Rationalité et reconnaissance
p. 229-271
Texte intégral
Les carences fondamentales de la rationalité instrumentale
1Si la théorie du choix rationnel (TCR) se présente avant tout comme une théorie normative visant à indiquer quels moyens choisir (c’est-à-dire, quels sont dans des situations déterminées les moyens qui doivent être considérés comme rationnels) pour atteindre des fins déterminées, ses ambitions ne peuvent pas ne pas aboutir aussi des à théories descriptives, lesquelles décrivent l’état des choses avec une bonne probabilité. Dans ces conditions, ceux qui recourent à la TCR doivent admettre que les actions qu’elle se propose d’expliquer sont attribuables à un agent qui se comporte rationnellement, lequel, étant donné certaines croyances, est en état de choisir les meilleurs moyens pour atteindre ses fins. « Mais alors, l’une des caractéristiques de cette théorie – comme le soutient efficacement Davidson – sera que ce que l’on cherche à expliquer – les préférences ordinales où le choix entre des options – se révèle relativement accessible à l’observation, alors que le mécanisme explicatif qui renferme différents degrés de croyances et de valeurs cardinales est considéré comme non observable. L’un des problèmes évidents c’est que la chose connue (les préférences ordinales ou simples) se présente comme le résultat de deux choses inconnues : les croyances et l’intensité relative des préférences » (Davidson, 2004, p. 153). C’est ainsi que dans l’usage descriptif de la TCR, l’observateur qui se propose d’expliquer le comportement de l’agent observé doit être en mesure de connaître non seulement les préférences que l’agent entend satisfaire – comme on l’a déjà indiqué, mais aussi les croyances de l’agent concernant la nature des meilleurs moyens à utiliser.
2La structure descriptive de la TCR revendique ainsi la forme d’une proposition que nous appellerons [L], familière dans le langage quotidien (celui de la folk psychology). La proposition est la suivante [L] étant donné une personne quelconque X, si X désire D et croit que A est un moyen pour obtenir D, étant donné les circonstances, alors X fera A. [L] implique cependant une clause forte de ceteris paribus. Prenons comme exemple typique l’explication de la théorie micro-économique du consommateur. Il s’agit d’une théorie qui, pour pouvoir être utilisée, doit revendiquer une information parfaite quant aux choix disponibles et à leurs conséquences, information parfaite au regard des contraintes à l’intérieur desquelles le consommateur choisit ; connaissance, en outre, d’une mise en ordre cohérente de préférences qui conduisent le consommateur à un choix unique.
3Supposons que nous laissions pour le moment de côté le problème de savoir comment se forment les préférences de X et que nous cherchions à expliquer son action en appliquant [L]. Nous devrons avant tout déterminer les conditions initiales de notre explication. En d’autres termes, nous devrons établir quels sont les croyances et les désirs qui ont conduit X à réaliser cette action. La simple observation empirique de l’action ne suffit pas à nous éclairer. Une même description physique d’un fait peut nous laisser dans le doute concernant ce dont il s’agit. Nous voyons une personne courir : est-elle en retard ou fait elle du jogging ? Nous voyons une personne cligner de l’œil, fait-elle un signe amical ou souffre-t-elle d’un tic ? Nous voyons une personne en frapper une autre, la punit-elle ou sont-elles en train de jouer ?
4Pour obtenir des informations sur les intentions qui ont orienté ces actions, nous pouvons demander, expérimenter ou observer. Mais cela se révélera-t-il suffisant pour reconstruire les intentions dont nous avons besoin pour l’explication ? Hume déclare : « demandez à un homme pourquoi il fait de l’exercice, il répondra qu’il désire se conserver en bonne santé ». Nous avons vu que cela ne suffit pas. Nous devrons chercher à définir aussi les croyances que la personne nourrit au regard de l’efficacité des moyens choisis pour obtenir ce qu’elle désire. Une fois ces informations obtenues, cependant, [L] en tant que telle ne nous servira plus. Nous disposerons en effet d’une théorie de l’action qui ne sera plus falsifiable : « si une personne fait quelque chose qui nous semble totalement irrationnel étant donné les croyances et les désirs que nous lui avions attribués, la seule chose raisonnable à faire consiste à modifier notre évaluation de ses croyances et de ses désirs » (Rosenberg, 1988, p. 46). En suivant cette logique, tout type d’action nous apparaîtra indistinctement rationnel.
5L’impossibilité de falsifier des propositions de ce type ne suffirait pas à les rendre inutiles si ne s’y ajoutait la difficulté pratique de leur appliquer les hypothèses auxiliaires nécessaires. Il est vrai que dans nos rapports quotidiens, nous appliquons [L]. Mais nous pouvons le faire parce que nous sommes en état d’y ajouter des hypothèses auxiliaires, c’est-à-dire de formuler des conjectures plausibles sur les croyances et sur les intentions des personnes que nous observons et de fournir ainsi des explications de bon sens sur la nature de leur comportement et sur le type d’avantage qu’elles recherchent. Nous mettons ainsi en œuvre des théories locales qui nous permettent de reconstruire les désirs et les croyances d’une personne parce que nous la connaissons bien où nous connaissons le rôle qu’elle joue, où que nous possédons d’autres hypothèses de bon sens sur son comportement habituel. Tout bien considéré, cela nous suffit pour penser que nous pouvons parvenir à un degré minimal de prévisibilité. Telles sont les situations auxquelles s’applique, à juste titre, le jugement de Hayek : « reconnaître quelque chose comme un esprit signifie le reconnaître comme notre esprit ». Si tous nos rapports avec les autres se limitaient à ce type d’échange, nous n’aurions pas besoin d’aller au-delà. Mais nous ne pouvons pas admettre que l’observateur, et encore moins le public auquel il doit soumettre son interprétation de l’action, se trouve dans un contexte où il est possible d’appliquer l’hypothèse de la « coïncidence des esprits ».
6Davidson (2004) pousse la position selon laquelle l’explication rationnelle de l’action doit se limiter à une reconstruction normative jusqu’à ses conséquences extrêmes. Ses arguments sont les suivants : la rationalité constitue une caractéristique centrale et irremplaçable de l’intentionnalité : il en découle qu’expliquer une action signifie se référer aux attitudes propositionnelles d’un acteur, c’est-à-dire aux raisons qu’il avait d’agir. Et puisqu’une croyance et un désir peuvent expliquer une action « seulement s’il y a quelque chose de désirable au regard de l’action à expliquer » (151), la normativité constitue un aspect primitif de la rationalité. Il en découle qu’une explication descriptive en termes de choix rationnel est possible seulement lorsque le public est formé de personnes dont on présume qu’elles raisonnent de la même manière que l’agent et partagent, avec les autres participants à une situation sociale, les critères de désirabilité des objets. Cela explique aussi pourquoi l’analyse la plus innovante de la TCR traite de situations dans lesquelles la nature des préférences de l’agent ne laisse dans le doute ni l’observateur, ni le public, comme, pour évoquer un exemple typique, le pouvoir dans le cas des élites politiques (Tsebelis, 1990) et le succès aux examens (Coleman, 1987).
Les deux jugements absents dans la théorie du choix rationnel : le jugement du moi futur et le jugement des autres
7Une théorie fondée sur une notion de rationalité qui considère les attitudes propositionnelles (préférences et croyances) des agents comme causes de leurs actions tend à ignorer deux dimensions essentielles : la dimension du temps dans l’action de la personne et la dimension des rapports de celle-ci avec les autres. En recourant à une métaphore géométrique nous pourrions les appeler : la position verticale et la position horizontale. Si nous les analysons attentivement nous les verrons converger à un certain moment de l’analyse.
La structure de la subjectivité et les conséquences de l’omission du temps
8Considérant qu’une action donnée ne se conclut pas de façon générale par la satisfaction d’un désir mais continue à recevoir un sens en vertu du jugement que les autres formulent au regard de son résultat, il devient inévitable de tenir compte d’une dimension intertemporelle qui imagine un Moi futur confronté à la détermination du sens de l’action présente. Pour les êtres humains (à la différence, remarquons-le, des animaux) prendre des décisions signifie que l’on accepte, intentionnellement ou non, de contempler son propre temps au-delà du présent immédiat, jusqu’à la mort de la personne et très souvent au-delà. Ainsi que l’observe Searle, « la mort pourrait-on dire, constitue l’horizon de la rationalité humaine » (Searle, 2001, p. 3). En d’autres termes, la rationalité des actions d’une personne se manifeste de façon définitive avec sa propre définition finale de son identité. Les poètes l’avaient déjà dit (tel Mallarmé : on se souvient de son « Tel qu’en lui-même enfin, l’éternité le change... »). Cependant, retrouver cela analytiquement signifie reconnaître que le jugement de rationalité de l’action d’une personne ne découle pas de la coïncidence avec l’intention qui a guidé ses actions, mais plutôt des conséquences de ses actions qui, en se manifestant, ont induit chez d’autres personnes, qu’elle pourra n’avoir jamais connu, le jugement – pour un moment, mais pour un moment seulement, définitif – de l’au-delà.
9Deux courants de recherche ont cherché à inclure la question du temps dans l’analyse de la TCR. La première a donné lieu à une théorie qui vise à déterminer de quelle manière un agent réalise ses choix en escomptant son utilité future. Dans ce type de théorie le choix comporte un équilibre entre coûts et bénéfices qui se présentent à différents moments (Shane et alii, 2003). On trouve déjà un intérêt pour ce thème au cours du xviiie siècle, parallèlement aux premières discussions sur l’économie politique, grâce à l’Écossais John Rae. Mais le premier modèle formel de l’utilité espérée a été proposé ensuite par Paul Samuelson en 1937. L’utilité espérée fait l’hypothèse d’un taux unitaire d’escompte qui s’applique à tous les actes de consommation, soutenant que les individus expriment, pour escompter la valeur des éléments différés, un taux particulier de préférence temporelle. La théorie de l’utilité espérée a été proposée par Samuelson – avec, remarquons-le, des réserves explicites – et elle est considérée comme déficiente par la littérature qui a cherché à l’utiliser. Quoi qu’il en soit, ses présupposés en limitent l’application aux formes d’utilité mesurable en argent ou en biens échangeables contre de l’argent. Sa théorie ne prend pas en considération la consommation dans laquelle la valeur du choix se fonde sur le jugement de personnes différentes de l’agent – par exemple un choix entre accroissement de pouvoir contre augmentation d’argent.
10L’autre courant de recherche s’attaque à la contradiction potentielle dans l’esprit de l’agent entre les conséquences à long et à court terme de son choix, contradiction illustrée par le phénomène de la faiblesse de la volonté. Les effets idéologiques et moraux de cette contradiction sont nombreux. Que l’on prenne, par exemple, le principe central de l’idéologie libérale, selon lequel chacun constitue le meilleur juge de ses propres intérêts et qu’on le confronte avec le principe paternaliste selon lequel une quelconque autorité supérieure possède le devoir de définir ce que sont les « vrais » intérêts (à long terme) d’une population et d’interdire les comportements opposés à de tels intérêts. Alors que les institutions représentatives opèrent, au moins en apparence1, à partir du premier principe, le welfare State (comme plusieurs déontologies professionnelles) se fonde sur ce que les vrais intérêts d’un individu se manifestent à long terme, et donc peuvent être mieux pris en charge par une autorité qui sait comment les définir. L’agent individuel se trouve dans des circonstances semblables lorsqu’il réalise son choix et il se trouve dans l’incertitude quant à savoir s’il doit répondre à ses désirs immédiats ou évaluer le « véritable » intérêt de son moi futur.
11L’idée de deux (ou plus) éléments composants du moi d’une personne – concept dont on sait qu’il est présent sous différentes formes dans l’Antiquité classique (et orientale) – se trouve de nouveau prise en considération pour donner un sens logique à ce type de situations. On a développé une discipline spécialisée, dénommé « egonomie » qui analyse la structure de la subjectivité et rassemble les contributions d’économistes, de philosophes et de psychologues. Thomas Schelling est le principal représentant de ce courant de recherche. Ses modèles sont principalement orientés vers l’explication des stratégies auxquelles un individu peut recourir afin de pouvoir atteindre « l’autocontrôle », comme dans le cas de la stratégie du precommitment, c’est-à-dire de « l’auto-liaison », lorsqu’une personne emploie des stratagèmes pour exclure certains choix futurs qui, au moment même où elle se lie elle-même, lui apparaissent comme contraires à son intérêt pondéré (Schelling, 1978 ; 1984). Le cas d’Ulysse et des sirènes est devenu célèbre grâce à un brillant essai de Jon Elster décrivant l’exemple de ce type de stratégie de pre committment dans laquelle un soi « discipliné » (straight) contrôle un soi déviant (wayward) enjoignant à un agent extérieur de ne pas obéir à ce que le moi ultérieur pourra ordonner en situation de faiblesse (Elster, 1983). On trouve un exemple semblable chez Schelling qui décrit la situation dans laquelle une parturiente, ignorant la douleur qu’elle doit affronter exige de ne pas bénéficier d’anesthésie durant l’accouchement. Le médecin devra-t-il s’en tenir à l’ordre qui lui a été donné précédemment (lorsque la femme n’avait pas encore eu l’expérience de la douleur qu’elle allait affronter) ou aux prières ultérieures qu’elle formulera pendant le travail ? Le dilemme devient encore plus difficile à résoudre lorsqu’une femme, ayant précédemment accouché et possédant l’expérience de la douleur à affronter exige pourtant de n’être pas anesthésiée. Dans ce cas, le médecin devra-t-il obéir à la demande précédente bien informée de ne pas administrer d’anesthésique ou à la demande ultérieure de la même femme pendant son travail ? La notion d’« auto-liaison » a été aussi utilisée dans l’analyse constitutionnelle lorsque l’on considère la constitution que se donne un État ou une quelconque organisation au moment de sa formation ou de sa transformation comme forme d’auto-liaison qui sert à stabiliser dans le temps les principes de cette entité politique.
12On trouve dans la littérature « egonomique » des tentatives de fournir une définition formelle de la structure des deux moi intégrés dans le modèle. Par exemple, Thaler et Schiffrin (Thaler et Schiffrin 1981) considèrent que la distinction des deux moi correspond à la relation entre un moi principal et un moi agent. Le moi principal (le « moi planificateur ») apparaît comme le porteur des intérêts à long terme, alors que l’agent (« le moi agent ») prend en charge les décisions quotidiennes. Une tentative précédente et bien connue de traiter le même problème est celle de Harry Frankfurt (Frankfurt 1971), qui cherche à définir ce problème en termes de préférences et de méta-préférences. Frankfurt distingue entre les désirs de premier ordre ou de second ordre. Les désirs de premier ordre sont ceux qui induisent les personnes à faire des choix pour satisfaire leurs besoins. Frankfurt, reconnaissant qu’il s’agit là d’un type de volonté que les êtres humains possèdent en commun avec les autres animaux, continue en observant qu’il semble, à l’inverse, « exister une caractéristique particulière des êtres humains [...] le fait d’être capable de former [...] des désirs ‘de second ordre’ » (p. 6) qui correspondent à la volonté de se distinguer les uns des autres au niveau de leurs propres préférences et finalités. L’autoévaluation réflexive, qui semble essentielle pour se considérer comme une personne libre, c’est-à-dire un agent rationnel, se manifeste donc chez les êtres humains au moyen de la formation de désirs de second ordre. Ici, la rationalité est moins tant définie en termes génériques par son appariement avec l’intentionnalité que dans sa manière d’opérer des choix cohérents et fonctionnels au regard du processus de construction de l’agent comme personne distincte dans les regards des autres.
13Enfin, les situations dans lesquelles le sujet décide d’une orientation particulière de l’action alors même qu’il s’attend à ce que, lorsque les résultats de son action se produiront, il les évaluera avec des critères différents de ceux qu’il avait employés au moment du choix. Définissons ces situations comme celles qui sont exposées à une « incertitude de valeur »2, c’est-à-dire à une incertitude qui se réfère à des choix dont les effets peuvent se manifester lorsque les acquisitions, ou en général les résultats des choix, perdent la valeur qu’elles possédaient de par l’évaluation des personnes autres que l’agent qui constituaient, en rapport avec cette catégorie de choix, son cercle de reconnaissance. Telle est l’une des conséquences de la formation des préférences sur la base des évaluations que les autres sujets peuvent manifester.
La structure de l’altérité : les conséquences de l’omission d’autrui
14Le concept d’« incertitude de valeur » nous permet d’évaluer les limites à l’emploi de la TCR découlant de l’absence de considération de l’importance du jugement des autres sujets concernant le comportement d’un agent. L’« incertitude de valeur » existe lorsque l’avantage que poursuit un agent au moyen de son choix dépend logiquement de l’appréciation qu’un groupe déterminé de personnes attribue à cet avantage acquis. Il peut s’agir d’un titre, d’une décoration, d’un diplôme, ou d’un autre bien quelconque, symbolique ou non, qui possède une valeur seulement en tant qu’il est reconnu comme tel par un certain groupe de personnes. Le concept de « bien positionnel » se rapproche de cette idée (Hirsch, 1976, Heap, 1989). La présence des autres contribue ainsi à notre processus personnel de formation des préférences. Non pas au sens où les autres peuvent influencer notre volonté (ce qui peut se produire de multiples manières, mais qui ne concerne pas la fonction du choix), mais plutôt au sens où, si même nous étions entièrement libres de faire le choix qui nous apparaît comme le plus adéquat en ce moment, nous sommes conscients que l’avantage qui en découlerait serait sujet à l’incertitude du jugement changeant des autres. En d’autres termes, un tel avantage sera déterminé par le fait d’avoir réalisé le choix au sein d’un système de valeur que l’agent contrôle seulement dans la mesure où il conserve des relations stables avec une quelconque entité collective. Nous pouvons appeler cette entité un « cercle de reconnaissance », étant donné que l’identité de l’agent, comme sa modification dans le temps, dépendent de sa possibilité d’être reconnu, et cela, en fonction des choix qu’il réalise.
15Dans la mesure où j’ai déjà utilisé la notion de « cercle de reconnaissance » (CR) ailleurs, et où il m’arrivera encore de l’utiliser, il est bon de s’y arrêter un moment pour tenter de l’éclaircir. Un CR ne constitue pas nécessairement un « groupe social », c’est-à-dire un ensemble de personnes liées entre elles et capable de décisions unitaires ; ni même un groupe de référence (dans la version de Hyman et Merton), c’est-à-dire une catégorie de personnes dont les styles de vie et des valeurs constituent des sources pour la personne qui, dans ses choix, est guidée par le désir de les imiter ou d’entrer en émulation avec elles et qui aspire à appartenir à leur univers social. Un CR est à l’inverse formé de personnes dont nous savons qu’ils sont en état de prononcer des jugements, directement ou indirectement, sur les choix du sujet, même si celui-ci n’a pas l’intention d’appartenir à leur groupe. Les amis constituent un CR pour les autres amis, mais les soldats peuvent l’être pour le commandant ; les étudiants pour un professeur, les employés pour un chef de bureau, les acheteurs pour les vendeurs, les électeurs pour un homme politique et ainsi de suite.
16D’autre part, la notion de CR ne coïncide pas avec la notion centrale chez Simmel de « cercle social » (« Soziale Kreise »), même s’il existe, dans ce cas, certaines analogies3. Simmel se réfère au moyen de cette notion à la structure de la société pluraliste moderne et à la multiplicité des appartenances et des liens qu’elle permet aux individus. C’est donc sein d’un « cercle » que se forment les préférences d’un individu, et que sa volonté se trouve en général orientée. Plus l’individu appartient où se réfère à de nombreux cercles plus il se révèle capable de faire des choix à travers lesquels il peut affirmer sa singularité et sa liberté, en fonction, précisément, de sa situation au sein de tel « croisement » entre des cercles qui facilite cette liberté plutôt que tel autre. Cependant, alors que la notion simmelienne de « cercle social » illustre le mode sur lequel la structure de la société permet aux individus « d’agir ensemble » avec les conséquences qui en découlent, à l’inverse, le recours à la notion de CR renvoie aux situations dans lesquelles les personnes évaluent l’action des autres, qui à leur tour, s’exercent à évaluer les leurs. En reprenant la métaphore de la micro-sortie d’un état de nature et en la redéfinissant comme un passage générique de l’isolement à la socialité, je dirais que ce processus voit les hommes se rencontrer entre eux et construire leur socialité, non point à partir de la prémisse de la coopération collective, mais à partir de la prémisse de leur jugement convergeant sur telle valeur commune choisie à un moment déterminé. Un jugement, remarquons-le, qui n’est pas orienté vers la réalisation d’une action déterminée – comme ce serait le cas lorsqu’on a affaire à une convergence orientée vers la coopération –, mais vers l’évaluation de la similitude entre les personnes. À tel ou tel moment, il s’agira de propriétés différentes, en rapport avec la situation culturelle qui définit le contexte de ce rapprochement. C’est ainsi que l’on verra se former des socialités fondées sur les valeurs religieuses, morales, politique, de coutume ou d’appartenance ethnique etc., et, partant, non nécessairement fondées sur des contraintes de coopération.
17On peut ajouter, élément lui aussi étranger à Simmel, qu’en considérant ces processus de la manière dont je l’ai fait nous comprenons de quelle manière la signification d’une action se manifeste dans l’interprétation qu’en fournissent dans leurs réponses les participants à une situation sociale. Et l’on comprend aussi de quelle manière, l’exigence qui doit guider l’observateur dans la reconstruction de ses observations doit s’appuyer avant tout et uniquement sur cela.
18Il peut être utile de clarifier ce que je viens de dire maintenant en se référant à deux notions : celle de la consommation comme forme de communication et celle de biens symboliques (voisine de celle « d’utilité symbolique » de Nozick, mais plus spécifique). Supposons que nous voulions expliquer pourquoi une personne change de vêtements lorsqu’elle doit participer à une cérémonie. L’explication la plus convaincante pourrait être qu’elle à endosser cette tenue particulière (une robe de mariée, par exemple, un costume officiel, un uniforme, ou bien les parements sacrés du prêtre qui célèbre la messe) parce que cela est exigé par cette cérémonie. Le choix d’un vêtement constitue un moyen pour entrer en communication avec les autres participants, pour manifester la nature du rôle endossé. Si la personne s’était vêtue différemment, étant donné le contexte, les participants auraient été désorientés concernant l’interprétation à donner à cet événement. Pourra-t-on soutenir alors que la personne, en endossant cette tenue, cherche à maximiser sa propre utilité ? C’est possible, mais vraiment banal ; cela ne constituerait pas une explication. Les auditeurs qui entendent la description de l’événement de la part d’un observateur souhaiteraient plutôt savoir si la personne qui se comporte ainsi a agi rationnellement et, s’il en est ainsi, sur quelles bases une telle attribution de rationalité pourrait-elle être justifiée. Il deviendrait alors inévitable de répondre aux questions suivantes : a) que signifie, dans cette culture particulière, revêtir ce type de tenue dans ces circonstances ? Et b) comment l’observateur peut-il traduire dans les termes de la compréhension du public l’importance particulière que revêt ce comportement dans cette situation spécifique du point de vue de la culture étudiée ?
19Le phénomène de la consommation comme forme de communication nous permet de donner un sens au phénomène du changement des goûts. Nos goûts, pour autant qu’ils visent à satisfaire plus ou moins les mêmes besoins physiques (se nourrir, se vêtir, préserver la santé, obtenir une protection contre les intempéries et d’autres semblables), se modifient au cours du temps. Pourquoi ? Cela s’explique par le changement des cercles de reconnaissance : ce ne sont pas les besoins qui changent, mais les goûts, et ceux qui jugent les goûts sont les cercles dans lesquels, ou face auxquels, nous consommons. C’est ainsi qu’à travers les préférences que nous révélons dans nos goûts, nous nous conformons aux conventions qui règlent nos relations avec les cercles de reconnaissance. Que l’on examine le cas de la « consommation ostentatoire ». Veblen qui a construit la notion (Veblen, 1994, 1978) ne se bornait pas à fournir une interprétation réaliste d’un style particulier de consommation typique d’une classe en ascension au cours d’une période historique donnée. Il ne se bornait pas non plus à critiquer la théorie de l’équilibre économique dans laquelle on admet que le consommateur, choisissant entre divers biens pour maximiser son propre gain monétaire, ignore les choix des autres consommateurs. Au moins de manière implicite, Veblen esquissait une théorie générale de « la consommation comme moyen de communication ». En d’autres termes, il proposait de considérer que les choix du consommateur ne tirent pas leur valeur de l’intention de maximiser l’utilité indépendamment des choix des autres consommateurs, mais bien des effets qu’ils exercent en le plaçant dans une position sociale déterminée4.
20Si consommer signifie communiquer, nous devons alors soutenir qu’il existe une activité individuelle tournée vers l’évaluation des conséquences de cette communication, c’est-à-dire une activité qui juge si un choix déterminé confère à un agent une identité distincte qui puisse être reconnue par les autres participants à la situation. Nous devons alors imaginer que la personne inclut une sorte d’activité de degré le plus élevé au regard de celle qui effectue des choix. Se référer simplement à quelque principe général de bien-être ainsi que cela est proposé par Becker et d’autres (Becker, 1996) se révèle absurde5. En premier lieu parce que l’on ignore ainsi le fait que le sujet doit cependant posséder un critère pour évaluer, par exemple, s’il continue à lutter pour le succès et le prestige professionnel aux dépens de sa santé, ou l’inverse6. En second lieu parce que l’on néglige ainsi le fait que les résultats du choix possèdent pour le sujet une valeur qui découle de l’évaluation des autres ; soit que les autres traduisent un jugement exprimé par une entité sociale (tel un cercle de reconnaissance) ; soit que l’on y inclue le jugement du propre moi futur que l’on doit se représenter comme un sujet autre puisqu’il est placé en un temps autre.
21Il est possible d’observer que la notion de « cercle de reconnaissance » peut aussi revêtir une forme entièrement virtuelle, lorsque le sujet agit simplement en s’imaginant le cercle de reconnaissance qui pourrait évaluer ses choix. Dans ce cas, l’observateur devrait viser à reconstruire et à interpréter les manifestations de l’idéologie qui oriente l’action individuelle. C’est ainsi, par exemple, qu’on peut trouver un cercle de reconnaissance possible dans ce que la doctrine chrétienne appelle la « communauté des saints ». Cette dernière pourrait ainsi amplement justifier le choix de vie d’un ermite ou d’un stylite qui ne dispose d’aucun cercle de reconnaissance autour de sa colonne7. On pourrait se représenter un autre cercle imaginaire de reconnaissance par l’idée d’une nouvelle société qui se réaliserait après la mort de l’agent. C’est ce qui expliquerait le comportement d’un révolutionnaire ou même d’un kamikaze choisissant par définition de ne pas profiter des conséquences de son choix pendant sa vie, mais qui confère une valeur à la reconnaissance qu’il imagine recevoir après sa mort, d’un cercle élu, imagination qui suffit à justifier un choix qui ne lui laisse aucun futur en tant qu’être vivant. En soutenant cela on pourrait penser que nous nous trouvions face à une tautologie semblable à celle qui naît du recours à l’idée d’utilité, qui nous permet typiquement d’expliquer tout choix. En réalité, la notion de CR se présente dans le cadre de réalités publiques qui permettent à l’observateur averti d’en percevoir empiriquement les traces et par là de tester la cohérence des choix qui ont eu lieu grâce a la reconnaissance de ces cercles que les agents escomptaient.
22La situation dans laquelle le choix de consommer un produit plutôt qu’un autre n’est pas fondé sur un calcul des coûts et de bénéfices, mais sur celle des effets qu’il aura sur la position relative du sujet dans un cercle de reconnaissance, influe aussi, comme je l’ai déjà indiqué, sur l’évaluation de l’incertitude qui enveloppe le choix. C’est ce qui nous ramène à l’analyse interrompue des conditions de possibilité de l’incertitude de valeur. Si la reconnaissance des autres a pour fonction de confirmer le choix fait par le sujet et de déterminer son identité distincte, alors la menace de l’incertitude change d’aspect, elle devient une incertitude de valeur. Il ne s’agit plus de l’incertitude qui découle de la nature imprévisible des changements possibles de l’état du monde, mais de celle qui provient de la possibilité que l’objectif du choix perde toute valeur au moment même de générer un gain. Il ne s’agit pas d’un simple cas de regret portant sur un choix erroné. La décision, au moment où elle a été prise, était une décision juste à tous points de vue. Cependant, lorsqu’elle évalue les résultats de son choix, la personne pourrait découvrir qu’elle ne possède plus les mêmes préférences ou les mêmes goûts que lorsqu’elle l’a réalisé. En réalisant ce choix, elle cherchait à définir une identité correspondant à la reconnaissance de la position sociale qu’elle voulait obtenir grâce à ce choix. Elle l’a accompli car elle supposait que les valeurs qui l’orientaient auraient été reconnues et seraient demeurées constantes, mais il n’en a pas été ainsi. Le résultat a été poursuivi, les objectifs ont été atteints, mais personne n’en reconnaît plus la valeur. Que l’on pense à un vêtement acheté en fonction de la dernière mode, à une forme d’honorabilité ou à un diplôme qui ont été délivrés pour certain mérite reconnu par tel régime. Cependant, la mode ne dure pas jusqu’à la saison prochaine, le régime s’écroule et il est remplacé par un autre qui ne reconnaît pas cette forme d’honorabilité ou ce diplôme. Les cercles qui reconnaissaient ces choix, ou mieux, grâce auxquels ces choix « conféraient » une signification particulière à l’identité (ou à une composante de l’identité) de la personne ont disparu ou ne représentent plus les valeurs qui ont induit la personne à faire ce choix. En conséquence, celle-ci perçoit qu’une de ses actions passées appartient à une identité qu’elle ne considère plus comme sienne puisque personne ne reconnaît plus les valeurs exprimées par ce choix. La monnaie à laquelle on avait recours pour calculer l’utilité du choix n’a plus cours, elle n’est plus accumulable ou échangeable contre d’autres.
23Alors que l’incertitude concernant un futur état du monde peut être représentée par un tsunami dont personne ne possède de critère de prévision face à son occurrence, l’incertitude de valeur est contrôlable par l’agent qui peut en réduire la probabilité en conservant des relations stables avec le cercle de reconnaissance qui le conforte. Le cas opposé extrême représente à l’inverse la conversion comprise comme le fait de se débarrasser volontairement des jugements de reconnaissance accumulée. Naturellement, dans la réalité, les processus de dissolution ou de transformation des cercles de reconnaissance sont rarement complets. Les changements de mode peuvent être prévisibles et, en ce sens, ils ressemblent, jusqu’à un certain point, aux risques calculables et dont les effets ne sont pas plus importants que ceux de l’opération par laquelle on s’en débarrasse. Mais on ne pourrait soutenir la même chose concernant le changement des régimes politiques qui reconnaissent certaines décorations ; les systèmes scolaires qui reconnaissent certains diplômes ; les changements dans l’ordre moral : que l’on pense au passage d’un ordre dans lequel l’homosexualité est moralement condamnée et pratiquée en secret à un autre dans lequel cette même tendance se trouve manifestée avec orgueil ; les changements enfin qui affectent une profession que nous avons choisie lorsqu’elle était prestigieuse et dont nous découvrons à l’improviste qu’elle est en déclin ou sur le point de disparaître. Il peut en aller de même lorsque quelqu’un émigre d’un pays dans lequel certains titres (et le prestige qui leur est attribué) jouissent d’une grande considération à un autre dans lequel personne ne les reconnaît et où la personne se perçoit comme dénuée de ce qu’elle pensait constituer son identité sociale la plus attestée. Dans toutes ces situations, les conséquences de l’incertitude ne peuvent être prévues par un acteur au moment où il réalise ses choix. La seule stratégie pourrait consister en ce que la personne reste liée au groupe qui attribue une valeur aux valeurs réalisées à travers ses choix et qu’elle continue d’agir de manière à s’assurer un parcours de reconnaissance ininterrompue et cumulable. Cela lui permettrait de continuer à attribuer une valeur au bien choisi lorsqu’elle croyait que son acquisition était liée à la constitution d’une partie de son identité. Mais le sens même de la modernité réside dans le fait de s’opposer à de telles stratégies privées.
La reconnaissance comme sociabilité
Les carences fondamentales de la rationalité instrumentale
24L’analyse précédente indique les raisons pour lesquelles le modèle de l’action sociale fondée sur le principe de la rationalité instrumentale se révèle inadéquat. En résumé, c’est avant tout parce qu’il est étranger à la dimension temporelle. En effet, le sujet de l’action se révèle incapable de se protéger contre l’incertitude concernant les changements possibles de ses propres préférences et donc de calculer si les conséquences des choix réalisés en rapport avec les préférences présentes peuvent avoir des effets dont il jugera qu’ils conviennent avec la situation dans laquelle ils se produiront. Telle est la situation que j’ai appelée « incertitude de valeur ».
25Au cours de l’analyse il est en outre apparu que la condition pour réduire l’incertitude de valeur pouvait consister, du point de vue de l’agent, dans la prise en compte – et éventuellement dans l’action en vue de la réalisation – d’une situation dans laquelle une entité collective déterminée, appelée conventionnellement cercle de reconnaissance, peut perdurer, en conservant les valeurs mêmes qui avaient justifié les préférences de l’agent au moment du choix. De ce fait, ce qui au premier abord présentait l’aspect d’une absence de dimension intertemporelle, se révélait coïncider, dans l’analyse de l’action, avec une autre absence, celle de la dimension interpersonnelle. Il en résultait une transformation dans la manière de définir la nature des résultats d’un choix, lesquels apparaissaient ainsi moins tant définis par leur capacité à réaliser ou non l’intention de l’acteur, que par le changement induit par le résultat sur la situation dans laquelle agissait l’acteur. La notion de « consommation comme communication » était perçue comme la meilleure illustration d’un tel phénomène qui apparaît réellement évident à l’observateur de la vie quotidienne – de la mode, des styles de vie, des imitations, des ostentations et des narcissismes – mais qui se trouve généralement écarté par les théories micro-économiques du choix, parce que cela altérerait l’explication de l’action uniquement présente dans les préférences individuelles non influencées par les préférences des autres sujets (comme l’exigerait la théorie de l’équilibre économique). Il est clair qu’il ne s’agit pas ici de l’idée des conséquences non voulues. Même lorsque les résultats obtenus sont exactement ce que l’on voulait, cela donne lieu, dans la structure d’une situation, à des altérations considérables concernant la nouvelle position de l’agent dans cette structure et c’est de toute évidence ce fait – ce changement des positions individuelles dans une structure sociale, comme effet des stratégies de consommation – qui doit être examiné dans une théorie de l’action sociale, même si on peut le considérer comme étranger à une théorie de la décision qui le considère simplement comme une conséquence non voulue. Expression d’ailleurs malheureuse qui renvoie à un fait invérifiable (qui pourrait bien savoir ce qu’aurait pu vouloir l’acteur ?).
L’opération du jugement
26Dans l’acte du choix, l’introduction de la dimension temporelle et de la présence d’autres sujets qui jugent a pour conséquence la dissolution de la notion de subjectivité. Le sujet ne peut plus être considéré – au moins en tant que personne définie par sa disposition à agir – comme unitaire, solitaire et toujours capable de calculer les conséquences de ses choix. À côté de l’opération du choix pour satisfaire ses préférences – qui caractérise la subjectivité simple – il faut s’en représenter une nouvelle : l’opération du jugement. Penser à une personne qui juge est bien différent que penser à une personne qui choisit : cette dernière maximisait la différence entre les coûts et les bénéfices ; mais quels seront les critères du jugement ? En d’autres termes, si le modèle de l’action rationnelle – pour revenir sur ce qu’on a déjà dit – rend compte de la seconde opération, il s’arrête là. Non seulement il ne nous dit rien de la manière dont les désirs se forment (cela fait partie de ses prémisses de départ), mais il ne rend pas même compte de ce qui se produit après que ceux-ci aient été satisfaits et que l’action du sujet a été acceptée par les autres. Il n’en va pas ainsi lorsque une personne juge et que, se trouvant face à la question de savoir comment juger, elle devra se poser la question : à quels critères recourt-on dans une situation déterminée (communauté, culture) à laquelle appartiennent celui qui juge et celui qui est jugé lorsque l’on formule des jugements sur le comportement des autres. Elle voudra alors savoir deux choses : la première, si le résultat de ses jugements se révélera approprié aux yeux des autres et produira quelque effet ; deuxièmement, si le résultat de ces jugements sera cohérent avec les autres jugements que jusqu’ici on avait formulés à propos de soi-même
27Allons cependant plus loin. Le jugement peut surtout se référer soit à l’action d’un autre, soit à l’action propre. On dira qu’il s’agit de deux choses différentes. Sans doute, mais seulement en ce qui concerne l’intensité des sentiments qui accompagnent les jugements et en ce qui concerne les effets qu’ils peuvent produire, et non en ce qui concerne les critères qui les inspirent. Il importe peu que le jugement soit dans un cas privé et dans l’autre public. Au regard des critères que l’on adopte pour juger, on peut se référer à ce que dit Wittgenstein sur les règles qui servent à donner un sens aux actions : il est impossible qu’elles soient privées, car cela nous empêcherait de vérifier la validité de notre jugement. Il y en va de même pour le langage : il n’est pas concevable que nous en ayons un seulement privé pour nous parler à nous-mêmes. C’est ainsi que lorsque nous devons juger soit nous-mêmes soit les autres, nous devons recourir à un langage commun à nous et aux autres. Nous ne pouvons en utiliser un qui soit strictement personnel.
28Cela dit, quels sont les rapports de notre jugement avec notre action instrumentale ? Par définition, dans l’activité de juger, à la différence de l’action, nous ne poursuivons pas des buts, les nôtres ou ceux d’autrui, mais nous nous bornons à appliquer les règles selon lesquelles nous croyons posséder une autorité pour juger. Si nous trichons en délivrant des jugements favorables sur la réalisation de certains événements uniquement parce que nous croyons qu’un tel jugement nous procure des bénéfices, notre jugement n’en sera pas un, mais constituera une action (chercher des bénéfices) sous le masque du jugement. Que l’on pense au paradoxe de cette activité du jugement trompeur, lorsqu’elle s’applique au jugement que nous portons sur nous-mêmes. On peut la concevoir, mais on la qualifie précisément d’auto tromperie. Que l’on considère, du reste, que nous sommes quotidiennement contraints de juger le comportement des autres : dans nos maisons, nos bureaux, nos organisations ou dans nos jeux lorsque nous appliquons des règles qui ne peuvent être seulement connues de nous-mêmes, ni même mises en œuvre selon nos propres buts. Mais pourquoi le faisons-nous si nous n’en tirons aucun bénéfice (excepté le cas où le jugement est partie prenante de notre profession et que nous bénéficions d’avantages liés à son exercice) ? Étant donné les arguments développés jusqu’ici, la réponse ne devrait pas être surprenante : nous le faisons parce que l’engagement réciproque à juger constitue un élément de la construction de la socialité, exactement comme dans le cas de la consommation des biens, dans laquelle nous n’avons pas seulement en vue le vêtement, la nourriture ou l’habitat, mais chaque fois la constitution des relations avec les autres. Juger les autres ne signifie pas instaurer avec eux un rapport coopératif, conflictuel ou neutre. Cela signifie décider si l’autre est comme nous, ou au moins s’il est comme nous voudrions qu’il soit. Les contractualistes qui imaginaient un état de nature pensaient qu’une telle relation de socialité non encore advenue se définissait par l’incapacité des hommes à coopérer pour satisfaire leurs désirs. Il n’en va pas ainsi. La socialité est absente lorsque manque un langage pour juger si les autres présentent ou non des affinités avec nous ; en un mot, pour pouvoir parler ensemble ; plus encore : lorsque fait défaut un langage pour pouvoir juger les autres comme nous nous jugeons nous-mêmes. En ce qui concerne l’action en vue de fins, celle-ci sera orientée par notre capacité à formuler des jugements d’affinités. Si nous pensons que le jugement constitue essentiellement une opération pour déterminer l’affinité (des autres avec nous et de nous avec nous-mêmes au cours du temps), il est certain que, pour valoir comme tels, les jugements doivent être justes et cela suffit. Il est absurde de formuler des jugements injustes pour récolter des avantages privés. Celui qui se trouve pris en flagrant délit pour cela sera accusé de fraude. Il peut arriver de temps à autre, que la formulation un jugement nous entraîne à agir et que nous nous préoccupions au cours de l’action de ne pas contredire le sens de ce jugement. Dans certains cas, si nous sommes empêchés d’agir, la conséquence d’un acte qui aura offensé notre sens de la justice pourra engendrer de l’impuissance ou de l’indignation qui sera précisément l’effet d’un jugement demeuré impuissant8.
29Dans les pages qui précèdent, considérant l’opération du jugement, j’ai rapproché deux de ses objets sans en clarifier la distinction : le jugement sur la personne et le jugement sur ses actes. En donnant la préséance au premier objet, le jugement sur la personne, j’ai pu faire découler la seconde opération, le jugement sur les actes, de la première. En un certain sens, le jugement sur les actes se présente comme une intensification du jugement d’affinité : cependant, alors que celui-ci constitue une prémisse nécessaire de l’autre, il n’en va pas de même en sens inverse. Dans les limites mêmes des rapports d’affinité (famille, cercle d’amis ou de jeu, association, communauté, État) nous nous sentons, de diverses manières, en droit de juger les actes de quelqu’un qui est citoyen de ce pays. Juger ses actions signifie témoigner du caractère contraignant des affinités et des valeurs que nous avons accepté de transformer en normes.
30Pensons maintenant au cas déjà cité dans lequel nous nous sentons obligés de formuler un jugement sur ce que nous avons fait nous-mêmes ou sur ce que nous avons l’intention de faire. Il s’agit non pas d’un jugement technique concernant l’efficacité d’une action ou d’une stratégie qui vise un but spécifique, mais d’un jugement sur notre manière d’agir en général ; sur la conservation, disons, de notre ordre juridique interne. C’est une exigence que nous pouvons négliger lorsque les décisions nous semblent de faible importance ; mais pour les décisions importantes on ne peut échapper à cette exigence, elle nous est imposée par la représentation que nous avons de nous-mêmes, par la confirmation ou par mise en œuvre de cette représentation. Le jugement deviendra alors un instrument pour réaliser le principe d’appropriation à l’égard de ce que nous désirons que soit notre identité au regard des autres et au regard de notre propre conception de nous-mêmes, afin de garantir une cohérence dans la succession de nos actions. Il s’agira d’un jugement portant sur la réalisation de notre propre affinité avec nous-mêmes.
Adam Smith et Rousseau : le regard des autres et son horreur ambiguë
31Il pourrait sembler étrange à première vue que le penseur moderne qui a été le premier à insister sur l’importance du jugement des autres concernant les choix individuels ait été celui qui a fondé la science économique moderne, celui que l’on aurait pu imaginer être aussi l’introducteur de l’idée d’homo oeconomicus. Et pourtant, c’est bien chez Adam Smith que l’on rencontre l’idée selon laquelle la nature de l’animal humain se caractérise surtout par son action non pas en vue de satisfaire ses propres besoins formés de manière autonome, mais à l’inverse, en vue d’obtenir un jugement favorable de la part de ses semblables. Certes, cette idée était une idée commune à la pensée des lumières écossaises et déjà Hutcheson avait affirmé que la recherche de l’approbation morale de la part des autres est « an innate basic feeling » de l’homme. Mais l’originalité de Smith consiste à construire un véritable système des « sentiments moraux » à partir du concept de « spectateur impartial » dont le jugement serait présent à l’esprit de tout agent qui accomplit des choix, de telle sorte qu’il en résulterait un renforcement de la capacité de « self command ». L’idée de celle-ci qui semble dériver, dirions-nous, en droite ligne de la morale stoïcienne à l’égard de laquelle Smith éprouvait de la sympathie, reçoit cependant dans la pensée de Smith une définition proprement micro-économique : le « self command » correspond à la capacité dont dispose une personne qui utilise un bien, d’accorder une plus grande importance à la jouissance future de celle-ci qu’à sa jouissance présente9. Or, c’est grâce au mécanisme du « spectateur impartial » que l’on réalise le contrôle de soi-même et la densité ou la permanence, du moi dans le temps : le regard de ce spectateur qui peut être considéré comme la synthèse de tous les regards face auxquels nous agissons et avons agi, doit être représenté comme impartial parce qu’il se trouve débarrassé des préjugés positifs ou négatifs que pourraient manifester les regards des personnes réelles sur nous-mêmes. Il en découle que nous ne pouvons nous juger que si nous sommes capables de nous regarder nous-mêmes avec les yeux des autres, et, préfigurant le jugement que les autres porteront sur nos actions, agir pour obtenir leurs louanges et éviter leurs blâmes, sachant que les premières augmenteront l’estime de nous-mêmes alors que les secondes augmenteront notre propre désapprobation de ce que nous sommes en train de faire. C’est avec une anti robinsonnade inattendue que Smith conclut que c’est seulement lorsqu’une personne entre en société qu’elle trouve le miroir qui lui permet de se juger elle-même.
32À partir d’une telle image, l’esprit de la personne – et la personne elle-même – apparaît comme inévitablement scindée puisqu’il se révèle à l’œuvre dans deux types de tâches : celle du juge et celle de l’acteur. En fait, le moi, nous dit Smith, se divise et il est aussi impossible de considérer qu’il appartient à une même personne qu’il est impossible d’imaginer que la cause (dans ce cas le jugement) soit la même chose que l’effet (l’action)10.
33En résumé : Smith soutient qu’en anticipant le jugement des autres sur sa propre action la personne acquiert une conscience de soi qui la rend capable d’exercer un commandement à l’égard de soi-même et de se juger avant même que les autres ne la jugent. Or, si cela s’avère cohérent avec l’image d’un rapport entre nous-mêmes et les autres à travers les sentiments innés de sympathie, de compassion et de pitié (une image de la réalité sociale typique de l’école écossaise qui, remarquons-le, nie le principe de la maximisation de l’utilité comme principe général de l’action individuelle), cela laisse à découvert l’explication du rapport interne entre l’action et le jugement. En outre, et cela est plus embarrassant, elle ne rend pas compte du phénomène que nous pourrions appeler le « rejet généralisé de l’hétéronomie » par lequel une personne est conçue comme normale lorsqu’elle refuse d’admettre que ses propres actions soient guidées par le regard des autres et par le jugement qui en découle11.
34On pourrait considérer que cette dernière observation est implicitement prise en compte par Smith lorsqu’il nous dit que le spectateur dont le regard devrait guider et juger nos actions doit être un spectateur impartial. Ce ne sont pas les habituels spectateurs quotidiens dont le regard est fixé sur nous à chaque moment et pour mille raisons que nous devons considérer comme la source des jugements sur notre action, mais à l’inverse, une figure abstraite et impartiale, c’est-à-dire un véritable surmoi, dont nous imaginons qu’il formule des jugements contraignants concernant nos vertus. Il n’en existe pas moins une différence avec le surmoi freudien (ou d’autres figures équivalentes) dont nous imaginons confusément qu’il se trouve de quelque manière en nous (même s’il s’y trouve, remarquons-le, parce que ceux qui nous ont socialisé à un certain moment de notre existence, l’y ont placé) : alors que nous pouvons concéder que celui-ci n’invalide pas trop ouvertement notre souci d’autonomie, il ne semble pas en aller de même pour le spectateur smithien. Qu’il soit impartial ou non ce spectateur, de manière plus réaliste, se trouve hors de nous dans le véritable regard d’autrui. Et, si c’est le cas, nous ne pouvons pas ne pas le reconnaître, car il n’y a personne de si orgueilleux de son autonomie qui ne s’en ressente !
35Pour ne pas en être affectés, nous disposons d’un argument simple (celui qui avait déjà été ébauché par Simmel) : les « autres » que chacun d’entre nous sent où soupçonne autour de soi sont multiples : certains (parents, éducateurs, camarades école : appelons les « socialisateurs primaires ») se trouvent autour de nous plus ou moins depuis le début, sans que nous les choisissions. Et nous-mêmes, que nous le voulions ou non, lorsque nous pensons affirmer ce que nous appelons notre « autonomie », les conserverons intérieurement comme une partie désormais intégrante de nous-mêmes. Mais par la suite, il y en aura beaucoup d’autres qui nous entoureront et cette multitude nous permettra, d’une part, de donner moins d’importance à leur jugement, et de l’autre, d’en choisir certains de préférence à d’autres et au besoin de les intervertir de telle sorte que nous en viendrons à nous percevoir nous-mêmes insérés dans un réseau de regards dont l’influence de chacun nous apparaît imperceptible, dépourvue d’importance et non compromettante.
36C’est ainsi que nous nous fabriquerons une sorte d’idéologie personnelle grâce à laquelle nous essaierons de justifier la conviction de notre autonomie. Nous serons préoccupés de protéger cette autonomie imaginée et d’en exclure l’idée de toute influence extérieure, de telle sorte que nous puissions nous figurer être les seuls auteurs de nos choix, et donc d’être comme on aime le dire – avec une complaisance mal dissimulée – authentiquement nous-mêmes.
37Mais prenons maintenant en compte quelqu’un qui vit le drame de la lutte contre le regard des autres d’une manière bien moins olympienne que celle de Smith. « Si les hommes veulent me voir autre que je suis, que m’importe ? L’essence de mon être est-elle dans leur regard ? »12 Est-ce aussi simple ? Non, Rousseau, même si c’est avec des hésitations et des repentirs, sait que le drame continue. Comment aurait-il pu autrement écrire le dialogue Rousseau juge de Jean-Jacques, véritable défense non triomphante contre le regard des autres qui, obsession de la persécution, le poursuivra jusque dans sa vie intime et même jusqu’à l’épuisement de sa capacité de socialisation ? Jusqu’à essayer de constituer un Moi au moyen d’une œuvre qu’il concevait d’ailleurs comme immortelle, entièrement orientée vers une telle fin. Je dis « immortelle » non pas en référence à la valeur objective des Confessions rousseauiennes mais en réalité à la valeur que leur attribuait subjectivement leur auteur. Il est certain que Rousseau pensait que ces confessions s’adressaient aussi à ce public peu nombreux de personnes présentes dans les salons où il les lisait et dont le jugement exerçait une si grande influence sur son comportement – « l’essence de mon être se trouve dans leur regard », se lamentait-il. Cependant, au-delà de ce public il pensait et même déclarait se préoccuper d’un autre bien différent dont la reconnaissance l’aurait dédommagé des regards ennemis qui avaient transformé en bravoure cette quête d’être soi-même. Ou du moins c’est ce qu’il croyait. Il avait à l’esprit un public composé de véritables regards, impartiaux parce qu’éloignés dans le temps, mais aussi éloignés du Rousseau vivant, du Rousseau capable de se rejuger et donc au moins pour lui – mais pas pour nous qui sommes en train de le réinterpréter – non pas vrais, mais face à l’impuissance de l’imagination, seulement fictifs, juges incapables de dédommager. C’est un peu comme si, après avoir théorisé le rôle de la présence des autres qui transforme l’amour de soi légitime des hommes en amour-propre, il se soit ensuite inexorablement résigné – face à ce public restreint, mais pour lui influent, d’amis-ennemis – mais au fond aussi face à nous, ultime public en ce qui nous concerne – à corrompre l’une et l’autre manière de s’aimer13.
38L’incertitude concernant l’influence du jugement des autres sur nous-mêmes et la contradiction du sentiment d’être autonome quand nous choisissons, n’ont jamais été des humeurs faciles à pacifier. Les anciens avaient tout au plus proposé des situations dans lesquelles l’influence du jugement des autres sur nous-mêmes étant admise, se voyait opposer la vertu comme principe définissant notre autonomie. Que l’action des personnes se déploie dans la difficulté qui consiste à être authentiquement soi-même tout en ayant besoin de l’estime des autres pour la reporter sur soi est confirmée par la quantité de moralistes qui, de Sénèque à Schopenhauer s’épuisent à prêcher que les personnes devraient se comporter sans faire attention au jugement des autres et qu’« accomplir ce qui est juste » contient sa propre récompense (comme le dit Sénèque : « recte facit, fecisse merces est »). Cependant, lorsque ces positions moralisantes se retrouvent sous la loupe des sciences sociales – lesquelles, il est inutile de le répéter, n’ont pas pour but de dire comment on doit se comporter mais auxquelles on peut cependant recourir pour évaluer les jugements moraux au sein desquels nous nous mouvons tous les jours – quelles réponses peuvent-elles offrir ? Rien de plus que de mettre en lumière les motivations personnelles des moralistes ? Ou bien, de façon plus aiguë, soulevant le voile des prétentions de ces justes nous découvrirons qu’ils sont tels parce qu’ils se révèlent incapables de regarder la réalité en face. Les sciences sociales ne peuvent nous proposer rien de plus que cela – ce qui me semble néanmoins suffisant – pour se porter au secours de l’ordre moral.
L’attention aux rapports interpersonnels comme structure de la subjectivité : Hegel
39Bien que l’attention aux rapports de reconnaissance se trouve déjà chez Hobbes (c’est la thèse que j’ai défendu dans un article déjà ancien et qui s’est trouvé confirmée avec d’autres arguments par un bel article de Barbara Carnevali)14, et bien que le rapport d’opposition entre Hobbes et Hegel concernant l’explication de la sortie de l’état de nature et la constitution de la société civile ait déjà été établi (mais, si je me souviens bien sans en référer à la notion de « reconnaissance ») dans un essai de Léo Strauss datant des années 30, on peut faire remonter le recours à la métaphore de la « reconnaissance originaire » à l’œuvre de Hegel15.
40L’idéalisme allemand, déjà à partir de Fichte, recourait au concept de reconnaissance dans le but de sortir de l’impasse du subjectivisme implicite de Kant. Il régnait, du reste, au cours de cette période, un climat intellectuel diffus qui exigeait le dépassement d’un contractualisme simplifié comme explication de la formation de la société. Hegel, surtout influencé par ses discussions avec Hölderlin à Tübingen16 et probablement ensuite par l’œuvre de Fichte, développe l’idée de reconnaissance, dans ses premiers textes de Iéna, en tant qu’élément du système de la Sittlichkeit. C’est à cette phase hégélienne que se réfère Honneth17 dans son utilisation, en philosophie morale, de la notion de « reconnaissance ». Cependant, en acceptant l’interprétation habermassienne – selon laquelle Hegel, à partir de la Phénoménologie de l’esprit, abandonne sa préoccupation fondamentale d’inclusion de la présence d’autrui et en revient à une philosophie du sujet – Honneth en revient lui aussi au premier Hegel et ne cherche pas à présenter (ou à lire) la dialectique du maître et du serviteur qui se trouve à la base de presque toutes les références au thème de la « reconnaissance » que l’on fait depuis Kojève à l’œuvre de Hegel ; il préfère à l’inverse assimiler le concept de reconnaissance au concept heideggerien de « Sorge », où au concept deweyien « d’engagement social » et cela le conduit à ignorer, soit l’aspect de la formation de la socialité par identification réciproque, soit, d’un autre côté, le phénomène de la conflictualité. En un mot, Honneth interprète la situation de reconnaissance comme une rencontre entre deux « humains » en tant que tels, et non comme un procès d’attribution réciproque d’identité entre deux êtres sociaux qui se posent le problème de l’entrée dans une relation interpersonnelle spécifique et par là de la production de « socialité ». L’opposé de la reconnaissance devrait être alors, nous dit Honneth, la réification. Mais on se demande si le présupposé des analyses de Honneth n’a pas plutôt quelque chose à voir avec la notion kantienne de Achtung (respect), qu’avec la notion hégélienne de Anerkennung (reconnaissance).
41La dialectique du maître et du serviteur a été, comme on sait, interprétée et utilisée de la manière la plus variée. Laissant de côté toute tentative d’interprétation littérale concernant « ce que Hegel a vraiment voulu dire » dans la Phénoménologie, on peut en appeler à cette métaphore dans le seul but de reconstruire la notion de reconnaissance en la reformulant dans les termes nécessaires à l’examen des questions de sciences sociales empiriques que nous avons précédemment évoquées.
42Ce que je propose est ainsi un modèle simplifié de la dialectique du maître et du serviteur où la situation se présente de la manière suivante : A et B sont deux personnes qui se rencontrent. Elles sont mues par leur désir vital, mais elles savent que celui-ci n’apparaîtra comme légitime que lorsque, mises en rapport, elles auront besoin que l’autre reconnaisse leur désir, non comme un pur fait animal, mais comme une volonté humaine légitime. Mais chacune d’elles sait aussi qu’il existe un risque (de suivre l’autre) puisque chacune d’elles se présente avec une valeur qu’elle ne peut céder à personne : la préservation de sa propre vie (« l’amour de soi » rousseauien). Et elles savent toutes deux que cet amour de soi, lorsqu’elles demeurent isolées, ne suffira pas à leur préservation : seule une relation déterminée avec l’autre pourra leur fournir une telle certitude. Elles sont donc prêtes à s’en remettre à l’autre, mais non pas totalement, puisque la condition d’auto-préservation impose de ne pas céder cette partie vitale de soi-même (elles ne peuvent pas renoncer à la vie). Mais de quelle manière ? Paradoxalement, en mettant en jeu leur propre vie. C’est-à-dire en se mettant en jeu. Sans doute, elles risquent ainsi de perdre le rapport réciproque ; mais elles ont compris que l’on ne peut vivre de façon autonome si l’on ne montre pas à l’autre que l’on n’a pas besoin de lui (d’elle). C’est comme si la part de nous-mêmes à laquelle nous ne pouvons renoncer résidait dans notre liberté de ne pas chercher l’autre, car ainsi il nous reste la possibilité de fonder des formes de sociabilité alternatives. Et le vainqueur deviendra le maître : il sera celui qui, montrant qu’il en a le moins besoin (ce qui veut dire aussi : ne pas avoir eu peur de rester seul), a arraché à l’autre sa reconnaissance. C’est en cela que consiste la condition – qui s’exprime dans la capacité des uns de préserver de façon plus durable que les autres leur irréductible identité – de la domination inévitable des vainqueurs sur les vaincus dans les rapports – dès maintenant nécessairement inégaux – d’une socialité à construire. Dans une société traditionnelle cela pourra déboucher, au-delà de la victoire militaire (la part irréductible sera la conservation de l’identité collective), sur le duel (la part irréductible sera l’honneur), ou sur le choix hérétique (la part irréductible est ici le choix autonome de sa propre foi). Dans la société moderne, cela pourra déboucher sur différentes capacités de défection (comportant des alternatives) à l’égard des différents types de rapports interpersonnels : divorce dans le mariage, renonciation à l’échange commercial, conversion politique, exode ; quant au système des relations internationales, cela pourra déboucher sur des changements d’alliance ou sur la guerre : bref, cela pourra s’étendre à toutes les occasions de défi à travers lesquelles se construisent des formes de socialité différente. Dans les situations limites, cela pourra se traduire par une lutte pour la vie ou pour la mort ; pour l’identité ou l’excommunication. Mais on pourrait aussi élargir ce champ d’application : on déclare ne pas avoir peur de « mourir pour l’autre » lorsque l’on reconnaît ou que l’on perçoit chez l’autre ou chez ceux qui composent un corps collectif, une valeur que nous considérons comme plus durable que l’amour de nous-mêmes qui nous nourrit.
43Comme l’admet Hegel lui-même – dans la synthèse qu’il en formule dans sa dernière œuvre, l’Encyclopédie – l’image du maître et du serviteur se pose directement comme antithèse à l’égard de l’image contractualiste de l’explication de la naissance de la société civile. L’hypothèse contractualiste visait à résoudre le problème de la coopération entre les individus qui, entrant en rapport chacun avec ses intérêts naturellement donnés, formellement égaux les uns aux autres, doivent se demander comment il est possible, malgré leur égalité originaire, de pouvoir collaborer pour produire le bien public essentiel : le Souverain et son épée – l’État. C’est à lui qu’il revient ensuite de permettre à chacun de suivre ses propres intérêts individuels, tout en observant les règles établies lorsque la situation était encore celle de l’égalité de tous. L’image du maître et du serviteur, à l’inverse, soutient qu’il existe, depuis le début de la société, une inégalité inévitable, fondée sur une lutte entre les individus, potentiellement pour la vie ou pour la mort, et dont l’un des protagonistes, le maître, sort vainqueur sans pouvoir cependant ignorer l’autre, puisque sa position dominante ne peut recevoir de sens que de la reconnaissance de celui-ci.
La référence aux situations de reconnaissance dans la pensée sociologique : Weber et Durkheim
44Alors que la pensée politique, avec le romantisme allemand et l’anti contractualisme écossais jetait les bases d’un dépassement de l’orthodoxie subjectiviste, émergent au sein de la théorie sociologique différentes positions à partir desquelles ce dépassement prend des formes divergentes. Pour me faire comprendre, je me référerai à l’opposition classique entre Durkheim et Weber, le premier étant traditionnellement considéré comme le représentant le plus important d’une théorie holiste de la réalité sociale, alors que le second est considéré comme le représentant le plus important de l’individualisme méthodologique. Mais en est-il vraiment ainsi ?
45Commençons par Weber. À en juger par les déclarations explicites de cet auteur il semble qu’il ne puisse subsister aucun doute quant à son individualisme. Et de fait, il répète à plusieurs reprises que la compréhension de l’observateur ne peut être rendue possible qu’en se référant à l’action individuelle de celui auquel la personne attribue une intention subjective. Jusqu’ici rien de bien différent de la position intentionnaliste à la Davidson (même s’il est probable que Weber hésiterait à dire que les intentions constituent la cause des actions, mais cela est secondaire pour notre propos). Cependant, l’action d’un individu, soutient toujours Weber, ne peut être considérée comme une action sociale lorsqu’elle se réfère simplement à des objets inanimés. Pour qu’elle soit sociale il faut qu’elle se donne une pluralité d’acteurs et que l’action des uns tienne compte de celle des autres et soit orientée par elle, de telle sorte que les autres participants à une situation soient en mesure d’interpréter la signification subjective conférée par le sujet qui a engagé l’action. En d’autres termes, une action peut être dite sociale lorsque l’attente de la réception probable de la part d’un autre sujet est actuellement éprouvée par l’agent. Si quelqu’un coupe du bois pour s’exercer, cela ne constitue pas une action sociale ; mais s’il le coupe pour le donner à sa mère ou à un ami afin qu’ils se chauffent, il s’agit alors d’une action sociale. C’est ainsi qu’un comportement religieux ne peut être dit social s’il s’agit simplement de contemplation ou de prière solitaire sans implication des autres. En un mot, pour que l’action sociale soit rationnelle il est décisif non seulement qu’elle exprime l’intentionnalité de l’agent, mais qu’elle inclue l’attente de sa compréhension de la part d’un autre sujet différent de l’agent. L’idée qu’une action puisse être considérée comme rationnelle seulement si elle est acceptée en tant que telle par ceux vers lesquels elle est orientée et donc que la rationalité se réfère plutôt à la réception qu’à l’intentionnalité n’est pas une idée exprimée en toutes lettres par Weber. Il n’échappera cependant à personne que chez lui, le concept de rationalité n’est pas purement micro-économique ou individualiste (au sens conventionnel que j’ai indiqué plus haut ; et il est certain qu’il n’a aucun rapport avec des prémisses contractualistes) et que la théorie de l’action sociale est traitée d’une manière bien différente que dans le cas d’une pure théorie de la décision. De ce point de vue, la différence est claire à l’égard de Davidson et des autres représentants de la théorie analytique contemporaine de l’action.
46Si, dans ses déclarations programmatiques, Weber insistait (mais avec les mises en garde et les considérations que je viens d’indiquer) sur la position centrale de l’action individuelle dans la construction des institutions sociales, il modifiait fortement sa position lorsqu’il raisonnait ensuite sur les résultats de ses recherches et interprétations historiques. Ici, les acteurs y sont décrits non comme des individus libres à l’égard de toute socialisation et supposés agir en calculant leur utilité individuelle, mais comme des membres de collectivités dans lesquelles ils ont été socialisés et desquelles ils ont reçu les valeurs et les positions sociales qui ont présidé à l’orientation de leurs choix. Il est clair, par exemple, que pour Weber, dans le passage d’un système à l’autre, comme dans le cas de la formation du système capitaliste, on a seulement affaire à des acteurs collectifs agissant à partir de leur position sociale et institutionnelle18. Bref, la position religieuse ne devient importante que lorsqu’elle est partagée par un groupe dont les membres agissent en tenant compte de l’action des autres, se reconnaissant ainsi les uns des autres comme professant la même foi et manifestant ainsi une identité collective commune.
47Que l’on examine attentivement un autre exemple qui met en contradiction flagrante le Weber des déclarations sur l’individualisme méthodologique (déclarations dont il est facile de reconnaître que l’aspect méthodologique couvre l’idéologie) avec le Weber interprète des faits historiques : celui qui concerne la diffusion de la religion mithraïque19 dans l’empire romain entre le second et le ive siècle20. Schématiquement, le raisonnement de Weber est le suivant. Au cours de cette période, à Rome, la situation de la bureaucratie impériale ainsi que des officiers de l’armée – c’est-à-dire, on l’aura remarqué, deux entités prises collectivement – était telle qu’elle inspirait à leurs membres le désir d’une foi religieuse. Si l’on ajoute, en outre, que la nature de la religion vers laquelle les bureaucrates et les militaires avaient tendance à se tourner devait posséder des caractéristiques analogues à celles des structures dans lesquelles ils opéraient quotidiennement (ce qui n’a rien d’évident), le succès d’une religion comme le Mithraïsme s’expliquerait par son insistance sur le monothéisme hiérarchique, et par la production d’une solidarité très semblable à l’esprit de corps (Weber soutiendra la même chose concernant la franc-maçonnerie sous l’empire prussien).
48L’explication wébérienne de ce phénomène, non seulement ne se rapproche pas d’une explication microsociologique – comme on pourrait l’exiger de la part de ceux qui, s’inspirant d’une rationalité de type individualiste, cherchent à rendre transparentes la « boîte noire » des intentions individuelles – mais on serait tenté de dire, comme on le disait autrefois à propos d’un certain type de marxisme, qu’elle apparaît comme vulgairement collectiviste. Que l’on considère les points suivants de la réalité du mithraïsme : a) de toute évidence tous les centurions et tous les dépendants de la fonction publique de l’empire n’ont pas appartenu aux congrégations mithraïques. En conséquence, ceux qui ont réalisé ce choix doivent avoir eu quelques raisons supplémentaires indépendantes de leur position publique d’opter pour lui. Mais on ne dit pas lesquelles. b) l’idée que la préférence pour une foi religieuse qui se présente comme hiérarchique, découle d’une expérience quotidienne de la hiérarchie n’est pas à exclure a priori, bien qu’elle ne soit pas immédiatement plausible et qu’on puisse facilement soutenir le contraire en formulant l’hypothèse selon laquelle un individu qui vit dans une ambiance quotidienne où il est soumis à une discipline stricte puisse rechercher, lorsqu’il se tourne vers la religion, une évasion mystique (de telles situations ont probablement existé). De toute façon un mouvement religieux se caractérise par de nombreux autres traits spécifiques. Raison de plus pour aller regarder de plus près dans la boite noire. c) pour organiser un mouvement religieux il faut pouvoir rassembler des individus qui se connaissent, se rencontrent, se réunissent (même si ce n’est pas toujours, comme dans le cas qui nous intéresse, dans des grottes appropriées et de façon secrète), sont capables de communiquer et enfin agissent pour construire une organisation. Il faut donc des agents capables de créer des situations dans lesquelles les participants s’attribuent une identité commune, construisent, dans ces circonstances, une sociabilité durable et font de la continuation de la reconnaissance mutuelle de leur foi partagée le but de leur action.
49Telles sont les données qu’il faut aller chercher dans la boite noire. Il ne s’agit pas de la rationalité définie par les intentions des choix individuels, bien plutôt de la rationalité qui s’exprime dans les contacts et dont les attributions mutuelles d’identité permettent aux personnes de se reconnaître avec un nouveau visage (ou un nouveau masque). Si Weber s’abstient de développer ces éléments c’est probablement en raison d’une pudeur individualiste même s’il se révèle ensuite que les entités qu’il met en œuvre sont en réalité des individus doublement conditionnés (embedded) par des positions normativement déterminées : par la socialisation qu’ils reçoivent de leurs tâches organisationnelles et celle des normes du mouvement religieux.
50Venons-en maintenant à Durkheim. En quoi le type d’investigation qu’il développe est-il différent de celui de Weber ? Que l’on considère la méthodologie de la recherche sur le « suicide » : elle se fonde sur un raisonnement de ce type : certaines institutions sociales (de nature religieuse, familiale, territoriale, urbaine-rurale et ainsi de suite) se distinguent l’une de l’autre en raison de différents degrés « d’anomie » c’est-à-dire d’intensité de la couverture normative qu’ils exercent sur l’individu. Dans différents passages, Durkheim parle de « forces sociales » qui agissent sur l’individu. C’est ce concept de « force sociale » ou, en d’autres termes, de « conscience collective ») comme réalité transindividuelle, contraignant de l’extérieur l’action individuelle qui induit l’idée selon laquelle Durkheim conçoit celle-ci comme totalement conditionnée par la société. Mais si l’on regarde au-delà de la métaphore, le concept de « force sociale » apparaît assez vague ni ne joue, du reste, un rôle indispensable dans l’explication présentée par Durkheim des phénomènes auxquels il s’intéresse.
51Considérons, à l’inverse, la manière dont Durkheim explique les résultats de sa recherche sur le « suicide ». Le taux de suicide parmi les catholiques est plus bas que celui des protestants et cela parce que le catholicisme constitue une religion qui promeut un type de rituel qui conduit les individus à entretenir des rapports continuels entre eux, rapports qui définissent une identité commune, ou du moins une identité qui en dérive. C’est en ce point que commence à se manifester ce qui pour Durkheim constitue la véritable variable explicative : le degré de densité morale, qui n’est autre que l’intensité des rapports interpersonnels significatifs possibles au sein d’une collectivité déterminée. Ou encore, le taux de suicide est beaucoup plus faible chez les personnes mariées que chez les célibataires. Ici aussi, il est évident qu’en moyenne, la plus forte densité morale se rencontre chez les agents mariés et non chez les célibataires. Ou encore : le taux de suicide est plus faible chez les femmes ayant des enfants que chez celles qui n’en ont pas : l’explication est la même. Enfin : il est plus faible en temps de guerre qu’en temps de paix et on sait, à partir de nombreuses données, qu’en temps de guerre la densité morale (faite de coopération, de solidarité, d’entraide) est plus haute qu’en temps de paix. Mais qu’est-ce que cette densité morale si ce n’est l’intensité (ou mieux encore la durée) des situations dans lesquelles les personnes se rencontrent et se reconnaissent comme porteuses de quelque forme d’identité commune.
52Il serait incorrect de ne pas mentionner une autre corrélation mise en lumière par Durkheim pour expliquer les variations dans les taux de suicide – et qui semblerait à première vue se référer à une théorie différente de celle de la densité morale : le taux de suicide est en relation avec le cycle économique, il augmente avec le commencement des phases les plus basses du cycle (et cela beaucoup l’auraient prévu sans difficulté) mais il augmente aussi lorsque débutent les phases hautes (et cela apparaît à première vue comme contre intuitif). Comment cela s’explique-t-il ? On peut observer que si dans les phases basses les faillites et les krachs augmentent, ce qui augmente au cours des phases hautes ce sont les attentes et les désillusions qui leur succèdent avec, entre autres, les tentatives de suicide. Il semble que l’on ne puisse rencontrer ici cette variable indépendante qu’est la densité morale et tout semble se dérouler dans le cadre et dans l’esprit de l’individu isolé. Mais à y regarder de plus près ce qui est en jeu ici est le rapport de la personne avec son propre moi futur. C’est comme si la densité morale était ici celle qui devrait unir les deux entités du moi de la personne, celle qui choisit et celle de son moi futur en vue duquel la décision à lieu, mais qui n’obtient pas de succès ; et c’est alors comme si le premier moi se trouvait subitement privé du jugement du second qui soutenait sa capacité de continuer à vivre. Pour reprendre la terminologie utilisée dans d’autres parties de ce texte, on a affaire dans les deux cas à une chute des bases qui soutiennent une certitude suffisante de sa propre valeur.
53L’examen de ces deux grands représentants du courant sociologique canonique semble révéler une convergence qui nous conduit à écarter la dichotomie éternellement reproduite entre l’individu et la société pour placer au contraire au centre de la formation de la socialité les situations dans lesquelles les porteurs de rôle se rencontrent ou s’opposent, se reconnaissent ou se refusent à le faire, s’attirent où se repoussent tout en visant implicitement ou explicitement à la production des formes de socialité durables et compréhensibles.
Une typologie des théories sociologiques de la « reconnaissance »
54Après Durkheim, une grande partie des théories de l’action sociale s’est orientée vers la tentative d’inclure la présence de l’autre personne dans le déroulement même de l’action sociale, ou bien dans l’analyse de la structure des subjectivités en tant qu’elle inclut des situations de miroir, de réciprocité ou de reconnaissance qui précèderaient la formation des intérêts individuels. On peut trouver un bon résumé de cette situation dans ce qui semble être le sens d’un brillant article paru quelques années auparavant21 dans lequel Loredana Sciolla proposait une typologie des théories de la reconnaissance (même s’il ne s’agissait pas du nom sous lequel elles étaient présentées). En considérant de manière adéquate la situation de « reconnaissance » comme celle qui engendre un double effet sur la personne : identification de la part des autres et individuation dans le rapport d’auto reconnaissance de la part de la personne même, Sciolla propose une typologie formée de quatre types de processus de reconnaissance : l’intériorisation (absorption psychologique des valeurs présentes dans la société) ; le miroir (dans lequel la reconnaissance sociale résulte d’un mécanisme basé sur la réciprocité dans l’apprentissage des rôles sociaux) ; la conversation, dans lequel la réciprocité s’actualise dans le rapport linguistique) ; l’attribution (dans lequel la reconnaissance de la personne est essentiellement le fruit de la position sociale dans laquelle elle se trouve).
55L’ambition de cette typologie était plus importante que ce que laissait entrevoir son titre, dans la mesure où elle visait, en les classant dans ces quatre types, une grande partie des théories qui traitent spécifiquement de la position que l’individu peut occuper dans une société en tant que porteur de subjectivité. Le résultat se révèle convaincant au regard de l’intention et mérite d’être en grande partie retenu.
56Mon intention, moins ambitieuse, ne consiste pas à proposer une théorie générale, mais plutôt à explorer, dans les territoires fréquentés par la rationalité subjective, des chemins qui permettent de surmonter les apories dans lesquelles tombent ceux qui en sont prisonniers, tout en tenant compte, même en le critiquant, du travail analytique qui s’est développé dans cette direction. En ce sens, cette intention se trouve en deçà aussi de la position de Habermas (étrangement écartée par Sciolla) qui, plus que tout autre, peut être considéré comme le théoricien contemporain qui, reconstruisant les positions des sociologues classiques et assignant une position centrale à Herbert Mead, développe l’idée d’une action communicative opposée à l’action orientée vers un but et qui parvient à définir à partir de là, sur des bases linguistiques, l’inclusion de la première dans la seconde. L’importance normativement centrale de la communication linguistique rend cependant difficile pour Habermas l’inclusion des situations dans lesquelles l’opération de reconnaissance n’est pas orientée de façon forcée vers l’intercompréhension – au double sens dans lequel Habermas comprend ce terme (en allemand « Verständigung ») : tout à la fois de compréhension et d’accord implicite. Si, à l’inverse, on définit la situation de reconnaissance comme une pure « attribution réciproque d’identité » constitutive de socialité, la reconnaissance devient simplement l’accès à un système de rapports qui peuvent se présenter, soit comme des rapports de coopération, soit comme des rapports de conflits, transformant éventuellement la reconnaissance en non reconnaissance. Prenons un exemple macrosociologique concernant la formation du système de reconnaissance : la formation du système des États européens qui a culminé symboliquement, même si ce n’est pas de manière définitive, avec le traité de Westphalie et voyons de quelle manière celui-ci constitue le produit de deux opérations de reconnaissance des États nationaux en tant qu’États souverains : reconnaissance, disons, verticale, c’est-à-dire de l’État national de la part des pouvoirs locaux de la noblesse ; et reconnaissance horizontale d’un État territorial de la part d’autres États qui formaient le système international. Les deux processus qui visaient à la reconnaissance réciproque d’unités politiques déterminées constituaient la résultante soit d’accords soit de conflits ; et les accords ou les conflits continuaient tour à tour dans le temps à perturber ou restabiliser le système tout en laissant généralement intact le principe de la reconnaissance réciproque.
57Concluons : dans l’analyse que j’ai conduite jusqu’ici j’ai été guidé par une intention dont l’enjeu peut être brièvement résumé de la façon suivante :
58a) en premier lieu, l’introduction dans le concept de subjectivité, soit de la dimension interpersonnelle qui transforme l’aspect unitaire du sujet qui choisit en une multiplicité de sujets potentiels porteurs de rôles ; soit de la dimension intertemporelle, dans laquelle s’actualise l’évaluation de nos choix de la part d’un moi propre dont on revendique qu’il se situe postérieurement à eux (un sujet dont on pourrait dire, en utilisant un verbe dantesque, qu’il « s’enfuture »). En second lieu, la convergence de ces deux dimensions visant à nous protéger contre l’incertitude de valeur, la valeur recherchée avec d’autant plus d’efficacité que l’on réussit à conserver le cercle initial de reconnaissance de nos choix.
59b) l’introduction du concept d’activité de jugement, avec deux fonctions : la première – le jugement sur la personne – en tant qu’elle est capable de caractériser notre micro-sortie des situations d’état de nature (ou, pour le dire dans les termes de la vie quotidienne, de situations d’isolement) et dans laquelle le jugement d’affinité avec l’autre (au moyen de critères historiques spécifiques) parvient à des accords que l’on sait être rationnellement impensables (comme le démontre le cas du dilemme du prisonnier), s’ils se bornaient à viser la coopération orientée vers la poursuite d’intérêts communs. La seconde fonction – le jugement sur les actes – consiste à orienter le jugement sur nos propres choix au regard des critères que nous devons utiliser dans nos opérations quotidiennes lorsque nous sommes appelés à juger les actes des autres.
60c) l’introduction du concept de réception en tant qu’opposé au concept d’intention dans les définitions de rationalité.
61d) la position centrale assignée au public (l’audience) – en tant que porteur de la demande de recherche et opérateur de transformation de la théorie – dans la détermination finale du jugement de rationalité de l’action ; lequel se manifeste ainsi comme jugement empirique à deux niveaux : celui des acteurs participants, jugement local et nécessairement relatif car lié aux rapports entre les acteurs participant à une situation déterminée et celui du public, visant à théoriser une notion de rationalité qui est omnicompréhensive mais reste temporaire, c’est-à-dire toujours exposée à de nouvelles théorisations qui sont exigées chaque fois que nous bénéficions de résultats ultérieurs de l’enquête.
62La poursuite de ces éléments théoriques, ou méta-théoriques, me semble de nature à justifier des réponses élémentaires aux énigmes qu’il faut affronter lors qu’on recourt à l’approche de la théorie du choix rationnel, énigmes qui naissent d’arguments apparemment de simple bon sens, mais que la TCR a soumis à une observation faussée obligeant ainsi à considérer que l’action individuelle se réduit à l’acquisition de quantités et oubliant l’essentiel, à savoir que les participants et les observateurs donnent une signification à une action déterminée lorsqu’il est possible de la considérer comme composante d’un processus de constitution, ou de confirmation, de situations de socialité.
Bibliographie
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10.1525/9780520911970 :Notes de bas de page
1 Dans Pizzorno 1995 « On the individualistic theory of Social Order », in Bourdieu-Coleman Social theory for a changing society pp. 209-31 (Westwiew Press) j’ai formulé une typologie plus complète des modes de formation des normes, ajoutant à la socialisation et aux liens l’incitation et la discipline. Mais ce n’est pas le moment de développer cela ici.
2 J’ai commencé à utiliser ces notions à partir de l’article « Some other kind of otherness. A critique of rational choice », in A. Foxley, MS McPherson, G.O’Donnell, Development, Democracy and the Art of Trespassing. Essays in honor of Albert Hirschman, Univ. Notre Dame Press, 1986, pp. 355-373. Une analyse ultérieure de ce concept se trouve dans mes « réponses et propositions » in Della Porta et al. Identità, riconoscimento, scambio, Laterza, 2000. On trouve une meilleure reformulation de cette idée chez Vanucci, Governare l’incertezza, 2004, pp. 73-80.
3 La théorie des « cercles sociaux » déjà présente dans les premiers travaux de Simmel sur la différenciation sociale se trouve ensuite développée dans sa Sociologie.
4 Cf. aussi R.Sassatelli, Pratiche ed esperienza di consumo, IUE, 1996.
5 Observons que Becker place incongrûment et pêle-mêle sur le même plan le besoin de santé et le désir de prestige, comme s’ils étaient de même nature et non pas l’un de nature physiologique et l’autre de nature sociale, dépendant ainsi, en ce qui concerne le dernier, du jugement des autres.
6 Opération qui correspond à la rationalité de second degré selon Parsons, cf. T. Parsons, The Social System. Glencoe, IL : Free Press, 1951.
7 Stylite » (du grec stulitès, « qui se tient sur une colonne ») est un surnom donné aux ermites chrétiens d’orient qui plaçaient leur « cellule » au sommet d’une colonne ou au-dessus d’un portique.[NdT].
8 Pour Rawls, la capacité d’indignation constitue le meilleur témoignage de l’existence d’un sens de la justice. Mais l’indignation renvoie à quelque chose de plus : la distance entre le jugement et l’action. On s’indigne quand on se trouve impuissant à agir. Quand on commence à faire quelque chose, la simple indignation ne nous sert plus, nous sommes tous occupé par l’idée du choix des moyens pour agir. Nous devons nous garder de laisser l’indignation se dégrader en une fonction de bonne conscience.
9 On observera que celui qui choisit une faible quantité d’utilité présente au bénéfice d’une plus grande utilité future ne maximise pas l’utilité dans l’intervalle, c’est-à-dire ne maximise pas l’utilité globale de son action. Mais cela n’intéresse pas Smith.
10 Il est intéressant de constater que lorsque James Coleman au chapitre 19 de sa Foundation s’inspire de Smith pour tenter de construire la structure du choix en termes de « principal » et d’« agent », il transgresse, après l’avoir cependant cité, le critère du jugement comme élément de rapport.
11 Commentant une précédente version de ce texte, Barbara Carnevali me fait observer avec raison, prenant appui sur le livre de Lovejoy, Reflection on human nature (John Hopkins, UP, 1961), que le refus de l’hétéronomie peut être considéré comme un sentiment généralisé uniquement à l’époque moderne et seulement de façon exceptionnelle dans le cadre de la pensée antique et médiévale (cependant, cf. plus bas la citation de Sénèque qui exprime la position du stoïcisme), en rapport avec l’idée centrale de l’autonomie qui s’est affirmée dans la pensée occidentale depuis le xviiie siècle.
12 Cf. Rousseau, Œuvres, Pléiade, I, p. 985.
13 Rousseau a lu une partie du manuscrit des Confessions en quatre occasions, entre 1771-1772, face à des membres de la noblesse (le prince héréditaire de Suisse y a assisté) et du milieu intellectuel parisien (ibid. p. 1611).
14 Cf. A. Pizzorno « On the individualistic theory of social order », in P. Bourdieu, J. Coleman (eds) Social Theory for a changing society, J.S. Westview Press, pp. 209-31 ; cf. B. Carnevali, « Potere e riconoscimento : il modello hobbesiano », Iride, 18, n° 46, settembre-dicembre 2005, pp. 515-540.
15 Cf. sur ce point, les observations de Carnevali, op. cit.
16 Cf. T. Pinkard, Hegel, a biography, Cambridge UP, 2000, pp. 170-171.
17 Cf. A. Honneth, La Lutte pour la reconnaissance, Le Cerf, 1999.
18 Cf. G.Poggi, Calvinism and the capitalist spirit. Max Weber and the protestant ethics, Macmillan, 1983, p. 37.
19 La religion mithraïque est une religion d’origine iranienne célébrant le dieu Mithra au moyen d’un culte à « mystères » et qui s’est répandue dans l’empire romain à partir du iie siècle ap. J-C [NdT].
20 Je choisis d’approfondir cet exemple parmi bien d’autres, et sans doute bien plus significatifs, que l’on pourrait citer, du fait qu’il a été utilisé dans des études récentes (je pense surtout aux textes de Boudon) comme exemple de la méthodologie individualiste wéberienne alors qu’il me semble facile de démontrer qu’il s’agit exactement du contraire.
21 Cf. D. Della porta et al. Identità, riconoscimento, scambio, op. cit., pp. 5-30.
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