Préface. Les fondements symboliques de la confiance
p. 7-11
Texte intégral
1La difficulté tient à la confiance elle-même. Les significations attachées à ce terme sont en effet étonnamment diverses si bien que les échanges nombreux entre des points de vue diversifiés et des disciplines différentes, qui font un des charmes de ce domaine de recherche, risquent de se raréfier avec l’étrangeté croissante d’objets de recherche apparemment identiques. Et surtout, l’espoir d’une intégration théorique plus générale risque d’être déçu. Dans cette perspective, je présente schématiquement, en m’appuyant partiellement sur la littérature consacrée à cette réalité, quelques remarques critiques1 suivies d’une proposition d’orientation de la recherche.
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2Sur la confiance, les différences entre l’économie et la sociologie tiennent à deux programmes de recherche distincts. Dans un cas, l’intrusion brutale d’une notion restée jusque-là complètement étrangère à la conceptualisation néoclassique, vise à colmater la brèche ouverte par l’incertitude radicale, dans l’autre cas, l’évolution est moins spectaculaire, les interrogations plus diverses, mais, avec l’incertitude, la relation entre la confiance et l’ordre social occupe bien une position centrale.
3Lorsque Akerlof démontre que l’incertitude, sur un marché livré au libre jeu de la concurrence, provoque nécessairement l’autodestruction de l’échange et que les interventions extérieures loin d’entraver le fonctionnement du marché, assurent au contraire sa protection et sa continuité, la crise théorique prend une ampleur qui explique l’empressement mis à découvrir de nouvelles solutions. Deux stratégies sont élaborées, mises en œuvre et occupent désormais les positions dominantes : la « confiance-calcul » qui trouve son origine dans l’œuvre de Coleman et la « confiance-réputation », plus répandue, qui s’affirme principalement dans une publication de Kreps2. Dans les deux cas, la position centrale assignée à la confiance tient à sa capacité à neutraliser l’incertitude et donc à assurer la rencontre réglée de l’offre et de la demande.
4Pour Coleman, lorsque les échanges sont fondés sur des décalages temporels entre les engagements des parties contractantes, un risque est pris, nommé confiance, qui ne peut être neutralisé que par le pari ou le « placement » calculé. Cette relation prend la forme d’une proposition générale qui sera largement utilisée par d’autres auteurs : « un acteur rationnel fait confiance lorsque l’espérance de gain est supérieure à l’espérance des pertes3 ». La confiance du représenté dans le représentant qui est chargé de gérer ses intérêts, se confond avec le contrôle de son efficacité.
5La démarche de Coleman et de ceux qui ont adopté son point de vue est paradoxale. Si la confiance est assimilée à la capacité de contrôle exercée par le représenté sur le représentant alors elle rejoint la définition de la méfiance ! Ce n’est pas la recherche du profit maximal qui est en cause, la confiance est indifférente aux fins poursuivies, c’est le recours au contrôle là où, traditionnellement, la confiance prend la signification de « se fier à », de « s’abandonner à », etc.
6L’analyse de la « confiance-réputation » a été principalement développée par Kreps. Elle s’appuie sur plusieurs raisonnements, mais on se limite à l’argumentation principale : la confiance que les clients portent au producteur-vendeur est le produit de la réputation que ce dernier a acquis, avec le temps, par le maintien de pratiques loyales. Ou, si l’on rattache le raisonnement à la théorie des jeux, la réputation fondée sur la loyauté de l’entrepreneur, et donc la confiance qui lui est accordée par les clients, est certaine puisque la somme des profits futurs, dans un jeu répété, est toujours plus élevée que le gain provenant d’une pratique opportuniste. Avec la confiance, l’entreprise détient un avantage concurrentiel et, pour cette raison, elle ne peut que s’employer à reproduire indéfiniment la loyauté des pratiques pour conserver la réputation qui garantit la permanence de son profit.
7Là aussi, la théorie rencontre une difficulté : la référence à la théorie des jeux trouve sa limite dans le monde réel qui ne connaît pas la répétition indéfinie et qui ne peut donc garantir la continuité de la confiance. Et de plus, l’alternative classique du profit-confiance et du gain-opportunisme semble bien naïve lorsque la réalité multiplie les exemples de scandales fondés sur l’appropriation des deux catégories de profit !
8Les théories économiques ont en commun de ne pas s’intéresser à la nature de la confiance : elle serait une entité sans épaisseur et sans consistance. Leur visée commune se concentre sur la détermination des conditions qui assurent la neutralisation de l’incertitude par la confiance, ce qui revient à déterminer les conditions de validité de l’application de l’analyse néoclassique.
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9Les obstacles ne sont pas moindres en sociologie et cela d’autant plus que les démarches sont plus variées. Je me limite à l’examen de la théorie de l’interaction qui est indiscutablement associée à la confiance et que l’on découvre dans l’œuvre de Parsons, de Garfinkel et de ceux qui s’en inspirent.
10Pour Talcott Parsons, l’équilibre du système social dépend des relations entre les « besoins » de la collectivité et les moyens de les satisfaire. Tout système d’action est défini, d’une part, par quatre « exigences » ou fonctions auxquelles correspondent quatre sous-systèmes « fonctionnels », et, d’autre part, par une dynamique normative qui produit et maintient la conformité sociale par la socialisation, l’institutionnalisation et le contrôle social. Dans un environnement changeant, la conformité sociale, qui dépend du degré de congruence des normes collectives et des mobiles individuels, instaure la prévisibilité de l’interaction sociale et garantit l’équilibre du système social.
11La notion de confiance trouve sa justification centrale dans le soutien apporté aux « moyens symboliques généralisés » (generalized symbolic media) : la monnaie, le pouvoir, l’influence et l’activation de l’engagement qui assurent simultanément l’accomplissement des besoins du système social et l’accomplissement de la conformité sociale4. Plus la confiance portée aux « moyens symboliques généralisés » est forte et plus le degré de prévisibilité de l’interaction sociale entre les sous-systèmes et le degré de satisfaction des exigences fonctionnelles du système social sont grands. Pour le dire autrement, plus la confiance portée aux moyens symboliques généraux est forte, plus la culture est commune et plus les interactions sont prévisibles. Sans la confiance, l’équilibre et l’interaction ne peuvent êtres maintenus que par l’autorité ou la violence. La confiance commande donc la capacité d’ordre et d’adaptation du système social : sa position théorique est centrale. Et cependant, Parsons, après l’avoir introduit dans son architectonique théorique, la fait complètement disparaître.
12Il suffit de rapprocher les deux paragraphes consacrés à Parsons pour comprendre la nature de l’obstacle et la solution retenue : la force de la réciprocité des attentes augmente aussi bien avec la confiance qu’avec la conformité. Dans ce système théorique, les conditions et les effets de la conformité et de la confiance sont similaires.
13La difficulté n’est pas particulière à Parsons. Ainsi, Garfinkel, qui se situe tout à la fois dans la filiation et la rupture avec la théorie parsonienne5, se singularise par une nouvelle stratégie de recherche qui permet d’identifier les évidences partagées, la culture commune et les forces mobilisées pour les défendre. C’est l’accord allant de soi entre les attentes constitutives de ceux qui participent à l’interaction qui définit la confiance. Elle se confond avec la routine de l’interaction et donc la prévisibilité de la réalité quotidienne. Mais comment distinguer la confiance, qui n’est rien d’autre que la reproduction routinière de l’ordre collectif moral et cognitif, de la conformité qui s’incarne dans les routines qui assurent la mise en œuvre, quasi mécaniques, des normes communes ? La difficulté rencontrée est la même : la prévisibilité de l’interaction s’accroît avec la confiance comme avec la conformité.
14Le problème n’est pas aisé à résoudre. Il suppose que l’on distingue les deux notions, même si toutes les deux sont associées à une restriction de l’incertitude ; il suppose surtout de ne pas accepter mécaniquement l’équivalence de la confiance mutuelle et des attentes réciproques. De ne pas assimiler purement et simplement la confiance à un fait d’interaction.
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15Les trois définitions présentées ne sont guère recevables : la première repose sur un contresens, la seconde définit le phénomène par son indicateur – la réputation –, la troisième crée la confusion. Leur usage s’explique cependant aisément par les buts visés. Sous deux formes différentes, les économistes se donnent la définition de la confiance adéquate à la neutralisation de l’incertitude et à la conversion du réel en marché néoclassique tandis que les sociologues découvrent les ambivalences qui accompagnent l’interprétation de l’équilibre social. Cette hétérogénéité limite singulièrement les possibilités d’explications générales. Comment peut-il se faire que la confiance écarte les désordres que Williamson, avec ses « mécanismes de protection », ne parvient que difficilement à contenir ? Comment expliquer que cette relation, spontanée et spécifique pour Arrow, soit devenue, avec Kreps, constructible et transférable ? Quelle est donc la matière première qui autorise des effets aussi puissants et contradictoires ?
16Un même trait qualifie ces trois définitions : l’absence de référence à la réalité. On connaît les conditions et les effets de la confiance, mais on ignore son contenu. De quoi est-elle faite ? L’énigme est complète Peut-on se passer longtemps d’un début de réponse à cette question ? Peut-on continuer à contourner l’exigence d’une interprétation « substantielle » de la confiance ? Dans cette perspective, on pose que la confiance est indissociablement une forme particulière de relations sociales et un univers symbolique spécifique. Le premier trait est bien connu, le second l’est moins. Ce sont donc les fondements symboliques de la confiance que l’on entend, très schématiquement, explorer, prenant appui sur l’analyse proposée par Simmel.
17Pour l’auteur qui s’est le plus directement confronté à cette « énigme6 », la confiance repose sur la connaissance de la réalité, mais parce que cette connaissance est, et sera toujours, limitée, quelque chose doit lui être ajouté qui permet d’accéder à l’équivalence de la connaissance totale. Cette exigence s’impose à la confiance portée aux personnes comme à la confiance portée aux choses. L’interrogation de Simmel porte donc sur cette entité spécifique qui permet de surmonter les limites de notre ignorance, de faire le « bond cognitif » qui nous fait passer de l’incertain au certain, de l’imprévisible au prévisible. Cette force aussi mystérieuse qu’indispensable, Simmel l’appelle « foi » en précisant qu’il ne faut y voir aucun lien avec la religion ; nommons-la « croyance ». La confiance s’enracine nécessairement dans un système symbolique composite qui mêle connaissance et croyance. Autrement dit, pas de confiance sans croyance.
18On peut penser que le fait d’ajouter un terme énigmatique à un autre qui ne l’est pas moins ne devrait guère faire avancer la connaissance. L’argument n’est pas nécessairement convaincant dès lors que le problème est mieux formulé. On dira que les croyances sont innombrables, qu’il en existe des modestes et des grandioses, des visibles et des invisibles, etc. Et il est vrai que l’on regrette l’absence d’une théorie sociologique générale des croyances. Malgré ces obstacles, on rencontre de plus en plus fréquemment dans les publications sur la confiance, les termes de croyances, de beliefs. C’est donc bien que des orientations similaires sont à l’œuvre. Il reste à transformer les termes en un savoir qui devrait permettre d’identifier ces configurations symboliques, de les décrire et de les analyser, de construire leurs relations avec la confiance. La tâche est vaste, compliqué, mais on voit mal que la construction d’une théorie de la confiance puisse complètement l’éviter
19Au surplus, les connaissances partielles sur les croyances ne manquent pas. Elles permettent ainsi de distinguer les croyances implicites des croyances explicites ou les croyances qui suscitent une adhésion fragile ou une adhésion absolue. Elles permettent aussi : d’associer la confiance à une prodigieuse source d’énergie, de mobilisation et d’efficacité ; d’instaurer la confiance en fonction du partage d’une même croyance qu’elle soit modeste ou grandiose ; de nouer les relations entre les signes de confiance et les formes de croyance ; de rendre compte de la vulnérabilité des relations de confiance par l’antagonisme des croyances, etc.
20Finalement, j’ai tourné autour de la tâche centrale : rendre intelligibles le matériau de la croyance et ses liens avec la confiance. Mais ces brèves remarques ne pouvaient aller plus loin que de signaler la fécondité d’une direction d’analyse, qui est moins irréaliste qu’on ne l’affirme et plus nécessaire qu’on ne le croit.
Notes de bas de page
1 Les références ont été limitées au maximum.
2 Kreps (1990).
3 Coleman (1990), p. 91, 99.
4 Parsons (1967, 1969).
5 Garfinkel (1963).
6 Simmel (1987, 1991).
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Des mondes de confiance
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