Reconnaissance et redistribution ?
Repenser le modèle dualiste de Nancy Fraser
p. 171-225
Texte intégral
1Parmi les débats contemporains les plus intéressants sur la théorie de la reconnaissance on rencontre celui sur les rapports de la reconnaissance et de la redistribution. Ce débat qui a mis aux prises Nancy Fraser et Axel Honneth a désormais largement dépassé le face-à-face entre les deux protagonistes initiaux pour intégrer de plus en plus de participants, bien que cette intégration semble se réaliser sur un mode qui oblige à prendre parti pour l’une ou l’autre des deux thèses en présence. Il n’est cependant pas certain qu’il s’agisse de la meilleure manière de conduire ce débat car on pourrait montrer que sur certains points, les thèses de Fraser et de Honneth pourraient être rapprochées. Il n’est nul besoin pour cela d’adopter un point de vue surplombant qui accorderait les positions de l’extérieur car la seule considération de la logique interne de l’une d’entre elles peut y conduire. On se propose d’établir, dans le texte qui suit, que les thèses de Nancy Fraser, correctement comprises, peuvent combiner plus étroitement qu’elles ne le font les concepts de reconnaissance et de redistribution accroissant ainsi l’intelligibilité des phénomènes sociaux qu’elles visent à comprendre et à transformer.
2L’approche défendue par Nancy Fraser consiste à s’interroger sur la définition du concept de reconnaissance pour en souligner la validité et la fécondité concernant la possibilité de construire une théorie sociale critique, mais elle consiste aussi à en souligner de façon critique les limites et les difficultés lorsque la critique débouche sur l’action et sur la réforme sociale. L’une de ces difficultés peut être identifiée de la façon suivante : de même que le marxisme s’était révélé être une forme de monisme théorique de nature économique qui risquait de négliger l’importance des luttes pour la reconnaissance en les ignorant ou en les réduisant uniquement à des variantes de revendications économiques, de même le concept de reconnaissance peut apparaître lui-même comme une sorte de monisme théorique susceptible d’inverser la situation antérieure en imposant la culture en tant que facteur social dominant de toute critique sociale et donc de toute revendication et de tout conflit au détriment, cette fois, des logiques économiques qu’il prétend absorber1. Bref, aucune de ces approches théoriques ne peut revendiquer un monopole dans la compréhension des phénomènes sociaux relevant des deux registres et de l’action sociale dans chacun d’entre eux. Cependant, chacune d’elles conserve une pertinence théorique dans la compréhension des phénomènes sociaux relevant de l’un ou l’autre des deux registres. On peut alors se proposer de lutter contre le monisme théorique représenté par l’absolutisation de l’une ou l’autre des deux approches et cependant conserver partiellement la validité de chacune d’entre elles. À la place d’un schéma moniste qui valoriserait ainsi l’un ou l’autre des deux modèles explicatifs, il faudrait instaurer un schéma dualiste spécifique capable de préserver les atouts théoriques et politiques de l’approche par l’économie et par la culture en délimitant de façon aussi précise que possible leur sphère d’action respective et sans négliger, si possible, leur capacité d’interaction par effet de combinaison. Dans ce cadre, la difficulté principale que Fraser devra résoudre, au-delà des problèmes définitionnels, réside dans le fait de savoir si les diverses revendications à l’encontre des mécanismes de domination trouveront leur bonne « porte d’entrée » lorsqu’ils passeront tantôt par le canal économique, tantôt par celui de la culture. Pour le dire autrement, il faudra savoir inscrire de façon pertinente et efficace les exigences de redistribution et de reconnaissance et les conflits qui en découlent dans les modèles qui leur sont appropriés : peut-on corriger telle forme de mépris social à travers une réforme économique comportant une dimension redistributive, peut-on améliorer les effets de la redistribution des ressources en s’opposant à tel déni de reconnaissance ? Dans la mesure où ses travaux touchent aux questions de « l’intersectionnalisme » dans la théorie féministe, N. Fraser se trouve particulièrement bien placée pour poser ce type de question et, comme on le verra, pour y apporter des réponses particulièrement intéressantes2.
3Cette thèse du dualisme de l’approche par l’économie et par le statut se trouve complétée par une autre thèse qui se fonde moins tant sur leur différenciation que sur l’existence de possibles stratégies communes susceptibles de produire des effets politiques et sociaux similaires. L’économie conçue dans le cadre du marxisme et le statut compris à travers le prisme de la reconnaissance culturelle, ethnique ou sexuelle pourraient en effet s’accorder pour minimiser le statut des droits civils et politiques dont le libéralisme, aussi bien historique que contemporain, se veut le défenseur. Sans insister sur le cas du marxisme qui a déjà été soumis à discussion sur ces questions, l’affaiblissement de la doctrine des droits pourrait découler de la thèse qui consiste à défendre le primat de l’éthique sur celui de la morale, le principe de la vie bonne contre celui de la justice, le « psychologisme » de l’identité contre l’objectif d’une égale participation sociale, l’enfermement dans l’identité de groupe contre l’autonomie individuelle, le face-à-face des formes de reconnaissance contre leur forme institutionnalisée, critiquant ainsi une approche de type déontologique dont la meilleure expression résiderait sans doute dans une conception de la justice distributive. Face à ce jeu croisé de critiques économicistes et culturalistes susceptibles d’affaiblir la doctrine des droits afin de satisfaire des revendications de transformation économique et culturelle, Fraser se propose, cette fois, non pas de limiter l’une par l’autre l’approche économique et celle fondée sur la reconnaissance, mais de les limiter toutes deux en les inscrivant dans le cadre du libéralisme politique sous les espèces d’une théorie de la justice de style kantien relativement proche de celle défendue par Rawls et Dworkin, même si elle est par ailleurs conduite à en souligner les insuffisances et aménager fortement celle-ci sur certains points.
4Dans le texte qui suit, on ne cherche pas à évaluer l’approche par l’économie ou par la culture dans le détail de leur articulation complexe. On se propose plutôt des objectifs généraux dont le premier consiste à tester la validité du dualisme de la reconnaissance et de la redistribution défendu par Fraser, dans le but d’affiner la définition du concept de reconnaissance, et de préciser la nature des demandes sociales de reconnaissance. Plus exactement la thèse défendue dans cet article est que le modèle dualiste de Fraser (son « dualisme perspectif ») se présente comme un modèle général, mais qu’il n’est pertinent que dans des situations particulières à partir desquelles il propose une généralisation indue dont l’une des conséquences réside paradoxalement dans une sorte de cécité à l’égard de la dimension proprement sociale (distincte de la dimension culturelle) de la demande de reconnaissance. Le second objectif consiste à s’interroger sur la possibilité de substituer à la notion d’identité celle de « parité de participation » afin d’éviter les difficultés du psychologisme et du substantialisme éthique en montrant à quelles difficultés on risque de se heurter si l’on veut faire abstraction de l’identité en prétendant l’indexer sur le psychologisme et le substantialisme3.
5La première section de cet article se propose d’examiner les couples de concept de classe, de statut, de redistribution et de reconnaissance en étudiant quelques-unes des conséquences essentielles qui découlent de leur utilisation, aussi bien quant au diagnostic des formes de domination qu’ils permettent, que des stratégies de transformations politiques et sociales qu’ils consentent. Dans la seconde section, on étudie le couple de concepts de parité de participation et d’identité en examinant quelques-unes de ses conséquences essentielles ainsi que les stratégies de transformation sociale qu’il permet de mettre en œuvre. Enfin, la troisième section tente de formuler quelques évaluations critiques des thèses de Fraser en suggérant un élargissement de sa problématique.
Classe, statut, redistribution et reconnaissance
6Ce qui caractérise l’approche philosophique et politique de Nancy Fraser c’est d’abord, dans la perspective du prolongement des travaux de la Théorie Critique, la réalisation d’un diagnostic concernant la domination sociale, diagnostic qui se tient d’abord à distance de ce qu’elle appelle « l’économisme » et plus précisément le réductionnisme économiciste qui prétend que la seule domination concevable est celle qui relève du rapport entre les classes sociales dans le cadre du processus de l’exploitation capitaliste et qui entend ramener les différentes formes de domination dans les rapports de genre, les rapports ethniques ou raciaux et plus généralement les rapports culturels à de simples variantes de l’exploitation économique comme le faisait encore le marxisme des années 50 et 60. Si cependant il arrivait qu’on admette qu’ils étaient irréductibles à l’exploitation économique, on considérait alors qu’ils constituaient une sorte de « leurre » dans la mesure où ils détournaient les conflits de leur axe central qui était précisément la transformation fondamentale des rapports économiques4. D’un autre côté, selon Fraser, il est aussi nécessaire de se tenir à distance de ce qu’elle appelle le « culturalisme » désignant par là une sorte de synthèse un peu imprécise de différents courants venus aussi bien de l’anthropologie culturelle, des travaux reliant la psychanalyse et la politique, de ceux qui proviennent de la sociologie de la culture, ou de la théorie féministe culturaliste contemporaine, ces travaux assez différents, ont pu cependant converger dans l’idée que, de façon générale, l’ensemble des rapports sociaux s’explique fondamentalement par la mise en œuvre de « modèles culturels » dont les valeurs et les croyances ont contribué à façonner l’ensemble des rapports sociaux, aussi bien dans leur structure que dans leur style propre5. C’est dans ce cadre, que les rapports d’exploitation économique peuvent être compris comme l’expression d’une configuration culturelle spécifique et les phénomènes de domination économique seront alors réductibles en dernier lieu à des phénomènes de type culturel. On pourrait ainsi soutenir que les inégalités économiques ne sont que l’expression d’une hiérarchie culturelle spécifique partiellement institutionnalisée qui voit dans la domination de classe un effet découlant prioritairement de la dépréciation de l’identité des agents économiques les plus faibles. Autrement dit, c’est parce que ces agents sont culturellement méprisés qu’ils sont économiquement exploités. Tel est le double réductionnisme que refuse Fraser. À ce type de monisme, elle cherche à substituer un diagnostic social des formes de domination, ainsi que celui des conflits qui les remettent en cause. Ce diagnostic, selon elle, serait d’autant plus adéquat s’il réussissait à éviter les difficultés inhérentes à ce double réductionnisme, tout en faisant droit à chacun de ces modèles dès lors qu’on limite leur validité respective à un ensemble de conditions sociales et de pratiques clairement circonscrites.
71°) Pour comprendre ce diagnostic théoriquement nuancé, ainsi que les conséquences sociales et politiques qui en découlent, il faut d’abord commencer par une série de définitions qui doivent servir à clarifier trois couples de concepts dont certains d’entre eux sont organiquement liés : classe et statut, reconnaissance et redistribution ; parité de participation et identité. Commençons d’abord par les deux premiers couples de concepts. Ce qui caractérise aussi bien le couple reconnaissance et redistribution que le couple classe et statut c’est qu’ils sont à la fois distincts et irréductibles l’un à l’autre tout en étant par ailleurs non opposés et socialement combinables6. Le point de départ de l’analyse de Fraser, consiste à indexer ces couples de concepts les uns sur les autres en partant de la distinction entre la classe et le statut qu’elle emprunte à Max Weber, (on laissera de côté la comparaison des concepts chez Fraser et Weber pour s’intéresser directement à la formulation de Fraser). Lorsque des groupes sociaux subissent une domination et font ainsi l’expérience d’une certaine forme d’injustice, la domination et l’injustice peuvent être interprétés en termes de classe ou en termes de statut. On peut respectivement définir cette domination de la façon suivante : dans Qu’est-ce que la justice sociale ? à propos de l’injustice économique Fraser note que « la première, injustice socio-économique, est le produit de la structure économique de la société et peut prendre les formes de l’exploitation (voir les fruits de son travail appropriés par des autres), de la marginalisation économique (être confiné à des emplois pénibles ou mal payés où se voir dénier l’accès à l’emploi) ou du dénuement. Les théoriciens de l’égalité ont depuis longtemps entrepris de conceptualiser la nature de ces injustices économiques »7. Fraser renvoie ici aussi bien au Marx du Capital qu’à Théorie de la justice de Rawls, aux travaux sur les capabilités d’Amartya Sen ou à la conception de l’égalité des ressources défendues par Dworkin.
8Concernant l’injustice de statut, celle-ci peut être définie de la manière suivante : « au sein du paradigme de la reconnaissance en revanche, les victimes d’injustices tiennent plus du groupe statutaire wéberien que de la classe sociale marxiste. Elles sont définies non pas en termes de rapports de production, mais en fonction de l’estime, de l’honneur et du prestige moindre dont elles jouissent par rapport aux autres groupes dans la société. Le cas classique est le groupe ethnique de statut inférieur, que les modèles dominants de valeurs culturelles marquent comme différent et de moindre valeur »8. On trouve une définition semblable, toujours dans le même ouvrage : « La dimension de la reconnaissance correspond à l’ordre statutaire de la société, et donc à la constitution, par des modèles de valeurs culturelles socialement établies, de catégories culturellement définies d’acteurs sociaux, les groupes statutaires, chacun se distinguant par l’honneur, le prestige et l’estime relative dont il jouit vis-à-vis des autres »9.
9De telles définitions sont relativement claires, du moins à première vue : le phénomène de la domination économique est lié à une allocation inégalitaire des ressources qui génère des obstacles dans la satisfaction des besoins et cela affecte des agents économiques indéterminés dans leur identité mais occupant une position définie dans les rapports de production. Ces agents ne sont considérés ici que comme des distributeurs ou des allocataires de ressources sans autre spécificité. L’origine de la domination s’explique alors entièrement par la construction historique du modèle de la production capitaliste fondée sur l’exploitation du travail. Le phénomène de la domination dans le cadre du statut crée des disparités importantes dans la distribution de la reconnaissance, soit sous la forme de l’invisibilité sociale et de l’indifférence, soit sous la forme d’un déficit d’honorabilité, de prestige et d’estime sociale, soit sous la forme d’une hostilité qui revêt la forme ouverte du mépris social. Ces trois types d’absence de reconnaissance : indifférence, inégalité, mépris social, n’affectent pas, cette fois, des sujets indéterminés mais des individus ou des groupes sociaux caractérisés par des appartenances identitaires soit au genre, soit à l’ethnie et à la race, soit à des cultures spécifiques (on pourrait bien sûr y ajouter la religion). Le propre de ce déni de reconnaissance est qu’il ne dépend pas des structures économiques, mais de modèles culturels historiquement construits et partiellement institutionnalisés.
10Si on s’appuie sur cette distinction, on conçoit que ces deux modèles et les pratiques inégalitaires dont ils rendent compte puissent donner lieu à des contestations et à des demandes concernant la redistribution des ressources ou la distribution de reconnaissance. Avant même d’en venir à l’étude de la spécificité de ces exigences respectives, il faut commencer par se demander pourquoi, selon Fraser, ces deux modèles sont distincts et semblent irréductibles.
11a) Concernant la classe et le statut, ceux-ci ne sont pas réductibles l’un à l’autre parce que le modèle du statut échappe à l’interprétation par la classe : les formes de domination liées au genre, par exemple, sont précisément « transclassistes » c’est-à-dire qu’elles se produisent, quelles que soient la position des agents économiques dans le circuit de la production et les ressources dont ils bénéficient10. Les problèmes de discrimination culturelle, ethnique ou raciale peuvent affecter des minorités indépendamment de leur situation économique. Bref, l’indifférence, la distribution inégale d’estime ou le mépris peuvent parfaitement concerner des agents économiquement visibles sur l’échelle de la détention des ressources, mais invisibles ou moins visibles sur celle du statut. D’un autre côté, l’exploitation économique ne vise, par principe, aucun agent en raison de son identité définie par son appartenance ethnique ou sexuelle. Elle ne le considère qu’en tant que force productive de valeur que l’on achète sur un marché à un prix déterminé par sa configuration conjoncturelle11. Ces deux logiques qui assurent la distinction de la domination de statut et de classe travailleront de la même manière en ce qui concerne la redistribution et la reconnaissance.
12b) Redistribution et reconnaissance relèvent, en effet, de logiques différentes qui ne peuvent être interverties : une demande de redistribution consiste à modifier l’organisation du travail à obtenir un droit de regard sur l’investissement, à exiger la correction des inégalités de ressources, voire, si elle va jusqu’au bout, à abolir purement et simplement les rapports d’exploitation économique. C’est un conflit qui s’adresse simultanément au pouvoir politique et aux agents économiques dominants. À l’inverse, une demande de reconnaissance consiste à exiger la fin des inégalités de statut en transformant les conditions culturelles de dépréciation des identités dans le genre ou l’ethnie afin d’échapper à l’indifférence ou au mépris social. C’est un conflit qui s’adresse au pouvoir politique, mais aussi et surtout à l’ensemble du corps social pour transformer des représentations et des pratiques culturelles largement indépendantes des rapports économiques et antérieures à eux, bien qu’elles puissent se combiner avec eux (on revient plus loin sur cette question).
13On pourrait ainsi considérer que ces deux couples de concepts, classe-redistribution et statut-reconnaissance peuvent se placer aux deux extrémités d’un spectre de telle sorte qu’ils soient non seulement distincts et irréductibles l’un à l’autre, mais encore opposés dans leur logique comme le sont une distribution de valeurs non marchandes et « hors de prix » à une valeur marchande. Bref on aurait affaire ici à une sorte d’opposition ontologique entre ces deux couples. Or, si la thèse de la distinction et de l’irréductibilité est exacte, celle de l’opposition ne l’est pas. De ce point de vue, Fraser propose une sorte d’expérience de pensée qui consisterait à remplacer aux deux extrémités du spectre les couples classe-redistribution et reconnaissances-statut par deux types de sociétés : si on avait affaire à une société dans laquelle le modèle social dominant était, par exemple, celui de la parenté susceptible d’organiser toutes les sphères sociales, y compris l’économie, on pourrait dire que le modèle du statut étant dominant, il absorberait celui de la redistribution et que toute manifestation de non redistribution serait en même temps une forme de non reconnaissance. De même, dans une société entièrement dominée par le marché, on verrait aussi l’absorption de tous les paramètres définissant le statut (autorité, prestige, estime) de telle sorte que la reconnaissance serait absorbée par la position dans la classe et que la non redistribution équivaudrait aussi à une non reconnaissance. De telles sociétés n’existent sans doute pas, mais leur invocation en tant que « modèles » permet de penser leur combinaison montrant ainsi qu’ils ne s’opposent pas par nature12. De fait, les sociétés existantes et en particulier la société de marché de type occidental, apparaissent plutôt comme des « sociétés mixtes » dans lesquelles les deux modèles coexistent sans se confondre, de telle sorte que l’existence de la non reconnaissance n’entraîne pas celle de la non redistribution et vice-versa : « finalement, on ne peut pas déduire la mauvaise redistribution directement de la non reconnaissance, pas plus que l’on peut déduire directement la non reconnaissance de la mauvaise redistribution »13. Les sociétés modernes ont subi, au cours de leur développement historique, un processus de différenciation sociale qui a « encastré » la logique ancienne des sociétés de statut dans le nouvel ordre économique des sociétés modernes de marché, ou, ce qui revient au même, a désencastré les rapports économiques à l’égard des groupes de statuts et de leurs valeurs culturelles14. Ce qui a sans doute contribué à transformer la société de statut, sans pour autant l’abolir, c’est d’abord l’extension du marché comme processus social de différenciation de l’économie et on voit se manifester dans les sociétés capitalistes une forme d’activité où les interactions ne sont plus seulement gouvernées par des structures culturelles, mais par des impératifs stratégiques visant à maximiser des taux de profit. Mais cela ne signifie pas pour autant que toute forme de statut disparaît dans la mesure où le marché n’absorbe pas l’ensemble des interactions sociales. Il peut même, et c’est ce qu’il fait, utiliser d’anciennes distinctions de statut, de race et de genre, qu’il parvient à intégrer et à reconvertir dans sa propre logique en les utilisant ainsi à des fins purement économiques comme on va le voir sous peu15. Ainsi, la distinction de ces deux couples de concepts n’est pas une distinction ontologique, mais seulement une distinction historique. Les sociétés modernes sont ainsi, comme on vient de le dire, des sociétés « mixtes » qui voient coexister logique de classe et logique de statut.
14S’il en est ainsi, on peut soutenir qu’une distinction sans opposition permet sans doute aux deux modèles de se combiner, de telle sorte que chacun d’eux puisse causalement renforcer l’autre, ce qui donne lieu à un mouvement qui part des deux extrémités du spectre, c’est-à-dire de la classe-redistribution et de la reconnaissance-statut, pour se rapprocher du milieu, permettant ainsi une véritable analyse bidimensionnelle de la domination que peuvent subir les groupes sociaux dominés économiquement et statutairement à travers les cercles vicieux produits par le renforcement négatif réciproque des deux instances16. Soit le cas du genre, par exemple : il existe des relations de domination dans les rapports sociaux de sexe qui n’ont certainement pas commencé avec la société marchande contemporaine, comme tout ce qui relève du processus de dévalorisation générale du « féminin » à travers la violence domestique, l’exploitation sexuelle, le harcèlement moral ou la discrimination juridique, mais qui offrent un ensemble de relations de pouvoir réutilisables dans la société marchande pour créer, entre autres des assignations spécifiques de tâches (travail domestique) des inégalités de rémunération ou renforcer celles qui existent déjà17. D’un autre coté, l’exploitation économique renforce l’effet d’inégalité statutaire du genre dans la mesure où la pauvreté et la dépendance économique, non seulement influent négativement sur les conditions matérielles pour conduire des luttes de reconnaissance, mais dépossèdent les individus vulnérables de confiance en soi pour s’engager dans de tels conflits. C’est ce que Fraser appelle la thèse du « renforcement dialectique » des effets négatifs de la classe et du statut18.
15Dans ce cas, le genre apparaît comme un phénomène social mixte qui se trouve doublement déterminé par le registre de la classe et par celui du statut. Les effets de la classe et du statut, tout en étant distincts et non assimilables exercent causalement des effets l’un sur l’autre dans une spirale d’aggravation du sort des individus ou des groupes sociaux dominés. Or, ce qui vaut pour le genre, vaut aussi pour l’appartenance raciale qui se combine, à peu près de la même façon, avec la position de classe ce qui transforme, dans les mêmes conditions, la race en un phénomène social mixte, lui aussi doublement déterminé par la classe et le statut19.
16Sans doute, à partir d’une telle situation, on peut encore procéder à des combinaisons plus fines où on aura affaire à l’articulation simultanée du genre, de la race et de la culture minoritaire dans leurs rapports avec la position économique. C’est ainsi que le diagnostic des formes de domination chez Fraser semble permettre une analyse aussi rigoureuse que fine des diverses situations de domination. Si on reprend l’idée du spectre des positions de domination évoquée plus haut, on peut, à partir des extrémités de celui-ci voir se dérouler une forme de gradation continue, depuis la position de l’ouvrier blanc susceptible de subir la domination économique sans rencontrer de problème particulier de statut, jusqu’à la femme riche et de couleur à l’autre bout du spectre qui subit une domination statutaire sans rencontrer de problème de domination économique, en passant par toute une gamme de situations intermédiaires qui combinent et cumulent les différentes formes de domination20. Cette combinaison et cette mixité des effets de la redistribution et de la reconnaissance débouchent sur la conception d’un « dualisme perspectif » selon lequel les problématiques de la première et de la seconde ne coïncident pas a priori avec les catégories de l’économie ou de la culture conçues comme substantiellement distinctes mais doivent plutôt être comprises comme des « perspectives analytiques » qui concernent indifféremment l’une ou l’autre en raison de leur interpénétration causale souvent masquée et donc des effets que chacune produit sur l’autre21. C’est ainsi que l’on peut mobiliser la perspective de la reconnaissance pour identifier l’aspect culturel de la redistribution lorsque, par exemple, la distribution de l’aide sociale aux mères célibataires américaines produit sur elles des effets de stigmatisation sociale. C’est ainsi que l’on peut mobiliser la perspective de la redistribution pour identifier l’aspect économique de la stigmatisation sociale, lorsque, par exemple, l’appartenance à une minorité sexuelle influe négativement, à travers la politique de l’emploi, sur les ressources dont bénéficient ceux qui en sont membres22.
172°) On comprend, à partir de là, que ce type de diagnostic fondé sur la distinction, la non réduction, et la combinaison des effets de la classe et du statut commande selon Fraser une conception assez claire et rigoureuse des demandes de redistribution ou de reconnaissance qui ne peuvent se réduire ni à l’économie ni à la culture. Cela conduit à rejeter deux attitudes opposées mais finalement solidaires : celle qui réduit ou absorbe la reconnaissance dans la redistribution en soutenant que les injustices de la première seront traitées par la justice de la seconde et celle qui procède de même en inversant la réduction23. Cela signifie par conséquent qu’il n’est pas possible de résoudre un problème de reconnaissance à partir d’une demande de redistribution, pas plus qu’il n’est possible de résoudre un problème de redistribution au moyen d’une demande de reconnaissance24. Les deux logiques étant distinctes, il faut recourir à des types de demandes et des types de conflits distincts, bien que l’imbrication de la domination de classe et de celle de statut dans les cas « mixtes » requière leur étroite association25. De ce point de vue, le tort des théoriciens qu’on pourrait appeler « réductionnistes » consiste précisément à intervertir les deux logiques, ce qui implique, de la part de Fraser, une démarcation critique à l’égard des conceptions du couple redistribution-reconnaissance fondées sur la subsomption de l’une des deux catégories sous l’autre.
18Certains théoriciens de la redistribution, selon Fraser, tels que Rawls, Sen, ou Dworkin, optent pour la réduction de la reconnaissance à la redistribution en soutenant que redistribuer des droits et des ressources suffit à régler le problème de la reconnaissance. Rawls, par exemple, conçoit les biens premiers tels que les droits civils et politiques ou les droits économiques et sociaux, comme des « bases sociales du respect de soi », ce qui le conduit à parler du respect de soi comme une espèce importante de bien premier dont la distribution incombe aux principes de justice. Dworkin, de la même façon, défend l’idée d’une « égalité des ressources » en tant qu’expression distributive de l’idée d’une égalité de valeur des personnes. De son côté, Sen considère que le sens du soi et la capacité d’apparaître en public sans honte relèvent des capabilités qui tombent sous le coup des objectifs de la justice qui enjoint une distribution de ressources permettant à ces capabilités de se développer. Or, selon Fraser, ces thèses ne sont pas recevables car on peut parfaitement posséder des libertés et des revenus relevant de la redistribution et ne pas réussir à éviter les phénomènes de non reconnaissance comme autant d’attitudes culturelles institutionnalisées du fait, justement, que les deux paradigmes sont indépendants26.
19Peut-on soutenir à l’inverse que le modèle de la reconnaissance absorbe celui de la redistribution ? Ici encore la réponse est négative. Les théoriciens de la reconnaissance comme Ch. Taylor et A. Honneth souhaitent réduire le paradigme de la redistribution à celui de la reconnaissance en défendant la thèse selon laquelle l’ordre marchand des sociétés modernes relève avant tout d’un modèle culturel qui substitue les valeurs positive de la réussite économique aux anciennes valeurs de la domination militaire ou religieuse27. Or, selon Fraser, cela est inexact, car on ne peut soutenir que la non redistribution découle de modèles culturels spécifiques que l’on pourrait transformer pour modifier la structure de la redistribution. Il existe bien des formes de non redistribution qui ne se réduisent pas à des phénomènes de non reconnaissance : par exemple, le licenciement des travailleurs blancs pour des motifs de spéculation financière se trouve déconnecté de toute problématique de non reconnaissance28, tout comme leur exploitation économique. Ainsi soutient Fraser : « ni les théoriciens de la distribution ni les théoriciens de la reconnaissance ne sont réellement parvenus à subsumer le modèle de l’autre »29. La seule réponse adéquate face à cette tentative réductionniste consiste à développer un modèle spécifique échappant à cette double difficulté. Pour le dire de nouveau dans les termes de Fraser : « une conception bidimensionnelle traite la distribution et la reconnaissance comme des perspectives distinctes sur et comme des dimensions de la justice »30.
20Ce double rejet permet alors à Fraser de formuler une conception de la justice qui contourne cette double difficulté et que l’on peut définir de la manière suivante : l’objectif essentiel à atteindre étant les conditions équitables de la non domination, celles-ci sont au nombre de deux : d’abord des conditions objectives qui cherchent à éviter la dépendance économique, l’exploitation, les inégalités en matière de ressources, de santé, de loisirs, bref, tout ce qui fait obstacle à la possibilité d’une égalité de statut31. Ensuite, les conditions intersubjectives concernant l’accès à la reconnaissance et destinées à éviter les stigmatisations discriminantes32. En réunissant les deux dimensions (sans les confondre) sous l’aspect de la justice sociale on évite le réductionnisme et on rapproche les deux modèles par leur propriété commune qui réside dans les deux cas, comme on va le voir (cf. infra), dans l’établissement d’une parité de participation sans laquelle on aurait certainement affaire à deux types de justice incommensurables. Il est impossible d’examiner ici dans le détail les différentes combinaisons nécessaires de redistribution et de reconnaissance nécessaires à la satisfaction de ces deux conditions, mais Fraser montre de manière très précise comment elles se réalisent en produisant des effets positifs en termes de transformations économiques et culturelles qui s’épaulent mutuellement, en évitant, à la différence de l’économisme et du culturalisme, la réduction de chacune des deux catégories à l’autre court-circuitant ainsi la complexité de leurs liens. D’un autre côté, à la différence du dualisme substantiel, il évite la dichotomie entre économie et culture et l’obscurcissement de leur imbrication mutuelle une fois la distinction opérée33. S’opposant à ces approches, le dualisme perspectif permet de théoriser les rapports complexes entre deux types de domination, parvenant à saisir en même temps leur irréductibilité conceptuelle, leur différence empirique et leur combinaison pratique. Il évite ainsi de reproduire les dissociations idéologiques propres à l’époque contemporaine et encourage aussi bien à les déconstruire qu’à les surmonter. On peut maintenant en venir à l’autre problème traité par Fraser et celui-ci amorce la seconde partie de cette analyse.
Parité de participation, construction des identités et stratégies de transformation sociale.
21On commencera par l’examen du dernier couple de notions mobilisées par Fraser : la parité de participation et l’identité. Jusqu’ici, on a seulement décrit les effets négatifs de la combinaison de la reconnaissance (ou de son absence) et de la redistribution (ou de son absence) qui créent de l’injustice et de la domination. Mais cette description s’avère incomplète tant qu’on ne sait pas vraiment en quoi consistent l’injustice et la domination, c’est-à-dire tant qu’on ne dispose pas d’un critère précis susceptible de les identifier clairement. Or, pour Fraser, ce critère est précisément celui qui relie la justice sous ses deux conditions objective et intersubjective à la parité de participation. On peut définir une telle parité au moyen des deux prédicats suivants :
221°) « dans cette perspective, écrit Fraser, ce qui doit faire l’objet d’une reconnaissance n’est pas l’identité propre à un groupe mais le statut pour les membres de ce groupe de partenaires à part entière dans l’interaction sociale. Lorsque les modèles institutionnalisés de valeurs culturelles constituent certains acteurs en êtres inférieurs, en exclus, en tout autres, ou les rendent simplement invisibles, c’est-à-dire en font quelque chose de moins que des partenaires à part entière de l’interaction sociale, alors on doit parler de déni de reconnaissance et de subordination statutaire. Dans cette perspective, le déni de reconnaissance n’est ni une déformation psychique, ni un tort culturel autonome, mais une relation institutionnalisée de subordination sociale »34. Quelle est l’origine d’une telle définition ? Pour Fraser, la parité, comme le statut de l’égalité chez le second Rawls, s’appuie sur une croyance morale commune, ou comme elle le dit elle-même sur « une norme d’égalité populaire communément partagée » qui postule l’égale valeur morale des individus et qui leur consent la liberté de participer socialement, c’est-à-dire d’interagir à égalité avec les autres acteurs. Cette égale valeur et cette parité constituent un principe déontologique suffisamment large pour être compatible avec toutes les conceptions de la vie bonne et de l’identité (à quelques exceptions près, on y revient infra). Enfin, dans la mesure où cette parité émane d’une croyance morale commune, il existe bien un désir commun de participer socialement et toute inégalité de participation sera éprouvée comme un dommage affectant les groupes et les individus dépréciés.
232°) Second prédicat : bien que Fraser ait soutenu dans certains passages que cette parité de participation concerne l’entrée dans la délibération pour discuter de problèmes collectifs, il faut considérer qu’elle possède en réalité un contenu beaucoup plus large conformément à la définition selon laquelle chaque membre adulte de la société doit pouvoir interagir avec les autres comme avec des pairs35. D’un point de vue politique, elle se manifeste par une égalité de droits politiques et civils et par la possibilité de participer avec un statut égal aux délibérations politiques. Mais elle se manifeste aussi sous la forme de l’égalité dans le travail et on doit sans doute comprendre ici qu’elle se caractérise par une égalité de rémunération pour un travail égal. Elle se manifeste aussi dans le cadre de la famille sous la forme d’une répartition équitable du travail domestique entre les sexes et elle se manifeste enfin dans le cadre de la société civile dès lors que les différentes cultures sont considérées a priori comme susceptibles de posséder une égale valeur sous certaines conditions sur lesquelles on revient plus loin36. En ce sens, cette égalité de participation constitue bien, selon l’expression de Fraser, une interprétation démocratique de l’égalité de valeur, à savoir le fait de ne pas être a priori considéré comme possédant un statut inférieur justifiant une quelconque subordination personnelle ou collective et le fait de manifester une égale capacité d’engagement et de participation sans que celle-ci ne débouche sur un égalitarisme en termes de reconnaissance et d’allocation de ressources. Ainsi, une parité de participation signifie simplement que l’on doit disposer d’un droit égal à la participation sociale pour obtenir de l’estime dans les différents domaines d’activité et ce traitement repose sur une égalité de valeur pour faire valoir ses compétences et capacités aux différents niveaux de l’activité sociale37. Cette égalité de valeur s’interprète en termes d’égalité de statut ou de reconnaissance réciproque38. C’est une telle extension du concept de participation qui lui permet de se démarquer, sur ce point, du libéralisme de Rawls dont le concept d’égalité, limité aux droits civils et politiques ainsi qu’à l’égalité des chances et à la redistribution de ressources, lui paraît beaucoup trop restreint pour couvrir tout le champ social dans lequel s’exprime l’exigence d’une telle participation39.
24Ainsi, le concept frasérien de reconnaissance rapporte le statut à la parité de participation et toute dépréciation à l’égard de celui-ci retentit négativement sur celle-là40. Cependant, cette formulation se révèle incomplète dans la mesure où elle ne garantit pas qu’on pourrait éviter la situation dans laquelle un individu ou un groupe social se sentiraient dépréciés s’ils ne pouvaient pas exercer une forme de domination, comme dans le cas du raciste, du mari violent ou du membre de la culture dominante qui pourraient se croire non reconnus s’ils étaient simplement considérés comme les égaux de ceux qu’ils oppriment, ou qui pourraient interpréter leur parité de participation à la vie sociale sur le mode de l’éviction de celle des autres. On a affaire ici à une série de cas pour lesquels c’est l’universalité de la parité de participation qui se révèle dépréciative, comme elle le serait dans le cadre de toutes les doctrines « perfectionnistes » plus ou moins représentées par les théoriciens de l’hégélianisme. Pour Fraser, la position défendue par Honneth et Taylor devrait ainsi conduire ces derniers à accepter des rapports de domination dès lors que ceux-ci constituent la compensation nécessaire du statut social déprécié de certains agents qui se verraient sans cela privés de toute estime de soi parce ces théoriciens défendent une approche éthique de la valorisation de l’identité comme auto-réalisation41. Pour éviter une telle possibilité et garantir pleinement cette égalité, il faut la soumettre à un principe de justice qui exprime normativement les exigences de la culture démocratique et permet d’évaluer avec précision le respect de la parité dans toute son extension et de critiquer sa violation. Ce principe de justice se révèle en accord avec la valorisation du statut au regard de celle de l’identité ; il exprime donc une priorité du juste sur le bien et de la morale sur l’éthique42. Il peut se formuler selon Fraser à la manière d’un optimum de Pareto dans lequel cependant, comme chez Rawls, la notion d’équilibre serait soumise à celle d’égalité et qui dirait ceci : une demande de reconnaissance est valide si elle favorise la participation de X sans faire obstacle à celle de Y43. Autrement dit, une demande de reconnaissance acceptable ne peut aboutir qu’à la revalorisation d’un statut qui ne se traduise pas par la dévalorisation d’un autre statut44. À travers ce principe d’égalité-équilibre le principe de justice qui garantit la parité de participation, permet de considérer que celle-ci est compatible avec toutes les formes de vie bonne et d’identité individuelle ou culturelle à condition – il faut l’ajouter maintenant – qu’elles respectent ce même principe. Concluons : si l’on considère que ce dernier traduit normativement une croyance commune en l’égalité, si l’on considère qu’il ne s’appuie pas sur une conception déterminée du bien ou de l’identité, si l’on considère qu’il se formule comme un principe formel et universel, on peut alors soutenir que la conception de la justice qu’elle défend permet de construire « une politique de reconnaissance non identitaire »45, qui peut se revendiquer de la tradition kantienne revivifiée en particulier par Rawls et qu’elle défend ainsi une version libérale des droits destinée à éviter que les revendications de reconnaissance ne valorisent indistinctement toutes les identités au risque de menacer les droits fondamentaux46. En ce sens, Fraser peut en effet conclure que « la justice est la première vertu de la reconnaissance »47. Elle peut conclure aussi que : « ce qui doit faire l’objet d’une reconnaissance n’est pas l’identité propre à un groupe mais le statut pour les membres de ce groupe de partenaires à part entière dans l’interaction sociale »48.
25Cependant, il ne s’agit pas là du seul argument qui doit faire préférer une approche en termes de justice et de parité de participation à une approche en termes d’identité telle que la défendent aussi bien Charles Taylor que Axel Honneth à partir d’une perspective hégélienne. Celle-ci, selon Fraser, se heurte à d’autres difficultés que celle que l’on vient de mentionner. Faute de pouvoir les examiner toutes, on ne retiendra ici que celles que l’on peut considérer comme les deux principales. Cependant, avant d’entreprendre leur examen, on doit d’abord dissiper un malentendu qui consisterait à penser que l’identité n’entretient aucun rapport avec la participation paritaire des individus dans la multiplicité des sphères sociales. Fraser soutient en effet, concernant les conséquences de la participation à des espaces publics de délibération, que, contrairement aux thèses de Habermas, « les espaces publics ne sont pas uniquement des arènes où se forme l’opinion discursive, ils sont aussi des lieux où se forment et s’expriment les identités sociales »49. Elle écrit un peu plus loin que : « Les arènes publiques discursives comptent parmi les lieux les plus importants (et les moins reconnus) dans lesquelles les identités sociales se construisent, se déconstruisent et se reconstruisent »50, de telle sorte qu’une dépréciation subie produira l’effet psychologique d’une identité dépréciée51. La participation paritaire implique alors la possibilité de faire entendre sa propre voix et donc d’exprimer une identité variée dans tous les lieux sociaux à travers les processus de délibération collective et les engagements appropriés. Il existe ainsi un rapport étroit entre participation sociale paritaire et expression de l’identité. Cependant, cela ne saurait impliquer que les concepts de reconnaissance ou de stigmatisation conduisent à s’intéresser à l’identité individuelle ou collective pour agir sur l’une ou l’autre en dérivant directement d’une identité réussie ou blessée le contenu de l’action politique destinée à favoriser la participation sociale. Pour Fraser, à l’inverse, choisir prioritairement l’option du statut plutôt que celle de l’identité apparaît moins tant comme une option positive per se que comme un moyen de contourner les difficultés inhérentes à l’action qui prend pour objet l’identité et qui vise à garantir son intégrité. C’est ce que font apparaître les deux difficultés suivantes, parmi les plus importantes, que doivent affronter les théories hégéliennes de la reconnaissance.
261°) La première difficulté de la thèse de la reconnaissance-identité réside dans le fait qu’une atteinte à l’identité se révèle difficile à évaluer dans la mesure où il n’existe pas vraiment de critère pour le faire. Une théorie de la reconnaissance comme celle que soutiennent aussi bien Honneth que Taylor privilégie une approche qui se fonde sur la considération des attitudes de stigmatisation et de mépris social en cherchant à cerner la nature des atteintes portées à l’identité individuelle ou sociale et à identifier les actions politiques adéquates pour y remédier. Mais selon Fraser, cette perspective « psychologise » aussi bien la reconnaissance que son opposé et se heurte alors à la difficulté de savoir jusqu’à quel point un individu se trouve lésé dans sa propre identité par un phénomène de dépréciation, et à la difficulté de procéder à des comparaisons interpersonnelles pour savoir si une seule et même forme de dépréciation produit des effets semblables sur une pluralité d’individus au sein, par exemple, d’un même groupe social. Cette difficulté est importante car elle touche à la possibilité de pouvoir formuler des demandes de reconnaissance : si les individus ne sont pas affectés de la même manière par les phénomènes d’indifférence, d’inégalité de considération ou de mépris social, comment pourraient-ils s’accorder pour formuler des demandes semblables ? Si on se tourne maintenant du côté des politiques de reconnaissance, comment pourrait-on répondre à leur demande au moyen de mesures générales forcément inadaptées à la variété des demandes individuelles ou sociales52 ? En choisissant de se référer à des critères objectifs liés à des actions ou à des positions sociales qu’exprime la parité de participation, Fraser pense pouvoir contourner ces difficultés. Sa position permet, soutient-elle, de repérer la manifestation publique et vérifiable des éléments qui font obstacle au statut de membre à part entière de la société53: il devient alors possible de constater qu’au niveau économique, le manque de ressources conditionne directement la possibilité de la participation et qu’au niveau culturel la subordination statutaire constitue une entrave directe à cette même participation. Ainsi, une seule et même exigence comme celle de la parité de participation permet d’agir à ces deux niveaux et d’identifier le type de combinaisons spécifiques de redistribution et de reconnaissance qu’il faut mettre en œuvre pour l’instaurer ou la restaurer54. Ce qui légitime cette double action, c’est que ces deux types d’obstacles se révèlent moralement indéfendables, quelle que soit par ailleurs l’atteinte qu’ils portent à la construction de l’identité (et il faut bien sûr considérer que c’est le cas). Cette caractéristique renforce, selon Fraser, le style kantien de son principe de justice, principe qui s’oppose à l’interprétation hégélienne de la reconnaissance défendue par Taylor et Honneth qui vise avant tout à réparer des dommages psychiques et à aider les individus à reconstituer un moi non mutilé55. Cela ne signifie nullement que le modèle de la reconnaissance de statut exclut la possibilité d’une auto-réalisation contre les rapports de subordination qui l’entravent, mais cela exclut que l’on prenne appui sur cet effet psychique afin de le compenser en travaillant directement sur lui. On se réfère seulement, en réalité, à la position d’infériorité sociale et politique publiquement contrôlable : « le modèle accepte, écrit Fraser, que la non reconnaissance puisse avoir l’espèce d’effet éthico-psychologique décrit par Taylor et Honneth. Mais il soutient que l’injustice de la non reconnaissance ne dépend pas de la présence d’un tel effet. Ainsi, le modèle du statut découple la normativité des exigences de reconnaissance de la psychologie, bien qu’il consolide leur force normative »56. Une telle reconstruction semble en effet présupposer que la reconnaissance constitue essentiellement un besoin humain naturel qu’il faudrait satisfaire d’une seule manière, à savoir en satisfaisant aux conditions de réalisation d’une intégrité de l’identité humaine. Or, cette prémisse est en réalité contestable dans la mesure où la reconnaissance est aussi un besoin social qui se manifeste à partir de positions sociales variées et d’une multiplicité de manières : il n’y a donc pas de raison de privilégier indûment la première demande de reconnaissance au détriment des secondes qui exigent une contextualisation de leur formulation et de leur satisfaction57. Ainsi, le modèle de la reconnaissance du statut que défend Fraser ne consiste pas à proposer un modèle naturel et universel de « réalisation de soi », il consiste à tenter de se protéger contre ce dommage spécifique constitué par l’exclusion socio-politique et la subordination qui dérogent aux valeurs d’égalité des régimes démocratiques58. Pour le dire autrement, il évite le danger de développer une conception substantielle et naturaliste du bien puisqu’il prend uniquement pour objet un critère social qui contourne le rapport entre le bien et l’identité générique des individus. On a donc affaire ici à un modèle de justice qui défend le pluralisme des conditions de la vie bonne, conformément à la priorité du juste sur le bien59.
272°) Si l’on se tourne maintenant du côté des agents dominants susceptibles d’interférer négativement dans la construction de l’identité de ceux qu’ils dominent, la conception du modèle de la reconnaissance-statut présente un second avantage au regard du modèle de l’auto-réalisation : c’est qu’il évite de s’intéresser à la psychologie de l’action sociale qui pourrait avoir pour objectif de corriger les représentations des dominants, c’est-à-dire de changer l’image qu’ils ont des dominés. Un tel objectif pourrait aisément passer pour anti-libéral, au sens où il faudrait sans doute exercer une contrainte sur les premiers, à moins qu’il ne faille les « rééduquer » pour éliminer les représentations et les pratiques qui créent des statuts sociaux inférieurs60. Il est donc à la fois plus facile et plus acceptable d’agir seulement sur des rapports sociaux objectifs identifiables en les modifiant juridiquement et culturellement afin d’instaurer ou de restaurer la parité de participation. L’infériorité sociale et politique crée un dommage et celui-ci consiste à engendrer une classe d’individus dévalués dont la participation à parité avec les autres dans la vie sociale se trouve empêchée : c’est ce dommage spécifique qu’il faut réparer en travaillant sur les conditions de participation elles-mêmes sans aller au-delà. Le corollaire d’une telle critique est que l’on refuse du même coup l’idée d’interaction sociale de reconnaissance considérée comme un niveau pertinent d’analyse des effets négatifs de dépréciation affectant l’identité : accorder ou dénier de la reconnaissance ne dépend pas seulement – ou dépend secondairement – de relations de face-à-face et d’interactions directes, mais dépend de modèles institutionnalisés liés à des politiques gouvernementales, des codes administratifs, des pratiques professionnelles, des schémas culturels, des dispositions collectives anciennes ou des pratiques sociales sédimentées de la société civile. Ce sont ces modèles socio-culturels qui règlent les interactions sociales en fonction des normes dont ils sont les porteurs et qui empêchent la parité de participation de se constituer, pas les interactions sociales concrètes dans des relations de face-à-face61. C’est principalement sur ces facteurs qu’il faut agir et non sur des individus dont il faudrait changer les dispositions.
28Telle est la conception de la reconnaissance qui se déduit du schéma théorique global présenté par Fraser. On peut constater qu’on a affaire ici à une construction théorique intéressante soutenue par des analyses précises et débouchant sur des stratégies de transformation économiques et culturelles qui appellent une discussion dont il faut maintenant présenter certains aspects.
III. Limites et problèmes du modèle dualiste
29Dans la mesure où la place est limitée, on se concentrera seulement sur les thèses les plus générales qui commandent toute l’économie de la construction théorique de Fraser. Pour ce faire, on suivra simplement l’ordre des deux parties précédentes.
301°) On commencera par formuler une première critique dont l’objet est le traitement des deux premiers couples de concepts qui commandent directement les analyses et les stratégies de transformation sociale et politique qu’elle préconise. On peut certainement reconnaître la pertinence du souci de Fraser d’éviter le double écueil de l’économisme et du culturalisme en évitant de recourir à des solutions monistes et en prenant soin de distinguer la classe et le statut selon les définitions auxquelles elle donne un contenu précis et clair. Cette tentative doit néanmoins affronter une double difficulté. Lorsque Fraser définit la classe sociale, elle le fait à partir de la position des agents économiques au sein des structures de la production en recourant au critère essentiel de l’allocation des ressources (d’où l’importance du phénomène de la redistribution). En pratiquant une telle opération de réduction de la classe à son seul substrat économique, Fraser peut ensuite considérer que les éléments de statut comme le genre, l’ethnie, la race, constituent des éléments extérieurs à elle puisqu’on peut les comprendre de façon transclassiste. À partir de là, on peut désormais rapporter de l’extérieur la classe sociale à ces facteurs pour les combiner avec elle afin de fournir à la fois un diagnostic de domination et une stratégie de transformation économique adaptée à la nature des dommages subis. D’un autre côté, pour être considéré comme distinct de la classe, le statut subit lui-même une opération de réduction qui vise à indexer l’estime, l’honneur et le prestige sur le genre, l’ethnie et la race. Ainsi épuré, le statut peut être d’autant plus facilement détaché de la classe et se rapporter à elle de l’extérieur selon le même principe de combinaison. Cette double opération de dissociation par réduction réciproque préalable se révèle cependant problématique : d’un côté, c’est la première difficulté, elle risque de conduire à une définition appauvrie de la classe sociale parce qu’elle laisse penser que celle-ci se définit uniquement par des critères économiques. Bien que Fraser prétende en effet que sa définition de la classe sociale « accorde davantage de poids aux dimensions culturelles, historiques et discursives »62, les différentes définitions qu’elle en fournit se révèlent en réalité de nature strictement économique63. D’un autre côté, c’est la seconde difficulté, elle risque d’aboutir à une définition appauvrie du statut parce qu’elle laisse penser que celui-ci se définit uniquement par des représentations et des pratiques culturelles plus ou moins institutionnalisées qui n’ont pour objet que ce qui est distinct de la classe, à savoir, le rapport organique entre la considération sociale et la participation rapportées à la race et au genre64. Or il s’agit là d’un double postulat qui laisse subsister entre la classe et le statut un ensemble vide : précisément celui qui aurait pu naître en réalité de leur croisement65. En effet, à travers une telle opération de double réduction, Fraser s’oppose, sans même la discuter, à la thèse selon laquelle la définition d’une classe sociale ne s’effectue pas seulement au moyen de paramètres économiques, mais par un croisement de ces paramètres avec, entre autres, des effets de statut qui découlent de la position sociale qu’elle définit66. De ce point de vue, des auteurs aussi divers que Richard Sennett et Jonathan Cobb dans leur livre suggestivement intitulé : The hidden injuries of class67, que Richard Hoggart dans La culture du pauvre68, que Bourdieu dans La distinction69, que Andrew Sayer dans The moral signification of class70 ou Axel Honneth dans son article « Conscience morale et domination de classe »71, ont tous amplement établi qu’une classe sociale ne se définit pas seulement par la position de ses agents dans la structure de la production et par le niveau de ressources dont ils bénéficient. Elle se définit aussi par des dispositions sociales particulières, par un certain accès aux biens éducatifs, une culture spécifique, une capacité de décision, par une conscience plus ou moins claire de l’ascension ou du déclin de la classe d’appartenance, par une auto perception plus ou moins claire de la position occupée dans la structure sociale globale et enfin, bien sûr, par une connaissance claire, cette fois, des formes d’estime et d’honneur social qui enveloppent l’appartenance à la classe, ce qui définit bien un statut au sens de Fraser. Sans doute, on peut dissocier la reconnaissance sociale liée au statut de la position économique au sens strict : il est parfaitement possible, dans l’abstrait, de jouir de la richesse sans posséder de prestige ou d’honneur social, tout comme il est possible de jouir du prestige et de l’estime sociale sans bénéficier de la richesse. Dans le premier cas, on peut avoir affaire à un pouvoir économique déprécié dans des contextes sociaux et culturels particuliers72. Dans le second cas, on peut avoir affaire, selon les contextes sociaux et culturels, à l’exercice de compétences morales, intellectuelles, artistiques ou politiques dont la valeur est largement indépendante de la condition sociale définie par la richesse, comme cela a été le cas dans des formations sociales variées. Cependant, de façon générale le type de hiérarchie sociale qui a prévalu dans les sociétés modernes et contemporaines s’est fondé sur l’association de la richesse, du pouvoir et du prestige, que le pouvoir ait conféré la richesse ou que la richesse ait conféré le pouvoir, parce qu’on trouvait là matière à un exercice de compétences socialement valorisées et reconnues. En se désencastrant progressivement des rapports sociaux statutaires, les structures économiques de la société marchande ont contribué à redéfinir les anciennes hiérarchies sociales et ont transféré aux nouvelles élites une partie des valeurs attachées aux anciens groupes de statut, mais les comportements de différenciation sociale sont demeurés constants. En suivant Axel Honneth sur ce point, on soutiendra que le propre des sociétés marchandes contemporaines n’a pas été seulement de créer des hiérarchies économiques et sociales entre les groupes sociaux, mais aussi de créer des hiérarchies de valeurs distribuées sur leurs capacités : la hiérarchie économique ne se fonde pas seulement sur les ressources actuellement possédées par les agents économiques, mais aussi sur un « principe de réussite » ou « principe de performance » (Leistung prinzip)73 qui permet de distribuer de l’estime aux individus et aux différents groupes sociaux selon la position qu’ils occupent sur l’échelle de la réussite économique aujourd’hui transformée en paradigme dominant de l’activité sociale. Ainsi, la hiérarchie d’échelle d’estime déterminée par le système économique, n’est pas wertfrei, c’est-à-dire libre de toute valeur ou neutre, elle possède une valeur culturelle et sociale spécifique qui contribue à définir une perception de la position occupée dans la structure sociale globale et une perception des formes d’estime et d’honneur social qui enveloppent l’appartenance à la classe. Elle contribue ainsi à définir ce qu’il faut bien appeler un statut et engendre des différences de statut74. Simplement, il ne s’agit pas là d’un statut et d’une identité comparables à ceux du genre, de l’ethnie ou de la culture, il s’agit d’un statut social et d’une identité sociale inséparables d’un degré déterminé de reconnaissance. Si cette analyse est exacte, on peut sans doute admettre avec Fraser qu’un ouvrier blanc économiquement exploité ne subisse aucune dépréciation en termes de statut si celui-ci se définit seulement par le genre ou la race75, mais le problème est que Fraser fournit une définition suffisamment large du statut et du type de reconnaissance dont il fait l’objet (v. supra) pour qu’on ne puisse la restreindre sans justification à ces deux catégories76. Il en va de même pour le concept d’identité lié au statut. On peut dès lors soutenir qu’il n’existe aucune raison de faire abstraction du fait que « l’ouvrier blanc » possède un statut social et une identité en tant que travailleur et que ceux-ci peuvent être dépourvus de reconnaissance en fonction de la situation sociale subordonnée qu’ils expriment dans un contexte social donné où la réussite économique est survalorisée et où les reconnaissances de compensation ne sont plus assez puissantes pour créer une immunisation relative contre la dépréciation77. Dans ces conditions, si, comme on vient de le voir, la définition de la classe doit être élargie, la définition du statut ne doit pas être restreinte puisqu’elle englobe de droit la dimension de l’identité sociale. C’est ce qui justifie une combinaison spécifique de la classe et du statut que le « dualisme » de Fraser ne peut éviter de prendre en compte. Dans un autre registre parler, par exemple, de groupes marginalisés, c’est-à-dire de groupes sociaux en situation de fragilité et d’assistance sociale, renvoie tout à la fois à une position économique particulière, ainsi qu’à une condition sociale constitutive d’identité. Les sociologues qui s’intéressent à la pauvreté la décrivent comme une « infériorité de statut » et lorsque certains d’entre eux cherchent à décrire le caractère stigmatisant et la disqualification que représente le recours à l’assistance sociale pour ces groupes, ils renvoient ce processus à une « cérémonie de dégradation statutaire »78. En un sens Fraser le reconnaît presque elle-même puisqu’elle admet que les programmes de correction redistributive risquent de créer de la stigmatisation sociale donc des problèmes de reconnaissance comme c’est le cas pour les mères célibataires américaines qui reçoivent une assistance publique79 : elles font l’objet d’une perception sociale négative et sont prises en charge par les programmes d’assistance publique qui, en institutionnalisant la redistribution, renforcent les effets de stigmatisation sociale. Mais une telle analyse, exemplifiée ici de façon trop restrictive, serait tout aussi valable en ce qui concerne l’indemnisation du chômage en montrant que les logiques redistributives renforcent de la même manière la stigmatisation transgenre et transethnique des classes populaires considérées comme des classes assistées qui consomment généreusement des ressources publiques80. La thèse défendue ici n’est en rien économiciste : non seulement elle ne prétend pas que tout statut est de type économique puisqu’elle admet avec Fraser que le statut du genre et de la race n’est pas déterminé (mais surdéterminé) par l’économie, mais elle soutient, en outre, contre la dissociation pratiquée par Fraser, qu’il n’existe pas seulement des combinaisons externes entre classe et statut, mais aussi une combinaison organique des deux.
31Il ne s’agit pas là d’un simple problème académique de définition des catégories sous lesquelles on peut décrire la position des agents sociaux. Cela engage une certaine conception de la demande de reconnaissance, car, à partir de là, la question se pose de savoir dans quelle mesure les conflits et les demandes de justice liés à la répartition des ressources ne comportent pas aussi une dimension de reconnaissance qui ne proviendrait pas de l’extérieur mais serait interne à la logique économique parce que celle-ci contribue à définir le statut social. Plusieurs arguments peuvent être mobilisés à l’appui d’une telle conception.
32a) Le premier provient paradoxalement des analyses de Fraser qui semble par moments hésiter sur ses propres positions et tenter de reconnaître ce phénomène. Elle écrit en effet dans Qu’est-ce que la justice sociale ? (tous les mots de cet énoncé comptent) : « certes, la classe ouvrière souffre également de graves injustices culturelles, les « blessures » (pas si) cachées de classe [allusion ici au livre de Sennett et Cobb cité supra, Ch. L.]. Cependant, loin d’émaner d’une structure culturelle injuste autonome, celles-ci dérivent de l’économie puisque les idéologies de l’infériorité de classe se développent pour justifier l’exploitation. Le remède à l’injustice, par conséquent, est la redistribution, non la reconnaissance »81. Il est à craindre qu’un tel énoncé ne soit auto-réfutant. De fait, Fraser défend à la fois, dans la même phrase, une position économiste et son opposée. Si en effet la justification de l’exploitation repose sur une prétendue infériorité de classe, il ne sera pas possible de s’opposer à l’exploitation sans s’opposer aussi à la justification qui lui permet d’exister. La thèse de l’infériorité de classe ne peut pas consister à soutenir que l’exploitation se justifie en raison du manque de ressources de ceux qui sont exploités, cela n’aurait aucun sens. Cette thèse ne peut signifier que la chose suivante, à savoir, que la légitimité de l’exploitation s’appuie sur l’infériorité des capacités cognitives, techniques, organisationnelles et décisionnelles du salariat justifiant sa subordination. Dans ce cas, les « blessures (pas si cachées) de classe » ne découlent pas en effet d’une structure culturelle autonome, mais bien d’une structure culturelle et sociale organiquement liée à la hiérarchie économique et elles découlent de la légitimation de l’exploitation et de l’affirmation d’une différenciation sociale fondée sur des capacités et des performances attestant la réussite des groupes sociaux économiquement dominants qui visent à monopoliser la reconnaissance sociale. Dans ces conditions, le refus de cette infériorité dépréciative en elle-même et en tant que justification de l’exploitation implique nécessairement l’existence d’une lutte pour la reconnaissance et d’une lutte pour la redistribution dans le cadre du travail visant à corriger l’inégalité de considération et de répartition des ressources. Or, la lutte pour la reconnaissance dans un tel contexte n’est pas (ou pas seulement) une lutte culturelle en général comme semble le penser Fraser pour modifier des perceptions sociales plus ou moins institutionnalisées, c’est un conflit qui s’adresse directement aux agents économiques qui détiennent les moyens de production, ou à leurs représentants, pour protéger ou améliorer les qualifications professionnelles, se protéger du harcèlement personnel, revaloriser le travail jugé « indigne », préserver des espaces de liberté dans le travail, exiger des délibérations collectives concernant la coopération technique, exercer un contrôle sur le processus de production et sur les investissements des entreprises, s’opposer aux licenciements boursiers qui ignorent l’investissement et l’identification des travailleurs à leur entreprise, conserver la maîtrise de la nomination des actes techniques afin de préserver son savoir-faire ; protéger la transmission collectives des formes de savoir-faire contre sa pratique individualisée ; desserrer les contraintes techniques du travail en les transgressant de façon ludique82. On ne pourra donc pas soutenir dans une perspective par trop économiciste que le remède à l’injustice est simplement ici la redistribution et non la reconnaissance, puisqu’on ne peut modifier le principe d’allocation des ressources et les objectifs de transformation économique qu’à partir d’un conflit de reconnaissance. De fait, le conflit de reconnaissance n’implique pas que le conflit économique soit négligé par un « culturalisme vulgaire » qui n’est que le symétrique inverse du marxisme vulgaire comme le pense Fraser, puisque le second conflit est inclus dans le premier83. On ne pourra pas soutenir non plus dans la même perspective économiciste que la redistribution constitue la seule condition pour obtenir une parité de participation puisque celle-ci, à l’intérieur de la sphère économique, possède aussi une finalité per se en termes de reconnaissance. Sur ce point, il faut prendre au sérieux l’objectif de participation paritaire de reconnaissance dans la sphère économique. Ainsi, contrairement à ce que soutient Fraser une politique de reconnaissance, comprise en ce sens bien différent du culturalisme auquel elle s’oppose84, ne peut pas négliger l’économie.
33Il existe un autre exemple d’auto-réfutation chez Fraser dans le même ouvrage exposé de façon plus subtile : « ce qui est primordial ici, écrit-elle, c’est que la société capitaliste est structurellement différenciée. L’institutionnalisation de rapports économiques spécialisés rend possible un découplage partiel de la distribution économique et des structures de prestige. Au fur et à mesure que le marché instrumentalise les modèles de valeurs qui étaient constitutives des relations sociales non marchandes, un fossé surgit entre le statut et la classe. La structure de classe cesse de refléter parfaitement l’ordre statutaire, même si chacun influence l’autre. Comme le marché ne constitue pas le seul mécanisme d’évaluation, la position sur le marché ne dicte pas le statut social. Des modèles de valeurs culturelles résistant partiellement au marché empêchent que les injustices distributives ne se convertissent complètement et sans reste en torts statutaires85». Il est remarquable que les expressions utilisées par Fraser soient entièrement faites de repentirs : « découplage partiel », « cesse de refléter parfaitement l’ordre statutaire », le marché ne constitue pas « le seul mécanisme d’évaluation », les modèles de valeurs culturelles « résistant partiellement au marché », les injustices distributives ne peuvent se convertir « complètement et sans reste en torts statutaires » : tout cela sonne en fait comme une reconnaissance de l’effet de l’économie relativement aux hiérarchies symboliques de statut et de prestige : celle-ci détermine la forme de telles hiérarchies, même si elle ne le fait pas complètement, soit parce que d’autres facteurs interviennent, soit parce que certaines hiérarchies ne dépendent pas directement de la position sociale définie par l’allocation des ressources (genre, ethnie, race, culture)86. De fait, la seule thèse possible qu’il aurait fallu discuter sur les rapports entre redistribution, position sociale et reconnaissance est précisément celle que Fraser ne discute pas.
34On voit que le problème du dualisme défendu par Fraser n’est pas qu’il est inexact lorsqu’il aboutit à exclure le genre ou l’ethnie de la classe et à les combiner extérieurement avec elle, mais c’est précisément qu’il est un dualisme incomplet qui risque de perdre de vue le rapport intrinsèque entre classe et statut social. De ce fait, il se révèle peu apte à percevoir l’ensemble des luttes de redistribution et de reconnaissance qui ont simultanément pour enjeu le social et l’économique parce que celles-ci constituent le point aveugle ou l’ensemble vide de la classification fraserienne, malgré son effort combinatoire. Pour le dire dans les termes de Bourdieu, Fraser ne perçoit pas que ce qui est interne à la sphère économique, ce n’est pas seulement la lutte des classes, mais c’est « la lutte des classements » au sens où les groupes sociaux dominés entrent dans des conflits non seulement pour acquérir des ressources, mais aussi pour contester les subordinations statutaires qui leur sont liées et pour essayer de s’approprier la maîtrise même des principes de classement qui commandent cette subordination87. Loin d’être combinables de l’extérieur, ces deux instances sont profondément liées, y compris du point de vue des exigences de redistribution et de reconnaissance : la revalorisation du statut social a besoin d’une expression déterminée en termes de ressources et l’accroissement des ressources n’est possible que si l’on transforme sa position sociale. Bref, ce qui manque à la conception de Fraser est de comprendre qu’il existe des hiérarchies symboliques de statut et de prestige qui sont liées à la position sociale indexée sur la réussite économique (comme dans l’une des extrémités de son spectre) et que celle-ci se trouve finalisée par l’acquisition d’une position favorable sur une échelle de prestige ou par l’évitement de la dépréciation. Il s’agit là d’une difficulté dans la conception fraserienne de la reconnaissance qu’il importe de corriger en élargissant son modèle sous peine de manquer la réalité et les enjeux d’une grande part des luttes économiques et sociales pour la reconnaissance. On pourrait donc soutenir que le modèle de Fraser se révèle ainsi être un cas particulier d’un modèle plus général dont le noyau – en allant de l’imbrication la plus forte vers les combinaisons externes – est formé par le rapport organique entre la classe et le statut qui se combinent ensuite de façon externe concernant le genre et l’ethnie. Il présente ainsi d’un côté l’incontestable avantage de critiquer le monisme représenté par l’économisme et le culturalisme, mais il présente de l’autre l’inconvénient de ne pas pousser jusqu’au bout son propre dualisme. Pour conclure sur ce point, on ne soutiendra pas avec Honneth dans sa réponse aux arguments de Fraser, que sa position exprime finalement assez bien l’évolution de la société américaine – à moins que ce soit celle de ses analystes – qui semble de moins en moins s’intéresser aux conflits économiques et de plus en plus aux conflits culturels88. Fraser a elle-même indiqué avec suffisamment de détermination le danger – surtout pour le mouvement féministe – de séparer les conflits de reconnaissance et de redistribution de telle sorte qu’une telle objection n’atteigne pas sa position89. Il n’en reste pas moins que sa thèse risque objectivement de la priver d’une compréhension adéquate de la variété des formes que peuvent prendre les conflits de redistribution et de reconnaissance.
35b) Le second argument provient cette fois non pas de la réduction de la classe à son statut économique, mais de la réduction de l’économie elle-même à une sorte d’épure uniquement définie par les rapports de production et l’allocation des ressources. Dans le cadre d’une définition aussi abstraite, le travail, si celui-ci ne s’épuise pas dans la distinction entre travail « productif » masculin et travail domestique féminin mis en avant par Fraser, risque de se trouver réduit à un simple moyen d’acquisition de ressources donc à une dimension strictement utilitaire, abstraction faite de la reconnaissance dont il peut faire l’objet et dont la prise en compte permettrait de compléter la thèse antérieurement exposée par Fraser sur l’absence de reconnaissance comme condition de l’exploitation économique90. Simplement, ce complément joue, cette fois, en sens inverse : la reconnaissance, sous la modalité de l’individualisation des capacités et des performances peut apparaître, sous certaines conditions, comme un facteur de cette exploitation, même si cette thèse est plus complexe à établir que la précédente. Il n’y a rien là de contradictoire si l’on veut bien considérer que l’absence d’offre ou la distribution de reconnaissance ne concerne pas les mêmes positions dans la hiérarchie professionnelle ou les mêmes catégories professionnelles91 emarquer que le travail subit une transformation profonde à partir de la combinaison d’au moins deux facteurs essentiels : le premier concerne la restructuration de l’organisation entrepreneuriale qui modifie la hiérarchie pyramidale et bureaucratique de l’ère fordiste au profit d’un écrasement des niveaux hiérarchiques en concentrant, d’un côté, le pouvoir des dirigeants et en dispersant, de l’autre, les unités de production et les collectifs de travail sans cesser d’exercer pour autant sur eux une étroite surveillance dans la fixation des normes de performances et dans le contrôle du travail. Le second met en œuvre la désagrégation progressive des grilles de qualification qui définissaient, au moyen de négociations collectives, un ensemble d’échanges réglés entre la qualification de la force de travail et sa rétribution. À cette logique objectivante se substitue de plus en plus un modèle d’évaluation des « compétences » professionnelles fondé sur une valorisation des dispositions à l’investissement dans le travail sous la forme d’une évaluation des performances individuelles quantifiables des salariés en rapport avec des objectifs eux-mêmes quantifiables fixés par la hiérarchie afin d’individualiser aussi bien les rémunérations que les promotions et de dissoudre par là, autant que possible, les anciens collectifs de travail92. Cette « subjectivisation du travail » inclut dans ses facteurs d’évaluation l’allégeance à l’égard de la hiérarchie censée favoriser l’employabilité dans les parcours professionnels, ce qui tend à « professionnaliser » de plus en plus de caractéristiques personnelles du salarié. Les formes spécifiques de reconnaissance définies par ces nouvelles pratiques de management visent à « rémunérer » l’excellence individuelle plutôt que les dispositions coopératives à l’œuvre dans les collectifs de travail93. Sous le premier aspect, elles semblent rencontrer une aspiration individuelle à l’autonomie et à l’auto-réalisation dans le travail par la médiation de la reconnaissance et toute la question consiste à savoir si on a affaire ici à une reconnaissance authentique ou à une « fausse reconnaissance ». Sans entrer dans une discussion qui n’a pas sa place ici, on a pu faire valoir contre ce type de reconnaissance qu’il est considéré par les salariés eux-mêmes comme une demande instrumentale et stratégique visant à constituer une sorte de capital de réputation qu’il s’agit d’accroître pour favoriser l’employabilité, créant ainsi une sorte de personnage social dirigé par les attentes de l’organisation, ce qui tend à rendre pour le moins ambivalente la réalisation de l’autonomie pourtant inscrite dans les objectifs affichés de cette offre de reconnaissance94. On a pu faire aussi valoir que la reconnaissance est distribuée de manière tout aussi instrumentale à titre d’incitation à l’accroissement de la productivité et que son « insincérité » perçue en annule alors les effets ou que l’arbitraire de sa distribution dans un contexte d’incertitude d’évaluation des compétences en affaiblit la portée, ce qui rend pour le moins contingente l’auto-réalisation de soi censée en constituer l’effet95. On a pu montrer enfin que si la reconnaissance ne constitue pas seulement une attitude déclarative, mais aussi une action, on peut soutenir qu’une offre de reconnaissance doit s’accompagner de réalisations spécifiques qui lui correspondent, notamment du point de vue d’une allocation de ressources que les impératifs de l’abaissement des coûts de production rendent cependant incertaine, faisant ainsi de la reconnaissance une promesse non tenue qui la transforme en « fausse reconnaissance »96. Il n’est donc pas étonnant que nombre de différends et de conflits qui s’expriment par la médiation du droit du travail recouvrent en réalité des attentes de reconnaissance insatisfaites exprimées sous forme de sentiments d’injustice97. On peut en conclure que les conflits de reconnaissance sont bel et bien intégrés dans la sphère économique elle-même, dans la mesure où les nouvelles formes de management recourent à la reconnaissance afin d’augmenter la productivité, de discipliner les salariés et de défaire les collectifs de travail qui fonctionnaient comme des protections collectives et c’est de nouveau ce que manque la classification de Fraser98. Ainsi, et pour la seconde fois, contrairement à ce que soutient Fraser, une politique de reconnaissance, comprise, en ce sens, ne peut pas négliger l’économie comme sphère directe d’exercice. Il faut alors en tirer la conséquence qui s’impose, et qui n’a rien de secondaire, à savoir que l’intervention de l’État dans la sphère économique ne saurait purement et simplement se réduire à une politique de redistribution réduisant les inégalités sociales, mais qu’elle doit exercer une régulation sur certains problèmes relatifs à aux politiques de qualification, à l’organisation du travail qui comportent une indéniable dimension de reconnaissance99.
362°) Venons-en maintenant au second volet de l’évaluation, celui qui porte sur la pertinence du couple parité de participation-identité. De ce point de vue, chacune des objections de Fraser à l’égard du schéma hégélien de la reconnaissance peut faire l’objet d’un examen critique. Pour aller à l’essentiel, il semble d’abord étrange de vouloir dissocier la participation sociale de tout effet subjectif positif ou négatif comme si l’on pouvait la penser de manière autonome sous prétexte qu’elle est publiquement objectivable. Tout se passe comme si on ne prenait en compte que l’existence ou l’inexistence de la participation sociale en soutenant que cette dernière peut être engendrée par un manque de reconnaissance tout en se refusant à comprendre le lien qui existe entre la première et le second sous peine de tomber dans le « psychologisme ». On admet que le manque de reconnaissance pourrait « avoir l’espèce d’effet éthico-psychologique décrit par Taylor et Honneth », mais on ne l’affirme pas, comme si l’on devait adopter ici une attitude purement behavioriste. La première difficulté que soulève une telle thèse est que si l’on refuse de comprendre les effets subjectifs du mépris social en termes d’obstacle à la construction de sa propre identité, on ne comprendra pas même pourquoi il existe une inégalité de participation sociale. Il devient paradoxal qu’une théoricienne de la reconnaissance pose elle-même une limite à la tentative de comprendre les mécanismes qui font obstacle à cette participation. Celle-ci se révélerait le moyen d’une fin qui est, entre autres, selon Fraser, l’affirmation de l’identité, sans qu’on comprenne la nature du lien entre celui-ci et celle-là. Or, ne pas pouvoir exprimer son identité ou ne pas parvenir à sa construction ou à sa transformation dans le cadre des interactions sociales, ne peut manquer de produire des effets subjectifs négatifs qui s’expriment précisément dans les termes utilisés par Fraser d’absence d’estime de soi, d’honorabilité, etc. ces effets sont inévitables à moins de disposer de solides reconnaissances de compensation100 et il est difficile de ne pas les prendre en compte en se contentant simplement de les ignorer sous l’étiquette de « dommages psychiques » qui se situeraient hors d’atteinte de tout processus social de (entre autres) réparation et de toute analyse en termes de reconnaissance. Comment affirmer que la participation est un élément essentiel concernant l’identité si, dans le même temps, on se refuse de dire de quelle manière cette même identité s’en trouve affectée ? Dans ce cas, quel besoin a-t-on du concept de reconnaissance, du point de vue même de Fraser, si on s’interdit de comprendre les effets subjectifs de son existence ou de son absence ?
37Il en découle alors, seconde difficulté, la conséquence selon laquelle, un théoricien de la reconnaissance pourrait finalement se débarrasser de la notion de reconnaissance. Pourquoi, en effet, ne pas imaginer que ce qui affecte les individus ou les groupes sociaux privés de participation paritaire c’est, plus fondamentalement, qu’ils ne peuvent pas défendre leurs intérêts matériels et que seul cet obstacle particulier revêt une importance à leurs propres yeux plutôt que celui qui les empêche d’exprimer ou de modifier leur identité ?
382°) En second lieu, il semble que Fraser se méprenne sur la nature des effets des exigences de reconnaissance. Sur ce point, bien qu’il y ait des divergences notables entre Rawls et Honneth, il existe au moins un point commun entre eux : c’est qu’il s’agit moins tant de fixer un contenu à la réalisation de soi – comme s’il fallait réduire la multiplicité des projets d’auto-réalisation à un contenu unique – que de définir, en réalité, les conditions de cette auto réalisation, quelle que soit la nature de l’identité101. La reconnaissance de la valeur des talents ou des facultés (Rawls), des capacités ou des prestations (Honneth) constitue une condition de réalisation de soi et donc de la participation sociale et politique. Sans elle, on n’obtient ni la première ni la seconde. La reconnaissance n’a donc pas pour objet d’interférer dans la manière dont les agents définissent le contenu de la vie bonne, elle définit seulement les effets subjectifs communs qui favorisent ou entravent la réalisation des options fondamentales des individus, ainsi que les conséquences sociales et politiques qui en découlent. Contrairement à l’argument de Fraser, il ne s’agit pas directement de « réparer des dommages psychiques » – comme si on avait affaire à une thérapie individuelle socialement administrée et d’ailleurs impossible à réaliser – mais de recréer les conditions sociales d’une telle auto-réalisation et d’une telle participation102. D’où, trois conséquences : d’une part, nul ne soutient que les réparations de reconnaissance auront strictement les mêmes effets pour tous les individus, mais, ce qui est bien différent, qu’on est au moins sûr que cela aura des effets positifs sur la construction ou la conservation de l’intégrité de leur identité sans que celle-ci ne soit forcément comprise dans une perspective « essentialiste ». En outre, cela ne signifie nullement, ainsi que semble le croire Fraser, que de tels effets positifs auraient pour seul objectif de permettre des affirmations identitaires, comme si le bénéfice d’une identité positive ne pouvait se rapporter à la réalisation de l’autonomie. D’autre part, on pourrait montrer que mettre en avant l’objectif de réalisation de la participation paritaire qui absorbe la reconnaissance risque d’échouer dans la mesure où ce n’est pas la participation paritaire qui permettrait à des identités lésées de se reconstituer, mais c’est d’abord la possibilité que ces identités se reconstituent qui permettrait à l’inverse de saisir les offres d’opportunités d’une participation paritaire sans qu’il s’agisse de pratiquer des politiques « identitaires » ou des demandes identitaires que Fraser condamne sous le vocable de « communautarisme répressif »103. Cela ne fait, en un sens, que répondre à la situation de départ selon laquelle la stigmatisation de l’identité crée une inégalité de statut. Offrir une opportunité de participation paritaire comme le droit de vote, par exemple, ne suffit pas par soi à engendrer une parité de participation civique dans la mesure où certains groupes sociaux en situation de vulnérabilité et sujets à une contre identification à l’égard de la fonction civique se considèrent comme dépourvus de capacités d’expertise politique, de confiance en soi et de motivation civique pour entrer dans la sphère publique. Offrir des opportunités de délibération dans le cadre du travail (même si cela correspond à une demande réelle) ou plus généralement dans le cadre du règlement de différends dans les sphères sociales les plus variées ne suffit pas par soi à engendrer une parité de participation délibérative. Il ne suffit pas, pour entrer dans l’échange, de s’y voir formellement accepté sans contrainte sur la base des capacités discursives et relationnelles en général. En premier lieu, la différence de position sociale des interlocuteurs peut entraîner la difficulté, voire l’impossibilité pour ceux qui sont membres d’associations involontaires et qui possèdent déjà un déficit d’estime de faire seulement comprendre à leurs interlocuteurs la signification négative de leur expérience sociale et le coût qu’elle représente pour eux104. Cela concerne aussi bien les rapports entre employeurs et salariés, que les rapports entre majorités et minorités culturelles ou que les rapports de genre. On peut donc soutenir que, dans une telle situation, il n’existe pas d’accord sur les prémisses du contenu de la délibération qui résident dans le constat partagé de l’importance du problème commun à traiter. Il l’est pour les demandeurs, il ne l’est pas vraiment pour les distributeurs, même s’ils ont consenti, dans un premier temps à ouvrir la discussion sous l’insistance de la demande. En second lieu, les différences de compétences entre locuteurs concernant les problèmes considérés peuvent entraîner des effets supplémentaires de « déqualification » pour ceux d’entre eux qui subissent déjà des processus de stigmatisation, ie. dont les performances ne sont pas reconnues en raison de leur appartenance à des groupes stigmatisés ou à des types de performances jugés inférieurs. En troisième lieu, ces effets peuvent être aggravés par l’inégal accès des locuteurs au « marché linguistique » ce qui se traduit, entre autres, par des usages sociaux inégaux de la langue et de l’argumentation, l’inégale maîtrise des codes sociaux de la communication105, où la difficulté à s’immuniser contre les discours « stratégiques », facteurs qui relèvent des conditions sociales définissant l’usage de la parole. Fraser s’accorde clairement avec une telle analyse dans la mesure où elle a elle-même diagnostiqué certains des facteurs qui font obstacle à une participation délibérative paritaire106. Le problème est que les solutions qu’elle propose, bien que tout à fait adéquates à l’égard des objectifs poursuivis, soit ne concordent pas avec le cadre théorique de ses propres objections, soit demandent à être complétées. Si l’on reprend la distinction proposée plus haut entre conditions objectives et conditions intersubjectives de la non domination ou de la participation paritaire, on peut soutenir avec elle et contre la conception habermassienne de la délibération de l’espace public qu’une première condition objective de la parité de participation consiste en effet à éliminer l’inégalité sociale ou en tout cas, une inégalité trop forte ; une seconde condition consiste à substituer à un espace public unique une multiplicité « d’espaces publics subalternes » adaptés aux possibilités délibératives de ceux des différents groupes sociaux qui ne peuvent être autrement entendus ; une troisième condition objective consiste à réfléchir à l’articulation des publics « faibles » (public dont les pratiques de délibération consistent exclusivement dans la formation d’une opinion sans décision) et des publics « forts » (public dont les pratiques délibératives incluent la prise de décision comme les parlements) en rééquilibrant le rôle des premiers au regard des seconds et, de façon générale, en articulant ces deux types de publics. Enfin, une condition intersubjective consiste à organiser des délibérations en incluant dans la discussion publique des intérêts considérés par les théories standard de la délibération comme « privés » (relevant de l’espace familial ou de l’économie)107. On peut admettre que cet ensemble de conditions contribuerait pour partie à une parité de participation délibérative, mais on n’épuise pas par là les conditions d’une telle parité. Fraser met aussi en avant le rôle des mouvements sociaux et de la conflictualité sociale destinés à transformer les croyances et les valeurs culturelles afin d’éviter les différentes formes de subordination statutaire108. On doit alors convenir qu’il s’agit là d’une action qui vise directement à transformer des représentations productrices d’identité et qui agit directement sur la « réparation » des identités qui commande le désir de participation paritaire, sans qu’il faille « rééduquer » autoritairement les agents qui pratiquent les formes de mépris social ainsi que le soutient l’objection de Fraser à l’encontre du « psychologisme ». Enfin, si les objections qui précèdent sont justes, il paraît difficile de ne pas inclure dans un travail de transformation culturelle à long terme porté par des mouvements sociaux une critique des modèles sociaux de la réussite pour desserrer l’emprise toujours plus grande du modèle économique sur toutes les activités sociales avec les effets de reconnaissance négatifs qui ont été examinés. Celui-ci tend en effet à devenir dominant et à porter ainsi atteinte au pluralisme des pratiques dans les sociétés contemporaines pourtant socialement très différenciées. Les groupes dominants, principalement économiques, promouvant la valeur « supérieure » (à leurs propres yeux) de leurs propres performances visent à faire publiquement reconnaître la valeur monopolistique du standard qui les évalue et à l’imposer aux autres groupes sociaux qui tendent ainsi à disposer de moins en moins d’espace social d’affirmation109. Plus encore, il est possible que leur pouvoir et leur influence s’exercent sur les critères qui déterminent aussi bien les politiques publiques que des discours publics des gouvernants en imposant d’uniformes standards de « rendement » à toutes les activités sociales offertes comme des supports aux pratiques de management. Ces standards définissent la valeur sociale des performances dans les sphères sociales les plus diverses, comme celles de l’éducation, de la recherche, de la politique ou de la vie familiale. Par là se trouvent affectées aussi bien la représentation que les autres groupes sociaux se font d’eux-mêmes que les pratiques qui en découlent. Il existe peu de conflits de reconnaissance qui aient directement pour objet la transformation de ces standards d’évaluation sociale, mais nombre d’entre eux comportent incontestablement une telle dimension de défense du pluralisme des identités sociales comme condition d’une parité de participation. Sur ce point encore les thèses de Fraser devraient être amendées afin de rendre le concept de reconnaissance beaucoup plus précis et, par là-même, véritablement opératoire.
Notes de bas de page
1 Cf. N. Fraser, « Rethinking recognition : overcoming displacement and reification in cultural politics », in Recognition, struggles and social movements, Contested identities, agency and power, ed B. Hobson, Cambridge UP, 2003, pp.22-24.
2 Cf. N. Fraser, « Multiculturalisme, anti-essentialisme et démocratie radicale. Genèse de l’impasse actuelle de la théorie féministe », in Cahiers du genre, n° 39, 2005.
3 Les thèses de Fraser ont engendré de multiples discussions dans différents courants de la philosophie politique contemporaine, qu’il s’agisse des tenants de la théorie critique, des représentants de la théorie féministe, des théoriciens du républicanisme etc. on trouve donc de multiples réactions à l’égard des thèses de Fraser ainsi que des réponses de celle-ci aux critiques qui lui ont été faites. Dans la mesure où la présentation des thèses de Nancy Fraser et la formulation de quelques remarques évaluatives se révèlent déjà assez complexes, on a choisi de ne pas compliquer le propos en laissant de côté l’ensemble de ces discussions. Cf. sur cette discussion, entre autres interventions, Ch. Armstrong, « Equality, recognition and the Distributive paradigm », in Critical review on international social and political philosophy, vol. 6, n° 3, 2003 ; J. Swanson, « Recognition and Redistribution. Rethinking culture and the economics », in Theory, culture & society, vol. 22 (4), 2005 ; Ch. Zurn, « Identity or status ? Struggle over ‘Recognition’ in Fraser, Honneth and Taylor », in Constellation, vol. 10, n° 4, 2003 ; L. Feldman, « Redistribution, Recognition and the state. The irreducibly political dimension of injustice », in Political Theory, vol. 30, n° 3, 2002 ; L. Blum, « Recognition, value, and equality : a critique of Charles Taylor’s and Nancy Fraser accounts of multiculturalism », in Constellations vol. 3, n° 1, 1998 ; I. M. Young, « Unruly categories : A critique of Nancy Fraser’s dual system theory », in New Left Review, I/222, 1997 ; J. Butler, « Simplement culturel ? » in Actuel Marx, n° 30, 2001 ; J. Ph Deranty « Conceptualising social inequality : Redistribution or Recognition ? » in Proceedings of the 1st Annual Conference of the Centre for Research on Social Inclusion, ed N. Smith, M. Fine, Macquarie University, Déc. 2003 ; L. Martin Alcoff, « Fraser on Redistribution, recognition and identity », in European journal of political theory, n° 6, 2007 ; R. Forst, « First things first. Redistribution, recognition and justification », European journal of political theory, n° 6, 2007 ; R. Collins, « Rawls, Fraser, redistribution, recognition and the world summit on the information society », in International journal of communication, n° 1, 2007 ; S. Thomson, The political theory of recognition. À critical introduction, Polity Press, 2006 ; A. Le Goff, « Nancy Fraser », à paraître in Dico. Po org. ; cf. aussi les réponses de N. Fraser, « A rejoinder to Iris Young » in New Left Review, I/223, 1997 ; « Heterosexism, misrecognition and capitalism. À response to Judith Butler » in New Left Review, I/228, 1998 ; « Identity, exclusion, and critique. À response to four critics », in European journal of political theory, n° 6, 2007.
4 Cf. N. Fraser, « Recognition without ethics », in Theory, Culture and Society, vol. 18, 2001, p. 22.
5 Cf. ibid. cf. aussi N. Fraser, « Mapping the feminist imagination ; from redistribution to recognition to representation », in Constellations, n° 3, 2005, pp. 298-299 ; « Multiculturalisme, anti-essentialisme et démocratie radicale. Genèse de l’impasse actuelle de la théorie féministe », Les cahiers du genre, n°39, 2005, pp. 39 ; cf. aussi « Pour une politique féministe à l’âge de la reconnaissance » in Actuel Marx, n° 30, 2001, p.154.
6 Cf. ibid,. p. 23.
7 Cf. Nancy Fraser, Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution, La Découverte, 2005, cf. aussi N. Fraser et A. Honneth, Redistribution or recognition, A philosophical exchange, Verso, 2003, pp. 14-15 ; cf. aussi « Pour une politique féministe à l’âge de la reconnaissance », op. cit. : « du point de vue de la reconnaissance, en revanche, le genre est une source de différenciation statutaire, qui trouve son origine dans l’ordre statutaire de la société, et il sous-tend de nombreux modèles culturels d’interprétation et d’évaluations qui sont au cœur même de l’ordre statutaire dans sa totalité », p. 157.
8 Cf. Qu’est-ce que la justice sociale ? p. 46 ; « Recognition without Ethics » p. 27 ; N. Fraser et A. Honneth, Redistribution or recognition, pp. 13-14, 79, 83. « Rethinking recognition : overcoming displacement.. » op. cit. pp. 27, 30. La place manque pour une telle discussion, mais il semble difficile dans la description du statut que fournit Fraser de mettre sur le même plan l’honneur, l’estime et le prestige qui représentent des formes de reconnaissance très différentes dont certaines sont proprement incompatibles avec l’idée d’une parité de participation et de statut ; cf. sur ce point, B. Carnevali, « La réputation et ses frères : pour une philosophie des reconnaissance », in Workshop « Reputation », Fondazione Olivetti, Rome, 2007, http://www.fon-dazioneadrianolivetti.it/home.htm.
9 Cf. Qu’est-ce que la justice sociale ?, p. 83.
10 Cf. ibid., pp. 20-24 : les revendications de reconnaissance sont différentielles.
11 Cf. ibid., p. 21 : la redistribution homogénéise ; cf. aussi N. Fraser, « Penser la justice sociale : entre redistribution et revendications identitaires », in Politique et société, vol.17, n°8, 1998 ; « Rethinking recognition : overcoming displacement.. » op. cit., p. 30. Cette homogénéisation se fonde sur l’indexation de la redistribution sur les classes sociales.
12 Cf. « Penser la justice sociale… », pp. 14-15, 28 ; cf. aussi Redistribution or Recognition.. pp. 19-20 ; « Rethinking recognition : overcoming displacement… », p. 25.
13 Cf. Qu’est-ce que la Justice sociale ?, p. 54.
14 Cf. « Penser la justice sociale… », p. 28.
15 Cf. ibid. p. 30 ; Redistribution or Recognition.. p. 219 ; Qu’est-ce que la Justice sociale ?, p. 27, sqq.
16 Cf. Redistribution or recognition p. 19.
17 Cf. Qu’est-ce que la justice sociale ? p. 27. Cf. aussi p. 47 : « tous les axes d’oppression dans la vie réelle sont mixtes. Ils impliquent tous de fait une distribution inique et un déni de reconnaissance, sous des formes telles que chacune de ces injustices est une réalité indépendante, quelles que soient ses origines profondes ». D’où une conception « bidimensionnelle » de la justice qui y correspond, cf. ibid. p. 53 ; « Pour une politique féministe à l’âge de la reconnaissance.. », p. 157.
18 Cf. ibid. pp. 27, 30. Redistribution or Recognition, p. 48.
19 Cf. « Penser la justice sociale… », pp. 15-16 ; Qu’est-ce que la justice sociale ? pp. 27-30, 62-63 ; Redistribution or recognition, p. 20.
20 Cf. « Recognition without Ethics », pp. 33-34.
21 Cf. Qu’est-ce que la justice sociale ?, pp. 64, sqq. ; Redistribution or Recognition, pp. 48-50, 62-63 ; « Pour une politique féministe à l’âge de la reconnaissance.. » op. cit., pp.156-158.
22 Cf. « Penser la justice sociale… », p. 34 ; Qu’est-ce que la justice sociale ?, pp. 33, 67-68 ; « Pour une politique féministe à l’âge de la reconnaissance… », p. 168 ; cf. aussi, N. Fraser et L. Gordon, « A genealogy of ‘dependancy’ : tracing the keyword of the US welfare state », in Signs, n° 2, 1994 ; Redistribution or Recognition, pp. 50 sqq. et pp. 218-219. De ce point de vue, l’objection de J. Butler à l’égard de Fraser selon laquelle il est impossible de distinguer, même analytiquement, les rapports de parenté des rapports de production n’est pas très convaincante. Genre et sexualité constituent, selon Butler des parties intégrantes de la sphère économique car celle-ci inclut les rapports familiaux en tant que sources de la reproduction sociale des personnes. Or, les divisions de genre et les phénomènes de discrimination que subissent à partir de telles normes culturelles les minorités sexuelles servent de support à des définitions normatives (i.e. juridiques et sanctionnées par l’État) des individus qui engendrent des dénis dans le droit (refus d’accès à la citoyenneté dans certains pays, discriminations professionnelles, discriminations médicales...) et des formes d’exploitation économique (constitution des porteurs de VIH et des malades du sida comme une « classe » de débiteurs permanents à l’égard de l’industrie pharmaceutique). On peut ainsi considérer, selon elle, que ces discriminations sont « essentielles au fonctionnement de l’ordre sexuel de l’économie politique – en d’autres termes, si elles constituent une menace fondamentale à sa viabilité – ce serait une erreur de croire que ces productions ne sont que culturelles », J. Butler, « Simplement culturel ? », op. cit. pp. 213. Le problème est que cette objection prouve simplement que la discrimination de genre et l’exploitation économique sont solidaires et s’offrent un appui réciproque concernant leurs conditions de reproduction, mais non pas que ces deux logiques possèdent la même origine commune ni ne découlent l’une de l’autre. Ces valeurs culturelles discriminantes se sont trouvées renforcées par la découverte de leurs effets économiques, elles n’ont pas émergé comme conditions de l’exploitation. Le schéma fraserien de la distinction-combinaison de la classe et du statut se révèle, sur ce point, plus pertinent pour penser l’imbrication de l’économie et de la culture. Cf. aussi la réponse de Fraser « Heterosexism, misrecognition and capitalism. A response to Judith Butler », op. cit.
23 Cf. « Pour une politique féministe à l’âge de la reconnaissance… » : « chaque dimension est au contraire relativement indépendante de l’autre. Aucune ne peut par conséquent être corrigée indirectement grâce à des remèdes s’adressant exclusivement à l’autre », p. 158.
24 Cf. Redistribution or Recognition, p. 54.
25 Cf. ibid, p. 19.
26 Cf. Redistribution or recognition, pp. 34, 99-100 n. : « Recognition without Ethics », p. 28 ; « Penser la justice sociale… », p. 22. On laisse ici de côté l’examen de la pertinence de ces critiques qui mériteraient une discussion à part.
27 Cf. ibid, pp. 141, 143, 154, 156 ; « Penser la justice sociale… », p. 30.
28 Cf. « Recognition without Ethics », p. 29 ; « Penser la justice sociale… », p. 22.
29 Cf. Redistribution or recognition, p. 35 ; Qu’est-ce que la Justice sociale ?, pp. 17, 49, 75, sqq.
30 Cf. Redistribution or Recognition, p. 35 ; « Recognition without Ethics », pp. 28-29 ; 31. Une telle critique va cependant au-delà des théoriciens hégéliens dans la mesure où elle englobe les approches que Fraser considère comme « culturalistes », telles celles de I.M. Young et de J. Butler, cf. N. Fraser, Justice interruptus. Critical reflections on the post-socialist condition, Routledge, 1997, chap. 8 et 9.
31 Cf. « Recognition without Ethics », p. 29.
32 Cf. « Penser la justice sociale… », p. 24, Redistribution or Recognition, p. 36 ; « Pour une politique féministe à l’âge de la reconnaissance… », p.160.
33 Cf. Qu’est-ce que la Justice sociale ?, pp. 64 sqq. ; « Penser la justice sociale… », pp. 32-33 ; « « Identity, exclusion, and critique. A response to four critics », op. cit., p. 306.
34 Cf. Qu’est-ce que la Justice sociale ?, p. 79. « Pour une politique féministe à l’âge de la reconnaissance… », p. 166.
35 Cf. Redistribution or Recognition, pp. 36, 101 ; « Pour une politique féministe à l’âge de la reconnaissance… », p. 160 ; « Identity, exclusion, and critique… », pp. 330 et 336 n. 10. « Rethinking recognition : overcoming displacement.. », p. 27. Cette parité de participation possède aussi une dimension internationale, cf. « Identity.. », pp. 317 sqq. et « Reframing justice in a global world », in New left review, n° 36, 2005.
36 Cf. « Recognition without ethics… » pp. 19, 40 ; Redistribution or Recognition, p. 45 ; cf. aussi N. Fraser, Unruly practices : Power, discourse and gender in contemporary social theory, Minneapolis, 1989, p. 116 et « Identity exclusion and critique.. », p. 315.
37 Cf. Redistribution or Recognition, pp. 32, 99, n. 32, 33.
38 Cf. « Pour une politique féministe à l’âge de la reconnaissance… » p. 165. Elle se rapporte aussi au développement des capabilités de participation, cf. « « Identity, exclusion, and critique… », p. 319, mais cela reste encore à développer surtout dans sa dimension d’interaction sociale.
39 La place manque ici pour une telle discussion, mais le schéma dual de Fraser aboutit à ce que le politique ne possède pas de fonction spécifique et se trouve ainsi subsumé du côté de la « culture », ce qui constitue un risque de monisme pour une position qui cherche avant tout à l’éviter. C’est dans des texte plus tardifs qu’elle mentionne, à côté de la mauvaise distribution et du manque de reconnaissance, la question de la représentation politique, cf. « Abnormal justice », à paraître in Critical Inquiry, n° 6, 2008, manuscrit pp. 15-16, 19, http ://141-211-154 028.dhcp.lsa.umich.edu/colloquium/Fraser Abnormal Justice essay, ainsi que dans « Identity, exclusion and critique… », p. 313 et « Rethinkig recognition : overcoming displacement… », p. 292, n. 1. Le problème est alors de savoir pourquoi la question de la participation politique échappe au concept de reconnaissance auquel il se trouve juxtaposé dès lors que la négation de la participation est synonyme d’infériorité de statut, donc de dépréciation.
40 Cf. Recognition or redistribution, pp. 29-30.
41 Cf. ibid. p. 32. Du point de vue de Fraser, la même critique peut être adressée à ce qu’elle appelle « l’anti-essentialisme déconstructionniste » de J. Butler qui « équivaut à renoncer à toute possibilité de distinguer les revendications identitaires émancipatrices de celles qui sont oppressives, les différences bénignes de celles qui sont pernicieuses. De ce fait, les anti essentialistes déconstructionnistes font l’impasse sur la question politique cruciale actuelle qui consiste à savoir quelles sont les revendications identitaires qui sont fondées sur la défense de rapports sociaux inégalitaires et de domination ? Lesquelles, à l’inverse, se fondent sur une remise en cause de ce type de rapports ? », cf. « Multiculturalisme, anti essentialisme et démocratie radicale », p. 44. Une critique semblable est adressée au « multiculturalisme pluraliste », ibid., pp. 46-47.
42 Cf. « Recognition without ethics… », p. 25. cf. aussi N. Fraser, « Abnormal justice », op. cit., p. 16.
43 Cf. Recognition or redistribution, p. 229 ; « Recognition without ethics… », pp. 33, 37 ; « Pour une politique féministe à l’âge de la reconnaissance… », p. 160.
44 Cf. « Penser la justice sociale... », p. 20 ; « Recognition without ethics… », p. 31 ; « Identity, exclusion and critique… », p. 325.
45 Cf. « Pour une politique féministe à l’âge de la reconnaissance… », [souligné par l’auteur] p. 160.
46 Cf. « Identity, exclusion and critique… », p. 319. La place manque ici pour discuter cette thèse ici, mais abstraction faite d’une revendication d’affiliation rawlsienne pour une telle conception de la justice, son cadre conceptuel n’est pas construit, ie il ne possède pour le moment aucune prémisse théorique.
47 Cf. « Identity, exclusion and critique… », pp 322, 325.
48 Cf. Qu’est-ce que la Justice sociale ?, p. 79.
49 Cf. ibid., p. 129.
50 Cf. ibid., p. 129.
51 Cf. ibid. et « Recognition without ethics », p. 39, n° 1.
52 Plus encore, même si Fraser ne le dit pas, le principe de justice d’égalité-équilibre qu’elle formule, s’il était interprété en termes d’identité, pourrait se révéler particulièrement difficile à manier : si l’on peut, par exemple, considérer comme injuste qu’une faible amélioration dans la construction de l’identité de X se traduise par une importante dégradation dans celle de Y, ne peut-on considérer, à l’inverse, comme juste qu’une amélioration considérable dans la construction de l’identité de X, se traduise par une très faible dégradation concernant celle de Y ? On voit qu’il s’agit là d’une question qui requerrait probablement des discussions techniques complexes, d’autant plus qu’il serait extrêmement difficile de pouvoir déterminer quelles sont les intensités dans les souffrances relatives à la construction de l’identité.
53 Cf. « Penser la justice sociale... », p. 20.
54 Cf. « Recognition without ethics… », p. 27.
55 Cf. ibid., p. 26. Qu’est-ce que la Justice sociale ?, p. 51. « Identity, exclusion and critique… », p. 322. « Rethinking recognition : overcoming displacement… », p. 27. L’argument conteste ainsi l’idée de « pathologie sociale » fréquemment employée par Honneth. Dans ce modèle, ajoute Fraser, on ne pourrait pas vraiment savoir dans quelle mesure les victimes ne porteraient pas une part de responsabilité dans la dépréciation de leur identité. On pourrait ainsi les blâmer, ajoutant alors l’injure à la blessure, Qu’est-ce que la Justice sociale ? p. 27, et « Penser la justice sociale... », p. 20.
56 Cf. Qu’est-ce que la Justice sociale ? …, p. 32. id. « Rethinking recognition… » op. cit. pp. 23-24. Il faudrait mentionner, bien qu’on ne puisse discuter cette thèse ici, que l’un des effets négatifs des politiques identitaires consiste à durcir l’identité des groupes sociaux en les enfermant dans des revendications différentialistes leur donnant ainsi un pouvoir sur leurs membres qui risquent de se trouver opprimés. L’autre effet négatif est l’incapacité dans laquelle se trouve le « multiculturalisme pluraliste » de Taylor d’établir une différence entre les identités acceptables et celles qui ne le sont pas ; d’où la stratégie proposée par Fraser de « déconstruction » des identités cf. ibid., pp.37 sqq., 80-82 et « Multiculturalisme, anti-essentialiste et démocratie radicale », pp. 43.
57 Cf. « Recognition without ethics… », p. 30 et Recognition or redistribution, p. 45.
58 Cf. Qu’est-ce que la justice sociale ?, p. 55.
59 Cf. « Recognition without ethics… », p. 27, et « Penser la justice sociale… », p. 19.
60 Cf. « Recognition without ethics… », p. 27.
61 Cf. Qu’est-ce que la justice sociale ?, pp. 79, sqq.
62 Cf. Qu’est-ce que la justice sociale ?, p. 22.
63 Cf. ibid., pp. 22, 46 ; Redistribution or Recognition, pp. 48-50, 68. Plus encore, Fraser explique qu’elle choisit la définition wébérienne de la classe parce qu’elle est « purement économique » et convient mieux à la dimension normative de la distribution plutôt que la définition marxiste de la classe considérée comme « catégorie sociale », cf. « Rethinking recognition : overcoming displacement… », p. 293, n. 2 et Qu’est-ce que la justice sociale ?, p. 46.
64 Cf. A. Honneth, « Reconnaissance et reproduction sociale. À propos du fondement normatif d’une théorie de la société », in Actes du colloque Reconnaissance de Lyon, 2005, à paraître.
65 La question se pose avec d’autant plus d’acuité que Fraser déclare que l’un des principaux défis consiste précisément à théoriser les rapports entre classes sociales et groupes statutaires entre distribution inique et déni de reconnaissance, cf. Qu’est-ce que la justice sociale ?, p. 57.
66 R. Sennett dans Le travail sans qualités. Les conséquences humaines de la flexibilité, Albin Michel, 2000, soutient d’ailleurs qu’aux USA la classe sociale s’évalue principalement en termes de statut, cf. pp. 86 sqq.
67 Cf. R. Sennett et J. Cobb, The hidden injuries of class, Vintage book, 1972.
68 CF. R.Hoggart dans La Culture du pauvre, Minuit, 1970.
69 Cf. P. Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Minuit, 1979 ; « Espace social et genèse des classes », in Langage et pouvoir symbolique, Seuil, 2001.
70 Cf. A. Sayer, The moral signification of class, Cambridge, UP, 2005.
71 71 Cf. A. Honneth, « Moral consciousness and class domination », in The fragmented world of the social. Essays in social and political philosophy, State university of New-York Press, 1995.
72 Cf. par exemple le cas des minorités ethniques qui occupent, dans certain pays émergents ou sous-développés des positions économiques et sociales dominantes mais qui doivent néanmoins affronter des formes de mépris social qui peuvent s’exprimer parfois de façon violente comme le montre A. Chua dans Le Monde en feu. Violence sociale et mondialisation, Seuil, 2007.
73 Cf. Redistribution or Recognition, pp. 141, 143, 226 ; A. Honneth, La société du mépris. Vers une nouvelle Théorie Critique, La Découverte 2006, pp. 270, 281. Il n’en reste pas moins que cette thèse sur la redéfinition de l’estime sociale à partir du travail ne débouche pas chez Honneth sur une conception théorique poussée du rôle de la reconnaissance dans le cadre du travail.
74 La place manque pour discuter ici de la question de savoir si la position de Honneth est ou non seulement « culturaliste » ; sur cette question, cf. la discussion nuancée de S. Thomson, The political theory of recognition. À critical introduction, op. cit. ; il ne s’agit que de savoir si la position économique des agents, indépendamment du genre ou de la race, les dote d’un statut social et d’une identité sociale liés à une distribution de reconnaissance. En ce sens, il est inexact de déclarer avec Fraser que le capitalisme ne détermine pas « la hiérarchie symbolique de statut de prestige », cf. Qu’est-ce que la justice sociale ?, p. 62 et Redistribution or Recognition, p. 53. Il faut plutôt soutenir qu’il n’est pas le seul à le faire.
75 Cf. « Recognition without Ethics », p. 29 ; Qu’est-ce que la justice sociale ?, pp. 52-53 ; « Identity, exclusion and critique… », p. 311.
76 Lorsqu’elle définit le statut en termes uniquement culturels, Fraser l’applique « au cas classique » du groupe ethnique considéré comme inférieur, mais aussi aux groupes raciaux, aux minorités sexuelles, aux femmes et enfin à toutes les catégories résultant des intersections de ces différents groupes, cf. Redistribution or Recognition, pp. 14-15 et Qu’est-ce que la justice sociale ?,pp. 46, 79-80.
77 Sur le statut des reconnaissances de compensation, cf. Ch. Lazzeri, « Qu’est-ce que la lutte pour la reconnaissance ? », in R. Damien, Ch. Lazzeri eds, Conflit, confiance, PUFC, 2006, ainsi que id. « Multiple self et reconnaissance. Autour des processus de construction de l’identité », in La reconnaissance : perspectives critiques, eds A. Le Goff, M. Garrau, Le Temps Philosophique, à paraître 2008.
78 Cf. S. Paugam, La Disqualification sociale. Essai sur la nouvelle pauvreté, PUF, 2000, p. 25.
79 Cf. « Penser la justice sociale... », p. 34.
80 Dans un autre contexte, Fraser avait pourtant traité de la « citoyenneté sociale » de façon plus globale, cf. N. Fraser, « Contract versus charity. Why is there no social citizenship in the United States », Socialist review, n° 22, 1992.
81 Cf. Qu’est-ce que la justice sociale ?, p. 22.
82 Cf. S. Beaud et M. Pialloux, Retour sur la condition ouvrière, 10/18, 2004, pp. 41-42, 79, 140-142, 149-152. ; Ch. Dejours, L’Évaluation du travail à l’épreuve du réel. Critique des fondements de l’évaluation, INRA, 2003, pp. 20-22 ; J-P. Durand et N. Hatzfeld, La Chaîne et le réseau. Peugeot-Sochaux, ambiances d’intérieur, Editions Page deux, 2002, pp. 109, sqq. ; M. Grenier-Pèze, P. Bouaziz, C. Buigues, C. Jacob, M. Depuilles-Imbaux, I. Leker, C. Roche, N. Sandret, M-C. Soula, C. Thomassin, A. Vuillet-Duval, « La notion de harcèlement dans le travail : réparation ou reconnaissance de la souffrance dans le travail », in Travailler, n° 9, 2002.
83 Cf. « Rethinking recognition : overcoming displacement… », p. 25.
84 Cf. « Identity, exclusion and critique… », p. 312.
85 Cf. Qu’est-ce que la justice sociale ?, p. 63.
86 De même, déclarer que les mécanismes économiques sont « relativement découplés des structures de prestige » (Recognition without ethics, p. 29) revient à admettre que les deux instances sont relativement couplées. Soutenir aussi que la « position de classe et la position de statut peuvent ne pas correspondre » (« Penser la justice sociale... », p. 23) implique que l’on reconnaisse que la plupart du temps elles correspondent ; même thèse du « couplage relatif » dans « Rethinking recognition : overcoming displacement… », pp. 25, 31.
87 Cf. P. Bourdieu, La distinction, op. cit., pp. 554-555 concernant précisément la définition des qualifications et des catégories professionnelles ; cf. aussi, id. Choses dites, Minuit, 1987, p. 159 et id., Méditations pascaliennes, Seuil, 1997, pp. 221 sqq.
88 Cf. A. Honneth, « Recognition or Redistribution ? Changing Perspectives on the moral order of society », in Theory, Culture & Society, vol. 18, n° 2-3, 2001 ; id. « La reconnaissance : une piste pour la théorie sociale contemporaine », in Identités et démocraties, diversité culturelle et mondialisation : repenser la démocratie, ed. R. Le Coadic, Presses universitaires de Rennes, 2003 ; id. Redistribution or recognition, p. 117-118.
89 Cf. « Rethinking Recognition… », pp. 24-25 ; Qu’est-ce que la justice sociale ?, p. 72 ; « Pour une politique féministe à l’âge de la reconnaissance » op. cit., pp. 154-155.
90 La thèse de Fraser semble ici assez proche de la conception utilitaire et instrumentale du travail que présente Habermas, cf. A. Honneth, « Travail et agir instrumental. À propos des problèmes catégoriels d’une théorie critique de la société », in Travailler, n°18, 2007 et E. Renault, « Reconnaissance et travail », in Travailler, n°18, 2007. Fraser réaffirme d’ailleurs clairement que les conflits du travail doivent être compris dans leur dimension économique, cf. N. Fraser, « Abnormal justice », op. cit., p.14. I.M. Young a insisté elle aussi sur le danger de recourir à des catégories trop abstraites, telle la « redistribution », qui unifient arbitrairement des phénomènes économiques très différents, cf. I.M. Young, « Unruly categories : A critique of Nancy Fraser’s dual system theory », op. cit., pp. 152-153. Cependant, dans bien des cas, les objections de Young consistent à opposer à Fraser ses propres thèses, cf. particulièrement ibid., p. 159 et la réponse de Fraser, « A rejoinder to Iris Young », op. cit., pp. 126-127.
91 On trouvera dans les études citées dans la note 93 de multiples illustrations d’une telle situation contrastée en termes de reconnaissance qui fait se côtoyer dans une même entreprise des sous-traitants affectés à tâches d’exécution précaires non reconnues, des groupes professionnels qualifiés en déclin ou bien en ascension, des personnels d’encadrement uniquement recrutés sur projet, etc.
92 Sur l’existence de cette « culture du risque », cf. A. Giddens, Modernity ad self-identity, Stanford univ. Press, 1991 ; A. Ehrenberg, Le culte de la performance, Hachette, 1991, IIIe partie, chap. I P. Peretti-Watel, « La culture du risque, ses marqueurs sociaux et ses paradoxes. Une exploration empirique », in Revue économique, n° 2, 2005 et id. « Interprétation et quantification des prises de risque délibérées », in Cahiers internationaux de sociologie, vol. CXIV, 2003.
93 Cf. R. Sennett, Le Travail sans qualités. Les conséquences humaines de la flexibilité, Albin Michel, 2000, pp. 91, sqq. ; A Ehrenberg, Le Culte de la performance, op. cit., IIIe partie, chap. I ; Cl. Dubar, La Crise des identités, PUF, 2007, pp. 110, sqq., 125 sqq. ; M. Lallement, Le Travail. Une sociologie contemporaine, Gallimard, 2007, pp. 243 sqq. ; V. De Gauléjac, et N. Aubert, Le Coût de l’excellence, Seuil, 2007, pp. 164, sqq. ; V. de Gauléjac, I. Taboada Léonetti, La Lutte des places, Desclée de Brouwer, 1994, pp. 34 sqq. ; O. Courpasson, L’action contrainte. Organisation libérale et domination, PUF, 2000, pp. 210 sqq. ; R Castel, Les Métamorphoses de la question sociale, Fayard, 1995, pp. 399, sqq. Plus généralement, la reconnaissance agit comme un impératif social d’auto-réalisation, voué à l’échec, cf. Z. Bauman, La Vie liquide Chambon, Le Rouergue, 2006, p. 29.
94 Cf. S. Woswinkel, « L’admiration sans appréciation. Les paradoxes de la double reconnaissance du travail subjectivé », in Travailler, n°18, 2007 ; V. de Gauléjac, I. Taboada Léonetti, La lutte des places, op. cit., p. 37.
95 Cf. H. Kocyba, « Reconnaissance, subjectivisation, singularité », in Travailler, n°18, 2007.
96 Cf. A. Honneth, La Société du mépris, op. id., pp. 272-273.
97 F. Dubet, Injustices. L’expérience des inégalités au travail, Seuil, 2000. p. 197, pp. 309 sqq.
98 On pourrait ajouter en outre qu’il existe des mécanismes d’identification-intégration du salarié à son entreprise (cf. S. Paugam, Le salarié de la précarité, PUF, 2000, chap. V et VI) qui produisent des effets de reconnaissance et qui font précisément qu’un « licenciement boursier » est vécu, contrairement à l’analyse de Fraser – dans Qu’est-ce que la justice sociale ?, p. 53 analyse reprise telle quelle dans « Identity exclusion and critique… », p. 311 – comme une forme particulièrement radicale de mépris social, suscitant, le plus souvent d’ailleurs, des réactions d’indignation.
99 Cf. sur ce point, par exemple, les préconisations du rapport de Ch. Dejours pour la commission thématique « Violence, emploi, travail, santé » dans le cadre des travaux préparatoires à l’élaboration du plan « Violence et Santé », Conjurer la violence. Travail, violence et santé, dir. Ch. Dejours, Payot, 2007, pp. 113-127.
100 Cf. note 77.
101 Fraser semble d’ailleurs admettre que la reconnaissance puisse seulement constituer une condition de la vie bonne en imputant au minimum à Honneth une ambiguïté sur ce point, cf. Redistribution or Recognition, pp. 235-236.
102 Il est impossible de discuter de cette question ici, mais des théoriciens de la reconnaissance comme Honneth sont aussi partisans d’une théorie de la justice permettant de départager les exigences de reconnaissance et de contester les différentes formes de mépris social, cf. entre autres références, A. Honneth, « Reconnaissances et justice. Esquisse d’une théorie pluraliste de la justice », in Le passant ordinaire ; « justice et la liberté communicationnelle. Réflexions à partir de Hegel » in Barbara Merker, Georg Mohr, Michael Quante, eds, Subjektivität und Anerkennung, Paderborn, Mantis Verlag, 2004, dans ce volume ; « Autonomy, Vulnerability, Recognition and Justice », in John Christman & Joel Anderson eds, Autonomy and the challenge to liberalism, New essays, New York, Cambridge UP 2005. « The other of justice : Habermas and the ethical challenge of postmodernism », in St. White ed. The Cambridge companion to Habermas, Cambridge UP, 1995 ; sans doute, une telle théorie est-elle simplement ébauchée chez lui et cette ébauche n’est-elle guère convaincante en l’état de son élaboration, mais on ne peut faire comme si elle n’existait pas.
103 Cf. « Identity, exclusion, and critique… », p. 307. On trouve un argument voisin chez I. M. Young, « Unruly categories… », p. 158.
104 Cf. M. Williams, « Représentation de groupe et démocratie délibérative : une alliance malaisée », in Philosophiques, 29/2, 2002 ; Jane Mans-bridge, « Feminism and Democracy », in The american prospect, n° 1, 1990 ; D. Kahane, « Délibération démocratique et ontologie sociale », in Philosophiques, 29/2, 2002 ; L. Sanders, « Against deliberation », in Political Theory, 1997, vol. 25, n° 3.
105 Cf. P. Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Seuil, 2001 ; Cf. aussi, J. Tully, « Exclusion and assimilation : two forms of domination in relation to freedom », in Domination and exclusion, Nomos, n° 46, eds M. Williams et S. Macedo, Princeton UP, 2004, pp. 214-215.
106 Cf. Qu’est-ce que la justice sociale ?, pp. 120 sqq. Redistribution or Recognition, pp. 43-44.
107 Cf. ibid.
108 Cf. Redistribution or Recognition, pp. 29, 220. On trouverait aussi chez Honneth la mise en œuvre de revendications concernant les politiques de protection sociale et de redistribution, aussi bien dans le cadre du travail que dans celui de la famille, ce qui signifie que sa conception de la reconnaissance ne saurait se réduire à une simple dimension interactionniste.
109 Il faut se souvenir que Durkheim expliquait le processus de la différenciation sociale par la nécessité de multiplier les univers sociaux de concurrence permettant ainsi la coexistence sociale des rivaux, cf. Durkheim De la division du travail social, Paris, PUF 1991, pp. 240, 253.
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Lucien Lévy-Bruhl
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