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Anthropologie du don : genèse du politique et sphères de reconnaissance

p. 471-496


Texte intégral

1On peut se demander pourquoi, depuis deux décennies environ, la question de la reconnaissance est devenue l’objet d’un questionnement théorique aussi intense. L’explication souvent avancée et que, au-delà des conflits sociaux et des inégalités générées par les rapports économiques, donc au-delà de la demande de justice sociale, on comprend mieux que s’impose une autre demande portant tout d’abord sur les diverses formes d’identité liées à la diversité des appartenances sociales et professionnelles ; portant ensuite sur les statuts culturels ou ethniques de divers groupes, sur les clivages concernant des formes de sexualité ou portant plus généralement sur les statuts liés à la différence homme/femme [au « genre »] ou à l’âge, ou à des handicaps physiques. Bref, on n’exige plus simplement une égalité de revenu (fût-elle proportionnelle à des compétences ou des mérites incontestés), on attend aussi une égalité d’estime concernant des particularités qui pourraient être l’occasion de mépris public ou du moins de dévalorisation sociale. Cette explication est connue et a donné lieu à tout le débat redistribution et/ou reconnaissance1. On peut alors s’étonner que ces diverses demandes d’estime, sans avoir été ignorées, n’ont pas vraiment su s’imposer dès l’époque de Marx ou de Louise Michel. Il existe pourtant de nombreux textes témoignant déjà de ces exigences. Il doit donc y avoir d’autres raisons pour que la prise de conscience soit si forte seulement de nos jours. Quelles raisons ? On pourrait avancer celle-ci comme une des plus importantes : l’homogénéisation croissante des références culturelles, la valorisation des choix individuels, l’affirmation des modes de vie (sexuels ou autres) placent les agents de plus en plus devant la nécessité d’inventer leurs rapports aux autres sans pouvoir compter sur des rites anciens, des marques connues, des habitudes communes qui constituent normalement des formes toutes faites d’acceptation, de confiance ou d’estime réciproque. Une sorte de couche protectrice a disparu. Nous sommes tous, de plus en plus, ces individus modernes des grandes métropoles, exposés les uns aux autres dans une sorte de nudité sociale qui n’a pas son précédent dans l’histoire des civilisations. Qu’est-ce à dire ? Ceci par exemple : là où manquent des codes de civilité partagés, où les modes de vie sont multiples et parfois en conflit, alors pour chacun le voisin proche est ou risque de paraître un étranger. Chacun se trouve dans la situation d’être un individu en général face à des individus en général. C’est pour cela qu’il incombe à chacun de réinventer la confiance face à autrui ou aux divers groupes de construire leurs relations sur des bases à constituer ou à reconstituer. Ce qui revient pratiquement à dessiner la figure de l’homo œconomicus et à indiquer ses problèmes. On ne saurait donc s’étonner du succès de la théorie du choix rationnel ; désormais, chacun dans sa vie sociale semble à tout instant reproduire le dilemme du prisonnier : dans quelle mesure puis-je ou non me fier à l’autre depuis une base d’information très réduite ? Et c’est peut-être bien pour cela que les demandes de reconnaissance se multiplient à la mesure de leur déficit et en fonction de la fragilité nouvelle des appartenances. Par exemple, il n’y a pas si longtemps la parentèle ou le voisinage prenait en charge les personnes âgées, les malades, les handicapés. Ce n’est plus le cas et ces situations ou états compris comme des différences dévalorisantes deviennent l’objet d’une demande de reconnaissance publique explicite.

2Cela ne veut pas dire que soudain la reconnaissance comme telle s’imposerait comme une exigence nouvelle. On sait au contraire que toutes les sociétés ont constamment fonctionné sur des valeurs variées de statut à affirmer ; pendant des millénaires ce fut même là le mode ordinaire de fonctionnement des groupes : reconnaissance graduée et hiérarchisée comme celle qui correspondait aux « ordres »2 et que souvent indiquaient les vêtements (certains obligatoirement, d’autres par tradition). Les marques de respect étaient dues selon des échelles variées, des étiquettes i.e. des conventions admises qui consacraient en fait des inégalités statutaires (avec leurs corollaires négatifs telle la vanité comme excès de demande, ou la flatterie comme excès d’offre). Ce qui est nouveau aujourd’hui c’est d’abord que : 1/ la demande de reconnaissance se conforme de manière étonnante au modèle de maximisation valorisé par la théorie dominante dite néo-classique en économie ; on demande à maximiser son identité comme l’agent rationnel vise à maximiser son intérêt ; cette similitude n’est pas accidentelle ; elle appartient à l’espace général de l’auto-affirmation des individualités et des particularités en tous genres ; on peut y déceler un trait saillant de l’évolution des sociétés modernes ; 2/ le respect tend à s’imposer comme une exigence en dehors de tout statut traditionnel ; il concerne des différences qui portent non sur des hiérarchies culturellement admises mais sur des appartenances qui se singularisent dans le cadre de l’espèce (comme la différence homme/femme ; ou les choix de sexualité). Bref on demande, paradoxalement de reconnaître des différences comme étant égales. Il s’agit d’une situation de recomposition générale des rapports sociaux, d’une redistribution des cartes. Il est intéressant de constater que dans un tel contexte ce soit justement la question de l’estime accordée ou refusée qui importe ; que ce soient les marques de respect qui sont surveillées ; mais surtout qu’au-delà de ces expressions sociales de la reconnaissance, ce qui est en question c’est l’affirmation de la dignité même de notre humanité. C’est cette exigence qui doit être interrogée. Et c’est ce à quoi peut contribuer une approche anthropologique, celle-ci entendue ici comme la discipline qui tient ses données des enquêtes ethnographiques et réfléchit sur leur signification. Il ne s’agit pas en recourant à de telles données d’attendre une sorte de fondation généalogique de la question, comme si le « primitif » avait la capacité d’exhumer une vérité inscrite aux origines. Il s’agit au contraire de prendre ces données comme des témoignages de pratiques sociales dont le sens nous apparaît mieux dans le différentiel des distances entre les cultures et des variations entre les époques. Et qui nous permet de comprendre ce qui dans notre culture et notre époque est soit effacé soit déplacé, soit transformé ou encore inventé comme un problème entièrement nouveau.

L’offre et la demande de reconnaissance : le cas du don réciproque cérémoniel

3Il existe précisément une expérience privilégiée parmi les sociétés traditionnelles où s’éprouvent la demande d’être reconnu et l’offre de reconnaissance, c’est celle des premières rencontres. Nous savons par de multiples témoignages que ces rencontres se réalisent essentiellement par l’échange réciproque de présents. Ma question est donc celle-ci : pouvons-nous apprendre quelque chose de ces pratiques ? Ensuite pourquoi ces rituels sous leurs formes complexes et contraignantes ne sont plus pratiqués de nos jours ? Comment s’exprime l’intention de reconnaissance qu’ils véhiculaient ?

4Mais tout d’abord qu’est-ce que le don réciproque cérémoniel ? Pour l’identifier précisément il importe de le distinguer d’autres formes de don qui sont de nature très différente. On voit mal comment placer sous la même rubrique les trois cas suivants : 1/ les festivités et les cadeaux que s’offrent à tour de rôle des chefs de clan d’une société traditionnelle ; 2/ ceux que des parents font à leurs enfants pour leur anniversaire, ou que quiconque fait à un être aimé pour le réjouir ; ou enfin 3/ les donations faites à des populations à l’occasion d’une catastrophe. – Ces exemples ne sont pas anodins : on peut considérer qu’ils se réfèrent à trois catégories majeures du don : a/ le premier est souvent dit archaïque ; ce concept est douteux ; je préfère l’appeler don cérémoniel ; il est toujours décrit comme public et réciproque ; b/ le deuxième est le don gracieux qui peut être privé ou non, mais est d’abord de type unilatéral ; c/ le troisième est le don d’entraide qui relève soit de l’action dite philanthropique soit de solidarité sociale : certains y voient la forme moderne du don dit « archaïque ».

5Quand une notion porte sur des pratiques aussi différentes et peut donner lieu à des argumentations très divergentes, il y a lieu de penser que sa définition est imprécise, voire confuse et que les pratiques référées ont été insuffisamment décrites et catégorisées. À n’en pas douter tel est le cas du concept de don. Ainsi les trois exemples fournis plus haut ne forment probablement pas une classe homogène d’objets. Le premier cas est marqué par l’obligation rigoureuse de donner en retour pour les présents reçus, comme nous le montrent les enquêtes ethnographiques ; il pose donc la question d’une réciprocité fondamentale qui ne saurait se réduire à un échange de bonnes manières. Son champ sémantique est en grec celui de la dosis/anti-dosisanti indique toujours l’action en retour. Le second cas révèle chez les donneurs une générosité spontanée envers les êtres chers, et l’on y verra d’abord une qualité psychologique ou morale ; en grec c’est le champ sémantique de la kharis (or il n’y pas d’anti-kharis). Le troisième manifeste une dimension beaucoup plus sociale de générosité envers soit des proches soit des inconnus ce serait le champ de la philia ou de l’anthropophilia.

6Mais tout d’abord qu’est-ce que le don réciproque cérémoniel ? Il est toujours approprié de répondre en se référant à l’Essai sur ledon de M. Mauss3. Sans être le premier à s’intéresser à ce type de don qu’il appelle « archaïque », Mauss fut cependant le premier à avoir su en construire épistémologiquement le problème. Sans m’attarder sur ce dossier familier à la plupart d’entre nous4, je me permettrais cependant d’en indiquer très brièvement les principaux acquis. Je retiendrai trois points : 1/ Mauss définit les procédures d’échanges de don comme un « fait social total », comprenant par là qu’un tel fait inclut en lui toutes les dimensions de la vie collective (religieuse, politique, économique, éthique, esthétique ou autre), et surtout qu’il est la pratique dominante autour de quoi tout le reste s’organise ; 2/ Mauss montre que la procédure est constituée de trois moments indissociables et obligatoires : donner, accepter, donner en retour. Ce caractère d’obligation est ce qui paraît le plus énigmatique ; Mauss le documente sans vraiment l’expliquer ; 3/ Enfin Mauss voit bien que cet échange n’a rien de commercial : il remarque même que dans le fameux circuit kula des îles Trobriand où des biens précieux sont offerts de part et d’autre, il existe aussi parallèlement mais avec de tout autres partenaires un échange intéressé nommé gimwali qui est considéré comme le contraire du kula ; 4/ dernier trait important : Mauss insiste sur le fait que dans cet échange de biens précieux c’est toujours soi-même que l’on donne ; c’est soi littéralement qui est remis à l’autre ; d’où les magies qui protègent le bien offert.

7On peut donc en croisant les analyses de Mauss et celles de nombreuses enquêtes de terrain conduites depuis près d’un siècle parvenir à identifier les sept variables suivantes propres au don cérémoniel : 1/ biens échangés : objets (ou êtres) précieux ; nourritures de fête ; 2/ procédures : rituels bien établis et acceptés ; 3/ niveau de communication : public ; 4/ effets produits ou attendus : a/ liens forts entre partenaires b/ prestige, rang ; 5/ type de choix : obligatoire ; 6/ modalité de la relation : réciproque ; 7/ attitude d’échange : rivalité généreuse.

8Notons que les deux autres types de don (type II que j’appelle gracieux et type III que je dis solidaire) ne partagent qu’une ou deux de ces variables avec le don cérémoniel ; ce qui oblige à diviser en trois le paradigme du don.

9Mauss comprend bien que dans ces échanges cérémoniels ce qui est en jeu c’est le prestige des uns et des autres, leur honneur, leur valeur ; mais à aucun moment il ne parle de reconnaissance. Il ne manque, dira-t-on, que le mot. Peut-être. Mais si le mot n’est pas venu c’est que Mauss lui-même reste encore très tributaire du modèle échangiste. Il parle de « commerce noble », de « contrat ». Il faut aller plus loin ; non seulement rompre définitivement avec tout modèle marchand mais même s’écarter des interprétations qui restent d’abord attachées à la question des biens échangés.

10Pour ouvrir cette autre perspective je commencerais par une histoire exemplaire. Elle nous est narrée par Andrew Strathern, anthropologue britannique, qui a longuement enquêté dans les hautes vallées du centre de la Nouvelle-Guinée. Cette région ne fut découverte par les colonisateurs blancs que dans les années 20 et 30 du xxe siècle. Au début de son ouvrage The Rope of Moka [1971, xii], qui décrit les diverses pratiques d’échanges de dons dans ces vallées au pied du Mt Hagen, Strathern nous explique qu’un de ses informateurs, alors septuagénaire, avait, dans son adolescence, assisté à l’arrivée dans son village du premier administrateur australien. Selon les légendes locales, certains morts devenaient des fantômes pâles et cannibales. D’où la grande angoisse des villageois à la vue de cet être étrange à peau blanche qui s’approchait d’eux. Comment savoir s’il s’agissait ou non d’un être humain ? Il fut décidé de lui appliquer le test d’humanité : on lui offrit des cochons ; l’étranger – bien informé – répondit en offrant des coquillages précieux qu’il portait dans son sac. « Ainsi, conclut l’informateur, nous comprîmes que nous avions affaire à un être humain semblable à nous »5.

11Cette histoire me semble valoir comme une sorte de parabole de référence pour comprendre la signification la plus générale du don réciproque public cérémoniel et son rapport essentiel au phénomène de la reconnaissance. Le rituel des opening gifts est d’abord une procédure de reconnaissance au triple sens d’identifier autrui et de l’accepter, et finalement de l’honorer. À ce point une première question s’impose : que signifie le fait que cette reconnaissance doive passer par des biens échangés ? Deuxième question : qu’est-ce qui est reconnu chez autrui ? de quoi y a-t-il reconnaissance ?

12Pour répondre à ces questions il m’a semblé qu’il fallait complètement changer de terrain et se demander si, outre les humains, d’autres sociétés animales, à commencer par celles qui nous sont les plus proches – les primates supérieurs – ont ou non des comportements comparables. Ce que nous apprennent les recherches les plus poussées en ce domaine, notamment chez les chimpanzés6, c’est que : 1°/ la reconnaissance mutuelle comme identification passe par des sons, des odeurs mais surtout par des ensembles coordonnés de gestes et d’attitudes ; 2°/ que la reconnaissance comme acceptation a lieu à travers des postures et des procédures de réciprocité (comme les attitudes d’apaisement, l’épouillage mutuel, le partage de l’espace), mais jamais par des objets donnés en gage, et conservés en échange d’autres offerts immédiatement ou plus tard (ce qui n’a rien à voir avec le partage de la nourriture7, ou les ‘rituels’ nuptiaux de certains oiseaux, reptiles ou insectes). A. Smith l’avait parfaitement pressenti : « On n’a jamais vu un chien faire de propos délibéré faire l’échange d’un os avec un autre chien »8, bref on n’a jamais vu d’animaux faire une convention. Apparemment seuls les humains adoptent la procédure consistant à s’engager en donnant quelque chose de propre comme gage et substitut de soi. On peut appeler Soi un agent en tant qu’il répond de lui-même dans la durée devant d’autres agents. Qu’il le fasse par la médiation d’une chose venue de soi, comme une part de soi est remarquable. En cela on retrouve la procédure antique grecque et romaine du pacte réalisé à travers un symbolon (de ballein : mettre, syn : ensemble), ce morceau de poterie brisé en deux dont chaque partenaire gardait une moitié ajustable à l’autre comme preuve pour l’avenir de l’accord conclu. Le don réciproque, selon ce modèle9, n’est rien d’autre que le geste initiateur de la reconnaissance réciproque entre humains, geste spécifique parmi les êtres vivants en ce qu’il est médié par une chose tierce, mais chose venant de soi, valant pour le Soi et attestant de l’engagement pris. S’allier veut dire mettre ensemble le propre du Soi et l’étrangeté de l’autre à travers un élément tiers venant de soi et désirable par l’autre. Cet élément joint les deux bords : pas d’alliance sans arche d’alliance. Cette reconnaissance réciproque qui passe par l’échange de quelque chose appartenant en propre au groupe (ou à son représentant) et offert à l’autre, est au cœur du rapport exogamique (l’épouse cédée est « le don par excellence » dit Lévi-Strauss, 1967 : 552) et éclaire l’interdit de l’inceste qui en est la clef, interdit qui est d’abord un impératif positif de réciprocité : on est humain à proportion de cette sortie du groupe « naturel » des consanguins, à proportion d’une reconnaissance et d’une alliance avec l’autre que soi. Nécessité de reconnaître ce que l’on n’est pas pour être ce que l’on est.

13Tel est succinctement présentée la lecture anthropologique du don cérémoniel que je propose (elle ne s’applique évidemment pas aux deux autres modèles du don, à savoir le don gracieux unilatéral ou le don d’entraide ou de solidarité). Ce dossier anthropologique de la reconnaissance n’a d’intérêt pour nous que si, au-delà des multiples données observées et en écartant tout exotisme, il nous permet de poser autrement des questions théoriques fondamentales capables d’éclairer le débat actuel. Je me propose d’en indiquer rapidement quatre : 1/ celle de la relation politique ; 2/ celle du conflit ; 3/ celle de la réciprocité ; 4/ celle de l’espace public et des institutions. A partir des acquis de ces analyses je pourrai alors indiquer succinctement ce que j’entends par sphères de reconnaissance.

Relation politique

14Le don cérémoniel, je l’ai dit, est d’abord un pacte ; ce qui est conclu dans les opening gifts se prolonge dans le temps par des relations que des rituels visent à stabiliser ; mais par-dessus tout cela passe par l’alliance exogamique qui indexe l’accord entre groupes sur la reproduction de la vie et le mouvement des générations (ce qui est particulièrement évident dans l’échange exogamique dit généralisé où la réponse a lieu à long terme et à travers des réseaux étendus). L’échange de dons comme symboles fait immédiatement des groupes humains des groupes réglés selon une convention : « D’une manière générale les symboles sont les matériaux avec lesquels se constituent une convention de langage, un pacte social, un gage de reconnaissance mutuelle entre des libertés. Les symboles sont des éléments formateurs d’un langage considérés les uns par rapport aux autres en tant qu’ils constituent un système de communication ou d’alliance, une loi de réciprocité entre les sujets10. » Dire qu’il y a alliance-et tout d’abord alliance exogamique – c’est dire qu’il y a pacte, donc une reconnaissance intentionnelle entre ‘nous’ et ‘vous’ au-delà de la simple autorégulation sociale des groupes. Dire que l’alliance met ensemble ce qui ne l’est pas -réalise un symballein – et relève d’une intentionnalité, cela signifie que dans la rencontre de deux autonomies il y a décision de se donner des règles : convenir c’est entrer dans ce jeu de règles (telle est la fonction des rituels) ; et c’est s’engager : se donner soi-même dans la chose qui garantit le pacte.

15Pour comprendre cela il peut être intéressant de recourir à la théorie de la relation triadique proposée par Peirce pour qui toute relation impliquant deux agents et un objet échangé, présuppose une norme d’échange ; elle n’est donc pas l’addition de deux gestes séparables du genre A donne la chose O à B et B reçoit O de A ; c’est d’emblée et par définition que les partenaires et la chose échangée – l’élément médiateur ou la chose donnée – sont, comme dit Peirce, en relation selon une loi. Descombes note fort justement11, que le rapport de don, contrairement à ce que soutient Russel qui réduit tout échange à deux gestes dyadiques (A donne O ; B reçoit O), est non pas le transfert d’un bien d’un partenaire à l’autre, mais, comme l’explique Peirce, une relation entre ceux-ci par le truchement de ce bien. Donner c’est toujours donner quelque chose à quelqu’un ; cette relation est inhérente à tous les verbes dits trivalents (tels que accorder, fournir, procurer, porter, livrer, prodiguer, décerner, etc.). Il faut cependant aller plus loin : le don cérémoniel ne se réduit pas à donner ou céder quelque chose à quelqu’un ; cela définit plutôt le rapport de contrat – car notons que vendre fait aussi partie des verbes trivalents. Le geste du don – et tout d’abord du don cérémoniel – est certes une relation selon une loi ; mais il est plus encore : il est un engagement selon une loi. Il consiste à se donner à quelqu’un par la médiation de quelque chose. Il faut donc envisager deux niveaux différents de relations triadiques. Et même un troisième car Peirce n’envisage pas du tout l’obligation de retour : dans le don cérémoniel il s’agit de répliquer au don par un contre-don selon une loi. Il s’agit là d’une structure fondamentale de réciprocité sur laquelle il nous faudra revenir.

16La chose donnée atteste du Soi du groupe du donneur. Cette relation fondamentale de reconnaissance publique, pourquoi la dire politique ? Parce qu’elle diffère radicalement du lien social qui existe dans toute société animale. L’alliance qui apparaît dans le don réciproque cérémoniel des humains est d’emblée acceptation publique du groupe autre, engagement à coexister, à collaborer, bref elle est d’emblée une convention ; or c’est cela même qu’Aristote appelle une politeia. L’alliance assume, englobe et transcende le lien social en lien politique, c’est-à-dire en relation intentionnelle d’association. Telle est la relation propre à l’animal humain ; il est zoon politikon en tant que par la procédure de reconnaissance il institue une vie selon des règles. Le lien proprement humain est politique, d’abord en ce qu’il est le lien propre d’êtres autonomes capables de se donner une loi (sans du reste que cela soit nécessairement explicite) ; appelons cela un factum humanitatis (comme Kant parle de la loi morale comme factum rationis). On comprend donc qu’il existe une articulation essentielle entre ordre humain, reconnaissance publique réciproque et ordre institué proprement politique ; restera à savoir – plus loin – ce que cela veut dire pour nous dans les sociétés modernes.

Conflit

17Il serait erroné -ce serait même un grave contresens – de comprendre les rituels de reconnaissance réciproque comme attestant d’une disposition naturelle au consensus. Les opening gifts nous montrent au contraire que l’offre de reconnaissance se fait sur un fond constant de possibilité du conflit ; de nombreux témoignages montrent que la marge est étroite entre l’acceptation et l’affrontement ; le don lui-même peut être trompeur12. C’est depuis un conflit possible que la procédure du don cérémoniel prend sens. Elle est à comprendre comme un pari risqué, voire un défi ; elle consiste à offrir pour séduire -littéralement se-ducere : amener vers soi – et finalement pour lier. Le risque que prend l’un appelle le risque accepté par l’autre de répondre, puisque le risque pris est aussitôt un témoignage de confiance (dans le gage et substitut de soi qu’est la chose donnée). Il y a ici une structure de jeu et un principe d’alternance analogue à tout jeu à partenaires ou plutôt au duel. Entrer dans le jeu, c’est devoir répliquer (comme du reste dans tout échange de salutations13). Ne pas le faire, c’est se mettre hors-jeu. L’obligation de répondre tient en cela (et c’est cette explication qui manque chez Mauss). On ne rend pas la balle pour être généreux, aimable ou par contrainte contractuelle : on le fait parce que la réplique appartient au jeu, à la structure triadique selon les trois niveaux présentés plus haut. Le don/contre-don est un dispositif de réplique, exactement similaire au coup pour coup (ce sont du reste les partenaires mêmes des échanges de dons qui sont, en cas d’offense, chargés de la justice vindicatoire14). Chez les humains les deux sentiments moraux – alternativement actif/passif – attachés à cette exigence s’appellent l’honneur et le respect. Il ne s’agit ici ni de choix moral ni d’altruisme, ni de charité mais de nécessité de répliquer propre à l’interaction entre vivants. Le rapport est d’emblée agonistique. Mais il y a plus, en ceci que le « jeu » est en même temps le pacte accepté à travers les biens échangés. On peut donc dire que le don réciproque cérémoniel affronte et résout de manière particulièrement élégante le dilemme du prisonnier (prise de décision sur une base d’information limitée ou sur un doute concernant autrui). Le donneur parie sur la confiance et l’obtient par la réplique de l’autre qui se fait sous la garantie des choses données.

18Bref, le don réciproque cérémoniel assume et résorbe un conflit possible. Il est l’alternative à la guerre en ce qu’il transforme l’inconnu ou l’ennemi possible en allié, mais il n’est pas par définition un « état de paix » comme le conçoit Ricœur qui en voit le prolongement dans l’agapè15 (cela revient à nouveau à tirer le don réciproque cérémoniel vers la générosité oblative, laquelle n’appartient pas à sa raison d’être). Ici il faudrait aussi discuter en détail ce qui distingue radicalement cet agôn du don cérémoniel du modèle hégélien de la lutte pour la reconnaissance : la différence semble d’emblée évidente ; les combattants hégéliens se présentent les mains vides ou du moins ne tenant que des armes. – Ils appartiennent déjà à l’espace de la Modernité – ce que l’on comprendra mieux bientôt –. Pourtant faire l’éloge du don archaïque comme le propose Lefort (dans « L’échange et la lutte des hommes »16) ne nous aide en rien non plus : car si cet auteur a raison d’y percevoir l’instance de la lutte (« Toute prestation est à quelque degré agonistique » [1978 : 28]), il n’y parvient qu’au prix d’un sérieux contresens : se référant essentiellement aux rituels du potlatch dont, comme Bataille, il ne voit que certains aspects de destruction spectaculaire17, il fait du sauvage un sujet moderne qui « en donnant brise le lien qui l’unit à la chose » [1978 : 27]. Mauss ne cesse justement de nous dire le contraire : que le donneur est présent dans la chose donnée ; que c’est son être même qui est engagé dans son geste et qui est exposé voire livré à la discrétion du partenaire. Aussi quand Lefort ajoute : « Les hommes en une opération identique, celle du don, se confirment qu’ils ne sont pas des choses » [1978 : 27] il admet implicitement – comme tant d’autres – qu’il comprend la chose donnée comme étant d’abord un bien potentiellement appropriable et consommable. Or elle n’est en rien cela, elle est au contraire précieuse comme symbole de la reconnaissance réciproque ; le don – ajoutons : cérémoniel – loin de briser le lien qui unit le donneur à « la chose », attend au contraire que celle-ci exprime, atteste et garantisse le lien des hommes entre eux. S’il faut donc parler d’une « lutte des hommes » à propos du don cérémoniel, cela ne saurait être une lutte pour nier les choses échangées ou surmonter l’échange marchand en le transfigurant en jeu de dons généreux18; cette lutte est bien celle « pour la reconnaissance » à ceci près que Hegel ne la situait pas dans ces pratiques-là ni n’avait compris le caractère intrinsèquement réciproque de toute demande de reconnaissance.

19Il faudra donc se demander comment situer et assumer la dimension conflictuelle du don cérémoniel dans les formes modernes de la relation de reconnaissance ; pourquoi implique-t-elle de la lutte ? On pourra mieux cerner la question en précisant d’abord l’exigence de réciprocité.

Réciprocité

20La relation de don cérémoniel parce qu’elle implique l’obligation du don en retour implique nécessairement une conception très forte de la réciprocité. Selon une interprétation faible, la réciprocité est conçue comme complémentarité19 (telle celles des professions) ou comme transitivité : mouvement alternatif – dit aussi de va et vient – de A à B et de B à A ; cet usage du concept de réciprocité est à éviter. Selon une interprétation moyenne, on identifie réciprocité à mutualité ; celle-ci suppose un simultanéité et une symétrie soit des sentiments (amour, amitié) soit des positions (telles les clauses d’un contrat) ; le langage courant confond souvent mutualité et réciprocité en raison d’une équivalence entre les parties. Selon l’interprétation forte, la réciprocité est -et est nécessairement la réponse – d’un agent B à l’action d’un agent A. Il y a alors une successivité des actions et une dissymétrie alternée des positions. On est explicitement dans le domaine de l’action où les agents se répondent les uns aux autres, i.e. sont non seulement (pour le dire comme Kant) dans une rapport de causalité matérielle mais de causalité libre : ils sont responsables de leur décisions ; ils en sont par définition imputables. Un bon modèle de réciprocité est le jeu à deux partenaires (individu ou groupe) ; d’où son usage fréquent comme métaphore des échanges sociaux. Le cas du don cérémoniel semble le plus radical : non seulement on a le rapport action/réaction ou adresse/réponse ; mais en outre la réciprocité y est obligatoire et consiste pour chacun à s’engager envers l’autre. Tel est certainement le régime le plus fort de la réciprocité.

21Mais alors que veut dire obligation de répondre dans le don cérémoniel ? Ce n’est ni une nécessité de réagir d’ordre physique (comme le fait un organisme à un stimulant extérieur), ni une obligation proprement juridique (laquelle prévoit des sanctions comme dans le non-respect d’un contrat), ni une exigence éthique (au sens qu’il serait immoral de ne pas répondre). À ce point la métaphore du jeu à deux partenaires est féconde : ne pas répondre c’est bien se mettre hors-jeu, à ceci près que ce « jeu » est social et que la question est d’accepter on non de reconnaître l’autre. Ce qui veut dire : accepter ou non la possibilité de vivre ensemble. Le rapport de don cérémoniel est d’emblée un pacte de société ; il est le modèle de la convention.

22Mais encore une fois qu’est-ce qui lie réciprocité et reconnaissance ? Pour le faire comprendre rien ne convient mieux qu’une autre histoire. Celle-ci est tirée des Satapatha Brâhmana un des grands textes des Veda. Selon ce récit le premier homme, qui s’appelle Prajâpati, est aussi tout l’univers ; il est la terre et le ciel ; l’air et le feu ; l’eau et le vent ; il est tous les êtres et il est le premier humain. Mais il n’arrive pas à bien distinguer parmi les esprits ceux qui sont les dieux de ceux qui sont les démons. Aussi pour y parvenir décide-t-il de leur offrir un festin. Certains devant la nourriture offerte se mettent à manger chacun de son côté, parfois avec avidité, d’autres au contraire font une chose étrange : ils se donnent la nourriture réciproquement en se la plaçant dans la bouche les uns des autres. Alors Prajâpati comprend que ces derniers sont les dieux et que ce sont ceux-là que les humains devront imiter. Appelons cela le test de Prajâpati. Si nous lisons cette histoire du point de vue de la théorie du choix rationnel les démons ont doublement raison : a/ parce ils mangent autant qu’il veulent et comme ils veulent ; b/parce qu’ils peuvent choisir les morceaux selon leur goût. Bref les démons maximisent leur intérêt. Les dieux au contraire : a/ accomplissent une action qui, matériellement parlant, reste à somme nulle ; b/ ils se privent en outre du plaisir de choisir. – Qu’est-ce que leur geste ajoute donc à l’acte de manger et provoque l’admiration de Prajâpati ? Ceci : le fait qu’à travers ce geste même et dans l’offre réciproque de nourriture, par la nourriture même ils se reconnaissent les uns les autres. Ce n’est ni de la charité (car ils ne sont pas dans le besoin), ni un don gracieux unilatéral (puisqu’il est réciproque), ni un geste de solidarité (car la nourriture est abondante), c’est la décision de faire communauté Ils font avant toute guerre ce que les contractants de Hobbes font pour l’arrêter : ils pactisent chacun avec chacun en changeant en geste réciproque ce qui pourrait n’être qu’un geste de consommation individuelle. Le fait de se reconnaître n’ajoute apparemment rien, pourtant il change tout : il institue une communauté – il inaugure une politeia ou la confirme – et il ne le peut que parce qu’il est réciproque. L’autre existe comme autre que moi ; ce qui veut dire comme autre-pour-moi ; il est une authentique liberté et c’est pour cela même que je ne peux pas ne pas le lui signifier le fait que je le sais, je l’accepte et en tire les conséquences : faire alliance ou risquer le conflit. C’est cette réciprocité constitutive qu’il nous faudra interroger dans les expressions modernes de la reconnaissance ; on la conçoit presque toujours comme une demande ; or elle ne peut être telle qu’en étant aussi une offre.

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23Le don cérémoniel que décrivent les enquêtes ethnographiques est toujours une procédure concernant des groupes même si elle a lieu par le truchement de figures représentatives des groupes. Ce caractère public est inhérent au rituel. Malinowski l’avait parfaitement compris lorsqu’il écrit : « Je qualifie un acte de cérémoniel quand il est premièrement public ; deuxièmement accompli en respectant des formalités bien définies ; troisièmement quand il a une portée sociologique, religieuse ou magique, et implique des obligations. » [1969 : 154].

24De ce point de vue le don réciproque cérémoniel est proprement institutionnel ; il n’appartient pas à ce que l’on appelle la socialité primaire (ce qui est au contraire le cas du don gracieux et du don solidaire). Sans entrer ici dans ce débat, qu’il suffise de retenir que ce caractère nécessairement public du don cérémoniel invite à écarter comme non pertinente toute interprétation mettant en cause sa nécessaire visibilité et sa nécessaire réciprocité au nom d’une norme morale ou trans-morale valorisant la discrétion et le don comme oblativité absolue. Il ne s’agit pas de donner des biens, il s’agit à travers des biens donnés de se reconnaître publiquement comme partenaires d’alliance. De ce point de vue la leçon du don cérémoniel est donc double :

25– Comme acte de reconnaissance publique spécifiquement humain, son modèle traverse toute relation entre humains (y compris les deux autres formes du don repérées plus haut) ; toute rencontre, toute relation sociale quelle qu’elle soit, implique l’acte de se reconnaître réciproquement qui désigne tout humain à tout autre humain comme étant un être à considérer dans sa dignité, à respecter inconditionnellement. Il ne s’agit pas d’affirmer que le don cérémoniel fonde la société humaine ; on peut seulement dire qu’il révèle ce qui la fonde.

26– Comme procédure institutionnelle de groupe à groupe, comme expérience initiale du rapport d’alliance et comme convention acceptée, le don cérémoniel constitue l’émergence même de l’espace public ; son émergence comme relation proprement politique, comme expression intentionnelle d’un vivre ensemble qui transcende les régulations purement sociales (lesquelles abondent dans toute société animale). Son émergence certes, mais non nécessairement sa forme historique permanente. Et cela nous conduit à un autre ensemble de problèmes.

La question de la reconnaissance publique aujourd’hui

27Une première question s’impose d’emblée : comment s’exprime dans les sociétés de type étatique cette reconnaissance publique réciproque qui dans les sociétés traditionnelles est assurée par les échanges rituels de dons ? La seule réponse possible me semble celle-ci : cette reconnaissance est affirmée et garantie par la loi et par l’ensemble des institutions politiques et juridiques. Ce n’est donc pas directement du côté des échanges de biens qu’il faut chercher un héritage au don cérémoniel mais du côté des droits et des luttes concernant ces droits. Il appartient à l’anthropologie historique de montrer comment s’est opérée cette transformation. Il ne saurait être question ici de le démontrer en détail. Il faut rappeler cependant que les échanges cérémoniels discutés ci-dessus concernent des sociétés où généralement les formes d’autorité se confondent avec les statuts définis dans les systèmes de parenté. Pour cela même les relations publiques entre groupes passent par les alliances matrimoniales. Mais dès lors qu’apparaît une évolution conduisant à l’émergence d’une autorité transcendant les groupes de parenté (c’est ce passage et la crise qui l’accompagne dont nous parle la tragédie grecque telle l’Orestie d’Eschyle), l’individu s’affirme comme membre d’un groupe plus large – telle la cité – tout en restant encore longtemps membre d’une lignée, ou d’un clan. Mais la nouvelle identité prime sur l’ancienne (c’est la crise d’Antigone). La loi – le nomos – est ce qui fonde l’isonomia, l’égalité. Elle appartient à l’espace du milieu – le meson – celui où, dans la reconnaissance publique et identique accordée à tous, s’annulent les allégeances de chef à chef, comme est récusé le face-à-face des groupes particuliers – les lignages, gené –. La loi s’impose désormais comme arbitre entre les individus devenus membres égaux de la cité. On sait par diverses recherches historiques20que c’est dès le viie siècle, dans les cercles guerriers, que se profile ce qui constituera proprement l’invention de l’espace de la polis. Avec la « réforme hoplitique » qui met à égalité tous les guerriers en annulant les différences claniques et sociales pour ne retenir que l’identité de destin devant la mort, se forme l’assemblée de décision autour du meson, ce centre vide où est disposé le butin qui sera partagé équitablement, et lieu où chacun doit obligatoirement se placer pour exposer aux autres siégeant en cercle ce qu’il juge d’intérêt collectif (à l’exclusion de toute question privée). C’est ce modèle d’un espace public qui réglera la formation de la cité avec l’agora, le Foyer Commun, les temples, les stades, les théâtres et surtout le lieu de la délibération politique où se formulent et proclament les lois qui règlent la vie de la communauté et par lesquelles chaque citoyen se trouve reconnu devant tous les autres : tous devant elles sont égaux. L’ancien nomos – étymologiquement ce lot de pâture ou de culture accordé à chaque lignage – devient le lot partagé, mis au milieu, la règle écrite comme une chose exposée aux yeux de tous et que tous acceptent de suivre ; du même coup elle constitue la mesure commune, la norme de l’égalité et de la liberté que tous s’accordent mutuellement. Avec l’émergence de la Cité, depuis ce centre vide où est proclamée la loi-arbitre, la réciprocité héroïque des anciens chefs confrontés dans l’agôn est destituée. La justice arbitrale se substitue à la justice vindicatoire qui était symétrique des rapports de dons cérémoniels. Les Erynnies, divinités des vieux lignages, doivent céder devant Athéna, déesse impartiale de la cité. Le débat est réglé par l’histor -juge, enquêteur, médiateur21, nouvelle figure du tiers. Une autre histoire commence. Toute mutation démocratique se fera sous le signe de la loi, du tiers arbitre, contre toute forme d’allégeance réciproque (comme le fut la relation féodale). Ainsi quand Achille furieux obtient d’Agamemnon que sa part de butin lui soit remise, il refuse que cela vienne directement du roi achéen ; il exige que les biens soient placés au milieu [es to meson] pour que cela lui vienne de la communauté entière des Grecs, de la polis.

28Cependant s’il est vrai que la loi proclame les droits de chacun, on peut se demander où passe la réciprocité des partenaires du don cérémoniel. On peut dire qu’elle passe dans la relation entre le citoyen et le pouvoir souverain. Ainsi s’amorce le modèle du pacte qui ne cessera plus de hanter la relation politique en Occident. Ceci est vrai à un niveau institutionnel et formel qui n’est plus pour nous seulement politique et juridique, mais inclut l’activité économique : telle est la première sphère de reconnaissance. Mais au niveau des relations sociales, de la vie commune, des rapports de voisinages, des pratiques religieuses, des relations de travail, bref des modes de vie, s’affirment des formes de reconnaissance plus directes qui génèrent ou renforcent les liens du groupe : telle serait la deuxième sphère de reconnaissance. Enfin dans la vie personnelle – relations d’amour ou d’amitié – comme en général toutes dans les affections échangées et dans tout rapport éthique, elle apparaît comme respect offert et reçu : telle est la troisième sphère de reconnaissance.

29On pourrait respectivement nommer ces trois sphères de reconnaissance : publique, commune et privée ; on bien, en modifiant quelque peu la perspective, on pourra les nommer : institutionnelle, traditionnelle et personnelle. Ce découpage s’accorde assez bien avec celui proposé par Axel Honneth qui, lui-même, en trouve les fondements dans les écrits de Iéna de Hegel22 à partir desquels il problématise et décrit les trois formes fondamentales de reconnaissance réussie que sont le respect de soi dans l’ordre juridique, l’estime de soi dans la vie éthique et la confiance en soi dans les rapports d’amour et d’amitié. Je voudrais cependant proposer un élargissement de cette approche à partir de la pensée de la reconnaissance portée par le don cérémoniel. Je l’énoncerai brièvement – ou disons programmatiquement – en trois points :

  1. Tout d’abord il s’agit pour chaque niveau de penser la reconnaissance non d’abord en termes de demande ou d’auto-réalisation, c’est-à-dire depuis la perspective subjective, mais en termes de réciprocité. Il importe de ne jamais séparer la demande de l’offre de reconnaissance. La reconnaissance est réciproque ou n’est pas. Cela est vrai au niveau normatif. Il est clair cependant que lorsque la demande s’exprime d’abord comme une revendication, cela signifie précisément que, de l’autre côté, l’offre a fait défaut. Dans l’élaboration théorique qui s’en tient au niveau normatif on ne peut cependant séparer les conditions de l’estime de soi de celles de la reconnaissance d’autrui.

  2. Parler de sphères comme Walzer23 – ou de « cités » comme Boltanski et Thévenot24 – c’est adopter justement une approche pascalienne selon laquelle les « ordres » possèdent une raison propre de légitimation. Ainsi être un excellent écrivain ou un ami fidèle ne confère, comme tel, aucun titre à être reconnu comme bon citoyen ; pas plus qu’être un bon citoyen ne donne un titre à être reconnu grand artiste. Les critères d’évaluation ne sont pas les mêmes. Pour comprendre les risques d’interférence entre les divers domaines, on peut recourir aux concepts critiques de Walzer comme ceux de « dominance » (quand une sphère s’impose à une autre comme, par exemple, celle du politique au religieux ou inversement) et de « structure de conversion » (une sphère « traduit » ses valeurs dans une autre, ce qui est plus subtil et insidieux)25.

  3. Pourtant un autre principe peut jouer dans un autre sens : appelons-le principe de consolidation subjective ; la reconnaissance dans une sphère peut fournir à chacun les bases d’estime de soi permettant une réussite dans une autre. C’est exactement ce qu’énonce Rawls dans la 3e partie de la Théorie de la justice (ainsi une raisonnable réussite professionnelle peut inciter à un meilleur engagement civique ou inversement ; tout comme une amitié solide peut inciter à des choix économiques responsables).

  4. Il y a cependant une priorité fondatrice de la première sphère : en termes rawlsiens, elle est celle où s’affirment les deux principes fondamentaux reconnus par les agents « sous voile d’ignorance » ; non seulement ces deux principes fondent l’estime essentielle de soi comme être libre et prétendant à l’égalité ; mais en cette sphère s’articulent de manière inextricable ce qui constitue le nouvel espace public : le politique, le juridique et l’économique. Ce fut certainement un des grands mérites de Rawls que d’avoir su poser d’emblée la question de la justice en termes d’égalité des chances définies à partir des conditions économiques. Cette exigence est propre à la Modernité (certes, celle qui s’est formée intellectuellement et culturellement depuis la Renaissance, mais surtout celle qui s’est configurée politiquement et juridiquement depuis la Révolution Industrielle).

Conclusion

30Restent les sphères II et III. Ce sont celles où les deux autres formes du don, que j’ai nettement distinguées du don public cérémoniel, ont pleinement la possibilité de s’exercer.

  • Dans le domaine de la vie commune – sphère II –, celle des pratiques de relations de voisinage, des civilités de toutes sortes et des contacts entre communautés, ce sont des formes rituelles relativement informelles de don et de service réciproques qui se développent et participent à la formation de cette socialité primaire26 sans laquelle il n’est point de confiance, de respect ni de reconnaissance de la dignité des uns et des autres.

  • De même dans les rapports entre personnes – sphère III –, les formes de générosité unilatérale sont, comme l’avait compris Sénèque27, la source même des liens de confiance et d’attachement susceptibles de transcender les différences sociales. Plus radicalement encore, c’est cette générosité qui suscite le geste de reconnaissance et de respect envers tout être humain quel qu’il soit, ce que l’on peut comprendre aussi bien comme le contenu de l’impératif kantien, que celui de l’appel absolu que, selon Levinas, nous adresse le visage d’autrui : n’importe qui n’importe où ; partout où s’offre pour nous la rencontre du premier venu28.

31Université de Californie, San Diego

Bibliographie

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Notes de bas de page

1 On en trouvera une bonne présentation dans le n° 23 de la Revue du Mauss, 1er semestre 2004, « De la reconnaissance ».

2 Sur la signification des ordres, il va quasi de soi de se référer aux analyses classiques de Max Weber (in Economie et société, Paris, Plon, 1971 ; 1re et 2e Parties) ; sont également précieuses à cet égard les analyses de M. Walzer, in Sphères de justice, Paris, Seuil, 1997, chap. 2 « L’appartenance ».

3 Cf. Mauss, Marcel, 1950, [1924] « Essai sur le don », in Sociologie et Anthropologie, PUF.

4 Je ne peux que renvoyer sur ce point à tout le riche dossier réalisé au fil des années par A. Caillé et les collaborateurs de la Revue du MAUSS, 1re série : n° 11, 1991, « Donner, recevoir et rendre » ; n° 12, « Le don perdu et retrouvé » ; 2e série : n° 1, 1993 « Ce que donner veut dire », n° 8, 1996, « L’obligation de donner ». Aussi Jacques Godbout (avec Alain Caillé), L’Esprit du don, Paris, La Découverte, 1992, et A. Caillé, Anthropologie du don, Louvain, Desclée de Brouwer, 2000. Il importe aussi de signaler les enquêtes de terrain les plus marquantes réalisées dans ce domaine durant les décennies récentes : Andrew Strathern [1971], Annette Weiner [1992], Maurice Godelier [1996], André Iteanu [1983].

5 Cf. A. Strathern, 1971, xii, « When they saw Taylor’s white skin, they thought he must be one of the pale-skinned cannibals who figure in Hagen folktales, ‘but then he gave us shell valuables in return for pigs, and we de-cided he was a human’ like us ».

6 Cf. Premak : 1994 ; McCrew : 1990, principalement celles conduites sur les chimpanzés [J. Goodal 1986 ; F. de Waal, 1994]

7 À propos de la chasse et du partage de la viande chez les chimpanzés cf. C. Stanford : « The Ape’s Gift » in De Vaal, 2001.

8 Cf. A. Smith, La Richesse des Nations, Paris, GF-Flammarion, 1991, t.1, 81.

9 Il ne s’agit que d’un modèle car le rite du symbolon n’est pas en soi un échange de dons.

10 Cf. E. Ortigues, Le Discours et le symbole, Paris, Aubier, 1962, p. 61.

11 Cf. V. Descombes dans Les Institutions du sens (Paris, Minuit, 1996 ; chap. 18 « Les essais sur le don »)

12 Cf. Hénaff, 2004.

13 Cf. E. Goffman, Encounters, 1961.

14 Cf. R. Verdier, La Vengeance, Paris, Cujas, 1980-1986 ; voir aussi mon analyse in M. Hénaff 2002, chap. 6, « La logique de la dette ».

15 Cf. P. Ricœur, Parcours de la reconnaissance, Paris, Stock, 2004, p. 319 sq.

16 Cf. Cl. Lefort, 1978.

17 Le potlatch décrit part Boas et dont Mauss reprend les données qui inspirent à son tour Bataille dans La Part maudite, était un potlatch devenu dément (comme on le sait mieux maintenant cf. Codere : 1956) pour au moins trois raisons convergentes : raréfaction des positions de prestige du fait de l’effondrement démographique, interdiction des guerres intertribales par les gouvernements du Canada ou des USA avec report de la rivalité sur le potlatch, et augmentation des ressources échangeables du fait du commerce avec les Blancs.

18 Le don cérémoniel parce qu’il vise d’abord à la reconnaissance publique réciproque n’entre nullement en compétition avec l’échange marchand qui a sa logique propre – celle du contrat – et sa légitimité propre : celle de la justice distributive.

19 Cette identification entre réciprocité et complémentarité a été critiquée par A. Gouldner dans un article de référence [Gouldner : 1960].

20 Cf. M. Detienne, Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Paris, Maspero, 1967, chap. V ; M. Levêque et P. Vidal-Naquet, Clisthène l’Athénien, Paris, Macula, [1963] 1992 ; J.-P. Vernant, « Espace et organisation politique », in Mythe et pensée chez les Grecs, Paris, Maspero, 1965 ; M. Finley, Les Premiers temps de la Grèce, Paris, Maspero, 1970 ; Le Monde d’Ulysse, Paris, Maspero, 1978.

21 Cf. A. Sauge, De l’épopée à l’histoire : fondement de la notion d’histoire, Frankfurt a/M & New York, Peter Lang, 1992.

22 Cf. Axel Honneth, La Lutte pour la reconnaissance, Paris, Cerf, 2000.

23 Cf. M. Walzer, Sphères de justice, op. cit.

24 Cf. L. Boltanski, L. Thévenot, 1991, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard.

25 Cf. M. Walzer, « L’égalité complexe », in Sphères de justice, op. cit., chap. 1.

26 C’est à ce niveau précisément que me semblent pertinentes les analyses d’Alain Caillé [1998 & 2000] portant sur les formes sociales du don et de la générosité. Je précise donc que, selon moi, la sphère I, qui est celle des formes de don cérémoniel public entre groupes constitués, relève de la socialité secondaire ce qui veut dire des expressions formelles et institutionnelles de l’organisation du groupe, et donc de la reconnaissance publique qui dans nos sociétés s’exprime dans les institutions politiques, juridiques et économiques.

27 Cf. Sénèque, 1972, Des Bienfaits, trad. F. Préchac, Paris, Les Belles Lettres.

28 Il est clair que la description des sphères de reconnaissance ici proposée reste très programmatique. Son analyse plus complète fait l’objet d’un ouvrage en cours de rédaction.

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