Chapitre V. Gilbert Ryle et le béhaviorisme philosophique
p. 125-153
Texte intégral
1La conception d’une vie mentale distincte de la vie physique, élaborée par la philosophie du xviie siècle, se trouve explicitement combattue dans ses prémisses théoriques par le béhaviorisme, dans la première moitié du xxe siècle. À tel point qu’un nouveau paradigme se met en place, concurrent de la notion classique d’esprit, celui de disposition et de comportement. Ce dernier se présente comme entièrement opposé à la thèse de la distinction, ontologique ou logique, entre le physique et le psychique ; thèse « dualiste » dont une formulation cruciale se rencontre dans la philosophie de Descartes. Il est du reste remarquable que cette critique radicale du postulat classique de l’irréductibilité du mental et du corporel s’accompagne d’une sorte de réélaboration de la doctrine de Descartes, celle-ci se trouvant en grande partie redessinée, pourrait-on dire, par ses adversaires. Tel est le cas exemplaire de l’interprétation de la philosophie cartésienne par Gilbert Ryle, figure éminente de la philosophie du langage ordinaire, mais aussi du béhaviorisme philosophique, béhaviorisme philosophique distinct de la psychologie béhavioriste de type expérimental. Cette interprétation semble délibérément schématique, parfois même volontairement abusive dans la mesure où il s’agit de faire apparaître une dimension « mythique » du cartésianisme ; elle n’est cependant pas complètement arbitraire, et se révèle attentive aux difficultés parmi les plus fameuses de la théorie cartésienne de l’esprit et de son rapport au corps. Ryle, s’il ne recourt pas au terme de « dualisme », produit néanmoins une analyse célèbre du dogme, attribué à Descartes, du « fantôme dans la machine », dogme caractéristique selon lui de la conception traditionnelle de la relation de l’âme et du corps fondée sur le postulat de leur hétérogénéité. Le projet philosophique explicite du béhaviorisme, à savoir la démonstration de l’erreur logique constitutive de la conception classique du mental, semble bien impliquer la disparition complète du problème traditionnel de l’esprit et du corps, puisque ce dernier serait fondé sur une dissociation théorique illégitime du psychique et du physique, rapportée à la distinction de l’interne et de l’externe.
2Mais ce même projet se comprend également dans une perspective épistémologique, en relation avec la théorie psychologique proprement dite. Il s’agit en effet, pour le béhaviorisme, de favoriser la constitution d’une psychologie émancipée du « mythe philosophique » des « deux mondes », et de l’arracher à son statut premier de « science du mental », simple mais obscure contrepartie de la science de l’univers physique. Sous cet aspect, le programme béhavioriste paraît s’inscrire dans une certaine continuité, même non explicitement revendiquée, avec l’œuvre de James.
Le mythe cartésien des deux mondes
3Il est particulièrement frappant que le projet béhavioriste général de « destruction » de la représentation dominante d’une composition de l’homme en un corps et un esprit, conformément au postulat d’une distinction constitutive entre vie mentale et vie corporelle1, se présente simultanément comme une réfutation systématique du « cartésianisme » ; « cartésianisme » qui procède d’une certaine interprétation, dans la tradition anglo-saxonne, de la théorie cartésienne du corps et de l’esprit. Cette interprétation apparaît, sous bien des aspects, expéditive ou unilatérale, et tend à méconnaître la complexité comme l’originalité de la conception cartésienne de la relation psychophysique, qui ne pose pas seulement la distinction réelle, mais aussi l’union (qui n’est pas simple agrégat) entre l’âme et le corps. Elle n’en manifeste pas moins, comme c’est le cas de la lecture de Ryle, une réelle prise en considération, et une analyse parfois éclairante, des prémisses théoriques générales qui fondent dans la perspective cartésienne le dualisme, et la représentation d’une distinction principielle du mental et du physique.
4Dans l’ouvrage de 1949 intitulé The Concept of Mind, G. Ryle consacre ainsi un chapitre entier, le premier, à la restitution de la conception qu’il attribue à Descartes de l’identité humaine. Le cartésianisme est en effet associé, de manière originaire, à l’idée selon laquelle « l’esprit et la matière sont deux pôles opposés »2, idée constitutive de la « doctrine officielle » à propos de cette identité. De sorte que Descartes se trouve considéré à la fois comme le créateur d’une théorie philosophique, et comme l’inventeur d’un certain « mythe », (« Descartes’myth », écrit Ryle), mythe articulé à cette théorie mais dépassant largement le cadre de la seule philosophie. Ce mythe, ou légende de la bifurcation de deux vies, l’une physique et observable, l’autre mentale et exclusivement interne3, serait ainsi devenu hégémonique dans la représentation courante de ce qui constitue l’existence individuelle. Plus précisément, la théorie cartésienne aurait d’elle-même généré cette représentation commune autant qu’imaginaire, philosophie et mythologie se rencontrant en l’occurrence, au point de structurer pour trois siècles notre conception du mental. Pareille conception, du reste, se trouve caractérisée à double titre, et simultanément dans deux registres différents, comme illusoire : en tant que mythe ou légende, dans l’ordre de l’imaginaire, d’une part, et en tant qu’« erreur de catégorie », procédant d’une confusion conceptuelle, d’autre part. C’est ainsi que l’hypothèse cartésienne d’une existence scindée en une dimension physique et une dimension mentale a valeur de mythe, lors même qu’elle constitue une théorie, « la théorie de la vie double (the double-life theory) »4, pour reprendre la formule de Ryle.
5L’auteur de The Concept of Mind, comme nous l’avons déjà souligné, n’emploie jamais le terme de « dualisme » à propos de la philosophie de Descartes. Cependant, il concentre sa critique, et son analyse polémique d’une telle philosophie, sur la dualité théorique fondamentale postulée entre un mode d’existence interne et un mode d’existence externe, respectivement rapportés à l’esprit et au corps : cette distinction serait principielle dans le cartésianisme, au point de fonder, selon Ryle, l’hypothèse d’une « vie double » propre à l’existence humaine. Ainsi le mythe dont il est question dans The Concept of Mind, et qu’il s’agirait en l’occurrence de dissiper, serait celui d’un dédoublement, d’une scission entre l’activité mentale et l’activité corporelle, rendant particulièrement problématique la définition de l’identité personnelle. Or l’hypothèse de la partition de l’existence individuelle en deux « histoires parallèles (two collateral histories) »5, en jeu dans le mythe de la « double-life », vie du corps et vie de l’esprit, n’implique pas uniquement la distinction théorique du physique et du psychique. Elle suppose également l’existence de « deux mondes »6, pour reprendre la formule de Ryle, entendue dans l’acception dualiste classique d’une disjonction métaphysique entre deux types de réalité, la réalité mentale et la réalité physique.
6Dans l’exposé qu’il consacre au « mythe de Descartes », Ryle souligne une distinction originaire, au principe de la « doctrine officielle » du corps et de l’esprit. Cette distinction première, c’est celle du public et du privé, commandée notamment par la conception cartésienne du corps. Alors que les processus corporels se manifestent directement, dans l’ordre commun de la perception externe, les états mentaux sont inobservables, insaisissables pour un témoin extérieur, et occultes par essence. Telle est la différence la plus immédiate entre états mentaux, imperceptibles si ce n’est en première personne, et états physiques, publiquement observables. Cette différence fondamentale, du perceptible et de l’imperceptible, du public et du privé, tient d’abord aux définitions respectives du corps et de l’esprit par rapport à l’espace, condition de la perception externe.
7Dans la perspective cartésienne, tout corps, au titre de chose étendue, est nécessairement et par définition dans l’espace, au sens de l’extensio qui constitue son attribut principal, autrement dit son essence. Le corps dans son acception cartésienne, et en particulier le corps humain, est comme tel accessible à la perception externe et soumis aux lois mécaniques, aux lois générales de la physique7. En revanche l’esprit, inétendu, n’a pas d’existence spatiale : il ne saurait être objet d’une observation publique, puisqu’il n’appartient pas, par essence, à l’ordre commun de l’extensio. Cette distinction originaire dans le rapport à l’espace se révèle déterminante pour la conception classique générale de la différence entre réalité mentale et réalité corporelle. Notons à ce propos qu’elle a partie liée avec l’épistémologie mécaniste de Descartes, et en particulier avec la réduction conceptuelle du corps à l’étendue en longueur, largeur et profondeur : le corps humain, comme tout corps fini, se conçoit d’abord dans les termes quantitatifs et géométriques de la spatialité, dans l’ordre d’une pure extériorité. Le mécanisme cartésien, qui fait également l’objet de la critique de Ryle dans la suite de The Concept of Mind8, n’est pas étranger à cette dissociation liminaire de la sphère privée et de la sphère publique inhérente à la représentation classique de la relation psychophysique. Cette dissociation fonde du reste la distinction seconde, mais non moins importante, de l’extérieur et de l’intérieur, métaphore récurrente du cartésianisme dans l’expression de la distinction réelle du corps et de l’esprit : métaphore seulement, puisque la réalité mentale dans son acception cartésienne, qui par essence n’est pas dans l’espace, ne saurait évidemment occuper un quelconque lieu, fût-il « intérieur ».
8La distinction métaphorique entre une intériorité exclusivement psychique, caractéristique d’une subjectivité intra-mentale inconcevable dans les termes de l’extension, et une extériorité purement physique, expressive d’une réalité corporelle réduite à l’objectivité spatiale, et régie par le déterminisme naturel des lois universelles du mouvement et du repos, apparaît déterminante à plusieurs égards. D’une part, elle structure la conception cartésienne de la relation psychophysique, en conférant à celle-ci la signification d’une antithèse, « cette antithèse de l’externe et de l’interne (This antithesis of outer and inner) », écrit Ryle9. La distinction entre le corps et l’esprit, dont les natures, étendue et pensée, sont parfaitement indépendantes l’une de l’autre, apparaît aussi rigide que la démarcation topographique entre l’extérieur et l’intérieur. Soulignons à ce sujet que la critique par Ryle de la métaphore spatiale de l’extérieur et de l’intérieur le conduit en l’occurrence à récuser une psychologie expérimentale, gouvernée par le protocole stimulus-réponse et par l’axiome général d’une corrélation entre états physiques mesurables, objectifs, et états mentaux directement accessibles au seul sujet : cette théorie psychologique reconduit en effet l’antithèse classique de l’extérieur et de l’intérieur. Sous cet aspect précis, Ryle semble poursuivre la voie ouverte par James dans le rejet d’une « science » psychologique héritée de Wundt et de Fechner, et encore gouvernée par l’hypothèse d’une dichotomie au moins conceptuelle du subjectif et de l’objectif, hypothèse caractéristique des théories des « deux aspects », selon l’auteur de « La notion de conscience ».
9Par ailleurs, cette antithèse de l’externe et de l’interne commande également l’identification particulièrement problématique, aux yeux de Ryle, de l’activité psychique à une vie intérieure, fondamentalement solipsiste, dans la mesure où elle est conçue sur le modèle d’une expérience nécessairement privée. Elle est à ce titre indissociable de la thématisation cartésienne de la conscience (consciousness), de l’introspection ou encore de la perception interne, c’est-à-dire de la définition de la réflexivité comme accès privilégié du sujet à sa propre vie mentale. Sous l’aspect de l’activité mentale, le sujet, le Je du Je pense, est le seul à pouvoir se rapporter immédiatement à sa « propre histoire privée »10, puisque les processus psychiques sont supposés se dérouler « à l’intérieur » de cette réalité inétendue, et comme telle immatérielle, qu’est l’esprit. Par là se révèle le caractère paradoxal de la perception interne qui fait de l’esprit ou du moi, en son insularité constitutive, une sorte de « Robinson Crusoe fantomatique ( a ghostly Robinson Crusoe) »11 : cette perception par laquelle chacun entre en relation directe avec ses propres états mentaux, et dont l’organe immatériel serait précisément la conscience réflexive (self-consciousness), n’est pas de l’ordre de la perception sensible, dont les objets sont les corps, la réalité extérieure. Assurément, la version ici proposée par Ryle de la théorie cartésienne de l’esprit, avec la métaphore d’un Robinson Crusoe réduit à l’état de fantôme, offre une dimension manifestement fantaisiste, sinon ludique ; mais elle s’appuie en l’occurrence sur l’interprétation d’un trait définitionnel, dans la doctrine de Descartes, de la pensée en tant que celle-ci constitue l’essence du moi ou de l’esprit. Cette pensée en effet se trouve originellement assignée par Descartes, nous l’avons remarqué, à l’ordre d’une existence interne, et associée à une connaissance réflexive directe dont elle constitue l’objet singulier, comme il appert de la définition générique de la « pensée » comme ensemble d’états et de processus internes à l’esprit, dont celui-ci a immédiatement connaissance.
10La scission cartésienne de l’externe et de l’interne, dans la lecture qu’en produit Ryle, donne ainsi lieu à un mythe connexe de celui de la vie double, ce qu’on pourrait appeler, suivant une formule de Jacques Bouveresse, le « mythe de l’intériorité »12. Ce « mythe » constitue la cible particulière de la critique béhavioriste, laquelle récuse précisément l’identification des états mentaux à des états internes. Le béhaviorisme se construit en effet en rupture ouverte avec ce qu’il est convenu d’appeler, dans la philosophie anglo-saxonne, le mentalisme, doctrine qui serait l’héritage de la philosophie de Descartes. Selon cette doctrine, les états psychiques, qui résideraient dans l’esprit, seraient doués d’une efficace causale spécifique. Comme tels, les processus psychiques seraient par exemple susceptibles d’induire des effets physiques distincts, dans le corps et plus généralement dans l’ordre de la réalité matérielle ; un état mental ou une série d’états mentaux pourraient ainsi constituer la cause de l’agir corporel du sujet, dans le registre de « l’extériorité », ou encore son comportement, tout en demeurant sous-jacents à celui-ci.
11Or la théorie béhavioriste, et au premier chef celle de Ryle, récuse l’hypothèse de tels états internes, états inobservables si ce n’est sur le mode solipsiste de l’introspection, et différents du comportement ou de l’agir publiquement observable, comme la cause, en l’occurrence une cause cachée, insensible, est supposée différer de son effet, dans le monde physique. Cette théorie, par son refus de l’antithèse classique de l’extérieur et de l’intérieur, rejette en effet le postulat selon lequel la pensée pourrait être antérieure à l’agir. Elle conteste par là l’idée d’une priorité causale de l’état mental, dont l’existence serait interne et comme a priori, sur le comportement humain. L’auteur de The Concept of Mind exprime ainsi la plus grande réserve, et en dernier ressort la plus grande opposition, à l’égard de la définition, caractéristique de la « doctrine officielle » et corrélative du dogme du « fantôme dans la machine », de « l’acte manifeste comme effet d’un événement mental (the overt act as an effect of a mental happening) »13.
12Mais la négation, caractéristique du béhaviorisme philosophique de Ryle, de l’existence d’une cause mentale antérieure et distincte de l’action publique du corps, ne signifie pas seulement la disparition du modèle classique d’une détermination du corps par l’esprit, modèle en jeu notamment dans la théorie cartésienne du mouvement volontaire. Autrement dit, pour reprendre une métaphore géométrique, ce n’est pas uniquement l’hypothèse d’un croisement entre la série des événements mentaux et la série des événements physiques, hypothèse commandée par l’interactionnisme et plus particulièrement liée au postulat d’une action causale de l’esprit sur le corps, qui se trouve par là récusée. C’est également, et de façon plus radicale, la représentation générale d’une distinction entre causalité psychique et causalité physique, et l’identification des événements mentaux et des événements physiques à deux lignes parallèles, qui paraissent contestées. La perspective béhavioriste, par son opposition au modèle d’une activité de l’esprit, interne et privée, distincte de l’activité du corps, externe et manifeste, semble induire le rejet corrélatif des notions mêmes de réalité mentale et de réalité physique, en tant que la définition de chacune de ces notions suppose cette dissociation théorique préalable entre deux types de processus, représentée par la dualité topographique de l’intérieur et de l’extérieur. Elle s’oppose, en ce sens, à la distinction cartésienne fondamentale, au sujet des principes de l’agir humain, entre actions intérieures, imputables à la mens, c’est-à-dire à l’esprit, et actions extérieures, qui ne relèveraient que du corps et seraient comme telles essentiellement mécaniques, comparables en ceci aux actions des animaux ou à celles des machines14. Ainsi, à l’encontre du « parallélisme » comme de la doctrine de l’interaction, le béhaviorisme semble annoncer sinon l’abandon pur et simple, du moins le dépassement des concepts classiques de corps et d’esprit. Le concept de corps, tout comme « le concept d’esprit », concepts qui nous ont été légués par la philosophie classique, au même titre que les mythes de la « double vie » et du « fantôme dans la machine », manifestent une inadéquation constitutive. Pas plus en effet qu’il n’existe, en l’homme, de réalité psychique essentiellement privée, il n’existe de réalité physique purement mécanique, automatique, et à ce titre dépourvue de sens : telle est la thèse générale qui structure l’ouvrage de Ryle, et commande le refus de la « doctrine officielle ». La critique du mentalisme, en l’espèce, se double de la critique du mécanisme, tel qu’il se rencontre en particulier dans l’épistémologie cartésienne. La définition de l’esprit comme entité immatérielle et inétendue, comme sphère privée inaccessible à un observateur externe, n’est pas recevable ; mais la définition du corps humain, celle du Traité de L’Homme par exemple, comme dispositif mécanique régi, tel un automate, par les lois générales du mouvement et du repos, et gouverné par la seule causalité efficiente, ne l’est pas davantage. Le corps humain, dont l’agir manifeste, comme dans le jeu d’échecs ou le phénomène de la parole, est simultanément signifiant, doué de sens, expression d’une intelligence qui n’est assignable à aucune autre réalité qu’à cet agir même, n’est donc pas réductible à cette entité artificielle, inanimée et vouée à la répétition d’actions nécessairement programmées, qu’est la machine. Sans doute faut-il rappeler ici que la conception cartésienne du corps humain est néanmoins plus complexe que ne le donnent à supposer les analyses de The Concept of Mind. Dans ses écrits consacrés à l’union psychophysique, Descartes abandonne parfois expressément le thème du corps-machine, et pose le caractère indivisible de ce corps, en tant qu’il est joint à la même âme. La notion de corps propre, de corps-sujet de l’expérience (dans le cas de la faim, de la soif, du plaisir et de la douleur, par exemple), n’est pas absente des textes de Descartes précisément consacrés à l’union de l’âme avec le corps, comme en témoigne notamment la sixième Méditation, Cependant, il semble incontestable que la première modélisation cartésienne du corps humain est de type mécaniste, et que ce modèle mécaniste est encore largement opérant dans les Passions de l’âme, par exemple15.
13Quoi qu’il en soit, suivant Ryle, le corps n’est pas une machine : telle est la leçon de l’analyse polémique du « mythe de Descartes » dans The Concept of Mind. Ce qui signifie que le béhaviorisme philosophique, dans la contestation même qu’il engage du dispositif conceptuel représenté par un esprit non matériel et des états psychiques internes, n’implique pas pour autant une théorie strictement réductionniste, caractéristique d’un physicalisme dur, de l’identité humaine. Le refus du postulat d’une « vie intérieure » n’entraîne pas, en l’occurrence, l’adhésion au thème de l’homme-machine.
14C’est dans ce contexte, représenté par l’analyse critique du double mythe de l’esprit-entité occulte et du corps-automate, que s’inscrivent et prennent sens les concepts de « disposition (disposition) » et d’« exercice (exercise) »16 promus par la perspective béhavioriste ; ces concepts remplacent l’ancienne notion de « conscience », dans l’ordre spécifique d’une psychologie qui, en rupture avec le « mythe » cartésien de l’intériorité, renonce à la méthode traditionnelle de l’introspection. Du point de vue général du béhaviorisme philosophique, l’action du sujet dans le monde sensible, en tant que nous la reconnaissons immédiatement, au titre d’observateurs « externes », comme douée de sens, comme action proprement humaine, engage évidemment le corps. Mais elle est précisément inconcevable dans les termes mécanistes d’une opération physique programmée et déterminée, et apparaît irréductible, à cet égard, à un « processus simplement physique (a merely physical process) »17. Ainsi, poursuit Ryle qui semble ici se référer en particulier à la théorie cartésienne du langage, pour mieux peut-être en subvertir la leçon, les paroles que prononce l’humoriste ou la gestuelle du mime, la suite audible des mots que nous comprenons immédiatement comme spirituelle ou la pantomime comique, ne se confondent aucunement avec une simple suite de « mouvements musculaires », mais dénotent par elles-mêmes ce que l’on pourrait qualifier, sans doute improprement, de dimension psychique : « il est, bien sûr, parfaitement vrai que lorsque nous caractérisons un certain comportement manifeste comme étant spirituel ou plein de tact, nous ne prenons pas seulement en considération les mouvements musculaires dont nous sommes témoins »18. La parole humaine, immédiatement compréhensible, n’est aucunement comparable à la parole mécanique, fondée sur la répétition et d’avance constituée, du perroquet, pour reprendre ici l’exemple de Ryle, exemple qui occupait déjà une fonction importante dans les études consacrées par Descartes à la question du langage. Mais si cette parole, inventive et intelligente, nous paraît irréductible à la pseudo-parole des animaux (ou des machines), elle n’est pas pour autant réassignable, contrairement à ce qu’affirmait Descartes, à une cause mentale intérieure ; elle ne trouve pas son origine dans des états psychiques internes à l’esprit du locuteur, eux-mêmes distincts des processus physiques, comme par exemple la vocalisation, qui en seraient l’expression seconde ou la « traduction » externe, et simultanément la preuve publique19. Elle engage, comme tout acte « intelligent » et non mécanique, une « disposition » chez celui qui agit : or cette disposition, distincte du réflexe ou de l’habitude, excède par définition le type logique constitué par la dualité du sensible et du non-sensible, du manifeste et du caché20.
15La notion inédite de comportement ou d’exercice, jointe à celle de disposition, permet de rendre compte de l’action humaine en tant qu’action intelligente, ce que Ryle appelle « l’exercice pratique de l’intelligence (the exercise of intelligence in practice) »21 : action à la fois publiquement observable et pourvue de sens, qui n’est ni interne ni externe, ni exclusivement mentale ni exclusivement physique au sens mécanique du terme. Le dispositif conceptuel disposition-exercice, irréductible à « l’antithèse de l’externe et de l’interne », constitue donc bien un modèle de compréhension de l’existence et de l’activité humaines concurrent de l’ancien modèle du corps et de l’esprit, fondé sur la discrimination théorique générale du physique et du mental22. Or cette thématisation de la conduite intelligente suivant laquelle le comportement est « mental » dans la mesure exacte où il est indissociablement physique, sans qu’il soit nécessaire de supposer une transcendance du mental par rapport à son effectuation dans le monde de l’observation sensible, implique bien une forme de monisme. La conduite est dite intelligente, non pas au sens où elle serait gouvernée par l’intellect ou l’entendement, mais dans la mesure où, affirme Ryle, elle manifeste, à la différence d’une simple opération mécanique, un « talent » et une inventivité dans l’action à partir de la maîtrise des règles du jeu, ou des règles de la grammaire ; règles qui ne prescrivent pas le « sens » d’une telle action, pas plus que les lois mécaniques, les lois du choc, ne prescrivent l’enjeu et l’issue d’une partie de jeu de billard23.
16C’est ainsi que, selon Ryle, « agir intelligemment (to perform intelligently) », et manifester une conduite douée de sens, c’est « faire une seule chose et non pas deux »24. En particulier, précise-t-il, un sujet pris dans l’action de parler ou de sculpter est actif corporellement et mentalement ; mais il s’agit d’une seule et même activité, « one activity ». Et quand bien même cette activité unique serait susceptible de plusieurs types de « descriptions explicatives », il n’est pas du tout légitime d’en conclure que le sujet en question conduirait son action, de manière synchronique, « dans deux « endroits » différents », représentés en l’espèce par le corps et l’esprit25. Cette axiomatique moniste, inhérente à la philosophie béhavioriste, manifeste donc une rupture décisive avec la tradition du rationalisme classique. C’est ce dont témoigne à titre exemplaire le rejet de l’hypothèse de facultés mentales spécifiques, expressives d’une causalité mentale autonome, qui constitueraient le principe explicatif du comportement manifeste26. À ce titre, la perspective ouverte par Ryle se construit effectivement en opposition expresse au dualisme cartésien, et à la notion corrélative d’un « esprit (mind) » défini comme pur principe de pensée, immatériel et inétendu : l’esprit, s’il existe, affirme Ryle, ne saurait se distinguer de ses manifestations empiriques, dans l’espace commun de la perception sensible. À cet égard, il ne désigne aucun « lieu » particulier, et n’est identifiable à aucune espèce d’intériorité, fût-ce de façon métaphorique27. En particulier, le mentalisme classique, qui pose l’existence interne des états mentaux, dans l’esprit, se trouve clairement récusé par Ryle : de manière générale, affirme-t-il, l’expression commune « dans l’esprit » est fourvoyante, dans la mesure où elle implique l’hypothèse fallacieuse selon laquelle l’esprit, tel un théâtre d’ombres, serait un endroit « étrange » et particulier, abritant des entités fantomatiques28.
17Notons enfin que la doctrine proprement philosophique de la dualité substantielle du corps et de l’esprit se trouve rapidement, mais directement évoquée par Ryle. Dans les premières pages de The Concept of Mind, celui-ci mentionne en effet le « présupposé philosophique » sous-jacent à la métaphore classique de l’intérieur et de l’extérieur : ce présupposé général n’est autre que le postulat de deux types d’existence différents, selon le rapport à l’espace que chacun suppose, l’un « physique », spatial, se rapportant à une entité-substrat qui est la « matière », l’autre « mental », inétendu, se rapportant à une autre entité ou réalité qui est la « conscience »29. La référence ici est clairement la thèse cartésienne de la distinction réelle, c’est-à-dire ontologique, du corps et de l’esprit, présentée notamment dans les Méditations métaphysiques. L’exposé par Ryle de cette thèse proprement philosophique peut s’entendre en outre en relation à la doctrine de la substance et de l’attribut principal à l’œuvre notamment dans la première partie des Principes de la philosophie de Descartes ; doctrine suivant laquelle la pensée est l’attribut principal, autrement dit l’essence ou la nature, de la substance qu’est l’esprit, et l’étendue est l’attribut principal, ou essence, de cette autre substance qu’est le corps30. La suite de The Concept of Mind est précisément consacrée à la démonstration de « l’absurdité », selon Ryle, de la doctrine fondée sur un tel présupposé philosophique, et au développement d’une conception alternative de l’identité personnelle et de l’agir humain.
Les apories de la « doctrine officielle »
18La célèbre description par Ryle de la représentation classique de la relation psychophysique se donne à entendre dans une métaphore délibérément irrévérencieuse : la formule du « fantôme dans la machine », en laquelle consiste cette métaphore, laisse entendre que la version du cartésianisme ici en jeu est approximative, et pour le moins éloignée de la théorie originale de Descartes. Du reste, Ryle lui-même qualifie cette description de la doctrine officielle d’obédience cartésienne, de « délibérément abusive »31. Et l’on peut noter par exemple que l’exposé, au début de The Concept of Mind, de la thèse de la discrimination entre deux types de processus, les processus physiques et les processus mentaux, ne paraît pas nettement distinguer entre le modèle de l’interférence causale et un modèle paralléliste posant la simultanéité et l’indépendance réciproque des processus en question.
19Cependant, la lecture par Ryle de la « doctrine » de Descartes manifeste une acuité certaine dans l’examen des énigmes inhérentes à cette conception du corps et de l’esprit. Ces énigmes, en effet, constituent autant de problèmes classiques du cartésianisme. Il s’agit, principalement, du problème de l’interaction, et du problème de l’existence des autres esprits.
20Ce dernier problème semble une conséquence de la doctrine cartésienne de la réflexivité, et de la définition de la perception des phénomènes psychiques sur le modèle de l’introspection, en relation à la thèse d’un accès privilégié du sujet à ses propres états mentaux. Le problème des « autres esprits » est devenu un objet de débat récurrent dans la philosophie anglo-saxonne du xxe siècle. C’est ainsi que Ryle lui-même évoque, au titre de question débattue parmi les « philosophes contemporains » encore sous l’influence du « mythe » cartésien, « le problème de notre connaissance des autres esprits », autrement connu sous le nom de « solipsisme »32. Selon la perspective solipsiste, non seulement je ne peux percevoir, en tant que témoin externe, la vie psychique d’autrui, mais il semble que je ne possède aucune preuve indubitable de l’existence même d’un « esprit » en autrui. Il se pourrait bien, pour reprendre l’hypothèse cartésienne à ce propos, que « les autres hommes » ne soient que des automates dépourvus d’esprit, conformément à la fiction épistémologique de « l’homme feint » ou de l’homme-machine. Tout au plus serait-il permis au sujet témoin ou observateur, écrit Ryle, « de faire des inférences problématiques à partir de conduites corporelles observées chez l’autre individu et conclure à des états d’esprit que, par analogie avec sa propre conduite, il suppose être indiqués (signalized) dans les conduites observées »33. Mais cette conjecture, cette inférence du physique au psychique, ne peut se prévaloir de l’évidence qui serait celle de la connaissance par le sujet de ses propres états d’esprit, dans l’ordre de l’observation réflexive ou de l’introspection. En conséquence, tant que l’on demeure dans le cadre de la « doctrine officielle », non seulement l’activité psychique des autres hommes reste par elle-même imperceptible, connue seulement sur le mode incertain de l’analogie, mais son existence même est, en dernière instance, problématique.
21Or l’énigme que représente la connaissance des « autres esprits » suppose précisément, c’est là la thèse de Ryle, la dichotomie de l’intérieur et de l’extérieur à laquelle la philosophie, comme la psychologie, doivent renoncer. Les états mentaux d’un sujet quelconque, en effet, ne sont un mystère pour un témoin extérieur que dans la mesure où on les déclare privés et internes à ce sujet, et comme tels inaccessibles à tout autre, par opposition à ses états physiques, publiquement observables. La difficulté se dissipe, pour peu que soit abandonnée cette distinction principielle du privé et du public, de l’intérieur et de l’extérieur, qui se trouve combattue dès les premières lignes de The Concept of Mind. Aussi le problème des « autres esprits » se réduirait-il en définitive à un faux problème, dans la mesure exacte où, selon Ryle, les prémisses philosophiques sur lesquelles il est construit seraient elles-mêmes inadéquates.
22Il est vrai que dans le cadre original de la philosophie de Descartes, l’énigme de l’existence des autres esprits reçoit une solution, si bien que le spectre du « solipsisme » se trouve finalement éloigné. Cette solution est liée à l’analyse du phénomène proprement humain de la parole, qui constitue selon Descartes la preuve publique, l’unique manifestation extérieure, de l’union de l’âme et du corps ; parole en ce sens exclusivement humaine, et dont l’exercice, par la libre composition de signes, nous distingue des animaux comme des machines. L’activité de langage, définie par l’inventivité et l’à propos, manifeste en effet une efficace libre et non mécanique, caractéristique en l’occurrence de la pensée, que Descartes identifie à un acte intérieur susceptible d’une traduction sensible, en vertu du double caractère du signe linguistique, à la fois physique et psychique. La parole, en tant qu’elle est douée de sens, et qu’elle se distingue des opérations répétitives et déterminées des animaux ou des machines, constitue en effet la seule activité publiquement observable par laquelle se fasse entendre, dans le registre extérieur des signes, ce principe intérieur qu’est la raison ou la pensée. Elle permet à l’auditeur, au témoin extérieur, de conclure à la présence d’un esprit chez le sujet de cette parole, irréductible à ce titre à un « homme feint », à un corps-machine dépourvu d’âme. La loquela, en vertu du statut privilégié qu’elle reçoit dans la philosophie de Descartes, celui d’expression sensible des pensées, constitue bien une preuve, nécessairement publique, de l’existence « d’autres esprits ». Dans la mesure où l’activité linguistique est censée dépendre, par définition, d’une cause psychique interne, qui permet de distinguer le « vrai homme » de l’automate privé d’esprit, elle autorise, pour un témoin extérieur, une inférence, non pas problématique, mais certaine, d’états d’esprit à partir de signes qui sont aussi des manifestations physiques : « Car c’est une chose bien remarquable, écrit Descartes, qu’il n’y a point d’hommes si hébétés et si stupides, sans en excepter même les insensés, qu’ils ne soient capables d’arranger ensemble diverses paroles, et d’en composer un discours par lequel ils fassent entendre leurs pensées [...] »34. La philosophie classique, à la suite de Descartes, semble résoudre le problème des « autres esprits », avec la théorie du langage développée notamment par les auteurs de Port-Royal, tels Arnauld, Lancelot et Nicole35 : la signification linguistique, affirment-ils, en tant qu’elle est expression publique d’un principe mental intérieur, révèle en définitive l’union du corps et de l’esprit, union caractéristique de l’identité humaine. C’est là du reste une conséquence de la théorie du signe linguistique développée par les auteurs de Port-Royal ; théorie qui, par l’identification générale des mots à des « signes d’institution des pensées »36, engage la notion d’un « arbitraire » du signe. La double dimension du signe linguistique, simultanément physique et psychique, et son caractère institué, non naturel, par lequel se produit la conjonction « contre nature » du son et du sens, du physique et du mental, rendent concevable et expriment en définitive la réalité de l’union psychophysique ; union elle-même extraordinaire et « d’institution », puisqu’elle implique la conjonction de deux entités de natures différentes, la pensée et l’étendue. La vraie parole, pour les philosophes cartésiens, est donc bien le moyen d’expression et de manifestation évidente du vrai homme, dans la mesure exacte où les « mots », qui n’ont « rien de semblable en eux-mêmes à ce qui se passe dans notre esprit », font pourtant entendre « tous les divers mouvements de notre âme »37.
23Mais Ryle quant à lui, nous l’avons déjà noté, récuse l’hypothèse, inhérente à l’analyse cartésienne du langage, d’une cause mentale interne productrice d’effets dans le monde sensible. S’agissant plus précisément du phénomène de la signification linguistique, l’auteur de The Concept of Mind rejette la représentation d’un « cours » parallèle d’états mentaux imperceptibles, intérieurs à l’esprit du locuteur, et comme cachés derrière leur « traduction » sensible, dans l’ordre du discours. Le sujet parlant se distingue certainement du perroquet par une disposition à produire du sens qui n’a rien de mécanique ; mais cette disposition s’épuise dans le discours même, et ne se confond par conséquent aucunement avec un acte intérieur et caché, dont il s’agirait d’inférer l’existence à partir de son expression publique. Dans ces conditions, « l’inférence » du physique au psychique demeure éminemment problématique. Ryle considère assurément, comme Descartes lui-même, qu’avec l’examen du phénomène de la signification linguistique, le problème du solipsisme se résout de lui-même. Cependant, précise-t-il, si la découverte de l’existence d’autres esprits se fait par la « compréhension (understanding) » de ce que les autres disent et font, elle n’est justement pas de l’ordre d’une inférence, connaissance médiate et indirecte. Au contraire, la compréhension du sens du discours de l’autre, par exemple, en laquelle consiste cette découverte, implique une saisie directe, un accompagnement de ce discours même : « comprenant ce que dit autrui, appréciant ses plaisanteries, perçant à jour ses stratagèmes au jeu d’échecs, suivant ses arguments et l’écoutant réfuter les miens, je n’infère pas le fonctionnement de son esprit, je le suis (I am not inferring to the workings of your mind, I am following them). Certes, je ne fais pas qu’entendre les sons qu’il émet, ou seulement voir ses mouvements ; je comprends ce que je vois et entends. Or cette compréhension ne consiste pas à inférer des causes occultes mais à apprécier la façon dont certaines opérations sont conduites »38. Ryle, ici, ne paraît pas accorder au langage le privilège qui était le sien dans la théorie cartésienne de l’agir humain. Mais l’activité linguistique demeure un cas exemplaire de « conduite intelligente » dans laquelle se découvre « l’esprit ». Selon Ryle, la saisie du sens du discours d’autrui est immédiate, de l’ordre de l’évidence, et se différencie du processus laborieux par lequel un auditeur, à partir de la perception sensible des signes linguistiques, parviendrait à la conclusion seconde de l’existence de « causes occultes », c’est-à-dire d’états d’esprits internes au locuteur. Il est probable que cette conception de la communication linguistique, tout entière dirigée contre la notion « d’inférence », contient une critique implicite de la théorie cartésienne du langage.
24Soulignons toutefois que cette théorie cartésienne est par elle-même plus déconcertante, et sert d’autres fins que la résolution du problème des « autres esprits ». La parole en effet, dans l’analyse originale qu’en propose Descartes, n’est pas seulement la preuve publiquement observable de la présence d’un « esprit », immatériel et caché, chez celui qui parle. Elle révèle également, en dernière instance, l’union étroite en l’homme de l’âme et du corps, comme il appert de la nature paradoxale des signes linguistiques, ces signes « d’institution », dont le statut est simultanément psychique et physique. Tel est en effet le prodige de la « parole » dans la conception qu’en propose la philosophie classique : le phénomène de la signification linguistique semble dépasser la dualité du mental et du corporel, dans la mesure où par elle se trouvent associés des sons ou des lettres à des pensées, malgré la différence de nature entre la matière et l’esprit39. Ainsi se conçoit par exemple, dans la logique des auteurs de Port-Royal, le caractère institué, et non naturel, du langage. La parole, selon l’analyse originale qu’en produit Descartes, et dans les développements de cette analyse par les philosophes cartésiens de la seconde moitié du xviie siècle, n’est pas seulement révélatrice d’un esprit chez celui qui parle et répond « à propos ». Elle est fondamentalement, nous l’avons noté, la preuve de l’identité humaine, et permet à ce titre la reconnaissance du « vrai homme », en tant que cette identité suppose précisément l’union de l’âme au corps, au corps du sujet parlant. Pour les cartésiens, le phénomène humain du langage semble excéder ou tout au moins rendre plus fluctuante l’antithèse classique de l’intérieur et de l’extérieur, puisqu’il engage la suspension, fût-ce par le biais de « l’institution » du signe linguistique, de la disjonction naturelle du physique et du psychique40. La pensée, pour se signifier, ne peut demeurer assignée à l’ordre de la pure intériorité. Son expression, dans le langage, est nécessairement publique, et comme telle accessible à un témoin extérieur, lecteur ou auditeur, qui n’est pas le sujet solipsiste.
25Quant au problème de l’interaction, ou action réciproque entre l’âme et le corps, il est répertorié depuis la seconde moitié du xviie siècle. Plus que d’un problème au sens strict, il s’agirait d’une difficulté inhérente à la tentative cartésienne d’explication de l’union de l’âme et du corps. La thèse de l’impossibilité de l’interaction joue ainsi un rôle important, nous l’avons noté, dans les systèmes des philosophes succédant à Descartes, tels Malebranche, Spinoza, et Leibniz, lesquels ont immédiatement souligné ce qui, dans la théorie cartésienne de l’esprit, pouvait prendre les allures d’une contradiction41. L’action réciproque, en laquelle Descartes faisait consister l’union psychophysique, ou unité individuelle du sujet humain, semble difficilement se déduire de la thèse de la distinction conceptuelle de la pensée et de l’étendue, et de la distinction réelle de l’esprit et du corps.
26Quelle est donc cette « difficulté théorique majeure » du cartésianisme, pour reprendre l’expression de Ryle ? Elle concerne très généralement, toujours selon Ryle, l’explication de « la façon dont les esprits peuvent influencer et être influencés par les corps »42. Autrement dit, la théorie de ce qu’il est également convenu d’appeler l’interaction, en vertu de laquelle l’âme aurait le pouvoir de déterminer les opérations du corps, et le corps, à son tour, celui d’agir sur le fonctionnement de l’esprit, constitue la célèbre énigme de la doctrine cartésienne de la relation psychophysique. L’auteur de The Concept of Mind évoque à cet égard le phénomène du mouvement volontaire, qui implique l’action de l’esprit sur le corps, et celui de la sensation, qui engage une cause physique dont les effets seraient des représentations dans l’esprit : phénomènes dont l’intelligibilité peut paraître problématique dans le cadre cartésien de la distinction du corps et de l’esprit au titre de « choses », et de la discrimination épistémologique entre deux types de causalité, la causalité physique et les « processus mentaux »43. Ryle, qui s’inscrit expressément dans une tradition interprétative critique de cet aspect du cartésianisme, tradition critique qui s’est constituée selon lui « dès le début », c’est-à-dire au xviie siècle, propose ainsi un argument très proche de ceux que Spinoza ou Leibniz opposaient à la conception cartésienne de l’interaction. Cet argument est le suivant : la thèse fondamentale d’une distinction réelle, à la fois substantielle et causale, du physique et du psychique, non seulement ne peut fonder la représentation de l’interaction psychophysique, mais paraît même l’interdire. Telle est donc la difficulté qui se rencontrerait dans la théorie cartésienne de l’esprit. Cette difficulté a d’abord frappé les successeurs de Descartes, au point de leur faire abandonner l’hypothèse de l’interaction de l’esprit et du corps, considérée comme strictement incompatible avec le postulat d’une dualité constitutive de la pensée et de l’étendue. Descartes, rappelons-le, s’attache à rendre compte, non seulement de la distinction substantielle ou réelle de l’esprit et du corps, qui est un enseignement de la philosophie, mais aussi de leur union, caractéristique de l’identité humaine, qui est un enseignement de la nature et de la sensibilité Or cette union, si elle est difficilement intelligible dans le registre de la rationalité philosophique, est néanmoins une donnée fondamentale de l’existence humaine, affirme Descartes. Elle reçoit du reste une tentative d’explication, de type physiologique, dans le traité des Passions de l’âme, sur le modèle de l’action réciproque entre l’âme et le corps. Mais comment deux choses ou deux substances dont les natures respectives sont si entièrement différentes pourraient-elles agir « l’une contre l’autre », au point qu’une cause mentale puisse avoir des effets physiques, et réciproquement ? L’énigme semble aussi grande, aussi peu résolue, en l’occurrence, que celle dont faisait état Elisabeth, dans sa correspondance avec Descartes de 1643, à propos notamment de la possibilité du mouvement volontaire, c’est-à-dire d’une action causale de l’âme, chose immatérielle et inétendue, sur le corps, chose étendue44. Or, c’est précisément cette hypothèse cartésienne d’une interférence causale du psychique et du physique qui est d’emblée présentée par Ryle comme inconcevable, dans le cadre de l’antithèse cartésienne de l’extérieur et de l’intérieur, autrement appelée dualisme, dont l’examen est proposé dès les premières pages de The Concept of Mind. Si « le problème de savoir comment l’esprit et le corps s’influencent réciproquement » est un problème « chargé de difficultés théoriques » connues, c’est parce que, fondamentalement, les « liaisons et influences » entre des processus mentaux, internes et des processus physiques externes sont irreprésentables dans le contexte de la dichotomie de l’intérieur et de l’extérieur45. En effet, avance Ryle, de telles influences et relations entre les événements de « l’histoire privée » que serait la vie mentale, et les événements physiques de « l’histoire publique », ne se laissent pas concevoir, par définition, selon l’un ou selon l’autre de ces registres. Elles échappent à l’ordre de la causalité mentale comme à celui de la causalité physique. Comme telles, elles ne peuvent être l objet d aucun type de connaissance, qu'il s’agisse d’une connaissance « interne », à savoir l’introspection, ou de la connaissance « externe », à savoir l’expérimentation objective46.
27Ainsi, l’hypothèse d’un échange causal transversal entre l’esprit et le corps paraît incompatible avec la représentation, en jeu dans la métaphore de l’externe et de l’interne, de leur existence antithétique. Elle demeure énigmatique, puisqu’elle implique des processus qui ne seraient ni exclusivement physiques, ni exclusivement mentaux, alors même que la distinction entre le physique et le mental est supposée épuiser le champ de l’activité et de l’identité personnelle. En particulier, la représentation d’une détermination du corps par l’esprit, enjeu dans la théorie cartésienne du mouvement volontaire, qui suppose la notion problématique d’une faculté mentale, la volonté, dont les effets pourraient être corporels, apparaît à Ryle singulièrement obscure47. Sur ce point précis, la critique par l’auteur de The Concept of Mind de la notion cartésienne de volonté, et de l’hypothèse afférente d’une détermination des mouvements du corps par la puissance de l’esprit, trouve un précédent illustre dans la philosophie de Spinoza ; celui-ci le premier rejette, au titre d’« hypothèse occulte », selon l’expression de la Préface de la cinquième partie de l’Éthique, à la fois l’idée d’un pouvoir absolu de l’esprit représenté par la volonté, et la doctrine, également cartésienne, d’une influence causale, en l’occurrence volontaire, de l’esprit sur le corps.
28Cependant, Ryle, à la différence de Spinoza ou de Leibniz, ne tente pas de résoudre le problème de l’interaction à partir des prémisses classiques de la distinction de la pensée et de l’étendue. Ce problème, au contraire, révélerait l’incohérence générale qui caractérise selon lui la théorie cartésienne de l’esprit. Si les « interactions postulées (the postulated interactions) » entre les opérations de l’esprit et les mouvements du corps revêtent le caractère d’un mystère complet, c’est d’abord en relation à la discrimination épistémologique classique entre « lois de la physique » et « lois de la psychologie »48. Cette discrimination suppose, selon le modèle de la disjonction exclusive, qu’un phénomène est ou bien physique, ou bien mental, conformément à la leçon du mécanisme et du dualisme cartésiens. Or c’est fondamentalement le postulat d’une telle distinction épistémologique, qui constitue, en l’espèce, la cible de la critique de Ryle. Ce postulat est notamment au principe de la représentation contestable, selon le béhaviorisme philosophique, de « lois de la psychologie encore à découvrir », définies en quelque sorte négativement comme contrepartie des lois de la physique.
Le fantôme dans la machine
29La formule du « fantôme dans la machine », dans le vocabulaire de Ryle, renvoie au dogme supposé inhérent à la « théorie officielle » de la relation psychophysique 49. Cette théorie officielle étant explicitement présentée comme un « legs » de la philosophie de Descartes, l’on devine que « the dogma of the Ghost in the Machine » désigne plus particulièrement, en l’occurrence, la conception cartésienne de l’union de l’âme et du corps. Cette expression, au-delà de sa dimension polémique évidente, n’est pas gratuite ; elle manifeste chez son auteur une attention certaine aux enjeux de la doctrine de l’identité individuelle de l’homme, et de l’union psychophysique, dans le cartésianisme.
30Le « fantôme dans la machine », ce serait donc, dans le contexte du cartésianisme, l’âme dans le corps humain, un principe immatériel résidant à l’intérieur de la « machine de notre corps », suivant la formule récurrente des Passions de l’âme de Descartes50. L’expression « Ghost in the Machine » constitue donc d’abord une référence explicite à la théorie cartésienne du corps-machine, selon laquelle le corps humain se trouve précisément conçu sur le modèle de l’automate, dont les opérations s’expliquent par des lois exclusivement physiques. Or cette théorie présente ceci de particulier, et de singulièrement énigmatique, qu’elle se trouve associée par Descartes à sa doctrine de l’union psychophysique : de sorte que, dans ce corps-machine par essence inanimé, dont le fonctionnement ne requiert aucune cause extra-matérielle, aucun principe psychique d’animation, Descartes place cependant, lorsqu’il s’agit de rendre compte de l’identité humaine, une « âme », au sens précis de « l’âme raisonnable ».
31Dès le Traité de l’Homme, Descartes propose une explication de la nature et des fonctions du corps humain, qui identifie celui-ci à un automate ou une machine artificielle très complexe. Or c’est précisément à cette occasion que se trouve produite l’hypothèse selon laquelle une « âme » peut néanmoins résider dans la machine corporelle : « Quand l’âme raisonnable sera en cette machine, écrit Descartes, elle y aura son siège principal dans le cerveau (...)51 » ; et il précise, quelques pages plus loin : « (...) quand Dieu unira une Ame Raisonnable à cette machine, (...), il lui donnera son siège principal dans le cerveau (,..) »52. Cette hypothèse, étrange au premier abord, de la présence de l’âme immatérielle dans la machine corporelle est d’ailleurs reprise et développée dans le contexte de la neuropsychologie des Passions de l’âme, qui fait expressément de cette partie du corps qu’est le cerveau, et plus particulièrement de « la petite glande qui est au milieu du cerveau », le « siège principal » de l’âme53. L’attribution à Descartes de la thèse de l’existence « à l’intérieur » de la machine, la machine du corps humain, d’une entité immatérielle et spectrale n’est par conséquent ni complètement arbitraire ni entièrement fantaisiste. Selon Ryle, l’union de l’âme au corps humain, dans le cartésianisme, serait donc aussi mystérieuse que la présence d’un fantôme dans un dispositif mécanique : le dogme du « Ghost in the Machine » révélerait ainsi le caractère proprement inconcevable et déraisonnable de la théorie cartésienne de l’union de l’âme et du corps. Or pareille inconcevabilité tiendrait essentiellement à deux principes connexes de la doctrine de Descartes, le dualisme d’une part, c’est-à-dire la thèse métaphysique de la distinction réelle du corps et de l’esprit, et le mécanisme d’autre part.
32Développant et poursuivant l’analyse interprétative de Ryle, nous pourrions considérer que, de façon générale, Descartes aurait si bien disjoint l’esprit du corps, en affirmant le caractère inétendu, et donc, suivant sa propre définition, immatériel, de l’esprit, qu’il n’aurait pu les faire se rejoindre qu’au prix de l’hypothèse extraordinaire de l’inhérence d’un être occulte à un corps entièrement artificiel. L’extravagance même d’une telle hypothèse serait l’indice du caractère foncièrement aporétique de la doctrine de la distinction réelle du corps et de l’esprit : suivant cette doctrine, l’esprit est tellement distinct de la réalité corporelle, que sa relation au corps ne peut être que celle d’une présence fantomatique. Mais le dogme du fantôme dans la machine a également son origine dans la théorie physiologique de Descartes, avec la réduction conceptuelle du corps humain à l’automate, et sa description sur le modèle d’une « fabrique de nerfs et de muscles »54. La théorie mécaniste du corps humain, dans la philosophie même de Descartes, est au principe de l’assimilation de ce corps à une « machine mouvante », une entité artificielle inanimée, dont l’activité est entièrement déterminée par la configuration de ses parties et les lois du mouvement et du repos. Le corps-machine, dans la perspective de la « philosophie mécanique », fonctionne tout seul, sans l’aide de l’âme, en vertu de la seule causalité efficiente (hormis précisément quelques actions littéralement extraordinaires, qui sont le témoignage de l’unité étroite de l’âme et du corps en l’homme, comme la parole ou le mouvement volontaire). Les fonctions et les opérations du corps humain ne requièrent donc aucunement la présence d’une âme, contrairement aux postulats de l’ancienne doctrine de l’animation corporelle. L’âme, telle qu’elle se trouvait définie par Aristote dans le De Anima, entendue au sens du principe de vie et du principe du mouvement du corps, a en quelque sorte disparu du corps, dans le contexte du mécanisme cartésien : elle n’est donc plus qu’une ombre, une entité évanescente, un « fantôme » pour reprendre la métaphore de Ryle, dans ce corps-artifice, ce corps-automate. Du reste, réduite à la seule « âme raisonnable », dont la fonction est celle de la rationalité, elle se trouve destituée des autres fonctions qui étaient les siennes dans la philosophie scolastique, et engageaient son rapport constitutif, essentiel, au corps humain, à savoir les fonctions végétative et sensitive. Identifiée à la seule faculté de penser, laquelle ne requiert nullement l’existence du corps, selon Descartes, l’âme, réciproquement, n’a plus pour fonction d’« animer » le corps. La conclusion du Traité de l’Homme, rappelons-le, est sous cet aspect exemplaire55. Dans la perspective nouvelle définie par la philosophie moderne, l’âme, uniquement « raisonnable », ne semble pas détenir, en vertu de sa seule nature, plus d’efficace causale à l’égard du corps que n’en détiendrait une entité fantomatique. A ce titre, l’hypothèse du « fantôme » se conçoit comme une conséquence de celle de la « machine », et l’identification de l’âme à un pur principe de pensée comme le corrélat de l’assimilation du corps à un automate. Le fantôme, en l’occurrence, n’est que le double ou la figure inversée de la machine.
33Il convient toutefois de marquer les limites d’une telle interprétation, et de préciser que le contexte théorique dans lequel s’élabore la conception cartésienne de l’esprit, et de sa relation au corps, apparaît plus singulier, et plus déconcertant, que ne le donne à entendre l’auteur de The Concept of Mind. Ce contexte, en effet, se trouve dessiné à la fois par le mécanisme, avec la représentation dualiste qui lui est afférente, et par la théorie de l’union de l’âme et du corps. L’âme, fût-elle raisonnable, a tout de même, dans les termes originaux de la philosophie de Descartes, celle du Traité de l’Homme par exemple, la puissance d’agir, de façon indirecte, sur le corps56, et d’avoir des sentiments dont la cause est corporelle57. L’âme « raisonnable », dont la seule nature est de penser, est distincte du corps, dont les fonctions, par nature également, sont indépendantes de celle-ci ; et pourtant, dès lors qu’elle est jointe, par l’action de Dieu, précise Descartes, au corps, elle peut être au principe de fonctions corporelles, qui ne sont pas mécaniques, mais sont « dépendantes de la pensée »58.
34Ce qui est en jeu dans cette représentation cartésienne de l’âme, ce n’est donc pas seulement la métaphysique dualiste, effectivement engagée dans le mécanisme, et dont la leçon est du reste expressément réaffirmée dans le traité des Passions de 1649 : ainsi la seule fonction de l’âme réside dans la pensée, selon l’article 17 de la première partie du traité59. C’est aussi la doctrine de l’union de l’âme et du corps, dont les éléments sont précisément exposés à partir de l’article 30 de ce même traité des Passions60. Or cette doctrine de l’union peut sembler à première lecture difficilement conciliable avec la représentation de leur indépendance réciproque, puisqu’elle s’articule à une esquisse de neuropsychologie, en vertu de laquelle l’âme a son « siège principal » dans le cerveau, plus particulièrement dans « la petite glande qui est au milieu du cerveau »61. Ce qui est enjeu ici, ce n’est pas uniquement la doctrine métaphysique de la distinction réelle de l’esprit et du corps, mais aussi la doctrine neuropsychologique qui pose l’existence de corrélations entre états d’esprit et états du cerveau, et l’inhérence de l’âme au corps, plus particulièrement à cette partie du corps qu’est le cerveau. Une difficulté persistante, à propos de la perspective cartésienne, est la compréhension précise de la relation, qui n’est ni d’exclusion réciproque, ni d’équivalence, entre le dualisme et la neuropsychologie ; relation affirmée sans ambiguïté au tout début des Passions de l’âme, dans l’article 2 qui fait de l’étude de « la différence qui est entre l’âme et le corps » un réquisit de la théorie des passions, laquelle implique la thèse de l’union et de l’interaction psychophysique62, et la représentation afférente d’un siège de l’âme dans la machine du corps.
35S’il n’existe pas de contradiction du dualisme à la neuropsychologie, il existe au moins une tension dont Ryle ne fait pas état, lui qui semble prendre l’hypothèse de l’âme dans la machine comme l’expression simple de « l’antithèse de l’extérieur et de l’intérieur ». Il est à noter que Descartes emploie le terme d’« âme » ou encore d’« âme raisonnable », selon l’expression du Traité de L’Homme, lorsqu’il est question de la relation de cette âme au corps, dans le contexte de l’union, et de la neuropsychologie. C’est ainsi que dans le traité de 1649, l’hypothèse de la présence d’une « âme » à l’intérieur de la machine corporelle, et exerçant ses fonctions dans « une certaine glande fort petite, située dans le milieu de [la] substance [du cerveau] »63, est produite comme un réquisit de la doctrine de l’action réciproque, ou interaction. Or l’union de l’âme et du corps sous son aspect fonctionnel consiste précisément, selon Descartes, en cette action réciproque64. Il apparaît donc que « l’âme » (anima), l’âme qui réside en la machine, est un terme relevant notamment de l’appareil conceptuel de la neurophysiologie, représenté par le cerveau, la glande pinéale, les esprits animaux principalement. En revanche, il semble que Descartes emploie plutôt le terme moderne « esprit » (mens), pour désigner le pur principe de pensée, principe inétendu et immatériel, indépendant du corps, dans le contexte de la distinction réelle. En l’espèce, le recours au terme d’« âme », suivant la leçon des Passions de l’âme, paraît s’inscrire dans le cadre de la jonction de l’âme et du corps, et non dans celui de leur disjonction métaphysique au titre de substances. L’âme, dont le siège est le corps, ne se comprend peut-être pas exactement dans le même sens que l’esprit, qui est conceptuellement et réellement distinct de ce corps. « Âme » et « esprit » ne constituent assurément pas deux types différents de réalité psychique, et désignent une même entité, dont l’union même au corps, fût-elle substantielle (union produite métaphysiquement par Dieu, pour la composition et institution de l’identité de l’homme), n’invalide pas la thèse de sa distinction réelle d’avec le corps-chose étendue, comme il appert de la sixième des Méditations métaphysiques. Cependant, il semble que, malgré une certaine fluctuation terminologique à ce sujet dans les textes de Descartes, en particulier dans les textes en français65, le terme « âme »-anima engage plus précisément l’identité humaine, l’identité subjective en tant qu’elle implique également le corps propre, auquel l’âme est conjointe et étroitement unie : identité en jeu dans les passions et les sentiments, qui est précisément celle « du vrai homme »66. L’« esprit »-mens, en revanche, paraît plus souvent désigner la seule identité du moi-res cogitans, autrement dit l’identité du sujet pensant, dans l’ordre d’une stratégie démonstrative, celle de la distinction conceptuelle et réelle, différente de celle qui prévaut pour la compréhension de l’union psychophysique ; stratégie de la distinction qui vise précisément à dissiper l’équivocité du terme « âme »67. Mens et anima, s’ils sont les deux noms d’une même chose, paraissent pourtant répondre chacun à des contextes argumentatifs différents.
Notes de bas de page
1 « My destructive purpose », écrit Ryle au sujet de son propre programme philosophique, dans The Concept of Mind [Hutchinson, 1949], Penguin Books, 1990, chap. 1, p. 19. Traduction française : La notion d’esprit. Pour une critique des concepts mentaux, traduction de Suzanne Stern-Gillet, Payot, 1978.
2 The Concept of Mind, chap. 1, p. 15. La notion d’esprit, p. 13.
3 The Concept of Mind, chap. 1, p. 14.
4 Ibid., chap. 1, p. 19. (Nous traduisons).
5 Ibid., chap. 1, p. 13.
6 Ibid., chap. 1, p. 14.
7 Ibid., chap. 1, p. 13.
8 Ibid., chap. 3, pp. 73-80.
9 Ibid., chap. 1, p. 14.
10 Ibid., p. 14.
11 Ibid., p. 15. La notion d’esprit, p. 13.
12 Cf. Jacques Bouveresse, Le mythe de l’intériorité. Expérience, signification et langage privé chez Wittgenstein, Editions de Minuit, 1987.
13 the Concept of Mind, chap. 2, p. 49.
14 Cette distinction entre actions intérieures et actions extérieures est produite en particulier dans le cadre de la théorie cartésienne du langage. Sur ce point, cf. notamment une lettre de Descartes à un destinataire inconnu, datée de mars 1638. A.T. II, pp. 39-41.
15 À propos de la conception cartésienne du corps humain, en particulier dans le contexte de la doctrine de l’union psychophysique, cf. supra, partie I, chap. I, pp. 56-58.
16 The Concept of Mind, chap. 2, p. 34.
17 Ibid., chap. 2, p. 32. La notion d’esprit, p. 32.
18 Ibid., chap. 2, p. 33.
19 Au sujet de la conception cartésienne de la parole, comme activité proprement humaine, à la fois interne et externe, cf. notamment le Discours de la Méthode, cinquième partie, A.T. VI, pp. 57-59.
20 Chap. 2, p. 33.
21 The Concept of Mind, chap. 2, p. 40. La notion d’esprit, p. 39.
22 The Concept of Mind, chap. 2, p. 33.
23 Cf. à ce sujet The Concept of Mind, chap. 3, pp. 77-78.
24 Ibid., chap. 2, p. 40. La notion d’esprit, p. 40 (traduction modifiée).
25 The Concept of Mind, chap. 2, p. 50.
26 Soulignons ici que la doctrine rationaliste des « facultés », qui assigne à l’activité humaine, comme l’activité linguistique notamment, une origine mentale, caractéristique d’un pouvoir a priori de l’esprit, se trouve en revanche réactivée dans la seconde moitié du xxe siècle, à l’occasion du « tournant » cognitiviste. La doctrine des facultés est reprise, en particulier, par Noam Chomsky, en réaction à l’empirisme et au béhaviorisme philosophique. La thèse fonctionnaliste de la « modularité de l’esprit », soutenue dans les années quatre-vingts par Jerry Fodor, se présente aussi comme une réélaboration singulière, distincte néanmoins du « néo-cartésianisme » de Chomsky, de cette même doctrine.
27 The Concept of Mind, chap. 2, p. 50.
28 Ibid., chap. 2, p. 40.
29 Ibid., chap. 1, pp. 14-15.
30 Descartes, Principes de la Philosophie, I, art. 53, A.T. IX, p. 48.
31 The Concept of Mind, chap. 1, p. 17.
32 Ibid., chap. 2, p. 59.
33 Ibid., chap. 1, p. 16. La notion d’esprit, p. 14. (Traduction modifiée).
34 Descartes, Discours de la Méthode, cinquième partie, A.T. VI, p. 57.
35 Cf. Arnauld et Lancelot, Grammaire générale et raisonnée, contenant les fondements de l’art de parler (1660), Republications Paulet, Préface de Michel Foucault, 1969.
Cf. également Arnauld et Nicole, La logique ou l’art de penser, (1662), Edition critique par Pierre Clair et François Girbal, Vrin, 1993.
36 Antoine Arnauld et Pierre Nicole, La logique ou l’art de penser, première partie, chap. 4, p. 54.
37 Arnauld et Lancelot, Grammaire générale et raisonnée, seconde partie, chap. 1, p. 22.
38 The Concept of Mind, chap. 2, p. 59. La notion d’esprit, p. 59 (Traduction modifiée).
39 Cf. à ce sujet Descartes, Passions de l’âme, première partie, art. 50, A.T. XI, pp. 368-369.
40 Cf. en particulier, sur ce point, Géraud de Cordemoy, auteur en 1666 d’un Discours Physique de la Parole, qui fait du phénomène de la parole, reliant étroitement des « mouvements extérieurs » à nos pensées, « le plus beau moyen de concevoir en quoi consiste l’union de l’âme et du corps ». (Discours Physique de la Parole, republication dans Les cahiers pour l’analyse, supplément au numéro 9, Editions Le Graphe, pp. 15-16).
41 Sur ce point, cf. supra, partie I, chap. III, pp. 85-89.
42 The Concept of mind, chap. 1, p. 21.
43 Ibid. chap. 1, p. 21.
44 Au sujet des difficultés posées par la théorie cartésienne de l’union de l’âme et du corps, telles qu’elles se trouvent en particulier évoquées dans la correspondance avec Elisabeth de 1643, cf. supra, partie I, chap. I, pp. 41-42 et pp. 50-54.
45 The Concept of Mind, chap. 1, p. 14. La notion d’esprit, p. 12.
46 Ibid., chap. 1, p. 14.
47 Ibid., chap. 3, p. 62.
48 The Concept of Mind., chap. 2, p. 51.
49 Ibid., chap. 1, p. 17.
50 Cf. notamment, dans la première partie, les articles 7 et 34, A.T. XI, pp. 331 et 354.
51 Descartes, Traité de l’Homme, A.T. XI, p. 131.
52 Ibid., A.T. XI, p. 143.
53 Descartes, Passions de l’âme première partie, art. 34. A.T. XI, p. 354.
54 Descartes, Traité de l’Homme, A.T. XI, p. 132. Cf. également Discours de la Méthode, cinquième partie, A.T. VI, p. 55.
55 Descartes, Traité de l’Homme, A.T. XI, p. 202. Cf. supra, partie I, chap. I, p. 30.
56 Descartes, Traité de l’Homme, A.T. XI, pp. 131-132.
57 Ibid., A.T. XI, p. 143.
58 Descartes, Discours de la Méthode, cinquième partie, A.T. VI, p. 46.
59 Descartes, Passions de l’âme, première partie, art. 17. A.T. XI, p. 342.
60 Ibid., I, art. 30. A.T. XI, p. 351.
61 Ibid., I, art. 34. A.T. XI, p. 354.
62 Ibid., I, art. 2, A.T. XI, p. 328.
63 Ibid., I, art. 31, A.T. XI, p. 352.
64 Sur cette question, cf. notamment les articles 30 à 34 de la première partie des Passions de l’âme, A.T. XI, pp. 351-355.
65 Cf. sur ce point Frédéric de Buzon et Denis Kambouchner, Le vocabulaire de Descartes, entrée « Ame (anima) et esprit (mens) », Paris, Ellipses, 2002, p. 5.
66 La fonction spécifique de l’âme (dont la possession est un privilège anthropologique) dans la constitution de l’identité humaine semble précisément constituer, selon Descartes, l’un des enjeux de son Traité de l’Homme, selon le résumé qu’il en propose dans la cinquième partie du Discours de la méthode (A.T. VI, p. 59).
67 La nécessité de la distinction terminologique mens-anima est clairement posée par Descartes dans le texte des Cinquièmes Réponses aux Objections. Sur ce point précis, cf. supra, Partie I, chap. I, p. 29.
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