Chap. 15
Étude fonctionnelle de l’industrie lithique taillée
Functional study of the knapped lithic industry
p. 269-284
Résumés
Ayios Tychonas-Klimonas participe, avec Ayios Tychonas-Throumbovounos et Ayia Varvara-Asprokremnos, à la définition du Cypro-PPNA entre la fin du 10e et le début du 9e millénaire avant notre ère. Nous présentons ici la première étude fonctionnelle d’une industrie lithique pour cet horizon chrono-culturel. L’assemblage a fait l’objet d’une étude techno-typologique détaillée au chapitre 14. En complément, notre but est d’identifier la destination fonctionnelle de l’industrie et de réunir des éléments sur la gestion de l’outillage et son statut. Les fonctions sont variées. Notre étude confirme d’abord, que les groupes typologiques des pointes pédonculées et des pièces lustrées sont bien liés à une utilisation comme armatures de projectile et comme éléments de faucille. Nous avons identifié, ensuite, toute une série d’activités de traitement de matières animales (boucherie, travail de la peau, de l’os et de la coquille), de matières végétales (bois, cannes ou roseaux notamment) et de matières minérales. Le taux d’utilisation de l’industrie provenant des trois secteurs fouillés (St 10, Secteurs B et F) est relativement faible, ce qui indique que nous sommes dans un contexte mixte, avec à la fois la tenue d’activités de taille dans les espaces habités ou à immédiate proximité, et d’activités diverses liées à l’économie de subsistance (moisson et chasse, préparation de produits alimentaires) ou à de petits artisanats. Ces résultats sont enfin resitués dans l’évolution des industries néolithiques à Chypre avec les données recueillies à Shillourokambos – phases ancienne et moyenne – et à Khirokitia. Ils sont comparés aux données du site contemporain de Mureybet III, dans la moyenne vallée de l’Euphrate.
Ayios Tychonas–Klimonas together with two other sites, Ayios Tychonas–Throumbovounos and Ayia Varvara–Asprokremnos, defines the Cypro–PPNA, dated to the end of the 10th and the beginning of the 9th millennium cal BC. In this paper, we present the first ever conducted use-wear analysis of the knapped lithic industry for this chrono-cultural phase. We studied 1841 specimens using a low and high power approach. The artefacts were either selected from among the defined techno-typological groups (débitage with flakes, bladelets and blades, and retouched pieces such as burins, scrapers, borers, etc.), or from within the assemblages of the communal building and some of the village houses. Stone tools were used for various tasks: hunting; harvesting cereals; butchery; scraping of wood, plants, bones and skins; cutting of wood, plants and rocks; piercing of wood, stones and shells. Tanged pieces are of diverse forms and sizes, with some bearing impact fractures being interpreted as projectile points for hunting. The faunal evidence shows that the villagers of Klimonas hunted wild boar. Butchery is poorly documented in our sample. Heavy butchering (disarticulation or percussion) tools are absent, although blanks used for meat cutting or filleting were identified. Lithic tools were also used to harvest cereals. Sickle elements of variable shapes and sizes were discovered, either unmodified or shaped by retouch. The area of the tool used to haft the artefact were modified by inverse, bifacial retouch or backs, while the cutting edges were sometimes reshaped by a microdenticulation, testifying to the rejuvenation of the tool. The majority of the blanks were stabilized longitudinally into a wooden haft. Small handicrafts (working of animal, plant or mineral materials) are also well represented. Plant working is probably related to the manufacture of small objects, whilst stone and shell boring are mostly related to the production of beads and pendants. The lithic industry is quite abundant at this site, though it is worth mentioning that the utilization rate is low, and even lower for unmodified blanks than retouched ones. Tanged pieces, burins and borers were often used. On the contrary, scrapers, even if found in large quantities, were not utilized. Tools were, in general, quickly rejected and rarely rejuvenated or recycled. The fills of the studied buildings contained waste, cores and technical pieces, unused blanks and shaped tools and, in lesser proportions, used lithic elements. We are presented, therefore, with a mixed context of knapping activities in the living spaces or the immediate proximity, and diverse activities related to subsistence, food preparation and various handicrafts. The samples from the fills of the communal building and the houses are similar, in terms of the activities performed with the tools and the utilization rate. Use-wear analysis has also been conducted on other Neolithic sites in Cyprus, at Shillourokambos (early and middle phases) and Khirokitia. Projectile points were identified at Klimonas and Shillourokambos (examples with impact fractures were noted) but not at Khirokitia, probably related to the evolution of game. These sites share some common characteristics: mixed contexts (knapping and diverse activities) were established in all three sites; harvesting was conducted with sickle elements hafted longitudinally (one brief exception has been underlined in early phases B and C in Shillourokambos); the rest of the activities are similar to those identified at Klimonas. On the mainland, comparisons can be drawn with the contemporary site of Mureybet III, in the middle Euphrates. Obsidian is more present at this site and was used for several activities (it is rare in Klimonas and no use-wear traces were found). In Mureybet III, projectile points, sickle elements with longitudinal wear and small handicrafts were also identified.
Texte intégral
1. Introduction
1L’histoire du peuplement de Chypre commence autour de 10 500 avant notre ère, avec des groupes humains épipaléolithiques de pêcheurs-chasseurs dont la présence a pour la première fois été décelée à Akrotiri-Aetokremnos (Simmons 1999, 2004, 2013). Sur ce site, l’industrie est lamellaire et les groupes typologiques représentés sont essentiellement des grattoirs unguiformes, des burins, des éclats et des lames retouchées. Un faible nombre de microlithes géométriques a par ailleurs été recueilli. Plus récemment, des sites ayant livré des assemblages similaires ont été découverts et/ou fouillés, sans être datés : deux autres sites côtiers, Akamas-Aspros et Ayia Napa-Nissi Beach (Ammerman et al. 2006, 2008, Ammerman 2013) ; deux sites situés dans le nord-est du Troodos, Agrokipia-Palaeokamina et Pera Chorio-Moutti (McCartney et al. 2006) ; et enfin, le site de Vretsia-Roudias, localisé dans le sud du Troodos, a livré une industrie qui correspond, selon les fouilleurs, à un stade récent de l’Épipaléolithique (Efstratiou et al. 2011, Efstratiou 2014). Les caractéristiques techno-typologiques de ces industries lithiques ont fait l’objet d’études sans que ne soit abordée la destination fonctionnelle de l’outillage.
2Un hiatus de près d’un millénaire et demi, entre 10500 et 9100 avant notre ère, sépare cette phase de peuplement de la suivante, celle marquée notamment par l’occupation de Ayios Tychonas-Klimonas, à proximité de Limassol, datée entre 9100 et 8600 avant notre ère (Vigne et al. 2011a, 2012, 2017b ; chap. 11). Klimonas, les sites d’Ayios Tychonas-Throumbovounos (Briois et al. 2005, 2013), lui aussi sur le territoire d’Amathonte, et d’Ayia Varvara-Asprokremnos, entre les contreforts du Troodos et la plaine centrale (Manning et al. 2010) permettent la définition, entre la fin du 10e et le début du 9e millénaire, d’un faciès Cypro-PPNA comparable à la phase III de Mureybet et au Mureybétien de Cheikh Hassan ou de Jerf el-Ahmar (Stordeur et Abbès 2002, Briois et Guilaine 2013, Briois et al. 2013). Klimonas est à l’heure actuelle le site pour lequel les caractéristiques techno--typologiques de l’industrie lithique sont les mieux connues et l’analyse fonctionnelle que nous présentons ici est, pour l’instant, la seule pour cet horizon chrono-culturel à Chypre.
3Après un nouveau hiatus qui s’étend de 8600 à 8400 avant notre ère, l’occupation de Parekklisha-Shillourokambos apporte des informations de première main sur le PPNB chypriote (Guilaine et al. 2011). Trois phases s’y succèdent : les phases ancienne (entre 8400 et 7500 av. n. è.), moyenne (entre 7500 et 7200 av. n. è.) et récente (entre 7200 et 6900 av. n. è.). Nous évoquerons dans la discussion les résultats techno-fonctionnels (Briois, Astruc 2017, 2019) recueillis pour les phases ancienne (Philibert 2003, 2011) et moyenne (Astruc 2021) de Shillourokambos comme ceux recueillis pour la fin du Néolithique pré-céramique à Khirokitia-Vouni (district de Larnaca, Astruc 2002), site daté du milieu du 7e au milieu du 6e millénaire avant n. è.
4Avant de définir quels sont les enjeux de l’analyse fonctionnelle de l’industrie lithique de Klimonas, nous présentons brièvement dans quel contexte nous intervenons. Klimonas est un habitat de taille équivalente à celle des sites contemporains du continent (estimée à un demi-hectare) établi sur des terrasses naturelles (chap. 3). Il montre des structures domestiques ovales ou circulaires caractéristiques d’habitats permanents (28 bâtiments fouillés) et un bâtiment communautaire semi-enterré parfaitement circulaire qui se distingue par un diamètre important (St 10, 10 m de diamètre, Vigne et al. 2011a, 2017b). Cet habitat est occupé par un groupe de chasseurs-cultivateurs qui pratique la chasse du seul gros gibier présent sur l’île à cette époque, un petit sanglier (Sus scrofa circeus, chap. 29, 30) précédemment introduit à Chypre par les chasseurs épi-paléolithiques, et la culture du blé amidonnier sauvage (Triticum dicoccoides/dicoccum), probablement de l’engrain (T. monococcum aegilopoides) et du seigle (Secale sp., chap. 22, 23). Du point de vue de l’industrie lithique (Briois, Astruc 2017 ; chap. 14), F. Briois remarque la très forte abondance de l’assemblage quels que soient les contextes. Les silex sont issus de la formation de Lefkara (environ 68 % des silex sont translucides, Briois, Astruc 2017, Astruc et al. 2001, Astruc 2002 ; chap. 14) et proviennent des affleurements d’Athiaki distants de quelques centaines de mètres. Ils sont introduits dans l’habitat sous forme de blocs ou de nucléus préformés. L’obsidienne, seul matériau exogène provenant d’Anatolie centrale, est attestée avec quatre pièces seulement. L’industrie en silex, produite sur le site ce qui explique son abondance, comme à Asprokremnos (McCartney 2017), est caractérisée par des productions de lames presque exclusivement débitées en mode unipolaire à partir de nucléus coniques ou pyramidaux. Les dimensions de ces lames varient de 10 à 15 cm de longueur pour les larges produits d’entame et jusqu’à 4 à 5 cm de long pour le débitage à un stade avancé. Il existe également des productions de lamelles obtenues à partir de nucléus débités sur tranche. La liste typologique est dominée par les burins. Les lames retouchées, les pièces à coches et les grattoirs constituent la deuxième composante forte des assemblages. Parmi les autres types d’outils, outre les perçoirs, les éléments lustrés sont bien représentés. Un nombre significatif de lames pédonculées est aussi enregistré. Parmi elles, une certaine diversité morphométrique est clairement perceptible, le type le plus fréquent étant celui de petites pointes triangulaires, de 4 à 6,5 cm de longueur, dotées d’un pédoncule court et pointu, parfois séparé du limbe par deux légers crans, et d’une pointe mise en forme par des retouches rasantes.
5Avec l’analyse tracéologique d’une partie de l’assemblage lithique de Klimonas, nous proposons d’aborder plusieurs thématiques que nous pouvons résumer en deux points principaux. Le premier thème porte sur la destination fonctionnelle de l’outillage. En ce qui concerne l’économie de subsistance, nous devons, d’abord, confirmer que les groupes typologiques des pointes de projectiles et des pièces lustrées sont bien liés à une utilisation comme armatures de chasse et comme éléments de faucille, respectivement. Nous pouvons identifier, ensuite, toute une série d’activités de traitement de matières animales (boucherie, travail de la peau, de l’os et de la coquille), de matières végétales (bois, cannes ou roseaux notamment) et de matières minérales. Le second thème concerne la gestion de l’outillage et le statut de cette industrie très abondante : sommes-nous dans le contexte d’un fort taux d’utilisation de catégories technologiques différenciées ou plutôt devant une faible exploitation fonctionnelle des outils avec un « faciès d’atelier » marqué ?
2. Matériel et méthodes
2.1. Échantillonnage
6L’échantillon étudié est numériquement important puisqu’il inclut 1 841 artefacts. Les pièces ont été sélectionnées pour définir quelles étaient les fonctions d’ensembles techno-typologiques. Ainsi, ont été inclus (tab. 15-1), d’une part, des groupes typologiques variés – lames pédonculées et éléments lustrés, burins et chutes ou recoupes de burin, perçoirs, grattoirs et grattoirs-burins, puis coches et denticulés, troncatures, dos, racloirs – et, d’autre part, des catégories technologiques comme des éclats, lamelles et lames bruts. Lorsqu’il s’agit du positionnement chrono-spatial, nous avons distingué deux ensembles. En ce qui concerne le Secteur central, l’échantillon de 849 spécimens provient du Bâtiment communautaire, notamment de l’US 10.6 (Bâtiment 2 : 740 pièces étudiées) qui constituait un ensemble techno-typologique abondant et représentatif de l’industrie de Klimonas (le poids total de lithique découvert dans ce contexte est de 120 kg, dont 65 % de déchets et débris et 903 outils). Pour l’habitat, 888 pièces provenant du Secteur B ont été étudiées, dont 568 issues de deux séries représentatives. Elles proviennent de l’US 6633 B où des lames, éclats et outils ont été trouvés groupés sur le sol du bâtiment B17 (42 éléments lithiques) et de l’US 6021 correspondant à la couche de démolition du bâtiment B09 qui comporte 526 pièces. 104 pièces du Secteur F ont également été étudiées.
2.2. Méthodes et appareillage
7Les études fonctionnelles comme celle que nous présentons dans cet article ont été initiées par Semenov (1964), puis développées notamment par Keeley (1980), Anderson-Gerfaud (1981), Plisson (1985), Caspar (1988), Van Gijn (1990), González Urquijo et Ibáñez Estévez (1994) et Gassin (1996), pour ne citer que quelques travaux qui incluent des approches méthodologiques. Nous avons réalisé les analyses à l’aide de binoculaires (jusqu’à 60x de grossissement, MCS-10 et MOD566), d’un microscope digital Celestron 5 MP pour l’analyse des macro-traces, et, de deux microscopes métallographiques (avec des grossissements de 50x, 100x et 200x, Olympus BH2-UMA et Olympus BHMJ) pour l’analyse des microtraces. Ces instruments permettent de reconnaître les quatre types d’attributs sur lesquels se fondent les interprétations fonctionnelles : les écaillages, les émoussés, les stries et les polis. Les interprétations sont réalisées par analogie avec des référentiels expérimentaux. L’observation à la loupe binoculaire permet un premier tri du matériel afin de localiser les zones usées. Le microscope métallographique est ensuite utilisé pour caractériser plus précisément les usures. La structure de l’industrie de Klimonas s’est très vite révélée la suivante. Elle comporte un nombre important de pièces non-utilisées qui sont soit des éléments de débitage et des outils façonnés, soit des déchets de taille. Il a été alors nécessaire d’analyser une quantité conséquente de matériel (tab. 15-1) en se fondant sur des tris effectués à la loupe binoculaire pour identifier des usures -interprétables.
8Pour l’analyse des pièces pédonculées, les caractères diagnostiques de pointes de projectiles sont inspirés des travaux de Fisher et al. (1984) et Chesnaux (2013). En ce qui concerne les éléments de faucille, l’examen a été réalisé selon l’approche traditionnelle (Anderson-Gerfaud 1983, Anderson 1992, 1999). Cette approche sera complétée dans de futurs travaux par une analyse des caractéristiques topographiques des polis de moisson (Anderson et al. 1998) à l’aide d’un microscope confocal (S NEOX du laboratoire IMF-CSIC, Barcelone). Des empreintes de certaines pièces archéologiques, les lames lustrées, ont pour cela été réalisées avec du polyvinyle siloxane (Provil Novo Light Fast) afin de réaliser des analyses détaillées de micropolis d’usage bien développés et caractéristiques ; les zones échantillonnées seront traitées à l’aide d’un logiciel d’analyse des surfaces (MountainsMap®7) et à l’aide de programmes statistiques (Ibáñez et al. 2014, 2016). L’objectif sera, par l’analyse de la microtexture des polis archéologiques et expérimentaux, de déterminer l’état de maturité de la plante au moment de la moisson.
2.3. État de conservation de la collection
9La collection ne montre pas de patine mais un lustré de sol diffus plus ou moins développé d’une pièce à l’autre. Beaucoup de supports portent des enlèvements multiples et non organisés sur les bords, ainsi que des stries désordonnées résultant de contacts avec des matériaux durs : ces traces paraissent relever de la taphonomie. Rappelons ici que le matériel provient de contextes secondaires, de remblais ce qui peut expliquer la présence de ces altérations. Une partie de ces dernières est probablement due également au traitement post-fouille (chap. 2), les bords des supports étant bien mieux préservés lorsque les pièces ont été isolées dès le premier tri des industries lithiques, notamment les pointes de flèche et les éléments de faucille. Des contacts accidentels sont aussi indiqués par des polis plats. Les pièces brûlées sont relativement peu nombreuses. Les traces lorsqu’elles sont conservées ne sont pas altérées et sont parfaitement lisibles.
3. Résultats
10L’outillage lithique de Klimonas est engagé dans un nombre important d’activités techniques (tab. 15-1 et 15-2) : la chasse (72 outils), la coupe de végétaux souples (essentiellement moisson de céréales : 103 outils, 106 zones utilisées - ZU), et d’autres activités (135 outils). Ces autres activités concernent le travail des matières végétales – bois ou végétal rigide indéterminé (56 ZU) –, animales – boucherie et coupe de matières animales tendres (6 ZU), raclage de peau (7 ZU), perçage de coquilles (10 ZU), raclage d’os (6 ZU) – et minérales (16 ZU). Le bilan présenté ici est assorti d’annexes comprenant des illustrations complémentaires et des descriptions précises des traces relevées. Certaines activités n’ont pu être déterminées avec précision notamment la matière travaillée (72 ZU) : travail de matières tendres ou souples (23 ZU), travail de matières dures ou rigides (39 ZU), travail de matières indéterminées (10 ZU).
3.1. Les armatures de projectile
11Les pièces pédonculées constituent un groupe typologique souvent rapproché des armatures de projectile car leurs caractéristiques morpho-techniques comprennent un aménagement basal susceptible d’être emmanché et une pointe considérée comme potentiellement vulnérante. Dans le cas de Klimonas, la collection de pièces pédonculées est numériquement abondante (N = 536) et a fait l’objet d’une étude techno-typologique détaillée (chap. 14). Nous avons souhaité analyser une partie de ces outils afin de déterminer si certains d’entre eux avaient effectivement été utilisés comme pointes de projectile.
12Notre échantillon est de 360 pointes pédonculées. Des traces d’impact ont été relevées sur 72 d’entre elles, soit 20 % (fig. 15-1). Suivant les publications de Fisher et al. (1984) et Chesnaux (2013), nous avons pris en compte les stigmates d’impact macro-scopiques suivants : languettes de fractures par flexion à terminaison abrupte ou réfléchie et les enlèvements secondaires unifaciaux (spin-offs) d’une longueur supérieure ou égale à 4 mm, seuil arbitraire (en l’absence de référentiels expérimentaux mis en place avec des armatures du type de Klimonas) choisi en fonction de la morphométrie des outils. Ces stigmates ont été considérés comme des traces d’impact sûres. Quelques spécimens présentant des fractures par flexion avec languette et enlèvements secondaires de moins de 4 mm de longueur ont été considérés comme armatures de projectiles probables (fig. 15-1.5). Un échantillon de 39 lames pédonculées (tab. 15-3) a en outre fait l’objet d’une observation plus approfondie au microscope métallographique (annexe 15-1, fig. 1, 2) permettant d’observer l’association de macrotraces (fractures d’impact et écaillages du bord) et de microtraces, en particulier des stries et des esquillements.
13Les résultats de l’analyse microscopique approfondie mon-trent qu’elle permet de diagnostiquer davantage de traces d’impact que l’approche macroscopique et que le nombre de pointes probablement tirées s’en trouverait significativement augmenté. Ces résultats doivent toutefois être validés par une approche expérimentale qui nous fait défaut pour l’instant. De telles expérimentations seraient nécessaires avant de reprendre l’étude du matériel archéologique.
14Aucune réutilisation de pointes de projectile pour d’autres activités n’a été mise en évidence. En revanche, l’usage de supports retouchés en lames pédonculées pour des utilisations différentes de celle d’armatures de projectiles a été parfois documenté (fig. 15-3, annexe 15-1, fig. 1, 2). En cumulant les résultats des deux approches (macroscopique et microscopique), 16 pointes pédonculées présentent des traces d’autres utilisations : 7 pièces lustrées (7 outils, 8 zones actives) ; ces pointes ont toutes été retouchées après leur utilisation pour couper des végétaux -qu’il s’agisse de céréales (5 outils, 6 ZU) ou de végétaux souples indéterminés (2 outils, 2 ZU, annexe 15-1, fig. 1) ; deux de ces pointes recyclant des lames de faucilles ont des traces d’impact. On dénombre également deux raclages de végétaux (2 outils, 2 ZU ; fig. 15-3) et un raclage de peau (1 outil, 1 ZU), trois raclages de matières animales tendres (3 outils, 3 ZU, annexe 15-1, fig. 2) ; un raclage de matière tendre (1 outil, 1 ZU) ; deux utilisations indéterminées (2 outils, 2 ZU).
3.2. La moisson de céréales
15La moisson de céréales est un domaine technique bien représenté à Klimonas. Notre échantillon comporte 103 « lames de faucille » ou « lames lustrées », (fig. 15-4, 15-5 et 15-6 ; annexe 15-2). Parmi celles-ci, seules 3 montrent une utilisation sur les deux bords. En outre, 7 supports (8 bords actifs) présentent des lustres qui ont été tronqués par une retouche réaménageant les supports en lames pédonculées. Quelques-unes de ces lames lustrées ont des usures peu développées ne permettant pas de préciser s’il s’agit de coupe de céréales ou d’autres plantes souples.
16Trois catégories principales ont été identifiées parmi celles dont les dimensions ont pu être précisées (fig. 15-5) :
- Lames lustrées de grandes dimensions (N = 17, fig. 15-4, A-B) : avec des largeurs comprises entre 1,9 et 3,2 cm, des longueurs supérieures à 8 cm et des épaisseurs entre 0,6 et 0,8 cm. Les supports retouchés ou bruts sont représentés de manière égale.
- Lames lustrées de taille moyenne (N = 43, fig. 15-4, C-E) : avec des largeurs comprises entre 1,5 et 1,8 cm, des longueurs entre 4 et 7 cm et des épaisseurs entre 0,3 et 0,5 cm. Le bord utilisé de ces lames présente parfois une microdenticulation (N = 19) mais des tranchants bruts sont aussi utilisés (N = 24).
- Lames lustrées de petite taille (N = 13, fig. 15-4, F-H) : avec des largeurs comprises entre 1,2 et 1,4 cm, des longueurs entre 3 et 3,7 cm et des épaisseurs entre 0,2 et 0,3 cm. On remarque dans ce groupe la présence de plusieurs segments retouchés (N = 5) et d’un trapèze.
17Pour la fabrication des inserts de faucille, sont choisis des fragments de lames (66 % de fragments mésiaux ou distaux) ou plus rarement des lames complètes. Les supports sont retouchés soit pour aménager les zones de préhension ou d’emmanchement (28 % de l’échantillon), soit pour aménager le bord actif (30 % de l’échantillon). Dans le premier cas, les lames sont modifiées par une retouche bifaciale (N = 9) ou inverse (N = 4), par -troncature distale (N = 8) ou par la mise en place d’un bord abattu (N = 11). Dans cinq cas, la troncature distale est complétée par une retouche latérale. Certaines pièces montrent des formes géométriques : il s’agit de cinq segments et d’un trapèze. Dans le second cas, le bord actif est modifié par une denticulation marginale (N = 25) ou profonde (N = 5). Ces denticulations plus profondes correspondent probablement à plusieurs phases/cycles de ravivage.
18Les traces observées sont caractéristiques de la moisson de céréales (fig. 15-6). Elles montrent, en effet, des surfaces lisses et émoussées, des micropolis de trame compacte et bien développés. Les stries sont très fines et peu profondes. On remarque, en général, une faible densité d’éléments abrasifs. Cet aspect pourrait être lié à l’état de maturité de la plante au moment de la moisson (Ibáñez et al. 2016). Une analyse des traces et de leur variabilité à l’aide d’un microscope confocal permettra d’avancer des hypothèses plus détaillées sur la nature exacte de ces micropolis.
19À l’exception d’une pièce emmanchée en diagonale dans le manche de la faucille, les inserts sont disposés en parallèle, pour former un bord coupant continu.
3.3. Le traitement des autres matières végétales
20D’autres formes du travail des végétaux sont bien représentées (fig. 15-7 et 15-8, annexe 15-3 et 15-4) : scier un végétal rigide (4 ZU ; fig. 15-7), racler du bois (28 ZU, dont trois végétaux siliceux ; fig. 15-8), racler un végétal indéterminé (23 ZU), percer du bois (1 ZU, annexe 15-5, fig. 1.6). Il est parfois possible de déterminer qu’il s’agit d’un raclage de bois mais d’autres usures sont plus énigmatiques et pourraient correspondre à d’autres plantes. Les polis d’utilisation montrent, en effet, un gradient (annexe 15-3) qui indique des variations difficiles à interpréter, vraisemblablement dues à des différences de teneur en silice, d’humidité ou/et de dureté. Ces difficultés d’interprétation ne sont pas propres au contexte de Klimonas mais récurrentes dans des contextes divers. Les recherches expérimentales doivent être complétées par de nouvelles approches qui permettront peut-être d’aller plus loin dans nos interprétations.
21Les outils ont essentiellement été utilisés pour des raclages en coupe négative avec la face inférieure en dépouille (annexe 15-3, fig. 1, pour le vocabulaire cf. annexe 15-3, fig. 1.H). Ce mode d’action est précis et stable d’un exemple à l’autre et correspond à un raclage de fût de faible diamètre de végétaux rigides. Il s’agit là de petits travaux de finition d’objets (hampe de flèche ou petit mobilier). Des flancs de burins ainsi que des bords bruts et une coche faite par flexion sont utilisés pour cette tâche. Quatre exemples de bords bruts utilisés pour un sciage de bois ont par ailleurs été identifiés (fig. 15-7).
3.4. Le traitement des matières animales
22Le travail de matières animales est représenté par des outils de boucherie, des outils de raclage de peaux fraîche et sèche (fig. 15-9), des outils de raclage de matière animale tendre, des outils de raclage d’os (fig. 15-10) et de perçage de coquilles (fig. 15-11, annexe 15-5, n° 3 à 5). La boucherie, peu présente, est effectuée avec des lames retouchées ou des bords adjacents aux pans de burin. Pour le travail de la peau, un front de grattoir est utilisé pour le raclage de la peau fraîche tandis qu’un bord brut de denticulé est employé pour gratter une peau sèche (fig. 15-9) ; des bords bruts de pointes pédonculées ont été utilisés pour racler des matières animales tendres. Le travail de la peau est par ailleurs attesté par la tracéologie du macro--outillage (chap. 16) et suggéré par les données archéobotaniques (chap. 23).
23De nombreux perçoirs sont utilisés pour la perforation de coquilles (fig. 15-10, annexe 15-5, n° 3 à 5) ce qui correspond à la découverte de nombreux spécimens de parures (cf. chap. 19). Les usures sont en général bien marquées et parfaitement distinguables des usures liées au travail de l’os (fig. 15-11).
3.5. Le travail de la pierre
24Le sciage de matières minérales et d’hématite a été identifié sur les bords latéraux de deux grattoirs, d’un burin et le bord d’une lame retouchée. Une lame brute a été employée dans un mouvement complexe, sciage/raclage d’une matière minérale, et une autre pour racler de l’hématite. Le bord brut d’un grattoir a été utilisé pour couper une matière souple avec de l’hématite. C’est, enfin, le perçage de matières minérales qui est le plus fréquent (fig. 15-12, annexe 15-5, n° 1, 2).
3.6. La gestion de l’outillage
25Nous n’avons mis en évidence aucune particularité en ce qui concerne l’économie des matières premières : on ne perçoit aucun choix de telle ou telle matière première pour l’une ou l’autre des activités. Lorsque l’on s’intéresse à la gestion de l’outillage, le premier constat qui s’impose est le faible taux d’utilisation puisqu’il est de 17 %. Il est pour les supports bruts (éclats, lamelles, lames, chutes de burin et recoupes de burin) de 2,2 % et de 23,8 % pour les outils au sens typologique du terme. Lamelles, lames et éclats représentent des outils de modules différents, morphologiquement variés, utilisés pour des tâches diverses. Les groupes typologiques les plus fréquemment employés sont les pièces pédonculées, les burins et les perçoirs. Les grattoirs abondants sur le site sont particulièrement peu utilisés : un seul de ces grattoirs a été employé par le front pour un raclage de peau fraîche et les autres utilisations ont été réalisées par les bords adjacents.
26Les fonctions de l’industrie lithique sont diverses. Mis à part les pointes de projectiles et les éléments de faucille, les mouvements transversaux sont plus nombreux que les perçages et les mouvements longitudinaux (respectivement, 94 ZU, 37 ZU et 42 ZU). Les usures correspondent vraisemblablement à des temps de travail brefs. Les outils sont donc vite rejetés. Les -utilisations multiples sont rares et des plus variées : elles concernent des pièces pédonculées, des burins et grattoirs-burins surtout, mais aussi des lames de faucille, lames brutes, grattoirs ou perçoirs. Cela représente 37 outils (cinq outils à trois zones actives et 32 à deux zones actives). Les utilisations multiples sont souvent, mais pas toujours, de même nature : une même activité avec deux ou trois zones actives sur une même pièce.
27Les burins constituent la catégorie typologique la mieux documentée après les pièces pédonculées (tab. 15-1 ; annexe 15-3, fig. 2, annexe 15-4, fig. 1, 3 et 4, annexe 15-4, fig. 3). Il s’agit d’outils ayant plusieurs fonctions puisqu’utilisés selon les cas pour la boucherie, la coupe de matières souples, le sciage de matières végétales ou minérales, le raclage de végétaux, le raclage d’os, de matières rigides et dures, le fendage de matières dures. Les burins sont majoritairement employés par un bord brut ; c’est le support (lame ou éclat) qui prime.
28En revanche, quand ils sont employés par la partie « burin », ils le sont le plus souvent pour racler des végétaux ou des matières rigides/dures indéterminées ; dans un cas, il s’agit d’os. La majorité des burins montre une seule zone usée. Dix-neuf d’entre eux et deux grattoirs-burins sont employés par deux ou trois zones usées. Les flancs de burins présentant un bord actif avec un angle de taillant proche de 90° sont tous utilisés en coupe négative, la face inférieure en dépouille et le négatif du pan de burin en face d’attaque (annexe 15-3, fig. 2, annexe 15-4, fig. 1, 3-4, annexe 15-4, fig. 3.2). Cette disposition bien connue dans d’autres contextes néolithiques permet une efficacité optimale de l’outil pour l’enlèvement de fins copeaux. Les bords bruts utilisés en raclage sont également utilisés avec la face inférieure en dépouille, mais en coupe positive, compte tenu de l’angle aigu de ces bords. Enfin, une nervure de la face supérieure utilisée, dans un cas, présente un angle de tranchant très obtus, aux alentours de 120°. Trois burins sont probablement en fait des pièces esquillées. Trois recoupes de burins portent également des traces de raclage de végétaux (face inférieure du support en dépouille et face supérieure en attaque) : elles se situent sur les pans de burins premiers ; aucune recoupe de burin n’a été utilisée comme telle (annexe 15-4, fig. 4). Il s’agit donc de témoins d’avivage des flancs des burins. L’identification d’utilisations multiples et ces rares indices d’avivage font des burins des outils assez intensément utilisés. On remarque que seuls les burins les plus minces sont utilisés : moins de 10 mm d’épaisseur pour les burins utilisés par le flanc du burin, moins de 14 mm pour ceux utilisés par des bords bruts. Les burins plus épais (plus de 14 mm) ne sont pas utilisés (annexe 15-4, fig. 2). Ils sont souvent mal préparés, avec des enlèvements courts ou rebroussés. Les gestes techniques qui les ont produits n’ont probablement pas la même finalité que les gestes qui ont produit les burins plus réguliers utilisés par le flanc. S’agit-il de nucléus, de travaux d’apprentis maladroits ? Enfin, le fait que plusieurs perçoirs soient façonnés sur chutes ou recoupes de burins conduit à s’interroger : s’agit-il du recyclage de déchets de fabrication de burins, ou de supports produits intentionnellement, les burins résultant de ce « débitage » étant alors assimilables à des nucléus ?
29Les perçoirs sont aussi mieux connus à l’issue de notre étude. Microperçoirs, mèches de foret et perçoirs ont servi pour perforer plusieurs matériaux dont la pierre, la coquille et, dans une moindre mesure, le bois (annexe 15-5).
4. Discussion
30Le premier résultat obtenu concerne le taux d’utilisation de l’outillage qui est de l’ordre de 17 %. Il est donc relativement faible ce qui nous renseigne sur le statut de cette industrie si abondante sur le site. En effet, nous considérons ce fait comme étant significatif même si nous avons conscience qu’une partie des traces ont pu être masquées par des altérations taphonomiques, notamment des enlèvements inorganisés multiples résultant du contact avec d’autres silex. Ce pourcentage indique que les matériaux de construction de la St 10 et le comblement des structures du Secteur B (dont témoignent l’US 6633 B et l’US 6021) contiennent essentiellement du débitage non utilisé et des déchets de taille. Ils contiennent également des outils mis en forme mais non encore utilisés et des outils bruts ou mis en forme déjà utilisés. Le taux d’utilisation des pièces retouchées est plus élevé que celui des supports bruts. Les utilisations multiples d’un même support sont rares comme les avivages et recyclages.
31Cela n’est pas sans rappeler les situations rencontrées sur d’autres sites où une part significative des assemblages a été caractérisée fonctionnellement, notamment à Khirokitia avec près de 5 000 supports et un taux d’utilisation de 7,5 % pour le niveau C et de 10,4 % pour le niveau III. Nous ne pouvons trouver aucune comparaison sur ce point au Proche-Orient car les échantillons étudiés sont numériquement faibles. Le taux d’utilisation calculé ici ne comprend que les outillages en silex. L’obsidienne est très rare à Klimonas puisque seuls quatre supports (une lame et trois lamelles) ont été recueillis (chap. 14). Nous n’avons pas pu relever sur ces pièces de traces fonctionnelles ce qui est peu surprenant sur un si petit échantillon. Nous pouvons simplement dire que les habitants du site étaient déjà, dès le Cypro-PPNA, partie prenante dans ces réseaux d’échange avec le continent (Briois, Guilaine 2013).
32Lorsque l’on s’intéresse maintenant à la destination fonctionnelle de l’outillage, il convient de faire une remarque préliminaire. Les informations que nous avons récoltées ont une valeur qualitative et non quantitative. En décrivant le spectre fonctionnel, c’est-à-dire la variabilité des activités réalisées, il n’est pas possible de donner une valeur numérique (sous forme de pourcentage, par exemple) à chacune de ces activités. Les échantillons étudiés représentent une part variable de différentes US et une part variable de chaque catégorie techno-typologique. Nous ne pouvons dire par exemple que la moisson est mieux représentée dans l’assemblage que les activités de traitement des végétaux : en effet, les pièces lustrées ont été mises de côté à partir de caractères visibles à l’œil nu (le lustre) tandis que les outils de traitement de matières végétales ne peuvent être identifiés qu’avec une étude complète à la binoculaire et au microscope métallographique. De plus, ces activités ne sont pas équivalentes en termes de temps d’utilisation et de nature de l’outillage, le plus souvent composite dans le premier cas – alliant donc plusieurs éléments de faucille dans un même instrument – et simple dans l’autre.
33Commençons par évaluer la situation en ce qui concerne l’économie de subsistance. Notre étude confirme que les pointes pédonculées et les pièces lustrées sont bien liées à une utilisation comme armatures de projectile et comme éléments de faucille, respectivement. Le lien entre les pointes de projectile et la chasse nous semble maintenant établi puisque 19 % d’entre elles portent des traces d’impact macroscopiques. Nous savons grâce à l’analyse archéozoologique (Vigne et al. 2017b ; chap. 24, 29) de près de 21 000 restes que 93 % des spécimens identifiés correspondent au sanglier chassé. L’hypothèse d’une utilisation des pointes de projectiles pour la chasse est celle qui nous semble la plus probable à Klimonas tout en gardant à l’esprit qu’elles peuvent avoir été employées pour des activités guerrières ou des affichages symboliques. Tandis que la présence dans l’habitat de pointes non utilisées, d’outils de raclage de petits fûts végétaux (en partie des hampes de flèche ?) peut faire penser à la préparation des expéditions de chasse, celle de pointes tirées renvoie cette fois au retour de chasse. Approfondir nos approches croisées sur les techniques cynégétiques (morphométrie et poids des pointes, expérimentation de tir, stratégies et méthodes de chasse pour ce type de gibier, opérations de boucherie et obtention de quartiers) pourrait apporter des informations supplémentaires sur cette activité si importante pour ces chasseurs-cultivateurs. Cette approche croisée permettrait de réfléchir sur les modes d’utilisation des armatures (flèches, javelots, armes d’hast), question qui mérite d’être posée, notamment à partir des caractéristiques dimensionnelles et de poids des projectiles. L’expérimentation demanderait un scrupuleux contrôle d’un nombre important de paramètres et la réplique de pièces archéologiques. Nous savons déjà que les outils lourds de traitement des carcasses (percussion et désarticulation) sont absents de nos échantillons où ne figurent que des outils assignés à de petits travaux de découpe ou de décarnisation. De telles absences ont également été identifiées à Shillourokambos phase moyenne et à Khirokitia ce qui peut être lié à une localisation de ces activités à l’extérieur de l’habitat. Les données que nous avons recueillies pour Klimonas – le sanglier est aussi chassé sur le site contemporain d’Aya Varvara-Asprokremnos (Manning et al. 2010) – donnent quelques indications sur cette chasse bien spécifique à Chypre par rapport au continent : une faible biodiversité qui s’oppose au « large spectre » faunique du PPNA sur le continent (chap. 24). Lors du Cypro-PPNB à Shillourokambos, des pointes tirées technologiquement et morphométriquement bien différentes (pointes bipolaires) ont été signalées (Briois 2011, Béliez et al. 2011, fig. 81.7, Philibert 2011) et la faune chassée comportait certains suidés et caprinés et le daim (Vigne et al. 2011b). À la fin du Néolithique pré-céramique au contraire, à Khirokitia, seul le daim est chassé (Davis 1994) et aucune pointe de flèche n’a été recueillie, en dehors d’un pédoncule en obsidienne. Cette diversité des choix techniques d’armement pourrait être liée à la fois à des évolutions des techniques cynégétiques associées aux changements de composition du gibier, et à des changements dans les choix techniques de production lithique.
34Les éléments lustrés sont interprétés comme des éléments de faucille utilisés pour la moisson de céréales. Leur présence dans l’habitat témoigne d’activités de récolte effectuées en dehors du village. Ils sont introduits dans l’espace construit ce qui peut s’expliquer de différentes manières : stockage des instruments à l’intérieur des structures ou sur les espaces extérieurs, fabrication de l’outillage et remplacement des éléments lustrés endommagés après usage. Nous avons un nombre significatif d’éléments lustrés mais sans qu’ils ne soient très abondants lorsque l’on estime que ces éléments viennent armer des manches de faucille composites à l’exception de possibles couteaux à moissonner : si l’on admet qu’un tranchant efficace avec un emmanchement longitudinal a une longueur d’environ 15 cm, le nombre d’éléments par manche varie selon la taille des inserts de 3 à 5, ce qui donne l’équivalent de 20 à 33 faucilles sur l’ensemble des contextes fouillés. Les analyses archéobotaniques (chap. 22, 23) nous apprennent que les céréales récoltées étaient le blé amidonnier de morphologie sauvage (Triticum dicoccoides/dicoccum) et probablement l’engrain (T. monococcum aegilopoides) et le seigle (Secale sp.). Cet élément sera intéressant à considérer lorsque seront étudiées les caractéristiques précises des polis d’usure (analyse quantitative des textures des micropolis d’usure fondée sur la microscopie confocale) : la récolte de blés morphologiquement sauvages implique, en effet, une intervention plus précoce que lorsqu’il s’agit de céréales domestiques ce qui a une influence sur la nature du poli. Dans l’espace villageois, les outils reliés aux pratiques agricoles sont les éléments de faucille et les meules et les molettes qui renvoient au traitement post-récolte pour l’obtention de graines et de farines (Robitaille 2017 ; chap. 16). Lorsque l’on replace Klimonas dans l’évolution des outillages lithiques au Néolithique pré-céramique, les éléments de faucille évoluent (Astruc, Briois 2019) dans le temps en fonction de la nature technologique des assemblages. On observe tout au long de la séquence une prévalence des lustres longitudinaux (Philibert 2003, 2011, Astruc 2002). Une exception toutefois existe lors des phases anciennes B/C à Shillourokambos où des inserts à lustre oblique sont attestés (Philibert 2003, 2011, Briois 2011). Les inserts de faucille avec lustre parallèle sont communs au PPNA au Proche-Orient, en particulier dans la région du Moyen Euphrate. L’apparition des inserts emmanchés obliquement pour former un tranchant denticulé est en fait datée du PPNB récent (Ibáñez, González Urquijo 2011). À Klimonas comme à Mureybet III (Mureybétien), à côté d’inserts de faucille de petite et moyenne taille, on note la présence de lames de longueur suffisamment importante pour avoir fonctionné seules. Il n’est pas possible de déterminer si ces supports ont été utilisés individuellement (tenus à main nue ou emmanchés ; Anderson 1999) ou s’ils étaient emmanchés dans une faucille composite (Pichon 2017). Cette variabilité des dimensions est bien documentée à Klimonas, sans toutefois que des différences au niveau des traces d’utilisation n’aient été identifiées. Ces outils semblent donc avoir été employés pour une même activité, la moisson des céréales.
35Nous avons identifié, ensuite, toute une série d’activités de traitement de matières animales (travail de la peau, de l’os et de la coquille), de matières végétales (bois, cannes ou roseaux notamment) et de matières minérales. Nous avons déjà évoqué le statut des outils de boucherie mis en évidence par l’analyse tracéologique. Les outils de travail de la peau sont rares : nous en avons trouvé deux correspondant à deux étapes différentes, le raclage de la peau fraîche et celui de la peau sèche. En ce qui concerne l’os, seul le raclage de petits fûts a été identifié, ce qui a trait à la fabrication de petit mobilier (chap. 18). La coquille est bien représentée par les outils de perçage et est à mettre en relation avec les éléments de parure présents sur le site. Les outils de transformation de matières végétales sont des outils de sciage de bois, de raclage de petits fûts et un perçoir utilisé pour le perçage de bois (seuls les pistachiers et le Celtis ont été pour l’instant reconnus dans les restes botaniques). Les outils de raclage nombreux peuvent correspondre à la fabrication de hampes de flèche ou de tout autre petit objet en matière végétale. Enfin, les matières minérales, outre le sciage et le raclage d’hématite, sont bien représentées en sciage, sciage/raclage et surtout en perçage. Des correspondances sont à trouver là aussi avec la fabrication de parures (Rigaud et al. 2017 ; chap. 19) qui sont préférentiellement en picrolite, mais aussi en roche verte et en calcaire. Comme à Klimonas, dans les phases ancienne (Philibert 2011) et moyenne de Shillourokambos (Astruc 2021), dans les niveaux C et III de Khirokitia (Astruc 2002), et dans le niveau III de Mureybet (Ibaňez et al. 2008) ont été identifiés de petits travaux sur des végétaux, des matières animales et minérales. Le travail de coquilles fait en revanche défaut sur ces sites ce qui peut être dû à la quasi-absence de perçoirs dans les échantillons. On notera également que les obsidiennes de la phase ancienne de Shillourokambos ont été utilisées pour la moisson de céréales et de petits travaux sur matières végétales et carnées (Astruc 2011).
Conclusion
36L’industrie de Klimonas est plutôt multifonctionnelle et n’est pas marquée par une forte spécialisation de l’outillage. Les différents groupes typologiques ne sont pas forcément utilisés par leur partie retouchée. Les grattoirs ont d’autres fonctions que le travail de la peau. Les burins même s’ils sont prioritairement utilisés pour le raclage de végétaux et autres matières rigides ou dures sont aussi employés pour la coupe de matières souples (y compris, la boucherie). Les perçoirs sont utilisés pour le perçage de plusieurs matériaux (coquilles, matières minérales et bois).
37Il est possible de replacer Klimonas dans la diachronie lorsque l’on compare les résultats aux études de Shillourokambos phase moyenne et de Khirokitia, deux sites présents dans un environnement équivalent. Rappelons que nous ne sommes pas devant une séquence continue : elle s’étend sur plusieurs millénaires et est marquée par deux hiatus importants. Il apparaît que la chasse est un domaine technique particulier, sujet à des variations chronologiques importantes : en termes de présence/absence (absence de pointes à Khirokitia), de types d’armatures et de nature technologique des supports sélectionnés pour les produire, en termes de pourcentage de traces d’impact probablement (l’étude n’a pas été conduite à Shillourokambos), de nature du gibier, de techniques cynégétiques, de statut de site (à Klimonas, site de préparation à la chasse et de retour de chasse). Mais en dehors de la chasse, nous nous trouvons devant des tendances similaires d’un site à l’autre : entre autres points communs, de petits travaux de traitement de matières variées (animales, végétales et minérales), de préparation alimentaire (boucherie) et la moisson de céréales. À Klimonas, à Shillourokambos phase moyenne et à Khirokitia, il semble que nous soyons devant le même statut de site : un habitat dans lequel des activités de taille prenaient place et une faible proportion de l’outillage était utilisée.
38Les possibilités de comparaison avec les industries du Proche-Orient sont rares. Du point de vue des éléments de faucille, Maeda et al. (2016) indiquaient que les témoins chypriotes suivaient une évolution propre, insulaire, sans relation claire avec le continent (Astruc, Briois 2019). En ce qui concerne les approches globales sur l’industrie, nous ne disposons que de l’étude fonctionnelle du site directement comparable à Klimonas, Mureybet III (Ibaňez et al. 2008). Au Mureybétien (IIIA) comme au PPNA final (IIIB), l’industrie en obsidienne est mieux représentée qu’à Klimonas. Elle participe à des activités de chasse durant la phase IIIA et de petits travaux sur matières diverses sont identifiés pour les phases IIIA et IIIB : boucherie, peau, os, matières végétales et minérales (IIIA), matières carnées et végétales (IIIB). En ce qui concerne le silex, les taux d’utilisation, de recyclage et d’utilisations multiples semblent supérieurs à ceux de Klimonas. La chasse est bien présente car des traces d’impact sur lames pédonculées sont signalées, la moisson également à l’aide d’éléments de faucille emmanchés longitudinalement. Les petits travaux sur matières animales (boucherie, os, peau), végétales et minérales ont, enfin, été identifiés.
39Pour conclure sur Klimonas, reste un point à aborder, celui de la différenciation entre le comblement du Bâtiment communautaire et des structures d’habitat. Dans l’état actuel de notre échantillonnage, il nous semble que les assemblages partagent des traits similaires : le taux d’utilisation faible et la nature du spectre fonctionnel. Les comblements du Bâtiment communautaire et de l’habitat sont donc, du point de vue de l’industrie lithique, fonctionnellement équivalents.
Annexe
KLIMONAS-Ch15-A01, https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.34847/nkl.d56340g5
Analyse fonctionnelle des outillages lithiques – Variabilité des outils et des usures présentes sur les pointes pédonculées • Functional analysis of lithic tools – Variability of tools and wear on pedunculated points
Laurence ASTRUC (CNRS), Bernard GASSIN, Niccolò MAZZUCCO (Università di Pisa)
KLIMONAS-Ch15-A02, https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.34847/nkl.63d151kb
Analyse fonctionnelle des outillages lithiques – Variabilité des outils et des usures liées à la moisson des céréales • Functional analysis of lithic tools – Variability of tools and wear related to grain harvesting
Laurence ASTRUC (CNRS), Bernard GASSIN, Niccolò MAZZUCCO (Università di Pisa)
KLIMONAS-Ch15-A03, https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.34847/nkl.b6a88l3j
Analyse fonctionnelle des outillages lithiques – Variabilité des outils et des usures de raclage de végétaux • Functional analysis of lithic tools – Variability of plant scraping tools and wear
Laurence ASTRUC (CNRS), Bernard GASSIN, Niccolò MAZZUCCO (Università di Pisa)
KLIMONAS-Ch15-A04, https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.34847/nkl.e43084z8
Analyse fonctionnelle des outillages lithiques – Gestion et fonctions des burins • Functional Analysis of Lithic Tools - Chisel Management and Functions
Laurence ASTRUC (CNRS), Bernard GASSIN, Niccolò MAZZUCCO (Università di Pisa)
KLIMONAS-Ch15-A05, https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.34847/nkl.4ebfcw1a
Analyse fonctionnelle des outillages lithiques - Variabilité des outils et des usures de perçage • Functional analysis of lithic tools – Variability of tools and drilling wear
Laurence ASTRUC (CNRS), Bernard GASSIN, Niccolò MAZZUCCO (Università di Pisa)
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