L’âme n’est pas surnaturelle
p. 39-59
Texte intégral
1Après avoir été longtemps considéré comme la marque d’une rupture entre l’homme et le règne animal, l’esprit s’est trouvé, à la fin du xixe siècle, annexé à la nature, en particulier avec l’apparition d’une psychologie évolutionniste. Les développements de l’esprit sous tous ses aspects (langage, technique, science) ont pu alors être appréhendés en termes d’évolution biologique, en tant que prolongements de la vie même. Cette annexion eut lieu sous le signe de la théorie de la récapitulation, dont on a trop oublié le rôle majeur dans la pensée évolutionniste du xixe siècle. Cette théorie pose le principe d’un parallélisme entre l’évolution de l’espèce, voire des espèces, et celle de l’individu. C’est précisément dans ce cadre que le développement psychologique de l’enfant a pu être perçu comme l’exemplification d’un développement plus général.
2La « théorie de la récapitulation » est en fait un schéma interprétatif peu précis qui peut recouvrir selon les cas un rapport de l’individu à l’espèce à laquelle il appartient, un rapport de l’individu à l’ensemble des espèces, voire un rapport de l’individu au progrès de la civilisation (parallèle de l’enfant et du sauvage). Par-delà cette confusion, il faut détailler en quoi cette « loi » procède de la structuration même de la pensée évolutionniste, et montrer exactement en quoi elle consiste, car si « l’idéologie » qui en découle se répand universellement au xixe siècle, elle trouve une élaboration rationnelle variée chez différents auteurs. Il faut montrer de quelle manière le questionnement sur le développement de l’enfant en émerge, car, là encore, l’invocation d’un air du temps ou d’un fait de mentalité ne saurait suffire à articuler la vision des origines proposée par les théories de la récapitulation et l’émergence de la psychologie de l’enfant.
3La place de l’étude de l’enfant psychologique se trouve d’abord dessinée en creux, parce que la théorie de la récapitulation la rend nécessaire, et nous détaillerons les problèmes auxquels cette nouvelle science est censée répondre et les observations auxquelles ces problèmes donnent lieu.
4Cela nous mènera à préciser l’émergence du point de vue récapitulatif chez deux auteurs particulièrement importants, E. Haeckel et H. Spencer, qui, tous deux, ont été marqués par E. von Baer. Ce dernier a établi l’autonomie de l’embryologie comparée par rapport à l’anatomie, et est considéré comme son fondateur. Au-delà, il exerce une influence directe sur la première formulation de la théorie évolutionniste chez Herbert Spencer, tandis que Ernst Haeckel, inventeur de la théorie de la récapitulation à proprement parler, continue à s’en réclamer.
Ernst Haeckel, du monisme à l’homme sans parole
5La théorie de la récapitulation peut apparaître rétrospectivement comme une étape nécessaire de la pensée de la fin du xixe siècle, comme le remarque S. J. Gould. En effet, elle a été formulée plusieurs fois simultanément. Fritz Müller l’utilise dans un ouvrage sur les crustacés, Für Darwin, en 1864 ; en Amérique, Cope et Hyatt, successeurs d’Agas-siz, lui accordent en 1866 une portée explicative universelle, tandis que, la même année, Ernst Haeckel publie à Iéna sa Generelle Morphologie der Organismen, ouvrage considéré par Thomas Huxley comme l’« une des plus grandes œuvres scientifiques jamais publiées »1.
6Ernst Haeckel, s’il n’est pas l’unique auteur de la loi biogénétique fondamentale dont procède à proprement parler la « récapitulation », lui a donné une grande extension et en a fait un axe de sa philosophie de la nature. Ce travail conditionne directement le premier ouvrage systématique sur la psychogenèse, Die Seele des Kindes, de W. Preyer, paru en 18822. Cependant, nous verrons que cet ouvrage, contrairement à la présentation qui en est faite le plus souvent3, s’intègre dans un domaine de recherches déjà bien constitué.
7Afin de prévenir toute confusion, précisons que deux auteurs homonymes se trouvent être impliqués en Allemagne, avant E. Haeckel, dans la formulation de cette loi. Tout d’abord, E. Haeckel rend tout au long de son œuvre hommage à son maître Johannes Müller (1801-1858), l’auteur du Traité de physiologie, qui pendant toute la deuxième partie du xixe siècle a été la référence des études médicales. Johannes Müller érige en modèle l’embryologie de Karl von Baer qu’il intègre dans la seconde édition de son manuel en 18404.
8D’autre part, la pénétration du darwinisme en Allemagne s’est faite par l’intermédiaire de Fritz Müller (1821-1897). Dans son court ouvrage paru en 1864, Für Darwin, il suggère d’articuler la théorie de la descendance darwinienne et la nouvelle embryologie. On y trouve une formulation de la récapitulation qui repose sur l’idée que le développement d’une espèce se trouve reflété en accéléré dans l’ontogénie ou développement de l’individu. Il y a donc répétition et poursuite du chemin déjà parcouru, soit que les descendants poursuivent un peu plus loin leur évolution dans la même direction que leurs ascendants, soit qu’ils dévient légèrement par rapport à cette direction ; ces innovations sont destinées à être à leur tour reprises dans le développement des descendants, etc5.
9Ernst Haeckel a donc formulé une synthèse qui s’imposait comme une nécessité, et de manière pratiquement simultanée avec Fritz Müller. S’il reconnaît sa dette envers ce dernier6, c’est surtout sur les apports de la nouvelle embryologie et de Ch. Darwin à sa propre vision de la vie qu’il aime s’expliquer en détail.
10Dans l’Anthropogénie7, c’est-à-dire un ouvrage destiné à établir la généalogie de l’espèce humaine depuis les débuts de l’histoire de la vie, et à restituer les étapes de sa formation depuis les êtres unicellulaires, Ernst Haeckel expose sa dette envers von Baer. Il estime qu’il y a trouvé le moyen de compléter la théorie de la descendance proposée par Ch. Darwin.
11Après avoir mentionné quelques-unes des découvertes embryologiques de Baer comme celles de l’œuf humain à l’intérieur du follicule de Graaf ou de la chorda dorsalis qui traverse l’embryon de tous les vertébrés, il lui rend hommage pour avoir admis des modes distincts d’évolution pour les quatre grands groupes du règne animal, c’est-à-dire : – les animaux sans vertèbres ; – les articulés ; – les mollusques ; – les animaux inférieurs, « que l’on avait alors le tort de confondre tous ensemble sous la dénomination de radiés8 ».
12Selon von Baer, si les embryons sont semblables au départ, aux premiers stades de développement, des caractères spéciaux aux quatre embranchements de la vie apparaissent bientôt, et leurs formes divergent de plus en plus. Von Baer estime que dans le développement de tout embryon, les formes des embryons des autres embranchements réapparaissent, mais pas les formes adultes d’autres formes animales. L’embryon parcourt les formes de l’indifférenciation initiale, pas celles des autres embranchements, ainsi, dès que l’embryon du vertébré n’est plus un amas de cellules, il doit être considéré comme un « vertébré embryon »9.
13Cet appel à la théorie de von Baer ne laisse pas d’être surprenant : en effet, son auteur renoue plutôt, par cette séparation opérée entre les développements embryonnaires des différents embranchements, avec la pensée de Cuvier. Or, la théorie de l’évolution envisage une continuité entre toutes les espèces vivantes grâce à l’hypothèse de la descendance ; il peut être surprenant de trouver invoqué comme un maillon essentiel de son élaboration un auteur posant ainsi une distinction entre quatre types, et qui pose donc l’existence d’une solution de continuité entre eux. La théorie de von Baer, réactivée par les évolutionnistes, subit en effet quelque distorsion.
14Quelle était, à l’origine, son intention ? von Baer, dans son ouvrage Über Entwickelungs Geschichte der Thiere paru en 1828, approfondit la notion épigénétique du développement, contre la préformation : il montre que les êtres ne sont pas contenus dans les germes en ayant la même forme avec des dimensions réduites, ce qui fait du développement un changement d’échelle, mais qu’il y a hétérogénéité des formes embryonnaires et des formes développées. Le développement est véritablement une formation faisant apparaître des caractères qui ne « préexistent » pas.
15Cependant, il s’oppose aux transformistes qui voulaient, de cette idée de « formation », déduire celle d’une transformation généralisée des êtres et des espèces, la possibilité pour n’importe quel être de donner naissance dans sa descendance à des êtres complètement différents. Contrairement à Étienne-Renaud-Augustin Serres et à Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, eux aussi épigénétistes, qui reconnaissent dans les formes embryonnaires des formes d’espèces moins développées, von Baer affirme l’existence de types fondamentaux, ne pouvant se confondre ou se transmuer les uns dans les autres. Sa théorie cherche à réintroduire un principe d’ordre dans le devenir du vivant, elle rompt avec la représentation de l’« échelle des êtres » unifiée, en mettant en évidence dans le domaine de l’embryologie les types que l’anatomie comparée de Georges Cuvier avait révélés, c’est-à-dire qu’il dénie la pertinence de l’argument de É.-R.-A. Serres, par exemple, pour qui l’embryon parcourt les formes des degrés inférieurs de vie, les stades du développement embryonnaire d’un animal supérieur reflétant les états adultes des organismes inférieurs. Un vertébré est dès le départ un vertébré ; son « évolution » en tant qu’embryon, le processus de transformation qui le conduit de l’œuf à la naissance, le verra parcourir les degrés de complexité propres à son type, et chaque type a sa structure par rapport à laquelle telle espèce connaît un degré défini de développement. La ressemblance, d’autre part, entre les différents embryons aux stades précoces du développement n’est pas une ressemblance positive, faite de caractères partagés, mais négative, faite d’indétermination, lorsque ces caractères ne sont pas constitués.
16L’idée d’une série animale linéaire et hiérarchique, que l’on trouve chez É.-R.-A. Serres ou É. Geoffroy Saint-Hilaire, veut que l’ensemble des vivants puisse se ranger sur une échelle représentant des degrés de perfection, le développement représentant alors le chemin parcouru sur cette échelle virtuelle unique. Cette hypothèse implique une certaine instabilité des formes, qui en fait aussi, justement, un « ancêtre » de la théorie de l’évolution, mais pour von Baer les espèces sont plutôt des idées que la force formatrice de la vie réalise selon une causalité qui n’est pas seulement mécanique, mais téléologique10. C’est, sous toutes ses formes, l’idée d’une unité de plan de composition, « clef » pour comprendre les formes inférieures de développement, qu’il repousse, et, avec elle, la version évolutionniste de la même idée, la descendance de toutes les formes vivantes à partir d’une forme primordiale (idée qui ne sera pas tant défendue par Darwin, d’ailleurs, que par E. Haeckel).
17C’est donc malgré cette opposition de principe aux transformations généralisées, puis à l’évolutionnisme lui-même, que von Baer sera une source d’inspiration pour ce dernier.
18Ainsi, Ch. Darwin y vit la possibilité d’interpréter les formes embryonnaires comme des formes non modifiées par l’adaptation, alors que les formes développées porteraient la marque des changements suscités au cours des générations par les nécessités de la survie ; les premiers stades de l’existence de l’individu, en effet, ayant lieu dans l’œuf ou le corps de la mère, peuvent échapper à la transformation, conservant la trace des états antérieurs des ancêtres11. Ce faisant, Ch. Darwin renoue avec l’idée de transformation généralisée que von Baer refusait, du moins implicitement. Mais il le fait en conservant un acquis de von Baer : l’homme n’est plus alors le sommet de la création, ce qu’implique l’échelle des êtres, mais le plus complexe des vertébrés. Pour reprendre la formule de Thomas Huxley, on peut dire que la « place de l’homme dans la nature » a changé : il n’est plus le « pôle idéal d’une ascension », ne culmine plus au faîte d’une hiérarchie, « puisqu’il peut être dépassé »12.
19On peut dire qu’il s’agit là de l’une des transpositions de l’idée d’évolution, dans le sens épigénétiste, au développement des espèces, que Darwin, on le sait, préférait appeler « théorie de la descendance » plutôt que « théorie de l’évolution »13, révélant sa tendance à privilégier les faits et leur explication par rapport aux grandes généralisations métaphysiques qui risquent de s’y substituer. Nous verrons ultérieurement comment une telle conception du développement détermine l’une des premières observations d’enfant chez Ch. Darwin.
20Ernst Haeckel va encore plus loin dans la même direction, et le transfert de la conception épigénétiste du développement à l’ensemble des espèces, le rattachement chez Ch. Darwin de l’indétermination des premiers stades à une communauté d’origine, deviendra la loi biogénétique fondamentale. L’opération consiste finalement à réintroduire une unité, un lien, entre les formes distinguées par von Baer, en faisant de la descendance avec modification un substitut de l’unité de plan de composition des organismes, idée chère aux premiers transformistes, qui voyaient dans cette unité la possibilité d’un passage incessant d’une forme à une autre.
Monisme et loi fondamentale
21Ernst Haeckel baptise « loi de Baer » la formule suivante, prélevée dans l’œuvre de ce dernier :
« Le développement d’un individu appartenant à une classe zoologique quelconque s’opère conformément à deux données générales : premièrement, il y a perfectionnement continu du corps animal par l’effet d’une différenciation histologique et morphologique toujours croissante ; secondement, la forme générale du type se modifie en une forme plus spéciale. Le degré de perfection du corps animal est déterminé par le plus ou le moins d’hétérogénéité des éléments et des diverses parties d’un appareil complexe, en un mot par le plus ou le moins de différenciation histologique et morphologique. Le type au contraire dépend de la position relative des éléments organiques et des organes. Le type est absolument indépendant du degré de perfection. Un même type peut se retrouver à divers degrés de perfection et, inversement, un même degré de perfection peut être atteint dans divers types14. »
22Dans la Morphologie générale15, en 1866, E. Haeckel adapte cette idée au darwinisme tel qu’il le comprend : pour von Baer, la nature secrète des idées que les types de vivants réalisent. Ce que Ch. Darwin permet alors de penser, c’est le mécanisme de la formation des espèces, la manière dont l’hérédité et l’adaptation déterminent le développement des organismes, sur la base des types embryonnaires. La théorie de la descendance paraît être la véritable clé du développement embryonnaire, parce qu’elle propose des causes efficientes aux distinctions entre espèces, au lieu des causes finales que sont les idées de von Baer. Le développement de l’individu, ou ontogénie, peut alors apparaître comme la récapitulation de l’histoire passée de ses ancêtres, comme un maillon du processus plus général de la phylogénie, ou développement de l’espèce : l’évolution de l’individu, à l’échelle de sa vie, résulte de l’hérédité qu’il a reçue et de l’adaptation qu’il a dû mener pour survivre. Ces ancêtres eux-mêmes ont subi ces deux influences, et l’organisme individuel conserve la mémoire des transformations qu’ils ont effectuées, en les répétant dans son développement16.
23Ce souci d’établir une causalité « mécanique » entre les phénomènes va de pair avec le projet d’une philosophie moniste ; E. Haeckel précise qu’elle n’est ni matérialiste ni spiritualiste, parce que le principe actif y est la nature, mais elle cherche bien dans la causalité matérielle l’explication ultime des phénomènes (il cite d’ailleurs le théoricien du matérialisme F.A. Lange17).
24La théorie cellulaire, élaborée par Matthias Jakob Schleiden et Theodor Schwann en 1838 et 1839, est également mise à contribution dans cette opération. La mise en évidence de la structure cellulaire des premiers feuillets germinatifs de l’embryon permet à E. Haeckel de soutenir leur homogénéité : tous les œufs animaux, sauf les protozoaires, sont des cellules qui commencent par la même division en deux feuillets, qui se subdivisent à leur tour. Le premier donne peau, ongles, etc., ainsi que le système nerveux central ; le deuxième, qui se divise à son tour en deux, donne la chair, les muscles, le sang, les os ; le troisième donne les tissus chargés de l’alimentation. Ce premier développement et le fait que tous les vivants soient composés de cellules sont des arguments spectaculaires en faveur d’une communauté initiale de structure, qui n’est plus interprétée directement comme unité de composition, mais comme commune origine phylogénétique de tous les vivants. E. Haeckel va plus loin et fait l’hypothèse d’une communauté d’origine à partir d’une cellule encore plus simple, antérieure au degré de complexité que représentent les deux feuillets primordiaux, la monère. Il supprime ainsi le dernier vestige des types : la différence entre protozoaires et métazoaires.
25Ernst Haeckel peut alors formuler sa loi fondamentale : « L’ontogénie n’est que la récapitulation sommaire de la phylogénie. On peut traduire plus explicitement cette brève formule, comme suit : la série des formes par lesquelles passe l’organisme individuel, à partir de la cellule primordiale jusqu’à son plein développement, n’est qu’une répétition en miniature de la longue série des transformations subies par les ancêtres du même organisme, depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours. La phylogenèse est la cause nécessaire de l’ontogenèse18. »
26Il y a un lien étiologique réciproque entre phylogenèse et ontogenèse ; d’abord, la phylogenèse explique l’ontogenèse, les métamorphoses successives de l’embryon demeurant sans cela un fait sans cause. La métamorphose chère à Goethe se trouve ainsi incluse dans une série causale. Inversement, alors, l’ontogenèse peut expliquer la phylogenèse, car l’embryologie résume la généalogie19 L’organisme peut révéler son histoire ainsi que l’histoire des autres jusqu’au point où ils ont divergé.
27Quant à l’esprit, il fait partie du « monon » que constitue l’univers, dans cette nouvelle version du tout, selon l’axe temporel, et sa réalité ne peut échapper à la loi fondamentale. Il est alors progressif, lié au développement corporel dont il peut être considéré comme un aspect. Il est un degré de complexité acquis à partir du plus bas degré de vie, des organismes sans intelligence. Toutefois, il faut se souvenir que E. Haeckel admet une vie psychique chez les organismes inférieurs, la moindre réaction adaptée étant le signe d’une mémoire minimale, d’un psychisme inférieur mais néanmoins existant. La fin de l’Anthropogénie évoque brièvement mais nettement cette question : l’âme humaine est, comme celle des animaux, une fonction du système nerveux, elle s’est développée en même temps que lui. L’apparition du système nerveux central dans l’embryon manifeste le passage de degrés inférieurs du groupe des vertébrés à des degrés supérieurs de développement, à l’image de ce qui s’est produit dans l’évolution. L’activité intellectuelle de l’homme, ajoute Haeckel, est sortie graduellement de l’activité intellectuelle des vertébrés inférieurs. Alors, en vertu du principe de la récapitulation, le développement psychologique de l’enfant peut apparaître pour la première fois comme une réalité importante pour le savant qui s’occupe des sciences naturelles : témoin de l’évolution psychologique de l’espèce, ce développement est une reprise du progrès psychique à l’échelle de la vie : « […] l’admirable activité intellectuelle de l’homme est sortie graduellement, à travers des milliers d’années, de la grossière intelligence des vertébrés inférieurs, et le développement psychologique de chaque enfant n’est qu’une brève répétition de cette évolution phylogénétique20. »
28C’est donc parce que, dans le cadre d’une réappropriation de l’esprit par la nature matérielle, l’intelligence apparaît comme un fait d’évolution, que l’attention de Haeckel se dirige vers l’enfant.
29Cependant, on ne trouve pas de prolongement de cette idée nouvelle dans l’œuvre de Haeckel. Sa curiosité est bien plutôt aiguisée par la dimension de l’avenir : les derniers chapitres de l’Histoire de la création des êtres organisés21 sont consacrés à l’homme, mais plutôt sous l’angle de son développement futur que sous l’angle de l’origine : les dernières pages s’intitulent « Coup d’œil sur l’avenir ». Nous y découvrons la dimension prospective de l’évolutionnisme, dimension qui en fait une philosophie du progrès. L’histoire a infligé un démenti à l’optimisme qui en découle : pour Haeckel comme pour beaucoup de ses contemporains, il ne faisait pas de doute que les progrès rapides dont la fin du xixe siècle donnait le spectacle engendreraient un mieux-être matériel et moral pour l’humanité. Cet optimisme est rétrospectivement d’autant plus mal jugé qu’il repose sur une théorie des différences raciales et sur l’hypothèse de la prédominance des Indo-Européens, ce qui fait de E. Haeckel un auteur apprécié de l’extrémisme raciste.
30Quoi qu’il en soit, cette dimension prospective est cohérente avec l’ensemble de la théorie haeckélienne : l’évolution continue. En vertu de la loi de von Baer, l’humanité s’est orientée vers une complexité croissante, ce qui fait qu’elle contient des races et même peut-être des espèces différentes. La frontière entre les deux est floue en effet, puisqu’il y a processus de diversification croissante ; par ailleurs, des différences existent au sein de l’humanité, qui chez les animaux feraient admettre sans hésiter l’existence de races différentes. Par ailleurs, E. Haeckel est, contrairement à d’autres savants, dont des linguistes, plutôt monophylétiste : une différence d’origine n’est pas requise pour expliquer les écarts présents, puisque ceux-ci sont le fruit de l’évolution et s’accentuent vers l’avenir. Il y a bien une espèce humaine, mais en train de se diversifier. On ne peut que constater que ces débats resurgissent, en des termes différents, à l’époque actuelle. C’est ce qui donne tout son intérêt à la question des races, dont nous ne retiendrons ici que ce qui peut éclairer le nouveau statut anthropologique de l’enfant.
31Dans la vingt-deuxième leçon, où il est traité de « l’origine et de l’arbre généalogique de l’homme », E. Haeckel s’intéresse d’abord à la place de l’homme dans l’ordre des singes, ce qui donne lieu à un tableau généalogique où l’homme actuel apparaît, en haut comme il se doit22, et sous deux formes : les Ulotriches et les Lissotriches, ce qui renvoie aux cheveux frisés ou lisses, les premiers étant présentés un peu au-dessous des seconds. Ces deux grands types d’humanité sont précédés de l’espèce des Pithécanthropes, qui à leur tour procèdent d’un singe anthropoïde. Dans la vingt-troisième leçon, consacrée aux migrations et aux « espèces et races humaines », ce tableau est suivi d’un autre mettant en évidence les douze espèces humaines, en tête desquelles arrivent les Indo-Germains, variante de l’espèce méditerranéenne.
32À ces deux étapes E. Haeckel met en avant le rôle du langage, intimement lié à la formation de l’esprit. C’est sous l’influence de la science du langage, en tant qu’elle propose une généalogie des langues, que l’esprit sera approché sous l’angle de son devenir.
33Entre la nature simienne et l’homme proprement dit, caractérisé par la possession du langage qui l’éloigne immensément des animaux, E. Haeckel propose un degré intermédiaire, une étape : l’homme alalique, sans parole, correspondant au Pithécanthrope. Ces hommes incapables de parler pour des raisons intellectuelles et, indissociablement, organiques, sont supposés avoir un moment développé une communication par gestes, hypothèse dont on trouve des traces importantes chez G.J. Romanes, le successeur « officiel » de Darwin dans le domaine de la psychologie23. Ch. Darwin lui-même s’intéressa à l’expression (ce que nous nommerions « communication non verbale ») plutôt qu’à cette hypothèse du langage des gestes, mais il s’agit également pour lui de penser un état intermédiaire entre l’animal et l’homme.
34L’Homo alalus, dont les traces manquent irrémédiablement, sera atteignable, grâce à la loi biogénétique fondamentale, dans l’enfant qui ne parle pas ; le développement graduel de la faculté de parler pourra y être suivi. Ce que E. Haeckel appelle la phylogenèse glottique, opposée à l’ontogenèse glottique, sera fourni par la science du langage. Celle-ci propose en effet une hiérarchie des langues qui peut être interprétée par la philosophie évolutionniste comme une transformation graduelle de l’esprit, que l’évolution du langage à travers sa diversification en langues traduit et accompagne : l’ontogenèse et la phylogenèse glottiques, c’est-à-dire l’apprentissage du langage par l’enfant et l’étude historique des langues, montrent qu’il y a eu un homme sans parole, un homme-singe intelligent mais privé de langage articulé. En effet, le jeune enfant ne parle pas ; il est plus difficile d’en appeler à la linguistique, mais Haeckel estime que la linguistique comparée permet de supposer des peuples primitifs sans langage24.
35Cette phase de « l’homme sans parole » est suivie de la transformation du cri en son, suivant l’hypothèse darwinienne de la continuité des modes d’expression humains et animaux, le développement des organes de la parole étant concomitant des aptitudes intellectuelles.
36Puisque le langage et le cerveau d’une part, et d’autre part le langage et l’organisation corporelle nécessaire à l’articulation sont deux aspects d’une même réalité, la philologie devient une psychologie et est annexée aux sciences naturelles. L’histoire des langues devient une histoire de l’intellect. En même temps, le moment où l’esprit ne se manifeste pas encore, ou se manifeste progressivement, devient un objet privilégié.
L’homme sans parole : vers une connaissance de l’enfant
37La source de cette conception de la « phylogenèse glottique » est l’évolutionnisme linguistique de August Schleicher, éminent linguiste qui se déclare darwinien et se caractérise par l’application du concept de sélection naturelle aux changements linguistiques. Ce personnage a fait l’objet d’une étude précise par P. Tort, dans sa réédition de deux textes importants de Schleicher, auxquels se réfère E. Haeckel25. A. Schleicher, qui exerçait ses fonctions à l’université d’Iéna comme E. Haeckel, lui adresse en 1863 la lettre publique intitulée « La Théorie de Darwin et la science du langage », qui figure dans cette réédition. Cependant, exhumant l’enracinement dans la pensée allemande du xviie siècle de l’étude historique du langage, l’auteur n’a pas choisi d’examiner le rapport à E. Haeckel de cette philologie particulière. Haeckel estime que A. Schleicher réalise le « trait d’union » de la zoologie comparée et de la linguistique comparée ; il adhère sans réserve à l’analogie pratiquée par Schleicher entre la formation des espèces par la sélection naturelle et la formation des langues26.
38Pour Schleicher, la science du langage a affaire à un être de la nature, lié à la biologie de la race, lié de manière intrinsèque au cerveau, et il insiste pour en faire un phénomène vraiment matériel, contre ceux qui préfèrent considérer que le langage n’est pas un organisme mais seulement le résultat d’une fonction27 ; cette liaison le conduit même à assurer qu’il est impossible, malgré les apparences, d’apprendre une langue étrangère. L’illusion de pouvoir apprendre les langues étrangères viendrait du fait que, beaucoup de langues étant originaires de la même souche, seraient en réalité déjà sues par les locuteurs potentiels28. Cet être est vivant et sujet à un processus de développement, que A. Schleicher estime avoir connu grâce aux enseignements de M.J. Schleiden, l’un des maîtres de la théorie cellulaire, et de Carl Vogt, évolutionniste, et enfin grâce à Ch. Darwin lui-même dont la lecture lui a été recommandée par E. Haeckel, ce dont il le remercie au début de sa lettre publique29. Schleicher affirme avoir eu en même temps que Darwin, dès 1860 et sans avoir lu la première édition anglaise de L’Origine des espèces, l’intuition de la sélection naturelle, qui lui servit à expliquer la disparition de certaines langues. Ces langues se sont révélées inférieures dans un rapport de lutte : ainsi il explique par la lutte pour l’existence la disparition des langues d’origine du continent américain face aux langues « indo-germaniques » et à leur irrésistible extension30.
39La période de constitution des langues à travers ce mécanisme lui semble en passe d’être achevée. Faisant se succéder dans le devenir de l’humanité une période de développement corporel sans langage, puis une période de création linguistique, A. Schleicher estime qu’un troisième moment, l’entrée dans l’histoire, achève ce moment d’invention31.
40D’un point de vue contemporain, considérant la langue comme système édifié autour du principe de l’arbitraire du signe, on pourrait dire que le sophisme se trouve dans l’assimilation entre langage et langues ; en effet, A. Schleicher ne se contente pas de dire que le langage est lié au cerveau, mais il affirme que ce sont les formes qu’il prend, les différentes langues, qui sont ainsi déterminées. Selon cette théorie, on peut donc tirer d’une classification des langues une classification des races, d’« un système naturel du genre homme32 ».
41Pour cette raison, d’après A. Schleicher, de même que les linguistes sont des naturalistes, les naturalistes gagneraient à reprendre les travaux des philologues. C’est évidemment ce que fit E. Haeckel. On peut noter toutefois que cette articulation entre les domaines linguistique et biologique laisse dans un certain flou les critères de classification des races humaines, puisque, alors que les langues devraient logiquement être retenues comme critère principal, E. Haeckel en reste aux cheveux frisés ou lisses. Il faut probablement rapporter ce privilège accordé à une différence physique à l’importance croissante de l’anthropométrie à la fin du xixe siècle.
42Au terme de ce parcours, dégageons quelques conditions de possibilité de la constitution d’une psychologie de l’enfant et quelques directions qui président à cette constitution, telles qu’elles résultent des perspectives ouvertes par E. Haeckel :
43– l’ontogenèse glottique apparaît au terme de ce parcours comme à construire. L’étude du langage constitue alors l’une des dimensions qui ouvrent la possibilité d’un statut scientifique de l’enfance ;
44– l’étude de l’enfant se trouve à ce moment dans un rapport de symétrie avec le comparatisme des races ; on pourrait dire qu’elle est une ethnologie à l’envers ;
45– le statut du non-savoir, caractéristique de l’enfant, lui aussi change. L’ignorance de la langue au début de la vie n’est pas tant due au fait que cette dernière n’est pas encore apprise, qu’à un stade alalique que parcourt l’individu dans son développement ontogénétique ;
46– il faut noter aussi que l’objet de la connaissance ainsi dessinée n’est pas l’enfant, mais plutôt le langage qui se manifeste à travers lui, et, au-delà, il s’agit de la psychogenèse à l’échelle de l’espèce, dimension qui prend à ce moment une importance beaucoup plus grande.
Le développement selon Herbert Spencer
47À l’origine ingénieur des chemins de fer, penseur autodidacte, Herbert Spencer est une figure pittoresque et néanmoins centrale de la vie intellectuelle du xixe siècle. Inventeur de l’évolutionnisme avant Darwin et penseur admiré de ce dernier, comparé en son temps à un nouvel Aristote, il est aujourd’hui bien oublié alors qu’il eut un rôle important dans la formation des « sciences humaines », qu’il s’agisse de la sociologie, de la psychologie ou de l’anthropologie33.
48L’évolutionnisme spencérien s’élabore comme celui de E. Haeckel, aussi à partir de l’embryologie, mais il donne lieu à une psychologie à part entière. Les Principes de psychologie34 de H. Spencer, parus d’abord en 1855, furent remaniés en 1870, après la parution de L’Origine des espèces de Darwin par conséquent, et traduits en 1874 par Th. Ribot et A. Espinas dans un contexte que nous évoquerons ensuite. E. Haeckel, par exemple dans son Anthropogénie, ou G. Compayré le salueront comme le premier à avoir appliqué à l’esprit la théorie de l’évolution. Outre qu’il « acclimate » ainsi un point de vue génétique dans la psychologie, il dessine le nouveau statut du psychisme enfantin, bien qu’il n’ait fait, sur ce plan, qu’exemplifier sa conception générale du progrès, à la manière des philosophies spéculatives de la nature, par le développement de l’individu.
49En effet, pour H. Spencer, la vie même n’est qu’un aspect d’un progrès s’appliquant à tout l’univers depuis la nébuleuse primitive. Les dernières ramifications de ce progrès sont ce que, dans un autre cadre de références, on appelle les civilisations. C’est par rapport à ces développements de l’espèce humaine que l’esprit de l’enfant sera considéré comme « en progrès », à l’aide d’une théorie qui, sans se confondre avec la récapitulation de E. Haeckel, pose que le développement individuel résume le développement de l’homme en général. L’enfant manifesterait ainsi des processus qui se voient mieux en grand, à l’échelle des civilisations.
50Passer cette doctrine, certes assez confuse, sous silence quand il s’agit du développement mental empêche de voir quel fut son rôle dans la constitution de la psychologie en France, et en particulier de la psychologie de l’enfant. Elle constitue en effet un maillon essentiel dans la chaîne qui relie les théories de l’évolution à l’application du concept de développement au domaine mental35. En France, et pas seulement en Allemagne et aux États-Unis, l’exploration du psychisme enfantin se dessine sous l’autorité, entre autres, des idées de H. Spencer. Nous évoquerons à cet égard le rôle joué par le philosophe Th. Ribot.
51La philosophie de H. Spencer est d’abord une philosophie du progrès, à l’image de celle d’Auguste Comte. Cependant, c’est sous l’égide de la nouvelle embryologie que cette théorie du progrès se déploie. L’emprunt que fait Spencer à l’embryologie, en reprenant la « loi de Baer », trahit évidemment la pensée de son inspirateur, et ceci relève davantage d’un processus de légitimation que d’un raisonnement biologique. Toutefois, par ce moyen prend corps une vision épigénétiste du développement psychologique qui est aussi une vision de l’histoire des idées et du progrès de la civilisation36, où une tendance au changement engendre progressivement ce qui n’existe pas au départ.
52Dans son Autobiographie37, Spencer détaille cet épisode : parti d’une assimilation entre la société et un organisme, dans sa Statique sociale (1850), il y fait prévaloir une conception lamarckienne de l’adaptation ; les institutions équivalent à des organes adaptés à leur fonction. Leurs différentes parties s’harmonisent comme dans les organismes complexes, et cette harmonisation constitue le progrès. Les sociétés ont tendance à se diversifier en intégrant néanmoins dans un tout leur composantes de plus en plus hétérogènes. La réalité humaine et sociale est donc pensée selon ce modèle de la loi naturelle ; la théorie embryologique, qui fait du passage de l’homogène à l’hétérogène la loi même de l’évolution, est érigée en loi générale du progrès, qu’il s’applique à la vie, aux institutions, au langage, à l’industrie, au commerce38…
53À chaque conquête du progrès, on trouve un gain de complexité et de détermination. L’individu ou la chose connaissent dans leur évolution des stades de moindre complexité où ils ressemblent à des êtres moins complexes ; mais la ressemblance s’arrête au moment où une différenciation en fait des êtres distincts39.
54Pour comprendre l’application de ce principe à la psychologie, on peut se référer aux indications fournies par H. Spencer dans son autobiographie : il reconnaît qu’il a pris connaissance de la « loi de Baer » de deuxième main, et il ajoute qu’il y a reconnu immédiatement la formulation de ses propres idées… Pour lui, la théorie biologique a précisé une pensée qu’il avait tirée de son observation de la société, et en particulier du progrès scientifique et industriel. Dès 1852, dans un essai intitulé L’Hypothèse du développement, H. Spencer applique à la psychologie la loi de von Baer. Il considère que la psychologie se confond avec l’histoire du progrès intellectuel de l’humanité : les idées scientifiques sont le résultat de l’expérience accumulée de l’humanité, et la psychologie scientifique devra montrer comment ce progrès intellectuel réalise une adaptation de plus en plus parfaite de l’esprit au monde extérieur. L’esprit met en correspondance croissante, dit H. Spencer, les « relations subjectives intérieures » aux « relations objectives extérieures40 ».
55De là, le projet d’écrire les Principes de psychologie, fresque du progrès mental depuis les formes inférieures de vie jusqu’à l’humanité. Il faut noter que la pensée spencérienne représente pour son auteur une étape essentielle du progrès mental, et qu’il inaugure ainsi l’application de la théorie de l’évolution à elle-même, l’inclusion des découvertes scientifiques présentes dans une série évolutive ; cette attitude sera promise à un grand avenir, puisqu’on la trouve chez J.-M. Baldwin, J. Piaget, et plus récemment chez son biographe J.-J. Ducret. La découverte des lois de l’évolution est elle-même un processus d’évolution, dit H. Spencer41. Il ne faut pas se contenter de prendre à l’égard de cette idée une distance méprisante parce qu’elle manque de modestie. Elle est l’application stricte de la conception épigénétiste de l’esprit, qui se forme au fur et à mesure qu’il produit sa pensée, celle-ci progressant sur la base d’un enracinement physiologique : l’accumulation des connaissances dans l’histoire devient la preuve d’un changement plus profond, un changement physiologique sur lequel reposent les capacités intellectuelles de l’espèce42. Nous retrouverons une démarche analogue chez G.J. Romanes, et surtout chez Théodule Ribot, cette conception du progrès ou de l’évolution étant à la base de L’Évolution des idées générales.
56On peut voir dans cette adéquation progressive de l’esprit au réel un certain positivisme, mais en se souvenant que la loi de développement d’Auguste Comte est une succession d’états nécessairement franchis car virtuellement contenus dans le point de départ de l’histoire, alors qu’ici nous avons un changement progressif, des innovations dus à l’action de l’organisme43. La pensée d’Auguste Comte est marquée par le préformationnisme, elle envisage le développement de l’humanité comme la réalisation de potentialités virtuellement données au départ. Pour H. Spencer, le développement est une évolution, il intègre le changement dû au processus vital. Le vivant n’actualise pas seulement ses virtualités, il accumule également les changements commandés par les circonstances et par le mouvement qui va du simple au complexe. C’est pour insister sur cette différence que H. Spencer précise le caractère non leibnizien de sa conception du progrès de l’intelligence et nie qu’il existe une harmonie préétablie dans l’organisation des états de conscience.
57Cette organisation résulte pour lui en dernier ressort d’une énergie qui opère en général44. De toutes façons, la métaphysique de H. Spencer est « un monisme de la force » (G. Canguilhem). Une force se déploie dans les phénomènes vitaux comme dans tous les autres, qui sert de principe unique d’explication. Le milieu environnant dans lequel se déploie cette force est le facteur de la transformation opérée par l’organisme : la nouvelle conception du développement s’oppose au préformationnisme en accordant à la nature le pouvoir de produire progressivement les capacités innées elles-mêmes, en les faisant dériver de l’expérience accumulée par les générations. L’adaptation spécifique de l’esprit est la reconnaissance, en dernier ressort, de la réalité qui lui préexiste et dont il est une partie.
58D’un point de vue simplement empiriste, si l’expérience suffit à expliquer la correspondance de plus en plus grande de la pensée aux relations entre les phénomènes du monde extérieur45, une chose résiste cependant à cette explication : le réflexe et l’instinct. Mais alors l’existence de ces dispositions est expliquée par l’acquis de la race d’organismes à laquelle l’individu appartient. Qu’il s’agisse d’une race d’animaux, par exemple les animaux domestiques, ou bien d’une civilisation, ces dispositions constituent un legs de tendances héréditaires que l’organisme individuel développera encore à l’occasion de ses propres expériences, l’ensemble se dirigeant vers la constitution de types divers chez qui « les tendances à de certaines combinaisons de changements psychiques sont devenues organiques46 » ; il y a ainsi des races humaines belliqueuses, nomades, maritimes, etc.
59En même temps que cette diversification, s’opère un progrès ascendant qui mène du réflexe, plus bas degré de l’activité psychique, à l’intelligence, qui appartient, grâce à la connaissance des lois de la nature, en priorité à l’homme occidental. Réflexe, instinct, mémoire, imagination, faculté de combiner des idées générales découlent les uns des autres, ce qui fera dire à Th. Ribot qu’il y a unité de composition de la vie psychique, l’intelligence n’étant pas dissociable du sentiment, ni le sentiment de l’instinct, ni l’instinct, en dernier recours, de son enracinement automatique, organique, qui le rapproche du réflexe47.
60Le développement individuel montrera les degrés d’activité psychique que l’homme est susceptible d’avoir, du plus simple au plus complexe, en même temps qu’il manifestera un acquis préalable de l’espèce ou plutôt de la race, donnant par là une équivalence d’autres espèces ou d’autres civilisations, du point de vue de la complexité, mais sur un fond de diversité acquise par hérédité.
La place de la psychologie de l’enfant
61Le statut des différentes races s’articule à celui de l’individu psychologique : l’individu est déterminé par la « race », ce qui revient à la civilisation, à laquelle il appartient. L’Européen est déjà européen à la naissance, même si cet héritage au sens d’hérédité doit être confirmé par l’éducation. Par éducation, H. Spencer entend surtout immersion dans la société complexe à laquelle l’individu est pré-adapté en raison de l’évolution biologique qui a permis son existence. Cet acquis psychologique est latent, mais non préformé. L’enfant peut partager avec le primitif une certaine indétermination de son psychisme, comme par exemple la soumission au sentiment plus qu’à la raison. Mais si H. Spencer reconnaît à l’enfant européen la capacité de se développer, ledit primitif n’a pour lui aucune chance d’accéder à la civilisation complexe : le sauvage représente une « subdivision » de la race humaine, un arrêt du progrès dans cette direction48 Il y a, derrière nous, une communauté d’évolution qui sécrète déjà une rupture, mais devant nous la perspective d’une différenciation de plus en plus grande, la distance du sauvage à l’Européen devant augmenter au fur et à mesure que le progrès psychologique se poursuit dans notre civilisation occidentale.
62Une citation s’impose pour montrer le nouveau statut théorique de l’enfant européen par rapport aux sauvages :
« Le corollaire de ce qui a été précédemment développé (l’accumulation de l’expérience par les organismes), c’est que le cerveau représente une infinité d’expériences reçues pendant l’évolution de la vie en général ; les plus uniformes et les plus fréquentes ont été successivement léguées, intérêt et capital, et elles ont ainsi monté lentement jusqu’à ce haut degré d’intelligence qui est latent dans le cerveau de l’enfant – et que dans le cours de sa vie l’enfant exerce, fortifie en général et rend plus complexe – et qu’il léguera à son tour, avec quelques faibles additions, aux générations futures. Et il arrive ainsi que l’Européen vient à avoir vingt ou trente pouces cubes de cerveau de plus que le Papou… Il arrive ainsi que de ces sauvages incapables de compter au-delà du nombre de leurs doigts et qui parlent une langue qui ne contient que des noms et des verbes, sortent à la longue nos Newton et nos Shakespeare49. »
63En fonction de ce qui précède, on peut comprendre pourquoi la psychologie de H. Spencer s’oriente vers le comparatisme des races, et finalement pourquoi il n’a pas consacré sa grande énergie à l’enfant : pour lui, c’est à l’échelle des races que le mouvement de complexification croissante se joue et peut être observé.
64Spencer publie en 1876 une « Esquisse d’une psychologie comparée de l’homme »50 ; il n’est pas indifférent de remarquer qu’il s’agit de la première année d’existence de la Revue philosophique. Il attend de cette comparaison un progrès de la théorie de l’esprit humain. Cette connaissance est aussi celle qu’essaie de produire Francis Galton, à travers la compréhension du génie (H. Spencer cite d’ailleurs ses travaux sur les savants anglais). Il divise son sujet en trois sections : 1) le degré d’évolution mentale dans les différents types humains, 2) le rapport entre les caractères mentaux et physiques, et 3) les recherches relatives au temps nécessaire pour une évolution mentale, à quoi s’ajoutent la recherche concernant les sexes dans chaque race et les caractères spéciaux aux types humains. Il note, ce qui préfigure l’idée de John Fiske sur la fonction de la durée de l’enfance51, l’importance de l’allongement de l’enfance. La précocité des enfants d’autres contrées illustre la loi biologique que « plus les organismes sont parfaits, plus ils mettent de temps à se développer52 ».
65Ce qui intéresse H. Spencer, ce sont les différences, l’inégalité, les caractères distinctifs de l’Européen par rapport au sauvage, le sauvage étant irrémédiablement condamné à représenter pour nous l’état dépassé de l’Européen. La raison profonde en est la certitude du progrès ; les rapports entre les races nous montrent le progrès comme un fait alors que, du côté de l’individu ou du moins de son développement, on ne peut voir que la manière dont on en est « arrivé là ». La différence est complexification porteuse d’avenir, l’archéologie nous renvoie au nébuleux et au primitif.
66Th. Ribot restera finalement attaché à ce point de vue ; c’est pourquoi, s’attachant à l’évolution à l’échelle de l’espèce et non de l’individu, il ne s’engagera pas, lui non plus, dans la psychologie de l’enfant, mais se bornera à l’encourager à travers des publications comme celle de Taine (voir infra). Plus généralement, il sera le promoteur des recherches sur l’ontogenèse du psychisme, au moyen de la Revue philosophique. On voit se dessiner, dans les publications qui s’y succèdent, un déplacement de l’intérêt des psychologues : le mouvement ascendant des progrès de l’individu y est supplanté par ce qui préexiste à ce dernier, le passé, le « déjà-là ».
67À partir du moment où l’on verra dans la reconstitution du passé un enjeu, où l’on y cherchera la preuve de l’évolution, ce qui se produira à partir des débats soulevés au sein de la linguistique, se construira un intérêt archéologique pour l’enfant, l’enfant en tant qu’origine de l’homme. Désigné comme source de connaissance possible parce qu’il exemplifie le développement de la race, l’enfant sera véritablement observé dans le contexte d’une querelle autour de ce que Romanes, le disciple de Darwin, nomme excellemment un Rubicon cérébral : la nature humaine, par l’hypothèse du développement, se laisse-t-elle réduire à une nature animale ?
Notes de bas de page
1 Voir S. J. Gould, Ontogeny and Phylogeny, Cambridge, London, Harvard University Press, 1977, p. 76.
2 W. Preyer, Die Seele des Kindes, Leipzig, Th. Grieben, 1882 ; trad. fr. : L’Âme de l’enfant, Paris, Alcan, 1887.
3 Voir par exemple L. Maury, Le Développement de l’enfant, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1991.
4 R. E. Grinder, A History of Genetic Psychology, New York, John Wiley and Sons, 1967, p. 21.
5 Stephen J. Gould, op. cit., p. 220. Voir aussi R. E. Grinder, A History of Developmental Psychology, New York, Wiley and Sons, 1967, p. 99-100.
6 S. J. Gould, op. cit., p. 422 et note 16 : Haeckel reconnaît en 1874 dans l’Anthropogénie s’être aidé des travaux de Fritz Müller dans la Morphologie générale, de 1866.
7 E. Haeckel, Anthropogenie oder Entwickelgungs-geschichte des Menschen, t. I, Keines-geschichte, t. II, Stammesgeschichte, Leipzig, W. Engelmann, 1874 ; trad. fr. : Anthropogénie ou Histoire de l’évolution humaine, Paris, Reinwald, 1877.
8 Ibid., p. 38.
9 Voici le résumé qu’en donne Canguilhem : « Si l’on met en rapport les lois du développement embryonnaire et l’existence de ces quatre types, on observe et on doit admettre que, durant son développement, aucun embryon ne transgresse les coupures entre les types de structures. Les ressemblances entre embryons d’un type à un autre, sont limitées aux premiers stades du développement. Pour la suite, et dans l’ensemble, le développement embryonnaire se conforme aux lois que voici : 1° – Au cours du développement, les formations communes (aux quatre types) apparaissent avant les particulières ; 2° – Le développement se fait du plus général au plus spécial ; 3° – Chaque embryon d’une forme animale déterminée, au lieu d’emprunter successivement les autres formes déterminées, s’en distingue de plus en plus ; 4° – L’embryon d’une forme animale supérieure n’est pas semblable à une autre forme animale permanente, mais seulement à son embryon. Von Baer explique par l’indifférenciation initiale la ressemblance entre l’embryon des vertébrés et les formes permanentes des autres types, mais il affirme cependant que, dès le début, l’embryon du vertébré est, si l’on ose dire, un vertébré-embryon » ; G. Canguilhem et al., Du développement à l’évolution, Paris, PUF, 1962, p. 19.
10 Ibid., p. 21.
11 Voir S. J. Gould, op. cit., p. 70.
12 G. Canguilhem, in Études d’histoire et de philosophie des sciences, l’homme et l’animal du point de vue psychologique selon Charles Darwin, p. 114.
13 Voir par exemple in De Darwin au darwinisme, Paris, Vrin, 1983, Jacques Roger, Darwin, Haeckel et les Français, p. 155.
14 E. Haeckel, Anthropogénie, op. cit., p. 9.
15 E. Haeckel, Generelle Morphologie der Organismen, allgemeine Grundrünge der organischen Formen-Wissenschaft, 1866 (« Morphologie générale des organismes, élargie au fondement des formes vivantes »).
16 E. Haeckel, Anthropogénie, op. cit., p. 1. Voir aussi p. 46.
17 F. A. Lange, Geschichte des Materialismus und Kritik seiner Bedeutung in der Gegenwart (« Histoire du matérialisme, et critique de sa signification contemporaine »), Iserloh, Baedeker, 1866, 2e éd. augmentée en 1873-1875 ; trad. fr., Histoire du matérialisme, Paris, Schleicher Frères, 1910.
18 E. Haeckel, Anthropogénie, op. cit., p. 5.
19 E. Haeckel, Natürliche Schöpfungsgeschichte, Berlin, Reimer, 1868 ; trad. fr. par le Dr C. Letourneau : Histoire de la création des êtres organisés d’après les lois naturelles (d’après la 7e éd. all.), Paris, Reinwald, 1874 (et Costes, 1922), p. 549-550. On peut ajouter qu’une réflexion actuelle sur cette question se trouve chez S.J.Gould, op. cit., passim..
20 E. Haeckel, Anthropogénie, op. cit., p. 622.
21 E. Haeckel, Histoire de la création…, op. cit.
22 Ibid., p. 489 ; voir, au sujet de la manière de construire des tableaux généalogiques de Haeckel, S. J. Gould, Wonderful Life, trad. fr., La vie est belle, Paris, Seuil, 1991.
23 E. Haeckel, Histoire de la création…, op. cit., p. 511.
24 Ibid., p. 505.
25 P. Tort, Évolutionnisme et linguistique, suivi de A. Schleicher, « La théorie de Darwin et la science du langage », et « De l’importance du langage pour l’histoire naturelle de l’homme », Paris, Vrin, 1980.
26 E. Haeckel, Histoire de la création…, op. cit., p. 511-512 ; la fin de la citation se rapporte à Die Darwinische Theorie und die Sprachwissenschaft, Weimar, 1863.
27 A. Schleicher « De l’importance du langage pour l’histoire naturelle de l’homme », in P. Tort, Évolutionnisme et linguistique, Paris, Vrin, 1980, p. 80-81.
28 Ibid., p. 82.
29 Ibid., p. 60 sq.
30 Ibid., p. 76-77.
31 Ibid., p. 89.
32 Ibid., p. 83.
33 Pour un exposé général de la doctrine de Spencer et l’évaluation de son impact, voir Le Cas Spencer, de D. Becquemont et L. Mucchielli, Paris, PUF, 1998.
34 H. Spencer, Principes de psychologie, Paris, Librairie philosophique de Ladrange, 1874 ; Alcan, 1892.
35 L’ouvrage collectif Du développement à l’évolution, par exemple, faute de prendre en considération cet aspect, affirme que W. Preyer et J.-M. Baldwin, considérés comme fondateurs de l’étude de la psychogenèse, ont appliqué « sans transition » à partir de la problématique du xviiie siècle le concept nouveau, épigénétiste, du développement dans le domaine mental ; G. Canguilhem et al., Du développement à l’évolution, op. cit., p. 46 sq.
36 Voir pour ce problème S. J. Gould, Ontogeny…, op. cit., p. 114.
37 H. Spencer, An Autobiography, New York, Appleton and Co, 1904 ; trad. fr : Autobiographie, Paris, PUF, 1987 (rééd. avec une introduction de Patrick Tort).
38 H. Spencer, « Loi et cause du Progrès », Essais, Paris, Alcan, 1898, t.I, p. 5-6. L’essai date de 1857. Voir aussi G. Canguilhemet al., Du développement, op. cit., p. 28.
39 R. E. Grinder, A History of Developmental Psychology, op. cit., p. 13 ; voir aussi S.J. Gould, Ontogeny…, op. cit., p. 113.
40 H. Spencer, Autobiographie, op. cit., p. 259 sq.
41 Ibid., p. 261.
42 H. Spencer, Essais…, op. cit., p. 4
43 Voir G. Canguilhem et al., Du développement…, op. cit., p. 26.
44 Spencer explique en note que s’il avait connu la théorie de la sélection naturelle de Darwin, il aurait pu s’en servir, mais qu’il a préféré laisser telle quelle la rédaction initiale (Autobiographie, op. cit., p. 450).
45 H. Spencer, Principes de psychologie, Paris, Alcan, 1892, t. I, p. 448.
46 Ibid., p. 449.
47 T. Ribot, La Psychologie anglaise contemporaine, Paris, Librairie philosophique de Ladrange, 1870, p. 176 et 199.
48 H. Spencer, Essais…, op. cit., p. 66..
49 H. Spencer, Principes de psychologie, op. cit., t. I, p. 508.
50 H. Spencer, « Esquisse d’une psychologie comparée de l’homme », Revue philosophique, 1876, t. I, p. 45-53.
51 G. Canguilhem et al., Du développement…, op. cit., p. 44 sq.
52 Ibid., p. 48.
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