Reconnaissance et anthropologie générale
p. 455-469
Texte intégral
1La manière dont la question de la reconnaissance est abordée en philosophie dépend de la place que celle-ci accorde aux connaissances empiriques. À cet égard, le champ philosophique apparaît aujourd’hui traversé par deux grands courants.
2Le premier, largement dominant, consiste à penser les réalités humaines en s’orientant à partir de préoccupations morales. Celles-ci, dans la mesure où elles permettent de penser à partir de principes, jouent ainsi un rôle comparable à celui que remplirent dans les siècles passés la théologie et la métaphysique. Ce courant ne néglige pas les connaissances empiriques, il y fait volontiers appel ; mais la place qu’il leur ménage demeure subordonnée à celle qu’occupe la pensée proprement philosophique.
3Le second courant, encore très minoritaire, se fonde au contraire sur les connaissances empiriques et s’efforce de les s’articuler les unes aux autres dans la perspective d’une anthropologie générale. Ce courant considère en effet que la question « Qu’est-ce que l’être humain ? » est fondamentale puisque le traitement des problèmes normatifs que pose la philosophie s’opère inévitablement sur le fond d’une certaine conception de l’homme, laquelle, étant souvent reconduite par un consensus tacite, demeure alors implicite et par conséquent soustraite à l’examen.
4C’est dans ce second courant que s’inscrivent mes recherches. Je commencerai donc par interroger la problématique de la reconnaissance qui prévaut au sein du courant dominant. Puis, dans une seconde partie, je proposerai quelques réflexions sur la reconnaissance du point de vue d’une anthropologie générale.
I.
5Parcours de la reconnaissance1, de Paul Ricœur, est sans doute l’un des meilleurs ouvrages relevant du premier courant, largement marqué par des préoccupations morales.
6La troisième étude contenue dans cet ouvrage est consacrée à « La reconnaissance mutuelle ». Le titre aurait pu en être « Le scandale de Hobbes ». Ricœur juge en effet irrecevable la description hobbesienne de l’« état de nature », celle-ci ne laissant aucune place à un motif originairement moral qui puisse être à la base du vivre-ensemble (p. 241). Or, s’il est exact que Hobbes n’attribue à l’être humain aucune moralité naturelle, il ne s’ensuit pas, contrairement à ce que dit Ricœur, qu’il évacue du même coup le désir de reconnaissance. Selon Hobbes – Ricœur le rappelle –, les trois passions principales sont la compétition, la défiance et la gloire. La première pousse les hommes à s’attaquer pour le profit, la seconde pour la sécurité et la troisième pour la réputation. Hobbes n’emploie pas le mot de « reconnaissance », mais c’est pourtant bien de celle-ci qu’il s’agit lorsqu’il parle d’amour-propre, de gloire, de réputation, d’honneur ou d’estime de soi-même. L’amour-propre, dit-il, nous fait désirer la gloire, car « tout le plaisir de l’âme consiste en la gloire (qui est une certaine bonne opinion qu’on a de soi-même) », et celle-ci « dépend de la comparaison avec quelque autre, et de la prééminence qu’on a sur lui »2. Puisque nous nourrissons tous le même désir, chacun entre en lutte avec les autres pour obtenir d’eux la reconnaissance à laquelle il aspire. D’où les discordes, l’envie, le mépris, la haine et le ressentiment.
7On peut donc reprocher à Hobbes de ne tenir aucun compte des formes spontanées de réciprocité et de coexistence pacifique, mais non pas d’ignorer la question de la reconnaissance. L’être humain tel qu’il le dépeint est amoral, mais il n’en est pas moins fondamentalement en relation avec ses semblables, et même il en dépend puisqu’il attend d’eux qu’ils corroborent la bonne opinion de lui-même qu’il désire avoir.
8Mais pour Ricœur, la reconnaissance est mutuelle ou elle n’est pas. Aussi préfère-t-il Hegel à Hobbes : « C’est la corrélation originaire entre relation à soi et relation à l’autre qui donne à l’Anerkennung (la reconnaissance) hégélienne son profil conceptuel reconnaissable. On vient de donner au motif originaire, qui désormais fait face à la peur de la mort violente, l’appellation qui lui convient, celle de désir d’être reconnu. » Il s’agit, ajoute-t-il plus loin, « de réorienter l’idée de lutte, que Hobbes interprète comme lutte pour la survie, dans le sens d’une lutte pour la reconnaissance réciproque »3.
9Faire ainsi valoir Hegel aux dépens de Hobbes a quelque chose de forcé. En effet, comme je l’ai déjà souligné, Hobbes admet implicitement une relation originaire entre soi et l’autre (même si cette relation n’est pas morale), et chez lui la lutte n’a pas seulement pour enjeu la survie mais aussi la reconnaissance. De plus, l’expression « lutte pour la reconnaissance réciproque » est problématique : peut-on qualifier de « lutte » une interaction dans laquelle chacune des deux parties recherche, outre son bien propre, celui de l’autre ?
10Au fond, Ricœur – mais il est loin d’être le seul – refuse de voir dans la morale une exigence qui vient s’ajouter au tissu préexistant des relations humaines afin de les réguler. En philosophie, depuis Kant, la morale tient lieu de transcendance ; aussi est-il nécessaire de conserver ce précieux ancrage (d’autant plus que, ne présentant pas de caractère théologique avoué, il paraît bien adapté à un monde sécularisé). Et pour maintenir ce caractère transcendant et universel de la morale, il faut en faire une dimension originaire de la relation à l’autre. Ricœur introduit ainsi ce qui doit être dans la description de ce qui est. Pourtant, en bonne méthode, la description anthropologique des relations humaines et leur appréhension d’un point de vue moral doivent être nettement distinguées. Les relations humaines demandent à être observées et décrites pour elles-mêmes, sansa priori ; donc sans postuler que l’exigence morale y est originairement présente. Les observations montrent généralement, à côté des relations conflictuelles, des formes de réciprocité. Mais celles-ci ne résultent pas nécessairement d’exigences morales que les individus concernés auraient intériorisées. Il peut aussi bien s’agir, comme c’est déjà le cas dans les sociétés de singes, de formes de coexistence pacifique spontanément pratiquées, de comportement sociaux naturels, ceux-ci n’étant pas moins vitaux que les relations d’affrontement.
11Le tableau que Hobbes trace de l’état de nature lui est directement inspiré par l’anthropologie augustinienne. Celle-ci, à la différence de l’anthropologie post-kantienne qui est généralement la nôtre, ne postule pas que l’être humain est originairement un sujet moral. C’est là une thèse qui mérite d’être examinée : en nous invitant à interroger nos propres conceptions, elle peut se révéler féconde. En revanche, ce qui est d’emblée critiquable dans l’anthropologie hobbesienne et augustinienne, c’est son rejet de toute sociabilité naturelle : un parti pris manifestement contraire aux faits observables, et qui a été adopté afin d’ériger la grâce de Dieu en unique recours contre les effets désastreux de la Chute.
12La difficulté qu’éprouve Ricœur à distinguer entre l’approche morale de la reconnaissance et sa description anthropologique, sa réticence à laisser celle-ci se déployer pour elle-même le conduisent, en dépit d’une réelle curiosité pour les recherches empiriques, à se satisfaire d’un usage relativement limité de celles-ci. En témoigne, entre autres, le satisfecit qu’il décerne au philosophe allemand Axel Honneth pour son ouvrage, La Lutte pour la reconnaissance4. Ricœur, avec sa droiture coutumière, dit sa dette à l’égard de Honneth et son adhésion à sa démarche qui « garde de Hegel le projet de fonder une théorie sociale à teneur normative ». Pour ce qui est de la description anthropologique des relations humaines, Ricœur estime que la reprise par Honneth des conceptions que George Herbert Mead avait exposées en 1934 dans Mind, Self and Society5 offre une base suffisante. « Je prends acte, conclut Ricœur, de ce couplage entre Hegel et Mead et le tiens pour le modèle d’un entrecroisement entre une conceptualité spéculative et une mise à l’épreuve par l’expérience. »6
13Honneth, effectivement, prend en considération les connaissances empiriques, ce qui n’est pas si fréquent chez les philosophes continentaux. Il s’appuie notamment sur des recherches en psychologie du développement, ce à quoi je suis particulièrement sensible, ayant moi-même souligné l’intérêt de ces recherches pour sortir la philosophie de son « oubli » des relations entre générations et du caractère fondateur de l’enfance (un déni caractéristique de la pensée masculine qui domine encore en philosophie)7.
14Cependant, l’appui pris sur Mead pose question. D’abord, en effet, même si l’ouvrage de Mead, parle le langage de l’expérience et de l’observation, il reste plus spéculatif que Honneth et Ricœur semblent le croire. Un a priori colore fortement ses descriptions ainsi que sa conception de l’« autrui généralisé » : la conception organiciste de la société, celle-ci étant censée former un tout relativement harmonieux. Chaque self, écrit Mead, réfléchit en lui le tout social, de la même façon que dans l’univers leibnizien chaque monade reflète une perspective différente de cet univers8. Ensuite, pourquoi s’arrêter à Mead ? Depuis 1934, bien d’autres recherches en sociologie et en psychologie sont venues enrichir notre compréhension du fonctionnement de la reconnaissance et de ses enjeux.
15L’approche normative de Honneth qui le conduit à appréhender ce domaine à travers des critères moraux (reconnaissance réciproque vs mépris) est très intéressante. Elle s’accompagne cependant d’une sous-évaluation des modalités de la reconnaissance qui ne relèvent pas de la morale, modalités qui pourtant interfèrent inévitablement avec ses enjeux moraux. En pratique en effet, la reconnaissance s’opère à travers l’assignation des individus les uns par les autres à telle ou telle place socialement pré-définie, et ces attributions de place sont régies par toutes sortes de critères de valeur qui ne sont pas d’ordre moral – des critères variables selon les sociétés considérées, les époques, les professions, le niveau hiérarchique, le milieu social, les traditions familiales, l’âge, le sexe, etc.
16L’ouvrage de Boltanski et Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur9, porte moins sur la diversité de ces critères de reconnaissance que sur la manière dont ceux-ci se combinent avec une conception de l’ordre social telle que les membres d’un monde social donné estiment que cet ordre est justifié, bien qu’il assigne à chacun d’eux des places d’inégale valeur. Il s’agit donc bien des formes de compromis qu’une société s’efforce d’élaborer pour faire droit à l’exigence de justice de ses membres (c’est-à-dire l’exigence d’être reconnu inconditionnellement en tant que personne humaine), alors qu’en même temps ceux-ci sont soumis à toutes sortes de critères de reconnaissance conditionnels qui, soit sont difficiles à justifier (parce qu’ils masquent une injustice), soit sont justifiables, mais pour des raisons étrangères à la morale (différences d’âge, de talent, de compétence, etc.).
17Ayant, je l’espère, éclairci les raisons pour lesquelles une description du fonctionnement de la reconnaissance doit être entreprise pour elle-même, ses enjeux moraux étant provisoirement mis entre parenthèses, je propose maintenant quelques remarques qui se situent à ce niveau descriptif.
II.
18Être reconnu, c’est occuper une place dans l’esprit d’un ou plusieurs autres et, d’une manière plus générale, dans la société. Il n’y a pas là seulement une question de justice ou d’injustice10, mais, plus radicalement, l’enjeu d’être ou de ne pas être. Car le désir d’exister dans l’esprit des autres est inséparable de la question d’exister soi-même. Du point de vue de l’anthropologie générale, la reconnaissance apparaît comme une facette ou un moment des processus au gré desquels les êtres humains produisent et soutiennent leur existence psychique, leur sentiment d’exister.
La reconnaissance comme don premier
19Commençons par le début : la première reconnaissance qui nous est donnée, celle qui salue notre naissance et même la précède. Il est évidemment vital pour chaque nouvel être que les membres de la génération prennent acte de sa venue et lui ménagent une place dans leur esprit. Cette reconnaissance s’effectue – du moins en principe – sans conditions. L’enfant à venir est encore indéterminé, il ne s’agit donc pas de reconnaître sa valeur sous tel ou tel aspect : il s’agit de sa place en tant qu’être humain. Dans la mesure où elle est gratuite et inconditionnelle, cette reconnaissance première pourrait être considérée comme un acte moral. Pourtant, les parents ne la vivent généralement pas ainsi, et cela vaut mieux. Si en effet des parents font place à leur enfant en considérant que c’est là, de leur part, un acte purement moral, il y a de quoi s’inquiéter. Car se soucier de quelqu’un par devoir est une chose, vivre une relation réelle avec lui en est une autre et c’est bien cela qui est vital pour le nourrisson. Dans ce cas, il y sans doute chez les parents un sens du devoir, mais il n’y a pas que cela : il y a plaisir mutuel à vivre la relation.
20Dans la reconnaissance inconditionnelle du nouveau-né par des membres de la génération précédente, il faut distinguer :
- le don d’un lieu d’être. Il s’agit de l’inscription symbolique de l’enfant dans la société des humains : reconnaissance au sens administratif du terme, inscription à l’état civil, donation du nom, baptême. Mais aussi, de manière invisible mais non moins déterminante, les réponses plus ou moins inconscientes à ces questions : quelle place vient occuper cet enfant dans l’esprit de ses parents ? que représente-t-il pour eux ?
- la transmission de l’existence psychique à travers les contacts corporels (odeur de la mère, goût des aliments, vue, toucher, voix). Ici, il y a reconnaissance, mais pas seulement. Il y a coexistence, il y a un être-ensemble vécu associé à un plaisir partagé. Il y a sentiment d’exister dans un monde commun. L’intégration du nourrisson à un monde commun et suffisamment stable est nécessaire pour que se développe en lui le sentiment d’exister : appartenance à la communauté des autres autour de lui, intériorisation de celle-ci sous les espèces du langage, des représentations partagées, de la vie psychique.
La reconnaissance n’est pas la seule modalité du lien existentiel avec les autres
21La philosophie s’efforce de prendre ses distances avec la tradition du sujet-substance qui est l’un des traits fondamentaux de la pensée occidentale, un sujet constitué d’une âme innée, d’une substance pensante existant par elle-même. Tâche difficile et de longue haleine (à laquelle je m’efforce de contribuer).
22Dans la perspective du sujet-substance (que celui-ci soit d’origine divine ou naturelle), l’existence de soi est considérée comme antérieure aux relations avec les autres. À l’encontre de cette « évidence », les recherches en sciences humaines conduisent à souligner le rôle fondamental que jouent les relations avec les autres dans la constitution du sujet. Il n’est donc plus possible de conserver intacte la croyance en l’individu. Mais il est pourtant difficile d’y renoncer. Parce que notre tradition de pensée se fonde sur elle. Et parce que nous ne savons pas encore expliquer comment une identité qui se constitue à partir des relations avec les autres peut néanmoins acquérir une certaine consistance. En continuant à penser que les individus ou les groupes ont leur identité, mais qu’ils désirent que celle-ci soit reconnue, on fait une concession à l’interdépendance humaine sans pour autant renoncer tout à fait à l’ancienne conception substantialiste.
23Une manière de se dégager à bon compte – à trop bon compte – de l’emprise de cette tradition consiste à affirmer que la reconnaissance constitue la personne, que l’identité ne préexistant pas à sa reconnaissance par les autres, elle est produite par celle-ci. C’est là attribuer à la reconnaissance (alors pensée comme l’acte moral par excellence) et plus précisément au sujet qui reconnaît l’autre un pouvoir créateur excessif. En effet, comme je l’ai souligné à propos du nouveau-né, pour que cet autre devienne une personne à part entière, il ne suffit pas que les parents lui donnent place dans son esprit, il faut aussi que quelque chose se passe entre eux et lui, quelque chose qui passe par les parents mais qui ne se ramène pas à eux, des interactions associées à une culture ambiante et à un cercle social plus marge qu’eux. Quelque chose qui anime, littéralement, l’enfant en meublant le vide du temps et en lui permettant d’éprouver sa mêmeté dans une durée aux repères stables. Si l’on veut dépasser la tradition d’un sujet qui serait substantiel par nature, il faut s’intéresser aux processus qui contribuent à la formation d’une consistance personnelle chez l’enfant, des processus qui impliquent une transmission de biens sociaux et culturels à travers les relations vécues avec celui-ci.
24Faire quelque chose avec quelqu’un, parler de quelque chose avec lui, partager des centres d’intérêt, vivre avec lui un certain emploi du temps : c’est toute la question d’une réalité tierce, de supports d’être-ensemble qui est ici en jeu. La place qui m’est faite par les autres resterait lettre morte si elle ne me permettait pas de participer à un « jeu », à la circulation de choses matérielles ou immatérielles, de biens culturels. Une circulation qui, tout en me confirmant que j’occupe une place (que je suis reconnu), alimente ma vie psychique et entretient ce qui fait que j’éprouve comme réelle à la fois ma relation aux autres et ma propre existence.
25En attribuant l’émergence de l’identité au seul acte de reconnaître l’autre, comme si un sujet avait le pouvoir de faire exister un autre sujet par l’efficace d’un geste symbolique, on sous-estime grandement la complexité des processus qui permettent à l’existence psychique de se constituer. Ainsi la conception substantialiste du sujet se voit-elle clandestinement reconduite sous le couvert de son prétendu dépassement. On voudrait croire qu’une relation duelle, à condition qu’elle réponde à la morale de la reconnaissance, peut faire ce qui, en réalité, requiert une triangulation, c’est-à-dire la participation des deux à une réalité tierce, cette sorte d’espace transitionnel que constitue une interaction médiatisée par des biens culturels (au sens le plus large de l’expression) vécus dans un monde commun.
Il est néfaste que le désir d’exister soit entièrement absorbé par des enjeux de reconnaissance
26Pour que cette triangulation s’effectue, il est nécessaire que l’enfant (et plus tard l’adolescent et l’adulte) n’investisse pas entièrement son désir d’exister dans le désir de se faire reconnaître. Car si c’est le cas, ce désir de reconnaissance ne tarde pas à révéler des aspects néfastes et destructeurs. Il débouche en effet sur un règne exclusif du désir mimétique (déjà pointé par La Fontaine dans Le geai paré des plumes du paon et Le bœuf et la grenouille), sur les comportements de parade, le conformisme, l’assujettissement à la peer pressure. Dès lors que le sentiment d’exister se fonde uniquement sur le fait d’occuper une place – la plus grande possible – dans l’esprit des autres, les relations humaines justifient le pessimisme augustinien (bien représenté, aujourd’hui, par René Girard), les rivalités s’exacerbent, elles se teintent d’envie, de jalousie et de haine.
27Soulignons au passage le piège de la notion d’identité lorsque celle-ci se résume à un ensemble de traits distinctifs sur la base desquels on se signale aux autres. Celui qui se prévaut ainsi de son « identité » voudrait la faire reconnaître comme étant sa propre substance ; alors qu’en réalité, cette « identité », loin de correspondre à une consistance personnelle acquise antérieurement à la lutte pour la reconnaissance, se constitue pour une bonne part sous la pression de celle-ci, par intériorisation des insignes qui sont significatifs pour l’autre et qui valent à ses yeux. La lutte pour se faire reconnaître risque alors, paradoxalement, d’entretenir l’aliénation et l’appauvrissement de soi.
28Il est donc vital pour le développement de la personne que celle-ci ne s’absorbe pas entièrement dans son désir de reconnaissance, qu’il y ait une part de son désir qui se porte gratuitement sur les gens et les choses, « comme ça », « pour le plaisir ». Un plaisir d’être, de connaître, de sentir et de faire vécu pour lui-même, un investissement dans les réalités matérielles et immatérielles qu’offrent la culture ambiante et l’environnement.
Reconnaissance inconditionnelle, reconnaissance conditionnelle
29J’ai déjà abordé cette distinction. Tout enfant doit passer d’une reconnaissance inconditionnelle (lorsque, par exemple, ses parents saluent ses premiers gribouillis d’appréciations enthousiastes) à une reconnaissance conditionnelle (qui se manifeste par une évaluation de son comportement ou de ses apprentissages). Les formes conditionnelles de reconnaissance font donc intervenir des critères sociaux et culturels (un point sur lequel Bourdieu, notamment, a insisté). Ces critères sont vécus comme des contraintes, mais aussi, dès lors qu’ils sont intériorisés, comme des insignes grâce auxquels on témoigne de sa valeur. L’insigne manifesté, la manière d’être doivent évidemment être appropriés à la situation sociale (en parlant dans une soirée entre amis comme on parle dans un colloque ou lorsqu’on fait un cours, on risque fort de ne pas susciter de la part des interlocuteurs la reconnaissance qu’on attend d’eux). Dans La parole intermédiaire11 j’ai montré comment toute parole, pour être recevable et même simplement compréhensible, se plie nécessairement à des critères de pertinence : ainsi se noue, dès les premiers apprentissages de la communication, une association intime entre le fonctionnement cognitif de la parole et les enjeux existentiels de reconnaissance.
30Il est rare que la personne qui en reconnaît une autre sur la base d’un critère de compétence, de talent ou d’adéquation du comportement à la situation ne tienne pas compte également, même si elle n’en a pas conscience, du degré de reconnaissance que des tiers accordent à cet autre. Prenons l’exemple d’un artiste (il pourrait aussi bien s’agir d’un écrivain ou d’un intellectuel). La reconnaissance qu’il attend dépend de la valeur accordée à son travail. Mais en pratique, cette valeur dépend également du crédit dont jouissent ceux dont il se fait reconnaître. Et, bien sûr, de leur nombre. Supposons que X, galériste ou commissaire d’une exposition, soit tenu en grande estime par Y et Z, collectionneurs. Supposons aussi que l’artiste, de son côté, soit pris en considération par X. Du coup, Il y a de bonnes chances pour que Y et Z accordent eux aussi de la valeur au travail de cet artiste. Et ainsi de suite en fonction des réseaux dans lesquels l’artiste parvient à prendre place. Une fois qu’une personne s’est fait un nom, a atteint une certaine célébrité, celle-ci s’auto-entretient indépendamment de la valeur de son travail. Tout se passe alors comme si la reconnaissance qui, au départ, était conditionnelle, devient inconditionnelle – comme si l’adulte jouissait à nouveau du privilège de l’enfance.
31Le fait qu’une personne se soumette à un processus de reconnaissance conditionnel présuppose qu’elle-même reconnaisse, et la valeur des critères à l’aune desquels elle est évaluée, et celle de l’institution ou des personnes qui sont en position de la reconnaître. Double assujettissement. Ce double assujettissement que le lien social et le principe de réalité nous poussent à accepter, notre narcissisme, notre désir d’exister dans l’esprit des autres de manière inconditionnelle ne s’en accommodent pas volontiers. Car personne ne peut tout à fait renoncer à investir dans ses rapports de reconnaissance conditionnels le désir qu’il a d’être reconnu absolument.
32Il existe différentes formes de compromis entre ces deux versants de la reconnaissance. Un supérieur hiérarchique, par exemple, peut s’adresser à un subordonné à propos d’une tâche qu’il a à remplir (reconnaissance conditionnelle) en y mêlant, grâce à quelques propos informels, des marques de considération ou de sympathie (reconnaissance inconditionnelle).
33Mais ces compromis, ces combinaisons, toujours délicats, sont souvent problématiques. C’est le cas, notamment, lorsqu’il s’agit d’être reconnu en tant qu’homme ou en tant que femme. D’un côté en effet le statut d’homme ou de femme est soumis à conditions. De l’autre, l’homme qui n’est pas reconnu en tant qu’homme, la femme qui n’est pas reconnue en tant que femme se sentent atteints absolument, comme si c’était leur valeur même d’être humain qui était déniée.
34Les sociétés dans lesquelles l’honneur est au premier plan en donnent un bon exemple. L’honneur de la famille garantit la reconnaissance de la dignité de ses membres en tant qu’être humains. Mais en même temps, si l’honneur est blessé, c’est à l’homme de le rétablir ; en le réparant, il fait reconnaître sa virilité. Parfois au prix le plus élevé, celui du meurtre. On voit bien que l’honneur, dans ce cas, c’est la virilité identifiée à la valeur absolue de l’être humain.
35Prétendre au statut de victime – victime d’un crime absolu – peut répondre au même type de désir, celui de dépasser le caractère conditionnel, par conséquent relatif, de la reconnaissance pour exiger des autres une reconnaissance absolue et les placer en position de débiteurs.
36Une autre manière de tenter d’échapper à l’assujettissement aux autres inhérent aux processus de reconnaissance consiste à se présenter comme quelqu’un qui ne cherche pas à se faire reconnaître, qui est au-delà d’un tel désir. Par exemple en stigmatisant comme une marque de faiblesse et de dépendance le désir de reconnaissance manifesté par telles ou telles personnes, manière de se faire implicitement valoir comme supérieur à celles-ci. On voit par cet exemple que le fait de dénier son propre désir de reconnaissance est encore une manière de chercher à se faire reconnaître ! On voit également qu’au désir de dépasser les limitations qu’implique la reconnaissance conditionnelle se mêle insidieusement un autre désir, celui de s’affranchir de la réciprocité, celui de n’être plus un parmi d’autres, un qui dépend des autres, mais un au-dessus des autres, un sujet souverain.
Reconnaissance ne veut pas toujours dire réciprocité
37En tant que désir d’exister et de jouir, le désir de se faire reconnaître par les autres, d’occuper une place dans leur esprit n’a pas de limites. Or, se plier à la réciprocité, laisser de la place aux autres, c’est se soumettre à une limite. Définir la reconnaissance par la réciprocité revient à écarter les formes de reconnaissance qui sont contraire à la morale. Malheureusement, celles-ci n’en existent pas moins. Rien n’est plus répandu que le désir d’être reconnu des autres sans pour autant avoir à les reconnaître. Rien n’est plus fréquent que le désir d’occuper une place dans l’esprit des autres tout en ne leur faisant aucunement place. Brimer quelqu’un, le mépriser, se moquer de lui, exercer le pouvoir qu’on a sur lui, lui faire sentir que l’on est supérieur à lui, le faire souffrir, le torturer, etc. : il existe mille manières de s’imposer à l’esprit des autres malgré eux, de nourrir son propre sentiment d’exister aux dépens de celui des autres. J’ai tenté de comprendre ces formes violentes et destructrices du désir de reconnaissance dans La méchanceté12. Le livre doit beaucoup à Milton qui, dans Le Paradis perdu, a su explorer à travers le personnage de Satan les noirceurs de l’âme humaine. Comme je l’ai rappelé au début de ce texte, le courant augustinien (dont Milton est un éminent représentant) a été sensible aux formes destructrices et unilatérales du désir de reconnaissance. Cependant, au cours du xviiie siècle, l’anthropologie augustinienne s’est trouvée progressivement rejetée du champ de la pensée au profit du courant humaniste qui domine les Lumières. Mis en minorité dans le domaine des idées et de la philosophie, l’augustinisme a, en revanche, investi le roman. Les effets de ce partage sont encore sensibles aujourd’hui : le contraste est frappant entre la vision de l’être humain véhiculée par le cinéma et la littérature (où l’être humain continue à faire preuve de démesure) et l’ensemble constitué par les sciences économiques, la philosophie politique et les sciences cognitives (où domine le sujet rationnel). Ainsi séparées, les deux visions ne peuvent plus se confronter comme elles le firent au xviie siècle où elles opposèrent Jésuites et Jansénistes. Une réflexion anthropologique sur les relations humaines et les processus de reconnaissance se doit donc de prendre en considération les deux visions sans disqualifier l’une a priori au nom de l’autre.
Notes de bas de page
1 P. Ricœur, Parcours de la reconnaissance, Paris, Stock, 2004.
2 Hobbes, Le Citoyen ou les fondements de la politique (1642), Garnier-Flammarion, 1982, p. 92. Hobbes y revient plus loin, p. 95 : « La plus parfaite allégresse qui arrive à l’esprit lui vient de ce qu’il en voit d’autres en-dessous de soi, avec lesquels se comparant, il a une occasion d’entrer en une bonne estime de soi. »
3 P. Ricœur, op. cit., p. 255 et 257.
4 A. Honneth, La Lutte pour la reconnaissance, Paris, Cerf, 2002.
5 George H. Mead, L’esprit, le soi et la société, PUF, 1963.
6 P. Ricœur, op. cit., p. 273.
7 Je me permets de renvoyer à mon livre, Le Sentiment d’exister, Descartes & Cie, 2002, chapitre 21, « Comment le bébé devient une personne » et 22 « La coexistence précède l’existence de soi ».
8 G. H. Mead, op. cit., L’esprit, le soi et la société, p. 171. Voir aussi p. 139 où Mead compare la relation entre les individus et le « tout social » à celle qui existe entre les cellules et l’organisme.
9 Boltanski et Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991.
10 Voir l’article de Nancy Fraser, « Justice sociale, redistribution et reconnaissance », Revue du MAUSS, « De la reconnaissance », n° 23, 2004, p. 151-164.
11 Fr. Flahaut, La Parole intermédiaire, Paris, Seuil, 1978.
12 Fr. Flahaut, La Méchanceté, Paris, Descartes & Cie, 1998.
Auteur
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Lucien Lévy-Bruhl
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