Pathologies de la reconnaissance
p. 403-425
Texte intégral
Ni reconnaissance ni méconnaissance
1Dans la réflexion contemporaine sur la reconnaissance, on rencontre d’habitude l’opposition – initialement théorisée par Axel Honneth – entre reconnaissance et méconnaissance.
2À l’idée positive de reconnaissance, conçue comme condition indispensable à l’auto-réalisation des individus et à une relation positive avec soi-même, on oppose le concept négatif d’un manque de reconnaissance, qui se traduit par des formes de « mépris » et engendre des processus d’humiliation et d’exclusion nuisant à l’identité et à la vie des personnes qui en sont l’objet.
3Or, le type de reconnaissance que je voudrais analyser ici ne peut être ramené à aucune de ces deux polarités. Du moment qu’il n’équivaut ni à la reconnaissance positive ni à son absence, je propose de le définir comme une forme de reconnaissance pathologique, en associant le concept de pathologie aux « processus de développement de la société que l’on peut concevoir comme des développements faux ou déformés », selon ce que Honneth propose lui-même dans son texte Pathologies du social (Honneth, 1996). Il m’est ainsi permis de défendre mon hypothèse selon laquelle, dans ce troisième cas, même s’il y a effectivement reconnaissance, elle n’aboutit tout de même pas à l’auto-réalisation des personnes.
4En second lieu, bien que je partage avec certains auteurs (Honneth lui-même, Caillé-Lazzeri, Ricoeur) la prémisse que l’on peut résumer la reconnaissance à trois formes fondamentales, relatives aux trois sphères essentielles des rapports humains (les sphères interpersonnelle, juridique, sociale), je voudrais déclarer tout d’abord que mon attention se tourne surtout vers la troisième forme : c’est-à-dire vers la reconnaissance qui se produit dans le domaine des relations sociales. À ce propos, Honneth et d’autres auteurs ont parlé de reconnaissance en tant qu’approbation solidaire, qui se traduit pour le sujet en auto-approbation et en estime de soi-même. Ici, la valeur morale de la reconnaissance – qui appartient aussi, par ailleurs, aux autres formes fondées sur la relation d’amour (produisant la confiance en soi) et sur la relation juridique (produisant le respect de soi-même) – apparaît tout à fait claire, et est confortée par la prémisse selon laquelle l’approbation de la part de l’autre (l’« autre généralisé » de Mead) produit l’estime de soi et le renforcement de la dignité et de l’intégrité de la personne1.
5Or, dans le concept de reconnaissance pathologique, cette valeur morale se perd pour deux raisons fondamentales que je voudrais justement tenter d’analyser : la première est que ce que le sujet désire (ou prétend) n’est pas tant l’approbation de l’autre, mais son admiration, la confirmation de sa propre distinction, de sa propre excellence ou supériorité ; la deuxième est que, même quand il se contente de la pure considération qui lui vient de l’autre, le sujet est prêt à tout pour l’obtenir, même à une trahison de soi-même causée, comme on le verra, par la dynamique mimétique.
6En d’autres termes, cette fois la reconnaissance devient non plus une prétention morale qui a pour but la réalisation de soi et de la « bonne vie », mais un objet de passion, quelque chose que le sujet veut obtenir à tout prix, en arrivant jusqu’à agir d’une manière plus ou moins consciente contre lui-même.
1.1.
7La vision de la reconnaissance en tant que passion nous ramène évidemment, en premier lieu, au thème bien connu de la « lutte pour la reconnaissance » qui naît justement avec la modernité.
8En produisant le passage de l’« honneur » à la « dignité » – nous rappelle Charles Taylor –, la société moderne pose les conditions pour une reconnaissance paritaire et égale pour tout le monde, mais de ce fait, elle fait naître la conscience du caractère problématique de son acquisition et engendre l’inévitabilité d’une compétition réciproque (Taylor 1993 ; Taylor 1994).
9La dissolution de la société fondée sur l’inégalité, d’où naît l’idée moderne de dignité en tant que droit universel des individus, produit un changement radical des sources de l’identité, non plus liée à des rôles extérieurs mais fondée sur l’intériorité d’un Moi indépendant et affranchi de tout lien préliminaire. Dès lors, la reconnaissance prend une importance nouvelle et cruciale, puisqu’elle devient l’instrument décisif pour la construction d’une identité qui n’est plus donnée a priori ; elle se configure toutefois en tant que but toujours incertain d’une recherche permanente et difficile. Le Moi indépendant est en effet aussi un Moi déraciné et affaibli par la perte de toute appartenance ; c’est un Moi isolé et « sans abri » dont l’identité dépend essentiellement du regard et de la confirmation de l’autre. Lorsque la reconnaissance devient, dans une société d’égaux, un but accessible en puissance à tout le monde en raison du droit universel à la dignité, elle perd toute certitude et exige l’engagement, la lutte et la mobilisation individuelle, tout en étant exposée au risque de l’échec.
10En d’autres termes, la modernité donne naissance à une « lutte pour la reconnaissance » qui en complique le décor conflictuel : les hommes ne s’opposent pas seulement pour la défense de leurs propres intérêts, comme nous l’enseigne le paradigme consolidé de l’« individualisme possessif » (Macpherson 1973), mais aussi parce qu’ils veulent être reconnus par les autres selon leur propre identité2.
11Dès lors, on ne peut plus éluder une question capitale : la reconnaissance de quelle identité ? Et à quel prix ? Ce qui implique qu’il faille accepter l’invitation faite par Caillé et Lazzeri à se poser la question plus générale : la reconnaissance de quoi ? (Lazzeri-Caillé 2004)
12À partir de cette question, on peut saisir le risque de la dégénérescence pathologique. La reconnaissance qui se configure d’abord comme une prétention légitime et universelle, peut devenir en puissance l’objet de ce que j’ai appelé ailleurs la « passion du Moi » (Pulcini 2001) ; d’un Moi prêt à tout – même à la fiction et à la trahison de soi-même – pour obtenir de l’autre la confirmation non seulement de sa propre valeur et dignité, mais aussi de sa propre supériorité et distinction, ou de qualités et mérites qu’il ne possède pas.
13Ma thèse, que je voudrais développer par la suite en analysant certains moments significatifs de la pensée moderne, est que l’issue de cette passion identitaire consiste dans la construction d’un faux Moi et de relations sociales non authentiques3.
14Mais cela veut dire aussi que la reconnaissance en tant que dimension morale n’est pas une donnée que nous pouvons accepter a priori, mais quelque chose qui exige une herméneutique et une gestion des passions ; qui exige, pourrait-on dire, un travail émotif pour en corriger ou en éviter les dérives pathologiques possibles.
La passion de la reconnaissance et le Moi mimétique
15On repère l’origine d’une passion pour la reconnaissance déjà chez Hobbes où, même si le concept de reconnaissance n’apparaît pas d’une manière explicite, on peut tout de même déduire légitimement l’idée d’une « lutte pour la reconnaissance » et d’un conflit identitaire4.
16Il est vrai que, chez Hobbes, prévaut l’image des individus en tant que machines poussées par leurs désirs et visant à l’acquisition de biens matériels et à la poursuite de leurs propres intérêts, donc en tant qu’atomes sans qualités spécifiques et préoccupés surtout de la lutte pour la survie. Mais il est vrai aussi qu’il apparaît dans son anthropologie un besoin de reconnaissance lié à la lutte pour l’« honneur », puisque c’est là le signe de la reconnaissance de l’ensemble des qualités et des valeurs d’un homme – de la beauté à la réputation, de la force à la richesse (Hobbes 1987, p. 85 et suivantes ; Hobbes 1985, p. 59-61.) – que Hobbes résume dans le concept de « pouvoir » : « La reconnaissance du pouvoir s’appelle honneur ; et honorer un homme (dans l’intimité de son esprit) signifie concevoir ou reconnaître que cet homme a une supériorité ou un excès de pouvoir sur celui qui lutte ou se compare avec lui. Et les signes selon lesquels un homme reconnaît chez un autre un pouvoir ou une supériorité sur son concurrent sont honorables » (Hobbes 1985, chap. VIII, p. 59 ; traduit par l’auteur).
17Les individus hobbesiens se soucient tellement d’obtenir par les autres la reconnaissance de leur propre valeur et pouvoir, qu’ils l’exigent pour ainsi dire à tout prix, de façon indépendante de toute vertu ou mérite. « Chaque homme, en effet, veille à ce que son voisin l’évalue au degré auquel il s’apprécie lui-même ; et à tout signe de mépris ou d’évaluation insuffisante, il s’efforce naturellement autant qu’il l’ose (et cela, parmi ceux qui n’ont aucun pouvoir pour les tenir tranquilles, est bien assez pour qu’ils se détruisent l’un l’autre) d’arracher une évaluation plus grande de ceux qui le méprisent en lui causant du dommage, et des autres par l’exemple » (Hobbes 1987, p. 119 ; traduit par l’auteur). Ils sont prêts à se battre au moindre signe de dépréciation ou de mépris venant de l’autre, jusqu’à la destruction réciproque. Ils réagissent avec violence à la moindre manifestation de méconnaissance, donnant origine à un état de conflictualité féroce « pour des riens, comme un mot, un sourire, une opinion différente et tout autre signe d’évaluation insuffisante, ou directement à l’égard de leur propre personne ou indirectement à l’égard de leurs parents, de leurs amis, de leur nation, de leur profession ou de leur nom » (Hobbes 1987, p. 120 ; traduit par l’auteur)
18On voit donc naître avec Hobbes une passion pour la reconnaissance qui est essentiellement une passion du Moi, tout à fait différente de ce que j’ai appelé ailleurs la « passion de l’utile » (Pulcini 2001) ; et qui n’a plus rien à faire avec l’honneur aristocratique, puisqu’elle pousse au conflit des individus libres et égaux, mais dramatiquement caractérisés par un manque constitutif et décidés à obtenir à tout prix l’approbation et la considération des autres.
2.1.
19Mais si cette passion aboutit à l’agression réciproque, au conflit et à la guerre chez Hobbes, on découvre dans la réflexion critique de ses contemporains, les moralistes jansénistes, qu’un autre danger plus invisible et insidieux niche en elle, à savoir la trahison de soi-même.
20Pascal, La Rochefoucauld, Nicole décrivent un individu poussé par un besoin de reconnaissance de son propre Moi tellement fort qu’il en arrive à se trahir lui-même, à échanger son identité véritable contre un masque qui le rende acceptable et admirable aux yeux de l’autre.
21Le Moi pascalien, affligé par un manque infini et par une vision dévalorisante de soi-même, incapable d’accepter sa propre vérité misérable et décevante, réagit avec un amour de soi (« amour propre ») hypertrophique qui le pousse à dissimuler son propre être, à tromper les autres et lui-même avec la construction d’une image de soi non authentique : « Nous ne nous contentons pas de la vie que nous avons en nous et en notre propre être ; nous voulons vivre dans l’idée des autres d’une vie imaginaire, et nous nous efforçons pour cela de paraître. Nous travaillons incessamment à embellir et conserver notre être imaginaire, et négligeons le véritable » (Pascal 1962, p. 84). Incapables de supporter la discordance entre ce qu’ils sont et ce qu’ils voudraient être, les hommes se prêtent, sous l’impulsion émotive puissante de l’amour propre, à un processus de dissimulation et de déguisement qui tend à obtenir de l’autre la confirmation nécessaire à combler la perception de son propre manque et imperfection.
22« Ainsi – dit Pascal – la vie humaine n’est qu’une illusion perpétuelle ; on ne fait que s’entre-tromper et s’entre-flatter (…). L’homme n’est donc que déguisement, que mensonge et hypocrisie, et en soi-même et à l’égard des autres. »
23Pierre Nicole remarque, en outre, subtilement que le masque produit non pas seulement une tromperie à l’égard des autres, mais une sorte d’auto-tromperie inconsciente qui pousse chacun à confondre sa propre identité avec le phantasme illusoire de soi-même, avec l’image de soi désirée : « …il se regarde continuellement, et il ne se voit jamais véritablement, parce qu’il ne voit au lieu de lui-même que le vain fantôme qu’il s’en est formé » (Nicole 1971, p. 209).
24Cette identification inconsciente avec le masque rend les hommes tout à fait dépendants de la confirmation et de l’estime des autres : « Le commerce de la civilité du monde fait le même effet à l’égard de ceux qui y vivent. Car, comme il est tout rempli de témoignages d’estime et d’affection, d’égards, d’applications, il leur donne lieu de se représenter à eux-mêmes, comme aimés et estimés, et par conséquent comme aimables et estimables » (Nicole 1971, p. 210).
25L’amour propre travaille donc de manière souterraine en se manifestant comme prétention à la reconnaissance, qui vise à satisfaire le désir d’auto-affirmation produit par la conscience de sa propre faiblesse et inadéquation : « Il se fait le centre de tout : il voudrait dominer sur tout, et que toutes les créatures ne fussent occupées qu’à le contenter, à le louer, à l’admirer (…). Nous voudrions que tous les autres nous aimassent, nous admirassent, pliassent sous nous, qu’ils ne fussent occupés que du soin de nous satisfaire » (Nicole 1971, p. 240).
26Tout cela présuppose évidemment ce que j’ai défini ailleurs comme une anthropologie du manque (Pulcini 2001) : c’est-à-dire la naissance, à partir de Montaigne et de la première modernité, d’un sujet faible et vide qui réagit à la découverte de sa propre fragilité et imperfection à travers l’auto-affirmation hypertrophique de soi-même et la dissimulation de sa propre vérité. Mais ce qu’il importe de souligner ici est que, pour être reconnus, les hommes doivent apparaître différents de ce qu’il sont. On voit donc affleurer cette opposition être/paraître qui, comme on le verra, sera pleinement théorisée par Rousseau. Les individus cachent leur identité véritable, renoncent à leur nature authentique, en s’identifiant avec l’image qui fait d’eux un objet d’admiration et d’estime : « Nous sommes tellement habitués à nous déguiser devant les autres – dit la Rochefoucauld – que nous finissons par nous déguiser devant nous-mêmes » (La Rochefoucauld 1978, p. 123).
27Le Moi devient son propre masque ; il se trahit lui-même afin d’être ce que l’autre veut qu’il soit.
28On voit ici l’origine du processus mimétique dans lequel René Girard a découvert le fondement même de l’identité individuelle et des relations sociales (Girard 1981) : le Moi construit son propre masque en se regardant avec les yeux de l’autre (peu importe qu’il soit réel ou imaginaire), avec lequel il instaure un rapport essentiellement imitatif.
29Ce qui aboutit à un paradoxe évident : la reconnaissance de la part des autres, intensément désirée par l’individu en tant que facteur nécessaire pour la construction de sa propre identité, légitime de fait une fausse identité : fausse non seulement parce qu’elle trompe les autres, mais aussi parce qu’elle se fonde sur une auto-tromperie.
2.2.
30L’idée du masque et de la construction d’une fausse identité revient chez Mandeville, où l’idée de dissimulation prend malgré tout une fonction positive non seulement pour la cohésion sociale, mais aussi pour la promotion du progrès économique et social. On peut déduire la présence d’une passion de la reconnaissance chez Mandeville dans l’analyse de l’orgueil (pride) vue comme passion primaire du Moi. En tant qu’effet de l’inclination naturelle à la préférence pour soi-même (self-liking), l’orgueil pousse les hommes à une surévaluation d’eux-mêmes qui cherche chez l’autre la confirmation de leur propre supériorité (Mandeville 1987, p. 42). L’honneur même, remarque Mandeville en reformulant de manière radicale la critique de l’honneur dans la pensée du xviie siècle, n’est autre qu’une manifestation extérieure de l’orgueil. Vidé de toute vertu aristocratique, l’honneur se réduit désormais à la « bonne opinion des autres » (Mandeville 1987, p. 39) que chacun veut obtenir indépendamment de tout mérite ou qualité et que, surtout, en devenant propriétaire de richesse, on peut acheter comme toute marchandise, en signe de supériorité et distinction (Mandeville 1978, p. 238)5.
31On atteint chez Mandeville la pleine maturité du paradigme de l’homo oeconomicus, qui pose dans la richesse et dans l’acquisition des biens matériels le fondement même de l’autoréalisation individuelle et du progrès social (cf. Dumont 1984).
32Dans ce contexte, l’orgueil perd toute caractéristique négative et est affranchi de toute condamnation morale, pour devenir le ressort indispensable de la conduite d’émulation sur laquelle peut se fonder une société prospère et puissante, capable de satisfaire les aspirations et les désirs d’individus poussés à la recherche sans limites du mieux6. Il s’impose en effet comme le mobile même du cycle économique tout entier (consommation-production-commerce) d’une société qui a fait de la compétition et de la concurrence des facteurs indispensables à la croissance.
33Il ne faut donc pas condamner ni éliminer l’orgueil, mais l’alimenter au contraire, soutient Mandeville, tout en reconnaissant sans scrupules ses potentialités destructrices lorsque cette passion se manifeste à l’extérieur, dans sa vérité la plus crue (Mandeville 1987, p. 249).
34Indispensables et vitales, les passions deviennent dangereuses pour l’identité individuelle et le lien social seulement lorsqu’elles se montrent dans leurs expressions les plus brutales, en se dévoilant à l’extérieur.
35Il s’agit donc, pourrait-on dire avec Jean Starobinski, de trouver « le remède dans le mal », c’est-à-dire de découvrir dans la dynamique même de l’orgueil les solutions possibles à ses excès asociaux. Du moment que l’orgueil est aussi un désir d’estime et d’admiration, les hommes seront poussés empiriquement à en dissimuler les manifestations les plus gênantes et dangereuses, les symptômes socialement inacceptables, pour obtenir l’approbation et la reconnaissance des autres : « Les règles dont je parle – dit Mandeville – consistent dans un gouvernement habile de nous-mêmes, dans un étouffement des appétits et dans la dissimulation devant les autres des sentiments véritables de nos cœurs… » (Mandeville 1987, p. 42 ; traduit par l’auteur).
36Tout cela signifie que la société se fonde pour Mandeville sur une « comédie des bonnes manières », sur une « élégante duperie » (Mandeville 1987, p. 50) ; il ne s’agit que d’une gigantesque construction hypocrite, qui peut durer, mais aussi progresser et se développer, à condition que les individus reconnaissent réciproquement leur propre masque, en cachant leur identité véritable. Mandeville renonce à toute considération morale et reconnaît sans scrupules la nécessité du masque dans le but d’une coexistence civile équilibrée du progrès social et économique. Les hommes cachent leur nature véritable et simulent des qualités qu’ils ne possèdent pas, en enfilant consciemment un masque qui vise à tromper l’autre et à se conformer à ses attentes, dans le but d’être confirmés dans leur propre identité.
37Bien qu’ici la dissimulation soit l’objet d’un choix actif et volontaire qui rend conscient le processus mimétique, on se trouve quand même en présence d’une conduite mimétique du Moi qui aboutit de nouveau à l’issue paradoxale que j’ai déjà soulignée : la reconnaissance de la part de l’autre, nécessaire pour l’auto-réalisation, exige la construction d’une fausse identité en la légitimant à son tour.
Parcours vers la reconnaissance morale
38Ni le pessimisme janséniste ni le diagnostic désenchanté de Mandeville ne paraissent donc fournir les bases d’une idée de reconnaissance morale.
39Pour que cette idée prenne consistance, il faut attendre la réflexion d’Adam Smith, chez qui on trouve, ne serait qu’implicitement, une opposition entre la passion de la reconnaissance et la reconnaissance morale.
40Smith part d’un diagnostic semblable à celui de Mandeville. Il voit dans le self-love, qu’il faut entendre comme un désir de se distinguer et d’être préféré, la pulsion émotive fondamentale de l’agir humain (Smith 1991, p. 110). Le self-love, en effet, « peut-être le plus fort de nos désirs », est ce qui provoque la « course à la richesse » (Smith 1991, p. 111), c’est-à-dire la pulsion à l’acquisition qui est le propre de l’homo oeconomicus moderne. « Quel est le but – se demande Smith – de tout le mouvement et la lutte de ce monde ? Quel est le but de toute l’ambition et la cupidité, de la recherche de la richesse, du pouvoir, et de la prééminence ? D’où vient cette émulation qui traverse tous les rangs, et quels sont les avantages que l’on recherche dans ce grand but de la vie humaine que l’on appelle l’amélioration de sa propre condition ? Tous les avantages que l’on peut attendre de cette amélioration sont d’être observé, considéré avec sympathie, complaisance et approbation. Nous ne sommes pas intéressés par l’aisance et par le plaisir, mais par la vanité. Toutefois, la vanité est toujours fondée sur la conviction d’être l’objet de l’attention ou de l’approbation » (Smith 1991, p. 66 ; traduit par l’auteur).
41Les hommes désirent la richesse et rivalisent âprement entre eux pour l’obtenir, non pas seulement pour sa valeur matérielle et pour son utilité intrinsèque, mais surtout parce que la richesse – objet désiré par tout le monde – est le « signe », la preuve symbolique de leur propre distinction7, et par conséquent, ce qui permet d’obtenir la considération et l’admiration universelles : « Le désir de devenir les objets appropriés d’un tel respect, de mériter et d’obtenir du crédit et un rang parmi les autres, est peut-être le plus fort de tous nos désirs ; et par conséquent, l’anxiété d’obtenir les avantages de la fortune est beaucoup plus suscitée et stimulée par ce désir que celui de se procurer ce qui nous sert pour satisfaire les nécessités et les conforts du corps, que l’on peut toujours satisfaire très facilement » (Smith 1991, p. 288 ; traduit par l’auteur).
42Les hommes désirent ce que les autres désirent (richesse, pouvoir) pour conquérir la « position sociale » (Smith 1991, p. 76) que l’on acquiert seulement avec la reconnaissance des autres.
43Le processus mimétique se rapporte donc pleinement au désir même, nous conduisant ainsi au cœur de la dynamique girardienne : A désire C parce que B désire C. Les désirs de l’individu smithien dépendent du désir de l’autre ; et l’objet même du désir a moins d’importance que la relation mimétique avec l’autre.
44Cela ne veut pas dire qu’il y ait chez Smith une délégitimation du self-love et de la « course à la richesse ». Au contraire, la dynamique mimétique des passions humaines est une condition nécessaire au progrès et au bien-être, le fondement précieux de la « richesse des nations » (Smith 1991, p. 247-249). Mais il suffit de contrôler et de contenir les excès de l’amour de soi qui peuvent être des causes de désordre social et moral.
45Le danger intrinsèque à une manifestation illimitée des passions est en effet de perdre justement ce que les hommes « désirent par-dessus toute chose », c’est-à-dire l’approbation de ce que Smith appelle le « spectateur impartial », soit une figure représentative d’un Moi social moyen, capable de juger une conduite « appropriée », c’est-à-dire digne d’approbation sociale et morale.
46Chacun perçoit que les autres ne pourront jamais le suivre dans une préférence marquée pour lui-même, et par conséquent, « pour agir de manière que le spectateur impartial puisse s’identifier avec les principes de sa conduite – ce qu’il désire pardessus toute chose – …il doit humilier l’arrogance de l’amour propre pour le reconduire à un niveau que les autres puissent partager » (Smith 1991, p. 111 ; traduit par l’auteur).
47Poussé par l’interaction sociale à se regarder « avec les yeux des autres » (Smith 1991, p. 150), l’individu smithien se dédouble en un Moi passionnel qui agit et un Moi spectateur qui juge, en revêtant les critères d’évaluation propres d’un troisième spectateur impartial, imaginaire et hypothétique (Smith 1991, p. 153), qui exige la modération du self-love pour que le Moi ne devienne pas l’objet d’une condamnation morale.
48Le remède est donc interne à la dynamique mimétique et au self-love même, conçu selon une double acception : c’est-à-dire à la fois comme désir d’admiration et comme désir d’approbation. En d’autres termes, l’amour de soi – soit ce désir d’admiration qui pousse les hommes à courir inlassablement après la richesse et le pouvoir – est corrigé et limité par l’amour de soi, c’est-à-dire par un désir d’approbation et d’estime. Les hommes, pourrait-on dire alors, renoncent à la passion pour la reconnaissance, c’est-à-dire à la reconnaissance en tant que « lutte pour la préférence »8, cause de conflictualité sociale et de corruption morale, en faveur de la reconnaissance morale, qui appelle l’approbation d’un autre qui dispose de critères d’évaluation inspirés par le bien commun.
49Mais Smith va plus loin, puisque l’idée de reconnaissance morale implique en effet un passage ultérieur, plus radical et subtil, qui introduit la nécessité d’une auto-reconnaissance.
50Il ne suffit pas, dit Smith, d’obtenir l’approbation des autres. Nous pouvons en effet, comme Mandeville le propose, simuler une conduite appropriée et rendre possible une interaction sociale équilibrée, tout en étant conscients que l’on n’est pas dignes de l’approbation des autres. Mais les hommes, précise Smith en engageant explicitement une polémique avec Mandeville (Smith 1991, p. 422 et suivantes), ne veulent pas seulement la reconnaissance extérieure, ils veulent aussi en être dignes ; ils ne veulent pas seulement être estimés, mais estimables (Smith 1991, p. 154).
51Il y a donc une discordance potentielle entre l’approbation extérieure (du « man without ») et l’auto-approbation (du « man within »), qui laisse entrevoir une issue possible au mécanisme mimétique. Avant d’obtenir le consentement de l’autre, les hommes veulent être certains de l’auto-approbation, de l’estime de soi (Smith 1991, p. 336 et suivantes), c’est-à-dire d’une approbation fondée sur l’auto-reconnaissance de leur propre valeur et dignité, de leurs propres qualités morales (Smith 1991, p. 159). « Dans ce cas, son auto-approbation n’a besoin d’aucune confirmation de la part de l’autre. Elle est suffisante en elle-même et il en est satisfait. Cette auto-approbation est le but principal, sinon le seul, dont il peut ou devrait s’occuper » (Smith 1991, p. 159 ; traduit par l’auteur).
52La reconnaissance morale présuppose donc une préoccupation, pas seulement instrumentale, mais authentiquement morale pour le bien commun, et qui implique une transformation des passions et un perfectionnement moral du Moi. En outre, il est légitime d’entrevoir dans l’auto-reconnaissance une rupture possible de la dynamique mimétique : c’est-à-dire la configuration d’une identité qui se construit aussi de manière indépendante du regard et du jugement de l’autre, puisqu’elle trouve dans sa propre intériorité les sources de sa propre moralité.
53Toutefois, la solution smithienne est évidemment limitée en ce qu’elle reste exclusivement liée aux valeurs et aux principes de la société concurrentielle et compétitive, pour laquelle Smith cherche en effet une légitimation plus solide, en montrant comment elle trouve en son propre sein le remède à ses excès et à ses pathologies.
3.1.
54Il n’y a donc pas, chez Smith, cet aspect radicalement critique de l’existant que l’on trouve dans la réflexion rousseauienne, où l’idée de reconnaissance pathologique se configure pleinement comme l’effet de ce que nous pouvons justement définir, avec Honneth, des « pathologies du social » : c’est-à-dire d’une structure sociale corrompue et injuste qui empêche toute autoréalisation individuelle.
55Le désir de reconnaissance, provoqué par la passion de l’amour propre9, est pour Rousseau intrinsèque à la naissance même de la socialité : « … Sitôt que les hommes eurent commencé à s’apprécier mutuellement et que l’idée de la considération fut formée dans leur esprit, chacun prétendit y avoir droit ; et il ne fut plus possible d’en manquer impunément pour personne » (Rousseau, 1970a, p. 326). L’apparition des premières formes de lien social génère la comparaison réciproque et la compétition, rend les hommes dépendants de l’estime et de la considération de l’autre, engendrant ainsi la passion de la distinction (Rousseau, 1970a, p. 326) : passion originaire et dominante, à laquelle puise, comme Smith l’avait déjà souligné, le désir même de richesse (Rousseau, 1970a, p. 346).
56L’envie de se distinguer et d’être reconnus pousse les hommes à aspirer à ce que les autres désirent, à chercher à obtenir tout ce qui, comme la richesse, est l’objet de la considération et de l’admiration universelles, produisant la rivalité et l’hostilité.
57En donnant naissance à la dynamique mimétique du désir, la passion de la reconnaissance produit donc, en premier lieu, l’état de conflictualité et de désordre que l’on a déjà rencontré chez Hobbes, et qui engendrera la société injuste et inégale décrite dans le Discours sur l’inégalité.
58Mais pas seulement. Elle est à l’origine d’une autre pathologie qui concerne plutôt l’identité individuelle et qui consiste, comme les jansénistes l’avaient déjà compris, en la trahison de soi de la part de l’individu (cf. Pulcini 2001). Le désir d’obtenir l’estime publique incite en effet les individus à construire leur propre identité selon les attentes et les valeurs de l’autre. Il les induit à simuler certaines qualités qu’ils ne possèdent pas, afin de paraître différents de ce qu’ils sont réellement : « …et ces qualités étant les seules qui pouvaient attirer de la considération, il fallut bientôt les avoir ou les affecter. Il fallut pour son avantage se montrer autre que ce qu’on étoit en effet. Être et paraître devinrent deux choses tout à fait différentes, et de cette distinction sortirent le faste imposant, la ruse trompeuse, et tous les vices qui en sont le cortège » (Rousseau, 1970a, p. 331).
59Rousseau développe d’une manière radicale l’intuition janséniste en faisant de l’opposition entre l’être et le paraître le noyau même d’une socialité déformée et d’une identité infidèle à sa vérité la plus profonde, de sorte qu’il confère au thème du masque une valeur tout à fait négative. Du moment que la valeur de chacun se mesure selon l’estime des autres, l’identité se construit à partir du regard de l’autre, représenté par un nouveau sujet social puissant, à savoir l’« opinion » (Rousseau, 1970a, p. 350). En proie à la « fureur de se distinguer », l’homme sort « en dehors de lui-même » et devient complètement dépendant des désirs et des jugements de l’autre, à partir desquels il construit son propre Moi en s’aliénant lui-même.
60L’exigence mimétique d’être selon l’autre, causée par la passion de la reconnaissance, produit donc sur le plan subjectif une fausse identité ; en outre, elle crée sur le plan social des processus d’homologation et de nivellement, comme Rousseau le montre très bien dans Le Discours sur les sciences et les arts (Rousseau 1970, p. 215).
61Il saisit ici, entre autres, la genèse d’un phénomène qui sera par la suite au centre de la critique de la modernité et de la démocratie faite par Tocqueville et par Hannah Arendt (Tocqueville 1968 ; Arendt 1964) : c’est-à-dire ce conformisme universel qui ne produit pas seulement l’incertitude et le manque de confiance réciproque, en donnant lieu à une sorte de civilisation du soupçon10, mais qui efface aussi toute différence et toute originalité du Moi.
62Donc, si la reconnaissance exige la fiction et le dédoublement de l’identité, l’aliénation et l’homologation, être reconnu par les autres équivaut, de manière paradoxale, à renoncer à soi-même, ou mieux, comme le dirait Charles Taylor, à sa propre authenticité11 ; cela équivaut à trahir son propre Moi original et véritable.
63À partir de ce diagnostic, on découvre chez Rousseau deux solutions, dont on peut saisir l’actualité et qui visent à préfigurer la possibilité d’une reconnaissance morale, solutions dans lesquelles, il faut le préciser tout de suite, il ne se limite pas comme Smith à corriger les excès de la société compétitive au moyen d’une formation morale du Moi fondée sur l’autoreconnaissance et sur le sentiment de sa propre dignité, puisqu’il suppose que le Moi est capable de se placer émotionnellement en dehors de la dynamique sociale existante.
64La première de ces deux solutions propose en effet de changer l’objet du désir mimétique.
65Dans ce cas, Rousseau ne paraît pas considérer la possibilité d’un désir autonome au regard de la mimèsis, confirmant par là sa structure essentiellement ternaire. Il est inévitable que les hommes veuillent ce qui fait d’eux un objet d’admiration des autres, qu’ils désirent ce que les autres désirent : « Il est donc certain que c’est moins en nous-mêmes que dans l’opinion d’autrui que nous cherchons notre propre félicité (…) Tous veulent être admirés : voilà la secrète et dernière fin des actions des hommes. Il n’y a que les moyens de différents » (Rousseau, Fragments politiques, 1970b, p. 657).
66Il s’agit alors de faire de telle manière que les hommes obtiennent l’admiration des autres en tournant leurs préférences non pas vers la richesse ou vers le pouvoir, mais vers la « vertu », c’est-à-dire vers des objets moraux : « Il s’agirait d’exciter le désir et de faciliter les moyens de s’attirer par la vertu la même admiration qu’on ne sait s’attirer aujourd’hui (que) par la richesse » (ibidem, p. 502). Faire de la vertu l’objet même du désir signifie donner à la dynamique mimétique une moralité intrinsèque qui permet d’adhérer à l’opinion sans en subir les effets aliénants et falsifiants. Une société juste n’abolit pas l’opinion, mais en élimine le pouvoir aliénant en la fondant sur des valeurs morales : « Chez tous les peuples du monde, ce n’est point la nature mais l’opinion qui décide du choix de leurs plaisirs. Redressez les opinions des hommes et leurs mœurs s’épureront d’elles memes » (Rousseau, 1970c, p. 831).
67Or, « redresser les opinions », cela veut dire en premier lieu mettre en acte un processus de non identification avec l’existant et de correction des pathologies de l’existant. Le Moi qui se conforme à une opinion droite pour en obtenir l’admiration et l’estime, le Moi qui désire et reçoit la reconnaissance de l’autre ne peut être dans ce cas que le Moi moral, en tant que condition essentielle d’une société juste.
68Il faut remarquer ici que par rapport à la vision girardienne du caractère insignifiant de l’objet12, la proposition de Rousseau paraît ouvrir des possibilités nouvelles puisqu’elle revalorise l’importance de l’objet et du choix subjectif de l’objet. Elle présente pourtant deux difficultés et deux dangers auxquels je peux seulement faire allusion ici : le premier est celui d’un cercle vicieux entre l’individu vertueux et la société juste ; le deuxième est celui d’opposer à la fausse homologation de la société injuste et corrompue une uniformité morale qui risque de niveler les différences13.
69À ces difficultés, paraît répondre d’une manière implicite la deuxième solution que l’on peut déduire surtout des écrits autobiographiques de Rousseau, et qui se fonde cette fois sur l’idée d’authenticité : laquelle consiste, comme l’a bien souligné Charles Taylor (Taylor 1994, p. 36), en la fidélité à soi-même, et donc dans le droit à l’originalité et à la différence du Moi.
70En d’autres termes, le Moi authentique est capable d’affirmer et de faire valoir, dans l’univers homologant et conformiste de la société fondée sur le paraître, sa propre différence par rapport à l’autre. Il parvient, en se mettant en dehors de la dynamique falsifiante des passions sociales, à retrouver – comme Rousseau le laisse percevoir dans ses Confessions – une vérité intérieure non déformée pour laquelle il exige la reconnaissance des autres (Rousseau 1969).
71Cette deuxième solution nous permet donc d’entrevoir la rupture radicale de la dynamique mimétique. Se montrer tel que l’on est signifie que l’on sait être fidèle même aux aspects les plus incommodes et non désirés du Moi, puisque c’est en eux que se trouve la source même de la cohésion et du sentiment de sa propre identité, unique et originale ; par conséquent, se montrer tel que l’on est signifie se soustraire à la tyrannie de l’opinion et de la mimèsis14.
72Mais si le danger de la dynamique mimétique est, comme nous l’avons vu, la reconnaissance pathologique, le danger intrinsèque à l’éthique de l’authenticité est pour ainsi dire l’absolutisation de la différence. En d’autres termes, le Moi authentique risque, comme le montre le parcours rousseauien lui-même, de se renfermer dans une sorte de subjectivisme autarcique, de cohérence rigide et de fidélité absolue à soi-même qui finit par entraver toute capacité de dialogue et d’interaction réelle avec l’autre.
73L’image du « promeneur solitaire », renfermé dans l’espace immunisé d’une solitude narcissique, est en effet l’expression naissante et éloquente d’une dérive identitaire qui sera destinée à devenir une des pathologies les plus inquiétantes de la modernité jusqu’à la société contemporaine15. Le risque du Moi authentique est de voir l’autre uniquement en tant que miroir de sa propre identité ; de telle manière qu’en vidant l’autre de sa propre substance et spécificité, le désir de reconnaissance devient une prétention unilatérale qui perd toute réciprocité.
74Cela ne veut pas dire toutefois qu’il faille renoncer à l’idée d’authenticité, dès lors qu’elle se fonde, comme je voudrais le suggérer, sur la valorisation du concept de différence dans un double sens : c’est-à-dire non pas seulement en tant que différence par rapport à l’autre, mais en tant que différence par rapport à soi-même16. Et cela exige, ajouterais-je, le recours à un concept non essentialiste d’authenticité. Dans cette perspective, le Moi authentique reste donc fidèle à sa propre identité originale et différente, pour laquelle il désire légitimement la reconnaissance de l’autre ; mais c’est en même temps un Moi capable de voir le caractère contingent de sa propre identité, toujours exposée à d’autres développements et à d’autres configurations possibles, indépendamment du fait que celles-ci restent toujours inexprimées et non réalisées. Pour finir, il s’agit d’un Moi capable de reconnaître la différence de l’autre justement parce qu’il est capable de prendre au sérieux la pluralité, réelle et potentielle, de son propre Moi.
75On peut donc conclure, comme je l’avais annoncé au début, que l’idée d’une reconnaissance morale n’est pas donnée a priori. Elle suppose au contraire la coexistence des deux processus que Rousseau est le premier à nous permettre d’identifier : la non identification avec l’existant et avec les pathologies d’une société fondée sur le paraître, sur l’inégalité et sur l’injustice ; mais aussi la non identification avec soi-même, ce qui permet au Moi de résister à la tentation d’absolutiser sa propre différence et de reconnaître, tout en gardant sa propre originalité, la différence de l’autre.
76Mais ces deux aspects qui s’imposent encore aujourd’hui dans toute leur indéniable actualité, exigent que, même dans une perspective normative, l’on garde fermement un point de vue critique qui nous permette de repenser tant les formes du lien social que le modèle de subjectivité qui en constitue le fondement.
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Notes de bas de page
1 Un développement ultérieur et plus radical par rapport à Honneth de l’idée de reconnaissance dans son acception morale, que je me limite ici à rappeler, est celui théorisé par Paul Ricoeur dans son Parcours de la reconnaissance (Ricoeur, 2004), lequel propose de dépasser l’idée même de « lutte pour la reconnaissance » et de concevoir des procès pacificateurs de reconnaissance réciproque à travers ceux qu’il appelle « états de paix » (philia, eros, agapè) ; et surtout à travers l’inscription du concept de reconnaissance dans le cadre de la théorie du don cérémonial (pour laquelle cf. Hénaff, 2002).
2 Sur la distinction entre le « conflit d’intérêts » et le « conflit de reconnaissance », cf. outre Honneth, Pizzorno, 1993.
3 Sur le concept d’« authenticité » et en particulier sur celui de Moi authentique entendu comme celui qui est capable d’être fidèle à soi-même, cf. Taylor 1994.
4 Il ne faut donc pas attendre Hegel, contrairement à ce que soutient Axel Honneth (Honneth 2002), pour voir apparaître le conflit identitaire.
5 Comme on le verra plus avant, le thème de la richesse en tant que signe de distinction et moyen pour obtenir l’admiration, reviendra dans la réflexion de Smith et de Rousseau.
6 Il s’agit d’un topos de la pensée de Mandeville : la vision des passions en tant que facteurs d’émulation de cet « effort continu de se dépasser l’un l’autre » (Mandeville 1987, 84) qui produit des effets bienfaisants tant sur le plan privé que sur le plan public.
7 Sur ce point, cf. Dupuy-Dumouchel 1979.
8 L’expression est de Charles Taylor 1993.
9 « L’amour propre n’est qu’un sentiment relatif, factice et né dans la société qui porte chaque individu à faire plus de cas de soi que de tout autre, qui inspire aux hommes tous les maux qu’ils se font mutuellement, et qui est la véritable source de l’honneur » (Rousseau 1970a, p. 366).
10 Cf. Rousseau 1970, p. 215-216.
11 Ce n’est pas par hasard que Charles Taylor considère Rousseau comme le premier théoricien de l’idée d’authenticité (Taylor 1994).
12 Chez Girard le désir mimétique qui engendre la violence, aboutit à l’individuation d’une victime (bouc émissaire) qui institue un lien intrinsèque entre la violence et le sacré (Girard 1980). En supprimant le pouvoir de mise en ordre par le sacré, la modernité rompt ce lien et ouvre évidemment des espaces de liberté. Mais elle produit en même temps un désir qui devient illimité et par conséquent de plus en plus exposé à l’échec et à une réitération infinie, indifférente à l’objet. Le désir illimité introduit une nouvelle forme de violence mimétique à laquelle on peut se soustraire seulement, selon Girard, à travers l’amour en tant que dimension tout à fait autre par rapport à la violence.
13 Sur ce deuxième risque, cf. Taylor 1993, pp.73-74
14 On peut faire référence, à ce propos, aux deux parcours de Julie dans la Nouvelle Héloïse et L’Emile (Rousseau, 1981, 1992), tous les deux caractérisés, malgré les profondes différences, par un parcours émotif difficile qui vise au recouvrement de l’authenticité du Moi, contre les déformations produites par la société.
15 J’ai traité le thème des dégénérescences narcissiques de l’authenticité (cf. aussi Taylor 1994 et Sennett 1982) dans mon livre L’individuo senza passioni… ch. 4 (Pulcini 2001).
16 J’ai proposé ce concept dans mon Introduzione à La notion de dépense de Georges Bataille (Bataille 1997).
Auteur
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Lucien Lévy-Bruhl
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