Du développement à l’évolution
p. 25-37
Texte intégral
1L’ouvrage de G. Canguilhem Du développement à l’évolution1 est d’un immense secours pour mettre en lumière la complexité de la notion de développement, et nous lui sommes redevables d’une irremplaçable mise au point historique et conceptuelle. Reprenons donc le schéma qu’il propose : on doit distinguer deux concepts de développement, que la science de l’enfant va utiliser et opposer sans toujours éviter la confusion, et sans que cette opposition apparaisse toujours clairement dans les déclarations des auteurs. Disons qu’il s’agit de deux pôles permettant de prendre des repères dans une nébuleuse plutôt que de deux théories nettement articulées. Certes, il ne faut pas, en reprenant les grands axes de réflexion dégagés par cet ouvrage, effectuer de transposition hasardeuse, transférer abusivement des notions, et, d’une réflexion sur la biologie, tirer une analogie avec la connaissance de l’enfant. Il s’agit plutôt de reprendre à la racine un problème théorique dont les prolongements vont être, entre autres, l’invention de la science de l’enfant comme science du développement et plus spécialement du développement psychologique.
2L’ouvrage de G. Canguilhem et de ses collaborateurs retrace une partie de l’histoire de la théorie de l’évolution et en suit l’émergence à partir du concept de développement. En effet, le concept de développement, à strictement parler, n’appartient pas à cette théorie et lui est antérieur. Il prend naissance dans la théorie préformationniste de la génération. Il faut ici effectuer un rappel : dès le xviie siècle et la découverte des ovaires, puis des « animalcules spermatiques » ou spermatozoïdes, les naturalistes se sont trouvés confrontés au problème du passage de l’œuf fécondé à la forme adulte. Autrement dit, alors que l’œuf est indistinct, quelle est la cause du fait que des animaux engendrent des jeunes à leur image, quelle est la nature du développement ? L’école préformationniste défendit l’idée que l’organisme est déjà complètement formé, mais de manière invisible, dans l’œuf. Ainsi, selon la théorie de l’« emboîtement des germes » de Swammerdam, les créatures des deux sexes sont, depuis la création, emboîtées les unes dans les autres et portées par les femelles, qui transmettent ainsi depuis le fond des âges des milliers d’individus imperceptibles. Cette théorie est dite « oviste » à cause du rôle primordial qu’elle fait jouer à l’ovaire et à la femelle. Avec la découverte des spermatozoïdes par Antoine de Leuwenhœk et Nicolas Hartsœker en 1677, la théorie « animalculiste » s’y oppose ; elle accorde au spermatozoïde le pouvoir de transmettre les caractères du futur individu.
3Malgré ce débat interne, la théorie préformationniste demeure fondée sur le même principe : un être individuel, issu d’un germe, aboutit à une forme achevée à l’issue d’un processus dans lequel apparaissent successivement les différents aspects de cette forme, non visibles au départ, mais cependant présents. Toutes les parties de l’organisme vivant existent virtuellement dans le germe. L’ontogenèse – le développement embryonnaire, puis la croissance de l’individu – est la manifestation de ce qui existe déjà. Le développement n’est alors que le déploiement de ce qui est replié, enveloppé, caché, mais existant. C’est cette théorie qui justifie l’emploi du terme de développement, opposé à enveloppement. Il faut ajouter que cette théorie comporte, à côté de ses découvertes importantes au sujet des mécanismes de la reproduction, des implications métaphysiques. La préformation est totalement compatible avec l’idée de création ; le développement des organismes est régi par un plan, dont l’origine ne peut être que la Providence divine.
4Mais une autre conception du développement, totalement opposée à la première, l’épigenèse, se met en place au xviiie siècle. Elle apparaît dans le domaine de l’embryologie à partir des travaux de Caspar Friedrich Wolff. Sa Theoria generationis publiée en 1759 amorce un combat contre la préformation. Elle implique que la croissance soit une formation successive des organismes à partir de l’inexistant, et non pas à partir d’une réalité invisible2. Le germe s’adjoint des substances extérieures qui s’« organisent » sans se « développer » dans le premier sens du terme. Il y a donc plutôt « formation », accumulation de matériaux au service de la vie, et le vivant est considéré comme capable de s’auto-produire. Violemment rejetée à cause de ses résonances matérialistes, et parce qu’elle menace l’ordonnancement providentiel de la nature, condamnée notamment par Albrecht von Haller et Charles Bonnet, cette conception devait néanmoins s’imposer avec de plus en plus de netteté.
5Ce problème peut sembler à première vue confiné dans le petit monde des connaissances embryologiques, mais il n’en est rien. Il ouvre en fait de nouvelles perspectives sur l’histoire de la vie : c’est le modèle épigénétique du développement, appliqué au départ à l’organisme individuel, qui est, avec la théorie de l’évolution, transposé à l’échelle de la totalité du vivant : loin d’être donnée en entier au départ, à travers un type destiné à se répéter (avec plus ou moins de perfection), l’espèce devient avec cette théorie le résultat de changements successifs, une accumulation de caractéristiques qu’elle ne contenait pas au départ ; la diversification du vivant en plusieurs espèces en découle également. Georges Canguilhem montre qu’il s’agit là d’une configuration d’ensemble des théories évolutionnistes, et que ce mouvement n’est pas repérable seulement dans l’œuvre de Darwin (par exemple le concept d’épigenèse fonde une véritable philosophie de l’histoire chez Herbert Spencer, tandis qu’il demeure un concept rigoureusement biologique chez Darwin). L’épigenèse, c’est la fin de la permanence du type représenté dans le germe, c’est la possibilité, lors de la formation de l’individu, de modifications de la forme, que ces modifications aient lieu sous l’influence du milieu ou qu’elles aient plutôt une origine interne – c’est notamment la possibilité de la « transformation » de Lamarck… Le transformisme, l’hypothèse que les espèces peuvent surgir les une des autres, est, dans un monde habité par l’idée de création, un véritable traumatisme. Cette théorie fait apparaître la nature comme chaotique ou du moins aventureuse, loin d’obéir à un plan fixé de toute éternité.
6L’une des principales leçons de Canguilhem est que les termes de développement et d’évolution ne devraient plus être employés l’un pour l’autre, en dépit d’un usage bien établi devant lequel on est obligé de s’incliner. Le développement renvoie de façon privilégiée à l’idée d’apparition successive de caractères ou de capacités prévisibles parce qu’inhérents à la nature permanente d’un être. Il faut souligner ici que l’emploi ancien du mot « évolution » ne recouvre rien d’autre que ce sens3. Les théories modernes de l’évolution, en revanche, qu’il s’agisse du transformisme ou de la théorie de la descendance avec modification de Ch. Darwin, ou encore de philosophies de l’histoire, comme celle de H. Spencer, intègrent toutes l’idée d’une histoire, d’un changement non prévisible ou du moins qui n’est pas contenu dès le commencement dans l’existence des êtres. Il s’agit toujours de conceptions épigénétistes du devenir.
7L’articulation entre la pensée biologique de l’épigenèse et la philosophie de l’histoire a d’ailleurs fait l’objet d’une analyse de Oswei Temkin en ce qui concerne la philosophie allemande au xixe siècle4. Il a montré que la doctrine biologique de l’épigenèse tend à s’imposer à la fin du xviiie siècle chez les philosophes. Les embryologistes Christian Heinrich Pander et Ernst von Baer approfondissent et diffusent les idées de Caspar Friedrich Wolff, suivant en cela leur maître Christof Döllinger. Ils font véritablement du développement un processus historique : pour C. Döllinger, en effet, la vie est un processus dans lequel chaque phénomène a sa place « historiquement » déterminée et tient sa signification de ce qui le précède et de ce qui le suit ; le développement embryonnaire, mais aussi la vie entière de l’individu se laissent appréhender en termes d’histoire5. Une intention, sinon une finalité de la nature, s’exprime dans ce devenir, mû par une « force génétique », terme repris par la philosophie de la nature pour qualifier la force invisible qu’elle entrevoit derrière le processus de formation. Johannes Müller contribue à diffuser cette expression en l’employant dans sa Physiologie en 1840. L’action de cette force génétique supposée à l’œuvre dans l’ontogenèse peut être facilement étendue, à partir de là, à tout le devenir : en dehors de la théorie de l’évolution proprement dite, elle peut justifier un parallèle entre le devenir de l’individu et celui de l’espèce, voire entre le devenir de l’individu et celui de la civilisation. Les philosophies de Herder, Schelling et Hegel illustrent cette possibilité, inaugurant, dans un autre domaine, l’essor de la science historique. On voit par là à quel point l’impact des idées nouvelles des embryologistes se fait sentir en dehors de leur champ d’application originel.
8Étant donné la difficulté de distinguer rigoureusement pensée biologique et pensée historique, on peut se demander si le souci de Patrick Tort, qui souhaite séparer science et idéologie dans les théories biologiques, ne relève pas de l’excès de scrupules. Patrick Tort, en effet, distingue radicalement la théorie darwinienne, en tant que théorie biologique rigoureuse, de toutes les autres formes de l’évolutionnisme, auxquelles il réserve sa dénonciation des dérives politiques et morales dont la notion d’évolution serait porteuse quand elle s’applique à l’homme et à la société. Dans l’article « Évolution » du Dictionnaire du darwinisme et de l’évolution6, il relève avec justesse que l’emploi moderne du terme d’évolution est dû à H. Spencer, dans sa philosophie sociale, plus qu’à Darwin, qui ne l’a pratiquement pas employé. La question, très importante, des mots employés ne doit toutefois pas dissimuler que Darwin participe au vaste remaniement intellectuel dont la fin du xixe siècle est le théâtre, et qui tient justement à ce que la vie devient le lieu possible d’une histoire, y compris pour l’homme, en dépit du fait qu’il s’est toujours considéré comme extérieur à la nature. C’est le titre du livre de Thomas Huxley, La Place de l’homme dans la nature7, qui présente le plus parfaitement l’enjeu en question. Ceci ne remet aucunement en cause la valeur du travail scientifique de Darwin ; mais sa rigueur ne l’empêche pas d’être immergé dans les problématiques de son temps.
9Le point de vue de G. Canguilhem, pour ces raisons, a l’avantage de montrer comment un bouleversement théorique tel que celui de la notion de développement peut avoir des répercussions dans des domaines qui en sont apparemment éloignés, comment le travail des idées, ignorant parfois nos préoccupations du bien et du mal, manifeste sa rigueur en créant des domaines nouveaux d’interrogation, comme, par exemple, la psychologie de l’enfant.
Évolutionnisme et psychologie
10Une conséquence de ce déplacement est en effet l’émergence de la psychologie de l’enfant, liée à l’idée plus vaste de psychogenèse, dans le cadre de la théorie épigénétiste généralisée, de la théorie de l’évolution. Le développement de l’intelligence peut en effet apparaître comme le prolongement de la transformation somatique, être envisagé comme issu d’une même formation progressive. L’hypothèse de l’évolution suggère nécessairement de soumettre l’évolution psychologique dans le vivant au même type de questionnement que l’évolution morphologique. Elle envisage que l’esprit humain puisse être issu des degrés inférieurs du psychisme animal, accordant ainsi au passage à l’animal une assez grande dignité spirituelle, brouillant les cartes d’un monde où l’homme se situait seul en face, et à distance, du règne animal. La nature entière, comme le suppose E. Haeckel, est-elle animée, l’âme humaine n’étant que la plus complexe d’une série unie par la descendance ? À côté de la conception traditionnelle de l’âme comme un don de Dieu réservé à une créature d’élection, se fait jour une conception selon laquelle les facultés supérieures sont une conquête de la longue durée et de l’évolution, quels que soient les mécanismes invoqués pour expliquer cette dernière. On peut parler pour qualifier ce mouvement d’une épigenèse de l’esprit.
11Georges Canguilhem fait apparaître l’importance de la théorie évolutionniste de Ernst Haeckel dans l’émergence de l’intérêt pour le développement psychologique. Il s’agit de la « théorie de la récapitulation » sur laquelle nous reviendrons. Selon cette théorie, l’individu contient les étapes biologiques antérieures de la race, et les résume en les reparcourant pendant sa croissance. L’enfant devient ainsi potentiellement le témoin de l’évolution psychologique et un champ expérimental pour la reconstituer : la psychogenèse de l’individu devient le moyen d’étude privilégié de la psychogenèse de l’espèce. Il faut d’ailleurs préciser que c’est l’étude de l’enfant normal, et en tant que jeune de l’espèce humaine, c’est-à-dire celle qui se situe à la pointe du développement, qui se trouve ainsi investie d’un enjeu particulier. Par ailleurs, en tant que représentant de degrés moins élevés d’intelligence, il se trouve dans une certaine proximité avec l’animal, qui, lui aussi, sera soumis à l’investigation psychologique.
12Georges Canguilhem s’interroge sur les implications de ce point de vue et observe que, paradoxalement, la théorie de Haeckel représente une variante de la théorie traditionnelle du développement, du préformationnisme. En effet, il considère qu’elle « ferme » l’avenir de l’organisme, en considérant qu’il est constitué de l’héritage des formes adultes qui l’ont précédé. Elle rejoint le préformationnisme en ce qu’elle limite l’avenir de l’individu à l’expression du donné originel qu’il contient : en toute rigueur, il ne saurait y avoir de futur pour un organisme récapitulatif8.
13C’est pourquoi, toujours selon G. Canguilhem, bien que l’étude de la psychogenèse ait reçu une impulsion décisive de l’évolutionnisme haeckelien, la direction donnée ainsi au départ à cette étude a été rapidement infléchie. En effet, l’étude même de la psychogenèse a tendance à mettre de plus en plus en évidence l’« ouverture » du développement psychologique, sa liaison à l’apprentissage plus qu’à la révélation d’un potentiel d’origine interne, ou à la maturation9. Il repère ce mouvement d’abord chez John Fiske, puis chez James Mark Baldwin. J. Fiske présenterait tout d’abord un modèle plus rigoureusement épigénétiste du développement psychologique, laissant une part déterminante à l’imprévisible. G. Canguilhem oppose ainsi deux tendances, la répétition et une indétermination croissante, dont l’une renverrait l’organisme à son passé, et dont l’autre le rendrait créateur d’avenir, le cadre théorique initial de la récapitulation se révélant alors insuffisant, et la psychologie étant le domaine où s’annonce sa chute. Cette argumentation a l’avantage de mettre en évidence une tension entre deux directions de la psychologie de l’enfant.
De l’enfant, image du passé, à l’éducation, enjeu de l’avenir
14Que l’enfant soit pensé dans un devenir en quelque sorte « fermé », c’est-à-dire dominé par le passé, qu’il soit d’abord une mémoire est une tendance de la psychologie de l’enfant, surtout à ses débuts. L’ontogénie et la psychogenèse individuelles sont d’abord pensées comme un trésor de mémoire de l’espèce, tout en étant le bilan d’une histoire, et pas seulement, comme au xviiie siècle, le développement d’un type fixe. Dans cette direction est posé de manière nouvelle le problème du statut de la civilisation : est-elle fondée en nature, au sens où son acquisition serait en même temps une modification biologique de l’espèce ? Faut-il identifier race et civilisation ? Selon la place que l’on accorde respectivement à l’œuvre de la nature ou à l’œuvre humaine, selon la manière de placer la frontière entre les deux, on pensera l’enfant comme plus proche de l’animal ou plus proche du sauvage, représentatif d’une vie non encore humaine ou d’une vie humaine inférieure. La question de savoir ce que représente l’enfant rencontre le difficile problème du statut de la civilisation dans un cadre évolutionniste, du statut de l’homme sauvage et des différentes « races » humaines. Quoi qu’il en soit, la curiosité envers le passé et envers l’origine de ce qui caractérise l’esprit humain, du langage à l’expression artistique, motive l’étude de l’enfant en limitant sa portée pratique.
15Puis on passe à une vision « ouverte » du développement où le devenir de l’individu en tant que perpétuation et pas seulement répétition de cette histoire est envisagé comme créateur de nouveauté. C’est alors qu’il peut prendre place dans une vision plus large de l’histoire, dans une philosophie du progrès où la philosophie de H. Spencer peut servir de référence (philosophie que G. Canguilhem nomme « l’épigenèse comme théorie générale de l’évolution »). Sauf que, par rapport à la pensée allemande dont il s’inspire, puisque sa référence favorite est la théorie de Baer, il substitue à l’idée d’une signification des parties par rapport à la totalité une espèce d’anarchisme, un ultralibéralisme, qui privilégie l’idée de von Baer de diversification, d’hétérogénéité, l’individu étant le fer de lance de ce processus de diversification. Dans ce contexte, la psychologie de l’enfant se charge d’enjeux nouveaux : l’enfant comme moyen de progrès et évolution tournée vers l’avenir est un modèle qui va envahir la pensée pédagogique.
16John Fiske, auteur américain très apprécié du grand pédagogue du début du siècle É. Claparède, formule parfaitement ce nouvel enjeu : « Les besoins de la démocratie ainsi que la vérité scientifique, agissant plus ou moins indépendamment les uns des autres, ont donné à l’éducation une signification, une portée qu’elle ne possédait pas auparavant. Ils ont montré que l’enfance présente la meilleure occasion et que l’éducation est le meilleur instrument pour améliorer l’ajustement de l’homme au monde social et physique dans lequel il vit10. »
17Il n’y a donc pas seulement deux orientations possibles de la psychologie de l’enfant, mais émergence d’une nouvelle manière d’envisager l’articulation de l’éducation au progrès, de la psychogenèse au développement de l’espèce. On peut remarquer aussi que la psychologie de l’enfant tend à tenir lieu à elle seule aussi de science de l’enfant (qui aurait pu conserver le nom de pédologie, mot signifiant simplement connaissance de l’enfant), et les conclusions qu’on en tire concernant l’émancipation individuelle et le respect de la nature vont de pair avec une philosophie du progrès comme développement optimal de l’espèce sur le plan biologique.
18Une remarque s’impose en relation avec cette nouvelle problématique de l’éducation : de façon récurrente, la philosophie de Jean-Jacques Rousseau servira de modèle aux pédagogues-psychologues (voir A. Binet, É. Claparède, J. Piaget) ; l’histoire de la pédagogie le considère donc comme un ancêtre de la pensée pédagogique moderne et des méthodes actives, elles-mêmes fondées sur une connaissance scientifique du développement. Mais ceci repose sur un malentendu. En effet, la pensée rousseauiste est représentative de la première idée du développement, celle qui, loin de l’épigenèse, considère que la totalité de l’être individuel existe au départ et exemplifie un type fixe. G. Canguilhem observe que la partie « psychogénétique » d’Émile, le fait que cet ouvrage sépare la vie de l’enfant en différentes périodes de développement auxquelles correspondent des besoins éducatifs, repose sur une conception préformationniste du développement ; des possibilités sont en germe, il s’agit de les actualiser par une bonne éducation. Cependant, aucune observation du développement mental n’en découle ; il faut attendre pour cela la diffusion du transformisme11.
19Pour cette raison, si Rousseau envisage lui aussi une relation du développement individuel et du progrès en histoire, ce ne peut être dans le même sens que les théories évolutionnistes au xixe siècle : pour lui, l’enfant représente la pureté d’un type, dont l’actualisation est empêchée par le processus historique de dépravation et d’oubli de la nature que représente la civilisation. Le progrès qu’il envisage dans l’éducation et sur le plan politique ne peut être qu’un retour ; il n’y a valorisation de l’avenir que si une révolution permet d’effectuer ce retour vers une origine qui comporte quelque chose d’immuable. Sur le plan psychologique, la connaissance de l’enfant doit dans cette perspective révéler ce que l’esprit peut être ou sera dans les conditions idéales pour son développement (ou actualisation de ses virtualités).
20À cet égard, la méthode de l’analyse de Condillac et son Cours d’étude pour l’instruction du prince de Parme fournissent un meilleur prolongement à la pensée du développement du xviiie siècle que les théories pédagogiques du xixe et du xxe siècle.
21Mais il ne faut pas renouveler à propos de Condillac l’anachronisme qui consiste à faire de Rousseau un précurseur direct de la psychologie de l’enfant. Ainsi, Angela Medici ou Liliane Maury12 font de Condillac un ancêtre de l’éducation nouvelle.
22Il ne s’agit pas de nier en bloc l’importance de Condillac pour la psychologie, mais de contester le placage d’une idée de genèse qui ne peut avoir existé qu’après le passage de l’évolutionnisme, celle selon laquelle l’âme elle-même résulte d’un processus de développement. Il n’est pas question chez ce philosophe de la genèse de l’esprit ou de l’âme elle-même, mais de la genèse des idées, de la faculté de penser, de savoir comment des impressions proviennent des idées et des connaissances. Chez Condillac, l’esprit appartient à la nature immuable de l’homme, même si ses facultés se développent à l’occasion de l’expérience.
23C’est pourquoi il tient des propos sur le développement spontané de l’enfant qui rendent un son « moderne » sur le plan pédagogique : l’enfant, dit par exemple Condillac, apprend sans notre secours, avec l’aide de la nature ; il faut les aider à se développer sans contrarier ce premier mouvement13.
24Pour Condillac, l’enfant est d’abord celui qui n’a rien appris. Durant sa croissance, il progresse sûrement et de lui-même dans la mesure où ses besoins sont bornés à son intérêt matériel, ce qui ne lui donne que peu d’occasions de se tromper. Comme aux autres êtres de la nature, « l’Intelligence qui l’a créé » lui a donné au départ de quoi pourvoir à sa conservation, et la progressivité de son apprentissage est favorable à sa sécurité. On retrouve la même idée chez Rousseau. Son esprit se forme en effet au sens où il apprend à s’en servir. Cette formation ne consiste pas à emmagasiner des connaissances venues de l’extérieur, mais à devenir capable de les produire. Il y a donc bien une modification de l’individu, qui ne va pas cependant jusqu’à l’idée que l’esprit lui-même est le résultat d’une genèse ; il est là par nature, avec ses facultés non exercées. L’enfant est un modèle de pensée juste, même si cette pensée est restreinte. Ses progrès dans la discrimination sensorielle nous donnent le modèle de l’analyse, la vraie méthode selon Condillac, qui consiste à distinguer les éléments d’une réalité sensible ou intellectuelle d’abord indistincte : « Il suffira de continuer comme la nature nous a fait commencer… »
25Cette idée de commencement a d’ailleurs un rôle organisateur dans le Cours d’études pour l’instruction du prince de Parme : il faut que l’enfant qui commence le fasse par où les choses à étudier ont commencé. Il faut parler avant de faire de la grammaire, jardiner avant de s’intéresser au système complexe des besoins de l’homme civilisé14.
26L’enfant répète les commencements, parce que son esprit n’est pas exercé, mais l’esprit de l’enfant est le même que celui de l’homme adulte, il n’a rien de spécifique à nous apprendre. C’est pourquoi il ne s’ensuit pas une enquête sur l’esprit enfantin. L’esprit adulte est une source pour connaître les commencements au même titre que celui de l’enfant :
« Il semble que, pour étudier la nature, il faudrait observer dans les enfants les premiers développements de nos facultés, ou se rappeler ce qui nous est arrivé à nous-mêmes. L’un et l’autre sont difficiles. Nous serons souvent réduits à la nécessité de faire des suppositions. Mais des suppositions auraient l’inconvénient de paraître quelquefois gratuites, et d’autres fois d’exiger qu’on se mît dans des situations où tout le monde ne saurait pas se placer. Il suffit d’avoir remarqué que les enfants n’acquièrent de vraies connaissances que parce que, n’observant que des choses relatives aux besoins les plus urgents, ils ne se trompent pas ; ou que s’ils se trompent, ils sont avertis de leurs méprises. Bornons-nous à rechercher comment aujourd’hui nous nous conduisons nous-mêmes, lorsque nous acquérons des connaissances. Si nous pouvons nous assurer de quelques-unes, et de la manière dont nous les avons acquises, nous saurons comment nous pouvons en acquérir d’autres15. »
27On ne saurait mieux dire que la connaissance de l’enfant n’est pas requise en tant que telle pour retracer l’origine de nos connaissances. Il en ira autrement lorsque l’esprit de l’enfant ne sera plus considéré comme un commencement, mais comme une origine, l’origine de l’esprit humain sécrétant alors une altérité par rapport à son état développé, altérité justifiant l’étude d’un nouvel objet, recélant les secrets d’un développement qui n’est plus celui du xviiie siècle.
28Elle sera requise par le nouveau modèle du développement. Le développement est le reflet conservé de cette épigenèse et sa poursuite dans le futur. Ce qui est à connaître dans l’enfant au xixe siècle est ainsi ce qui est devenu, et éventuellement ce qui annonce l’avenir. Dans ce cas, nul retour en arrière, mais une ouverture à un avenir indéterminé, si ce n’est qu’il est décrit comme progrès. Conjointement à ce mouvement se mettent en place une dévalorisation du passé et un discours d’éloge de la nouveauté, ce qui est aux antipodes de l’idéal rousseauiste. Mais l’illusion d’une continuité est possible, d’autant plus que l’évolutionnisme entraîne une reprise et une relecture des travaux inspirés de la problématique du xviiie siècle16.
29Il faut surtout retenir de ce qui précède que les conceptions du développement en présence à la fin du xixe siècle ouvrent, dans leur variété, un certain nombre de possibilités, que la psychologie de l’enfant explorera, et que ces possibilités se présentent rarement sous forme de choix clairs. Si la préformation est toujours là, que recouvre-t-elle : le trésor d’une hérédité cumulative ou la nature originelle des êtres ? Le développement épigénétique et son prolongement dans l’évolution excèdent de toutes façons ce cadre lorsqu’ils avancent l’idée d’un développement inachevé, toujours en cours, où le chemin à parcourir pour l’individu se prolonge potentiellement dans de nouveaux progrès pour l’espèce. À partir de là, quelle signification accorder à la singularité de l’individu ? Reflète-t-elle une diversité voulue par la Providence, est-elle le résultat d’une variation non significative, est-elle au contraire une différence prometteuse pour l’espèce ? La psychologie de l’enfant prend en charge à travers ces problèmes un enjeu autrement dévolu à la philosophie de l’histoire, elle pose la question du devenir de l’humanité et des mobiles de son changement.
30C’est pourquoi la science a ainsi dessiné le contour de l’enfant dont elle a besoin : il s’agit en premier lieu de l’enfant normal, d’une part, de préférence à l’enfant fou ou « sauvage » qui fait déjà l’objet d’une psychologie dite spéciale. Le fou pose le problème d’une anomalie dans le développement ; le sauvage, lui, pose la question des conditions du développement et celle de l’origine des facultés en dehors du processus d’éducation. Les deux renvoient à la problématique du xviiie siècle, dans laquelle l’enfant est vu à travers un « cas » de modification et d’imperfection du développement, ce dernier n’étant pas en lui-même le lieu d’un changement positif.
31Il s’agit en second lieu de l’enfant européen ou américain, de préférence à une autre possibilité qui serait l’homme primitif, objet, lui, de l’anthropologie. En effet, si l’homme primitif est demeuré un objet de spéculation pour les penseurs évolutionnistes, après l’avoir été pour les philosophes du xviiie siècle, il est moins pour eux un être à l’écart de la civilisation qu’un être abandonné par un progrès biologique qui, pour d’autres, a continué. De ce point de vue, son retard le disqualifie.
32L’enfant ainsi défini devient donc un sujet privilégié d’observation parce qu’il exemplifie un processus épigénétique, historique, de formation et en particulier de formation de l’esprit ; au-delà de son individualité, il renseigne sur une nature dont la substance est histoire ou sur une histoire intégrée dans un développement ou une évolution naturels.
33C’est pourquoi, de tentatives nombreuses, hétérogènes, d’explorer le nouveau champ problématique ainsi ouvert, on peut dégager une direction : l’enfant, comme il avait cessé de représenter le paradis perdu de l’humanité originelle du xviiie siècle, cessera de plus en plus d’incarner le trésor de l’évolution passée pour devenir le fer de lance du progrès. L’autre virtualité incluse dans les théories évolutionnistes s’affirme par la suite comme pourvoyeuse d’une solution au développement du genre humain, et conséquemment d’une certaine vision de l’enfance à éduquer.
Notes de bas de page
1 G. Canguilhem, G. Lapassade, J. Piquemal et J. Ulman, Du développement à l'évolution au xixe siècle, Paris, PUF, 1985 (1re éd., 1962).
2 Ibid., p. 7.
3 M.-N. Bouillet, Dictionnaire universel des sciences, des lettres et des arts, Paris, Hachette, 1854, article « Évolution » : « Système physiologique dont les partisans supposent que le nouvel être qui résulte de l'acte de la génération préexistait à cet acte, lequel ne fait que le tirer de la torpeur où il était plongé, lui donner une vie plus active, lui imprimer assez d'énergie pour qu'il puisse croître rapidement et parcourir les phases de sa nouvelle existence. Cette doctrine est opposée à l'Épigénésie ».
4 O. Temkin, « German Concepts of Ontogeny and History around 1800 », Bull. Hist. Med., 1950, vol. 24, p. 227-46, repris dans The Double Face of Janus, The John Hopkins University Press, Baltimore and London, 1977.
5 Ibid., p. 379.
6 Dictionnaire du darwinisme et de l'évolution, sous la direction de Patrick Tort, Paris, PUF, 3 volumes, 1996.
7 T. H. Huxley, Evidence as to Man's Place in Nature, Londres, 1866 ; trad. fr., De la place de l'homme dans la nature, Paris, Baillière, 1868.
8 G. Canguilhem et al., op. cit., p. 44.
9 Le terme de maturation est dû à Gesell ; cf. G. Canguilhem et al., op. cit., p. 51.
10 J. Fiske, The Meaning of Infancy, Boston, New York, Chicago, Houghton Mifflin Company, 1916, p.V.
11 G. Canguilhemet al., op. cit., p. 46.
12 A. Medici, L'Éducation nouvelle, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », n° 14, 1962 ; Liliane Maury, Le Développement de l'enfant, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1991.
13 « Mais comment apprendre à bien conduire ses sens ? En faisant ce que nous avons fait lorsque nous les avons bien conduits. Il n'y a personne à qui il ne soit arrivé de les bien conduire, quelquefois au moins. C'est une chose sur laquelle les besoins et l'expérience nous instruisent promptement : les enfants en sont la preuve. Ils acquièrent des connaissances sans notre secours ; ils en acquièrent malgré les obstacles que nous mettons au développement de leurs facultés. Ils ont donc un art pour en acquérir. Il est vrai qu'ils en suivent les règles à leur insu ; mais ils les suivent. Il ne faut donc que leur faire remarquer ce qu'ils font quelquefois, pour leur apprendre à le faire toujours ; et ils font, pour achever ce développement, ce qu'ils ont fait pour le commencer. Ils le sentiront d'autant plus, qu'ayant commencé, avant d'avoir rien appris, ils ont bien commencé, parce que c'est la nature qui commençait pour eux » Abbé de Condillac, La Logique ou les Premiers Développements de l'art de penser, Œuvres philosophiques de Condillac, PUF, 1948, vol. II, p. 372-373 (1re éd., 1780) ; Cours d'études pour l'instruction du prince de Parme, Parme et Paris, 1776.
14 Le plan du Cours d'études préconise, en accordant une importance particulière à l'idée de commencement, idée que concrétise la connaissance de l'histoire ou les conjectures qu'on peut faire à son sujet, de commencer par l'expérience des choses avant de réfléchir sur elles ; il faut sortir de l'ignorance comme l'ont fait les peuples anciens, en acquérant des habitudes, qui ne sont pas du tout l'expression d'un instinct vital, mais sont au contraire forgées au contact du monde environnant. Après quoi, seulement, on pourra s'élever au stade de la réflexion, et perfectionner ou changer ces modes habituels de penser et d'agir ; il faut commencer par éprouver le sentiment du beau, et donc en montrer des exemples, avant de réfléchir à ses règles, et avant cela faire faire du jardin au prince pour lui faire connaître la satisfaction des besoins. Il faut connaître la poésie et la langue avant la grammaire, puisque l'on ne peut réfléchir que sur ce que l'on sait déjà. La langue a d'ailleurs un statut tout particulier puisque l'art de parler, c'est-à-dire d'utiliser les signes, est la base même de l'analyse et l'âme de la logique. La faculté de penser, dès qu'elle aborde la réflexion en tout cas, se confond avec celle d'utiliser les signes, et le perfectionnement des langues ainsi que leurs qualités comparatives témoignent des progrès de l'esprit humain.
15 Ibid., p. 374.
16 Voir infra, sur Tierri Tiedemann et Bernard Pérez.
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