat de la pensée46.
67Qu’en est-il aujourd’hui des enjeux de ce débat ? On peut invoquer ici le point de vue de Jacques Mehler et Emmanuel Dupoux, par exemple, qui mettent en garde contre une vision continuiste qui lierait trop étroitement intelligence et langage d’une part, intelligence humaine et animale d’autre part. Ils affirment, en même temps que le fondement anatomo-physiologique des facultés intellectuelles de l’homme, leur absence de rapport, à certains égards, avec celles de l’animal, et donc l’absence de signification d’une hiérarchisation de ses degrés, de l’homme à l’animal aussi bien que du déficient au normal : si le chimpanzé Sarah, auquel David Premack a tenté d’apprendre à parler, a stagné à un certain niveau et n’a pas pu développer une culture, c’est parce que le cerveau de l’homme et celui de l’animal diffèrent. La capacité de langage n’est pas une question de degré d’intelligence, mais relève d’un mécanisme spécifique, qu’on ne saurait donc mettre en continuité avec les capacités intellectuelles du singe47.
68La défense désespérée d’une spécificité irréductible de l’intelligence humaine par M. Müller peut ainsi trouver aujourd’hui une légitimation rétrospective, dans un horizon évidemment très éloigné de son argumentation initiale.
Notes de bas de page
1 Ce texte a fait l'objet d'une première publication dans la Revue de Synthèse, n° 4, oct-déc. 1995, p. 553-577.
2 Voir L. Malson, Les Enfants sauvages, mythes et réalité, suivi de Mémoires et rapports sur Victor de l’Aveyron, par J. Itard, Paris, UGE, 1964, et Ph. Ariès, L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Paris, Plon, 1960, ainsi que le Journal de Jean Héroard, médecin de Louis XIII, sous la direction de Pierre Chaunu, Paris, Fayard, 1989.
3 H. Taine, De l’intelligence, op. cit., p. 12-13 ; il se réfère aux publications de Leuret.
4 Ibid., p. 17.
5 Ibid., p. 13.
6 Ch. Darwin, « A Biographical Sketch of an Infant », Mind, juillet 1877, pp. 285-294, trad. fr., « L’esquisse biographique d’un petit enfant », Enfance et culture, n° 1, 1979, p. 5-12.
7 H. Taine, De l’intelligence, op. cit., p. 18. On peut considérer que la pensée de Taine participe du mouvement plus général que représente l’irruption de la physiologie nerveuse dans l’étude et dans la définition du sujet psychologique ; voir M. Gauchet, L’Inconscient cérébral, Paris, Seuil, 1992.
8 H. Taine, Philosophie de l’art, 1865, citée par la suite comme Philosophie de l’art, Paris, Fayard, 1985, p. 19 : « La méthode moderne que je tâche de suivre, et qui commence à s’introduire dans toutes les sciences morales, consiste à considérer toutes les œuvres humaines, et en particulier les œuvres d’art, comme des faits et des produits dont il faut marquer les caractères et déterminer les causes ; rien de plus. La science ne proscrit ni ne pardonne. »
9 H. Taine, De l’intelligence, op. cit., p. 20.
10 M. Müller, « Lectures on M. Darwin’s Philosophy of Language », delivered at the Royal Institution in March and April 1873, London, Longmans, Green & Co, 1873 ; trad. fr. « La philosophie du langage d’après M. Darwin », Revue politique et littéraire, juillet-décembre 1873, p. 244-253 ; p. 291-295 ; p. 340-347 ; p. 483-490.
11 C. Darwin, The Descent of Man, London, John Murray, 1871, trad. fr., La Descendance de l’homme, 1872 ; E. Haeckel, Natürliche Schöpfungsgeschichte, Berlin, Georg Reimer, 1868, trad. fr., Histoire de la création des êtres organisés d’après les lois naturelles, trad. par le Dr Charles Letourneau, Paris, Reinwald, 1874.
12 H. Taine, De l’intelligence, op. cit, p. 50. « Un enfant a vu sa mère mettre pour une soirée une robe blanche ; il a retenu ce mot, et, désormais, sitôt qu’une femme est en toilette, que sa robe soit rose ou bleue, il lui dit de sa voix chantante, étonnée, heureuse : “tu as mis ta robe blanche ?” Blanc est un mot trop large ; il faut que désormais il le réduise à une seule couleur. » Taine appelle « tendance à nommer » d’après le concept de blanc ce que nous appellerions un syntagme dont le signifié est infléchi par une expérience singulière.
13 Ibid., p. 47.
14 Ibid., p. 49-50.
15 Voir Y. Conry, L’Introduction du darwinisme en France au xixe siècle, Paris, Vrin, 1974, p. 103 sq., sur les progrès de la phonologie, en amont de ces remarques.
16 H. Taine, De l’intelligence, op. cit, p. 358.
17 Ibid., p. 359.
18 Le concept de sélection naturelle a déjà été employé dans l’esthétique ; H. Taine, Philosophie de l’art, op. cit., p. 47 : « On peut donc se représenter la température et les circonstances physiques comme faisant un choix entre les différentes espèces d’arbres, et ne laissant subsister et se propager qu’une certaine espèce, à l’exclusion plus ou moins complète de toutes les autres. La température physique agit par éliminations, par suppressions, par sélection naturelle. Telle est la grande loi par laquelle on explique aujourd’hui l’origine et la structure des diverses formes vivantes, et elle s’applique au moral comme au physique, dans l’histoire comme dans la botanique et la zoologie, aux talents et aux caractères comme aux plantes et aux animaux. » L’emprunt du concept de sélection naturelle ignore l’aspect probabiliste qu’il peut avoir chez Darwin ; survit ici l’idée antédarwinienne d’adaptation au milieu, ce dernier opérant directement la sélection. On peut ajouter que l’élément principal du milieu tel qu’il est défini ici est la température, ce qui renvoie aux recherches de Réaumur ; l’accent est mis sur les conditions physiques, il ne s’agit pas du « climat ».
19 H. Taine, De l’intelligence, op. cit., p. 361.
20 Ibid., p. 361-362 : « Cet hiver, on la portait tous les jours chez sa grand-mère, qui lui montrait très souvent une copie peinte d’un tableau de Luini où est un petit Jésus tout nu ; on lui disait en lui montrant le tableau : “voilà le bébé”. Depuis huit jours, quand, dans une autre chambre, dans un autre appartement, on lui dit en parlant d’elle-même : “où est le bébé ?” ; elle se tourne vers les tableaux, quels qu’ils soient. Bébé signifie donc pour elle quelque chose de général, ce qu’il y a de commun pour elle entre tous ces tableaux et gravures de figures et de paysages, c’est-à-dire, si je ne me trompe, quelque chose de bariolé dans un cadre luisant. Car il est clair que les objets peints ou dessinés dans l’intérieur des cadres sont de l’hébreu pour elle ; au contraire, le carré lustré, lumineux, enserrant un barbouillage intérieur, a dû la frapper singulièrement. » Il faut noter que Taine ne s’interroge pas sur le rapport de l’enfant à la représentation, mais sur le fait qu’il inclut dans un concept, guidé par le mot, la sensation de bariolage.
21 Ibid., p. 369 : « L’originalité, l’invention est si vive chez l’enfant, que, s’il apprend de nous notre langue, nous apprenons de lui la sienne. »
22 Ibid., p. 359.
23 Ibid., p. 371.
24 Ibid., p. 372.
25 M. Müller, La Science du langage, cours professé à l’Institution royale de Grande-Bretagne (1861), Paris, Auguste Durand, 1864, 2e leçon.
26 Voir à ce sujet M. Détienne, « La mythologie scandaleuse », Traverses, n° 12, septembre 1978.
27 Voir A. Schleicher, « Die darwinische Theorie und die Sprachwissenschaft », Weimar, 1863, et « Über die Bedeutung der Sprache für die Naturgeschichte des Menschen », Weimar, 1865 ; trad. fr. 1868 : « La Théorie de Darwin et la science du langage » et « De l’importance du langage pour l’histoire naturelle de l’homme » ; rééd. in P. Tort, Évolutionnisme et linguistique, Paris, Vrin, 1980.
28 M. Müller, La Science du langage, op. cit., supra, note 29, p. 71-72.
29 M. Müller, « La philosophie du langage d’après M. Darwin », Revue politique et littéraire, op. cit., 1873, p. 485 ; cité par H. Taine dans « De l’acquisition… », in De l’intelligence, op. cit., p. 387.
30 Ibid., p. 11.
31 M. Müller, Nouvelles leçons sur la science du langage, 1863-1864, trad. fr. de G. Harris et G. Perrot, Paris, A. Durand et Pedone Lauriel, 1867, p. 12-14 : « Ce n’est pas une variété accidentelle quelconque qui survit et se perpétue […]. Et sur l’innombrable multitude de notions générales, qui s’offrent à l’esprit de l’homme qui observe et qui combine, celles-là seules survivent et reçoivent une expression phonétique déterminée, qui sont indispensables à la besogne de la vie. »
32 Ibid., p. 12-14. D’une autre manière, F. de Saussure, in Cours de linguistique générale, 1915, Paris, Payot, 1975, p. 102, souligne la rupture entre l’onomatopée et le signe linguistique : lorsque ce dernier dérive de l’onomatopée, il est quand même arbitraire.
33 M. Müller, « La philosophie du langage d’après M. Darwin », 1873, article cité, p. 343.
34 H. Taine, De l’intelligence, op. cit., p. 393.
35 Ibid., p. 393-394.
36 M. Müller, « La philosophie du langage… », article cité, p. 343.
37 G. Canguilhemet al., Du développement à l’évolution au xixe siècle, Paris, PUF, 1985, p. 41 ; 1er éd., 1962.
38 H. Taine, De l’intelligence, op. cit., p. 373 sq.
39 Une telle vision des choses n’a pu qu’être confirmée par la lecture de Spencer, qui s’en inspire également, mais en recourant également à l’idée de progrès du simple au complexe de von Baer. Taine, toutefois, a pris ses distances par rapport à Spencer, tant à cause d’une querelle d’antériorité scientifique que parce qu’il le juge trop métaphysicien. En tout état de cause, on ne trouve pas dans le texte qui nous occupe de référence claire à l’idée chère à Spencer d’un passage du simple au complexe. Voir les lettres à Ribot du 11 janvier et du 6 juillet 1873, in H. Taine, Sa vie et sa correspondance, t. III, Paris, Hachette, 1905, p. 215 et 237.
40 Une théorie de cette nature est déjà à l’œuvre dans l’esthétique de Taine, car il existe des types susceptibles de s’exprimer de manières variées selon les déterminations déjà évoquées de la race, du milieu et du moment. Par exemple, Shakespeare et les classiques français peuvent exprimer un même type ou forme abstraite bien que différents en fonction du milieu ambiant ; voir H. Taine, ibid., t. II, 1902, p. 301, lettre à Ernest Havet, 29 avril 1864 : « Vous citez comme exemple mon parallèle entre la conception psychologique de Shakespeare et celle de nos classiques français, et vous dites que ce ne sont pas là des lois ; ce sont des types, et j’ai fait ce que font les zoologistes lorsque, prenant les poissons et les mammifères par exemple, ils extraient de toute la classe et de ses innombrables espèces un type idéal, une forme abstraite commune à tous, persistante en tous, dont tous les traits sont liés, pour montrer ensuite comment le type unique, combiné avec les circonstances spéciales, doit produire les espèces. C’est là une construction scientifique semblable à la mienne… »
41 H. Taine, Sa vie et sa correspondance, op. cit., t. III, p. 235-236, lettre à M. Max Müller, 3 juillet 1873.
42 M. Müller, La Science du langage, op. cit., p. 14.
43 M. Müller, « La philosophie du langage d’après M. Darwin », article cité, p. 295.
44 M. Müller, ibid., p. 342.
45 C’est plutôt l’idée de Dieu qui doit trouver une explication génétique ; voir H. Taine, Sa vie et sa correspondance, op. cit., t. III, p. 166-167, lettre à M. Max Müller, 28 juin 1871.
46 « […] lorsque nous disons “le vent souffle”, nous croyons vraiment qu’“il” souffle […]. De tels faits parlent assurément en faveur de la doctrine de Max Müller, selon laquelle l’animisme des primitifs, comme d’ailleurs toute religion, serait une “maladie du langage”. Mais il va de soi, de nouveau, qu’il y a simplement convergence entre la langue et la mentalité primitive ou enfantine. La pensée crée la langue, puis la dépasse, mais la langue rejaillit sur la pensée et cherche à l’emprisonner » ; J. Piaget, La Représentation du monde chez l’enfant, 1926, Paris, PUF, 1993, 7e éd., p. 210.
47 J. Mehler et E. Dupoux, Naître humain, Paris, Odile Jacob, 1990, p. 186.
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