Ce que l’art fait à la problématique de la reconnaissance : du respect à l’estime
p. 369-386
Texte intégral
1Dans un article paru en 2000, la philosophe américaine Nancy Fraser affirme que « les questions de reconnaissance, comme les jugements de valeurs esthétiques, par exemple, ont un contenu implicite en termes de distribution : un accès restreint aux ressources économiques peut être un obstacle à une participation égale à la production artistique1 ». Cette proposition – la seule qui fasse référence au domaine de l’art dans le recueil d’articles récemment traduit en français – témoigne d’un phénomène classique dans les sciences de l’homme : dès lors qu’il est question d’art, les défauts d’un système conceptuel deviennent « aveuglants », au sens du moins où ils témoignent des points aveugles de la pensée de l’auteur2.
Un point aveugle
2Ce point aveugle, c’est la définition de ce qui manque quand la reconnaissance fait défaut, y compris lorsque – cas évoqué ici par Fraser – ce manque s’origine dans une carence de redistribution des biens économiques : à l’en croire, une insuffisante reconnaissance artistique ferait obstacle à une « participation égale à la production artistique ». Si l’on comprend bien ce qu’elle entend précisément par là – à savoir, probablement, l’équivalent en art du statut de citoyen à part entière, bénéficiant d’une égalité de droits –, alors on ne peut qu’être frappé par la totale inadéquation d’une telle proposition aux enjeux, aux valeurs, aux problèmes qui ont effectivement cours dans le monde artistique.
3Celui-ci en effet est tout entier tendu, non vers une exigence d’égalité mais, au contraire, vers une exigence d’ordonnancement des grandeurs : tel artiste est-il grand, bon ou médiocre ? Ses toiles sont-elles estimées à leur juste valeur ? Le prix littéraire attribué à tel écrivain est-il vraiment mérité, ou trop tardif, ou prématuré ? Un autre ne l’aurait-il pas davantage mérité ? Tel compositeur a-t-il des chances de passer à la postérité ? Tel autre n’est-il pas qu’un musicien facile, bon pour le grand public ? Cet auteur est-il réellement novateur ? Ce peintre est-il original ? Etc… Ces opérations de mise en ordre, de hiérarchisation, de fixation des grandeurs relatives, sont forcément inégalitaires, puisqu’il s’agit de déterminer des places sur une échelle de talents ; mais ce travail d’ordonnancement n’en est pas moins sous-tendu par l’exigence d’équité, au sens où la place octroyée doit être juste : en l’occurrence, elle est supposée être proportionnée au mérite de l’artiste, quelle que soit la mesure ou la définition de ce mérite3. C’est là l’enjeu propre de la reconnaissance en art : une juste distribution des récompenses sanctionnant les inégalités de compétences et de performances.
4Quant à la « participation à la vie artistique » qu’évoque Fraser, elle constitue en effet un enjeu, si l’on entend par là la reconnaissance de l’identité d’artiste, l’inclusion du prétendant dans le monde de l’art. Mais elle ne peut en aucun cas faire l’objet d’une exigence collective, d’une revendication de principe : elle est, elle aussi, fonction des capacités individuelles à faire la preuve qu’on est bien un artiste, et ne peut advenir qu’au terme du « parcours d’épreuves » organisant l’insertion dans la vie artistique professionnelle4. À ce titre, cette « participation » est, elle aussi, foncièrement inégalitaire, puisqu’elle dépend des ressources manifestées – plus ou moins efficacement – par les individus.
5Voilà qui révèle le point aveugle de la conception de la reconnaissance selon Nancy Fraser – une conception révélatrice, me semble-t-il, d’un paradigme très puissant dans la philosophie politique nord-américaine, y compris chez le philosophe canadien Charles Taylor, qui a pourtant su montrer en quoi la reconnaissance peut être un « besoin vital »5. Certes, Fraser a le mérite de problématiser l’importance des problèmes de reconnaissance, irréductibles aux problèmes de redistribution économique ; mais elle réduit d’emblée la question de la reconnaissance à la dimension collective de l’identité dite « culturelle » ou, comme nous dirions ici, anthropologique, c’est-à-dire relevant de paramètres de groupe, hérités à la naissance par l’individu – origine ethnique ou religieuse, sexe, voire orientation sexuelle. Quoique critiquant les formes politiques ordinaires prises outre-atlantique par une « politique de la reconnaissance » de type identitaire, à laquelle elle propose de substituer un « modèle statutaire » basé sur l’égalité de participation à la vie politique, elle n’en reste pas moins prisonnière d’une conception unidimensionnelle de la reconnaissance : celle qui a été nommée « respect » par le philosophe allemand6 Axel Honneth dans son célèbre ouvrage de 19927, par opposition à l’« estime » qui, elle, s’attache aux qualités proprement individuelles et est, de ce fait, constitutivement inégalitaire, comme l’avait d’ailleurs déjà souligné dès 1983 le philosophe américain Michael Walzer8.
6La politologue française Claudine Haroche a bien montré que cette différence fondamentale entre respect – statutaire – et estime – individualisée – réactive l’ancienne opposition, présente dans les théories morales de ce qu’on appelait autrefois la « considération » (celles, notamment, de Montesquieu ou de Rousseau), entre, d’une part, la « dignité », universaliste et égalitaire (c’est la considération minimale exigible par tout être humain), et l’« honneur » qui, lui, est foncièrement inégalitaire, en tant qu’il dépend de grandeurs personnelles, variables d’un individu à l’autre »9. C’est pourquoi la notion de respect tend vers la dimension juridique et axiologique, tandis que la notion d’estime relève plutôt d’une dimension interac-tionnelle et factuelle10.
7On devine ainsi pourquoi tant d’approches philosophico-politiques de la reconnaissance demeurent aveugles à la dimension de l’estime : c’est que celle-ci, étant foncièrement inégalitaire, rend problématique son articulation avec l’axiologie démocratique. En effet l’« estime », soumise à comparaison, est distribuée en quantité limitée, donc prise dans la rivalité distinctive, alors que le « respect », renvoyant à la dignité principielle de tout être humain, est une valeur hors comparaison qui, comme toute valeur morale, est disponible en quantité illimitée, tendant même à augmenter à mesure de sa distribution11. Compte tenu de la forte propension à la normativité qui continue de plomber nos disciplines, il est logique que la question du respect, parfaitement « correcte » du point de vue politique, prenne le pas, dans les élaborations théoriques de la reconnaissance, sur la question de l’estime, minimisée voire occultée parce qu’elle semble aller à l’encontre de cette valeur éminemment commune qu’est l’égalité démocratique.
Art et estime
8Il se trouve que l’activité artistique – et l’activité vocationnelle en général – a partie liée avec la question de l’estime : raison pour laquelle ce que l’art fait à la problématique de la reconnaissance, c’est de révéler ce qui, en elle, concerne non pas la question du respect global dû à tout être en raison de son appartenance à un groupe de statut, mais la question de la distribution des marques de grandeur adaptées au mérite individuel. Cette question est remarquablement exemplifiée dans ces récompenses propres aux activités intellectuelles et artistiques que sont les prix décernés aux écrivains, aux artistes, aux savants12 ; ou, inversement, dans le déni de reconnaissance constitué par le refus d’admettre et de célébrer l’importance de leur œuvre – expérience, selon Honneth, d’un « déclassement social » où « ce qui est refusé à la personne, c’est l’approbation sociale d’une forme d’autoréalisation à laquelle elle est péniblement parvenue »13.
9Pourquoi une telle sensibilité des activités vocationnelles à la reconnaissance, sous sa forme individualisée et méritocratique, et non pas collective et égalitaire ? Les causes en sont multiples, comme toujours pour les phénomènes humains, où la pluri-causalité est la règle et la mono-causalité l’exception.
10Premièrement, ces activités, étant basées sur une forte implication de la personne dans son travail, impliquent une contiguïté, voire une indissociabilité entre l’œuvre et la personne : « estimer » le prix d’un tableau et « estimer » la valeur de son auteur sont des opérations fortement connectées, même si la juste correspondance de l’un et de l’autre est parfois sujette à contestation : de sorte que la valeur marchande se retraduit immédiatement en reconnaissance de son auteur – reconnaissance dont la validité dépend toutefois, j’y reviendrai, sur la qualité de ses dispensateurs. Si un commerçant ne se sent guère offensé que l’on conteste le prix d’un produit, en revanche un créateur vit comme une marque de mésestime, une disqualification personnelle, tout rabaissement de la valeur attribuée à son œuvre : d’où la légendaire sensibilité des artistes à la critique, que l’on interprète volontiers, selon, comme « susceptibilité » ou comme « vanité », mais qui manifeste avant tout la force de leur investissement affectif dans leur travail et leur identité de créateur.
11Deuxièmement, la capacité des meilleures de ces œuvres à trouver un public au-delà du marché immédiat, c’est-à-dire à durer, leur vaut une temporalité bien différente de celle des objets de l’économie ordinaire, suspendus soit à leur durée de vie matérielle, soit à leur consommabilité. L’allongement de la temporalité des œuvres et des jugements portés à leur endroit, bien au-delà de la vie de leur auteur, fait de la reconnaissance un processus d’autant plus ouvert et indéfini que l’œuvre est supposée grande – et, à l’inverse, d’autant plus vite refermé que l’œuvre est de peu d’intérêt, tout juste bonne pour le grenier, voire la poubelle. Cette particularité du monde artistique, dont les musées et les bibliothèques sont la visible matérialisation, fait de la reconnaissance des grandeurs respectives une opération toujours active, toujours investie par les acteurs, parce que toujours relancée par la comparaison avec les autres œuvres, passées ou à venir14. C’est elle aussi qui fait cette double caractéristique du monde de l’art qu’est le doute et la suspicion : doute des artistes sur leur propre valeur, en l’absence d’une objectivation immédiate ; suspicion du public envers le succès, d’autant moins probant qu’il est large et rapide.
12Troisièmement, les activités vocationnelles relèvent d’une « économie inversée », pour reprendre l’expression du sociologue français Pierre Bourdieu15, où la rémunération sert à exercer l’activité de création ou d’invention, au lieu que l’activité serve – comme dans l’économie ordinaire – à produire une rémunération. Les gratifications en sont forcément différées et dématérialisées, puisque le profit financier à court terme ne peut plus servir de marqueur de qualité, la production devant satisfaire des exigences transcendantes aux attentes du marché – soit plus universelles, soit plus personnelles. Et c’est dans le décalage entre le « prix » fixé et la « valeur » supposée de l’œuvre – une valeur indéfinie voire, parfois, potentiellement infinie, comme on l’a vu avec le cas Van Gogh – que se glisse le besoin de reconnaissance, c’est-à-dire tant d’une juste « estimation » de la qualité de l’œuvre que d’une juste « estime » offerte à son créateur.
13Enfin, ce phénomène tend à se renforcer dès lors que l’art s’inscrit, comme c’est le cas depuis l’époque romantique, dans un « régime de singularité » privilégiant l’originalité au détriment du respect des conventions. Car le grand public contemporain du travail de production des Œuvres n’est alors plus à même d’en évaluer la qualité, de sorte que ce n’est plus le marché à court terme qui sanctionne la valeur de l’artiste, mais le jugement éclairé des spécialistes et, à plus long terme, l’admiration des profanes, retraduite en valeur marchande une fois que l’innovation a été intégrée comme une nouvelle norme16. D’où la nécessité de compenser l’absence de sanction immédiate sur le marché par des gratifications dites parfois « symboliques », ou plutôt honorifiques, autrement dit les marques de reconnaissance, que les prix littéraires ou artistiques exemplifient de façon idéal-typique – mixtes de contre-don et d’allocation de prestige et/ou d’argent.
14Cette structuration particulière du processus de sanction de la qualité en matière artistique oblige le chercheur à mettre l’accent non seulement sur l’objet de la reconnaissance (l’œuvre, l’artiste), et sur ses moyens (respect pour l’art en général ou estime pour tel artiste en particulier, manifestée par l’argent, le prestige, les honneurs…), mais aussi sur ses pourvoyeurs : autrement dit, les dispensateurs de reconnaissance, que les philosophies politiques tendent souvent à éluder ou à aborder de façon très abstraite, comme si c’était « la société » en général qui octroyait la reconnaissance (selon la tendance, si répandue y compris dans nos disciplines, à l’anthropomorphisme conceptuel, qui fait d’une entité abstraite un acteur, c’est-à-dire le sujet de verbes d’action). Or, en matière d’art moins encore que dans tout autre domaine, on ne peut faire l’impasse sur l’identité de celui qui, concrètement, dispense la reconnaissance, parce que la qualité de celle-ci est fonction de la qualité de celui-là.
15Ainsi, deux historiens d’art américains, Gladys et Kurt Lang, distinguaient en 1988 trois dimensions de la « réputation » : la « reconnaissance », octroyée par un petit nombre de spécialistes ; le « renom », propre à la presse et au grand public ; et la « postérité », lorsque l’œuvre survit à la mort de l’auteur17. À la même époque, l’historien d’art anglais Alan Bowness mettait en évidence, de façon plus précise, l’existence de quatre « cercles de la reconnaissance », en un modèle qui a le mérite de prendre en compte la double articulation, temporelle et spatiale, de cette dimension fondamentale en matière artistique qu’est la construction des réputations. Le premier cercle est composé des pairs, en petit nombre mais dont l’avis est capital pour les artistes, et d’autant plus que l’art en question est plus innovant, donc peu accessible aux critères de jugement établis. Le deuxième cercle est composé des marchands et des collectionneurs, relevant des transactions privées, et en contact immédiat avec les artistes. Le troisième cercle est celui des spécialistes, experts, critiques, conservateurs, commissaires d’exposition, qui exercent le plus souvent dans le cadre des institutions publiques, et à distance – temporelle et spatiale – des artistes. Le quatrième enfin est celui du grand public – plus ou moins initié ou profane–, quantitativement important mais éloigné des artistes18.
16Dans son apparente simplicité, ce modèle en cercles concentriques a l’intérêt de conjuguer trois dimensions : d’une part, la proximité spatiale par rapport à l’artiste (celui-ci peut connaître personnellement ses pairs, probablement ses marchands et ses collectionneurs, éventuellement ses spécialistes, guère son public) ; d’autre part, le passage du temps par rapport à sa vie présente (rapidité du jugement des pairs, court terme des acheteurs, moyen terme des connaisseurs, long terme voire postérité pour les simples spectateurs) ; enfin, l’importance de la compétence des juges dans la réussite du processus de reconnaissance (du quatrième au premier cercle, selon le degré d’autonomisation de son rapport à l’art).
17Voilà qui met en évidence l’économie paradoxale des activités artistiques à l’époque moderne, dès lors que l’innovation et l’originalité sont devenues un critère majeur de qualité, faisant de l’art le lieu d’application par excellence du « régime de singularité » : dans la série des « médiateurs » d’une œuvre, le petit nombre (qui ne paie pas en valeurs monétaires mais en confiance esthétique) est beaucoup plus qualifiant que le grand, sauf si celui-ci advient à long terme (il ne paie alors que tardivement, voire après la mort). Un grand artiste peut être reconnu à court terme à condition que ce soit par quelques-uns de ses pairs ou par des spécialistes très qualifiés (ce fut le cas de Van Gogh) ; si c’est par le grand public, il aura toutes chances d’être un artiste médiocre, ou plus exactement sans avenir, comme le furent les peintres dits « pompiers ». Inversement, un artiste reconnu seulement par quelques successeurs longtemps après sa mort aura raté l’essentiel du passage à la postérité. C’est la logique des avant-gardes19, si familière aux spécialistes qu’ils n’en voient plus l’étrangeté pour les profanes, lesquels ont du mal à admettre que l’argent n’est pas, en matière artistique, la bonne mesure de la grandeur ; ou plus exactement, qu’il l’est d’autant moins que le « champ », et la position de l’artiste lui-même dans ce champ, sont plus « autonomes »20 ; ou encore, qu’il est une « médiation »21 pauvre parce que trop standardisée, du moins tant qu’elle n’est pas accompagnée de médiations plus riches parce que plus personnalisées en même temps que plus conductrices d’émotion – capacité d’appréciation, culture artistique, investissement émotionnel22.
Sociologie de l’art et reconnaissance
18On voit ainsi que la question de la reconnaissance est un pivot essentiel pour la compréhension des mondes de l’art. Pourtant, elle n’a pas été problématisée comme telle par la sociologie de l’art, où le terme n’est guère apparu avant la fin des années 1990. Ainsi, j’ai dû moi-même, à cette époque, passer par la lecture de Honneth et de Todorov pour élaborer la problématique des prix littéraires, alors que j’aurais pu le faire dix ans auparavant en étudiant « la gloire de Van Gogh » : ouvrage que j’avais sous-titré, significativement, « anthropologie de l’admiration » et non pas « de la reconnaissance », terme qui aurait pourtant parfaitement convenu à mon objet. Pourquoi cette introduction tardive de la problématique de la reconnaissance en sociologie de l’art, alors même qu’elle est particulièrement éclairante non seulement pour les phénomènes artistiques, mais aussi, comme je l’ai suggéré en introduction, pour la définition générale de la reconnaissance ?
19Je n’indiquerai ici que quelques pistes, en rappelant avant tout le caractère récent de cette discipline : guère plus d’une génération, du moins sous sa forme spécifiquement sociologique, c’est-à-dire empirique, basée sur l’enquête. Tout d’abord, la problématique de la réception, empruntée à l’histoire de l’art (où elle renvoie le plus souvent à ce qu’on appelle la « fortune critique » d’un artiste) a pu contribuer à occulter celle de la reconnaissance23 ; mais elle est trop globalisante, trop dissymétrique24, et trop centrée sur l’œuvre, pour en épuiser les enjeux.
20Mais le principal obstacle à une prise au sérieux de la question de la reconnaissance en sociologie de l’art provient, me semble-t-il, de la place qu’y a occupé, et y occupe encore, la sociologie critique, à travers les concepts bourdieusiens de « légitimation » et de « distinction ». En effet, faire de la reconnaissance un problème de « légitimation », c’est la réduire à l’imposition d’une norme unique par une instance de pouvoir, sous-entendant – c’est la dimension critique – un exercice illégitime ou, du moins, abusif, de la capacité à octroyer des marques de grandeur. On n’est pas loin ici des interprétations actuelles de la pensée de Foucault en termes de dénonciation du « pouvoir » : interprétations qui – outre leur orientation pro – individualiste, très éloignée de la pensée de Foucault – ont l’inconvénient d’ignorer, premièrement, que l’exercice de ce « pouvoir » de légitimation (par les critiques, les institutions, le marché etc.) est ardemment désiré par ceux qui en sont les objets (les artistes) ; et deuxièmement, qu’il n’existe pas plus un seul « pouvoir » qu’une seule « légitimité », de sorte que ce qui est légitime et puissant dans un « monde » de l’art, ou dans un certain état de ce monde, peut être sans aucun effet dans un autre25.
21Le problème est le même – mais déplacé des bénéficiaires aux dispensateurs de la reconnaissance – avec le concept de « distinction »26 : il sous-entend en effet, de la part de ceux qui cherchent à se grandir socialement par leur pratique ou leur fréquentation de l’art, une volonté d’écraser autrui ou de se hisser à une place qu’ils ne méritent pas. On est là dans la dénonciation classique du besoin de reconnaissance comme expression de la vulnérabilité au regard d’autrui, ou de la propension au narcissisme ; en tout cas, dans une approche critique de la demande de reconnaissance, qui a longtemps plombé la prise au sérieux de ses enjeux, et que l’anthropologue français Tzvetan Todorov a magnifiquement analysée dans La Vie commune27. Cela est évident, plus que partout ailleurs, dans les domaines artistique et intellectuel, au point que la philosophe israélienne Judith Schlanger a parlé de la « pathologie de la reconnaissance » comme maladie professionnelle du milieu intellectuel28 ; nous savons tous d’ailleurs à quel point il nous importe d’être reconnus dans notre statut d’auteur en étant cités par nos pairs, mais à quel point, en même temps, toute demande en ce sens est facilement moquée, voire ridiculisée.
22C’est pourquoi, pour conférer toute sa puissance sociologique à la question de la reconnaissance, il me semble que ce n’est pas dans une problématique critique de la légitimation ou de la distinction – c’est-à-dire de la domination – qu’il faut l’inscrire, mais bien dans une problématique de l’interdépendance : nous dépendons, certes, de ceux qui ont le pouvoir de nous reconnaître, mais ce pouvoir est lui-même subordonné à la capacité que nous avons d’en reconnaître la pertinence, l’importance, l’efficacité. En d’autres termes, c’est à la pensée d’Elias qu’il convient d’adosser la réflexion sur la reconnaissance, beaucoup plus qu’à celle de Foucault sur le pouvoir, ou à celle de Bourdieu sur la domination29. L’abandon ou, du moins, la relativisation de la problématique de la domination ne peut d’ailleurs que nous aider à orienter la réflexion vers une problématique de la justice. Or c’est là qu’on retrouve la tension, évoquée en introduction, entre la reconnaissance comme respect et la reconnaissance comme estime – et c’est là-dessus que je me propose, pour finir, de revenir.
La reconnaissance, entre égalitarisme et méritocratie
23Citons à nouveau Claudine Haroche : « Le désir d’être au-dessus, d’avoir une position de prééminence diffère de la seule demande de respect, d’aspiration morale, éthique, à être estimé (...). Il faut alors se demander si le besoin de reconnaissance, les luttes qui en naissent (...) ne débordent pas nécessairement les principes fondateurs de la démocratie. Est-il en effet possible, est-il par ailleurs acceptable d’imposer – par un système de compensations – des exigences de reconnaissance, de respect de la dignité de chaque être humain par chacun ?30 ». On devine là l’une des raisons de la difficulté que semblent éprouver nos disciplines à aborder frontalement la problématique de la reconnaissance, en tout cas dans ce qui, en elle, a trait à la dimension de l’estime. C’est que prendre au sérieux les conditions et les enjeux de la « lutte pour la reconnaissance » oblige à se confronter à la question de ce que j’ai appelé, dans mon travail sur les prix littéraires, les « écarts de grandeur », c’est-à-dire au problème politique, central dans les démocraties modernes, de la légitimation des inégalités. C’est bien ce qui en fait une problématique « politiquement incorrecte », vouée à l’impensé ou à la dénégation, en raison de la forte implication politico-morale des sciences sociales.
24Comment fonder l’inégalité en justice ? Telle est la question centrale en régime démocratique. Abolition des privilèges, désenchantement du monde31 : avec ces deux moments constitutifs du régime démocratique tel qu’il s’est instauré en France, l’inégalité ne va plus de soi. Elle demande à être soit supprimée (c’est l’égalitarisme), soit justifiée par le mérite, c’est-à-dire en vertu d’une grandeur individuelle acquise par des actes (c’est la méritocratie), et non plus en vertu d’une grandeur collective héritée par la naissance (c’était l’aristocratisme). Mais sans doute l’élitisme démocratique ne suffit-il pas à combler toutes les aspirations puisque, une génération après la Révolution française, il s’est doublé de l’élitisme artiste32, qui a fait des créateurs une forme d’élite inédite et paradoxale, car marginalisée. L’élitisme artiste partage avec l’élitisme démocratique l’indexation de la grandeur au mérite, mais en rompant avec le souci bourgeois d’un idéal de vie commun, auquel il substitue l’impératif de singularité, l’individualisation de l’excellence par le talent. Ainsi la singularité dans l’excellence permet de payer l’accès à la grandeur par la marginalité, la privation des gratifications à court terme – argent, pouvoir. L’exigence de justice se trouve donc doublement satisfaite, mais dans cette configuration paradoxale – et pourtant familière puisque nous y baignons depuis un siècle et demi – que constitue une élite en marge. L’art en est ainsi venu à représenter la conjonction improbable de deux valeurs incompatibles : la valeur démocratique, en vertu de laquelle tout homme a le droit d’être un artiste, et la valeur aristocratique, en vertu de laquelle tout artiste est – au moins fantasmatiquement – au-dessus des normes et des lois.
25Pour comprendre cela, il faut toutefois décentrer la problématique de la reconnaissance, en s’intéressant non plus tant aux problèmes de respect, dû collectivement et par principe à une catégorie, mais aux problèmes d’estime, allouée individuellement et sous conditions. Toutefois, pour passer du respect à l’estime, il faut accepter, d’une part, de passer du plan des principes au plan des faits, en se penchant sur la réalité des pratiques, des représentations et des valeurs mises en œuvre par les acteurs ; et d’autre part, d’affronter la dimension conflictuelle voire agonistique du processus de reconnaissance, en tant qu’il implique une reconnaissance des inégalités, et une prise en compte des risques d’envie associés à tout « écart de grandeur33 ». Mais nous voilà alors assez loin de l’irénisme propre à bien des réflexions philosophiques sur la reconnaissance, qui désertent le plan descriptif de ce qui est pour s’en tenir au plan normatif de ce qui devrait être – je pense notamment au dernier ouvrage du philosophe français Paul Ricœur34.
26Respect, ou estime ? La préférence donnée à l’une ou l’autre perspectives a peut-être à voir non seulement avec le partage universitaire des disciplines – philosophie politique d’un côté, sociologie de l’autre–, mais aussi et surtout, me semble-t-il, avec les histoires nationales : tant il est vrai que la question du respect est centrale dans une société hantée par le problème du racisme, comme l’est la société nord-américaine depuis l’abolition de l’esclavage ; alors que la question de l’estime est centrale dans une société hantée par la question des privilèges, comme l’est la société française depuis la Révolution.
27Je terminerai par une dernière suggestion. Il se trouve que le respect est un problème politique tout à fait actuel, comme viennent de nous le rappeler les émeutes des banlieues ; mais c’est un problème purement factuel, car tout le monde s’accorde sur l’idée que le respect est nécessaire, et la plupart des gens sur l’idée qu’il est insuffisant. En d’autres termes, la question du respect est axiologiquement consensuelle, même si son allocation effective est inégale. En revanche, l’estime nous pose, à tous, un problème axiologique, car tout le monde n’est pas d’accord avec l’idée qu’il faut traiter les individus selon leur mérite – et là encore l’actualité nous le rappelle, autour des récentes luttes syndicales qui répudient explicitement « l’avancement au mérite » au profit d’un traitement égalitariste des travailleurs. C’est la raison pour laquelle la reconnaissance, en tant qu’elle relève de l’estime, constitue un chantier de choix pour les sciences sociales ; ou, du moins, pour une sociologie pragmatique et compréhensive des valeurs, que j’appelle de mes voeux.
28CRAL, EHESS
Notes de bas de page
1 Nancy Fraser, « Repenser la reconnaissance », in Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution Paris, La Découverte, 2005, p. 84.
2 Cette propriété a été examinée, à propos de la sociologie en général, dans N. Heinich, Ce que l’art fait à la sociologie, Paris, Minuit, 1998.
3 Pour une réflexion sur les différentes conditions tenues pour acceptables de l’équité – égalité, hasard, rang, besoin, mérite –, cf. N. Heinich, L’Epreuve de la grandeur. Prix littéraires et reconnaissance, Paris, La Découverte, 1999.
4 Le terme « parcours d’épreuves » est emprunté à Luc Boltanski, Eve Chiapello, Le Nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999. Il a été testé à propos de l’art contemporain par Bénédicte Martin, « L’évaluation de la qualité sur le marché de l’art contemporain. Le cas des jeunes artistes en voie d’insertion », thèse de sciences économiques sous la direction de François Ey-mard-Duvernay, Université de Paris X-Nanterre, 2005.
5 « Le défaut de reconnaissance ne trahit pas seulement un oubli du respect normalement dû. Il peut infliger une cruelle blessure, en accablant ses victimes d’une haine de soi paralysante. La reconnaissance n’est pas simplement une politesse que l’on fait aux gens : c’est un besoin humain vital » (Ch. Taylor, Multiculturalisme. Différence et démocratie, 1992, Paris, Aubier, 1994, p. 42).
6 Si je rappelle systématiquement ce que tout le monde sait ici, à savoir la discipline et la nationalité des penseurs de la reconnaissance, c’est que ces différences sont, me semble-t-il, pertinentes pour l’histoire des idées, dans un domaine fortement transnational et pluri-displinaire.
7 Cf. A. Honneth, La Lutte pour la reconnaissance, 1992, Paris, Cerf, 2000.
8 « L’égalité en matière de reconnaissance est impossible. Dans la lutte pour la reconnaissance, il n’y a pas d’égalité de résultats ; seule l’égalité en matière de possibilités est possible » (M. Walzer, Sphères de justice. Une défense du pluralisme et de l’égalité, 1983, Paris, Seuil, 1997, p. 255-256.)
9 « Dans la considération, Montesquieu aperçoit une différence entre le mérite d’une personne, conduisant à des liens forts, authentiques avec quelques-uns, et le respect conventionnel, codifié qui, s’accompagnant de signes visibles de distinction, suppose une certaine forme de discrétion. L’idée même de considération doit ainsi être étroitement liée aux expressions sociales de l’honneur, et dans le même temps au mérite personnel traduisant des qualités intérieures (...) C’est en cela que Rousseau prolonge véritablement la réflexion de Montesquieu (...) : il ne saurait y avoir d’égalité dans la considération et dans la reconnaissance » (Claudine Haroche, « Le droit à la considération », in Cl. Haroche, Jean-Claude Vatin, La Considération, Paris, Desclée de Brouwer, 1998, p. 34 et 37).
10 Rappelons que Honneth ajoute à ces deux catégories de reconnaissance la « confiance en soi », propre selon lui à la sphère de l’amour, c’est-à-dire du lien interpersonnel.
11 Tout cela a été développé dans N. Heinich, L’Epreuve de la grandeur, op. cit.
12 Sur les prix scientifiques, cf. N. Heinich, Pierre Verdrager, Prix scientifiques et reconnaissance. Le cas du prix Louis-Jeantet de médecine et de biologie, rapport d’enquête, Fondation Louis-Jeantet, Genève, 2002 ; et « Les valeurs scientifiques au travail », à paraître.
13 A. Honneth, La Lutte pour la reconnaissance, op. cit., p. 162.
14 Cf. à ce sujet Francis Haskell, Mécènes et peintres. L’art et la société au temps du baroque italien, 1963, Paris, Gallimard, 1991.
15 Cf. P. Bourdieu, « La production de la croyance : contribution à une économie des biens symboliques », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 13, 1977.
16 Cf. N. Heinich, La Gloire de Van Gogh. Essai d’anthropologie de l’admiration, Paris, Minuit, 1991.
17 Cf. Gladys Engel Lang, Kurt Lang, « Recognition and Renown : The Survival of Artistic Reputation », American Journal of Sociology, vol. 94, n° 1, July 1988.
18 Cf. A. Bowness, The Conditions of Success – How the modern Artist rises to Fame, London, Thames and Hudson, 1989. Valable pour l’art moderne, ce modèle s’est modifié avec l’art contemporain, où les deuxième et troisième cercles ont été inversés, de sorte que le marché privé tend à être précédé par l’action des intermédiaires d’État – conservateurs de musée, commissaires, responsables de centres d’art, critiques spécialisés – dans le processus de reconnaissance par l’acquisition, l’exposition ou le commentaire des œuvres.
19 Celle-ci a été remarquablement analysée par Renato Poggioli dans The Theory of the Avant-Garde, 1962, Harvard University Press, 1968.
20 Cf. P. Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992.
21 Le concept de « médiation » est emprunté ici à Antoine Hennion, La Passion musicale. Une sociologie de la médiation, Paris, Métailié, 1993.
22 Sur tout cela, cf. N. Heinich, La Sociologie de l’art, Paris, La Découverte, collection Repères, 2001.
23 Cf. notamment Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, 1972, Paris, Gallimard, 1978.
24 Au sens qui a été donné à ce terme, à la suite de David Bloor, par Bruno Latour (cf. notamment Les Microbes, guerre et paix, suivi de Irréductions, Paris, Métailié, 1984), critiquant la différence de statut épistémologique octroyé par les chercheurs à leurs objets selon que ceux-ci ont ou n’ont pas « réussi ».
25 La notion de « mondes de l’art » est empruntée à Howard Becker, Les Mondes de l’art, 1982, Paris, Flammarion, 1988.
26 Cf. P. Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Minuit, Paris, 1979.
27 Cf. T. Todorov, La Vie commune. Essai d’anthropologie générale, Paris, Seuil, 1995.
28 J. Schlanger, La Vocation, Paris, Seuil, 1997, p. 138-139.
29 La notion d’interdépendance a été problématisée par Norbert Elias dans plusieurs de ses ouvrages, mais plus particulièrement dans Qu’est-ce que la sociologie ?, 1970, Paris, Pandora, 1981, et dans La Société des Individus, 1987, Paris, Fayard, 1990.
30 Cl. Haroche, « Le droit à la considération », op. cit., p. 39 et 45.
31 Cf. Marcel Gauchet, Le Désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, Paris, Gallimard, 1985.
32 Cf. N. Heinich, L’Elite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique, Paris, Gallimard, 2005.
33 Sur l’importance de l’envie, et de ses stratégies d’évitement, cf. la remarquable étude de l’anthropologue allemand Helmut Schoeck, L’Envie. Une histoire du mal, 1980, Paris, Les Belles Lettres, 1995.
34 Cf. P. Ricœur, Parcours de la reconnaissance, Paris, Stock, 2004.
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