Transferts secrets entre maîtres et disciples
p. 789-794
Texte intégral
Mars 2019
Définition & étymologie
1Le Kugyŏl est un système d’écriture inventé autour du viiie siècle sous le Silla Unifié1. Au sein des phrases se trouve un t’o (토~吐) que l’on appelle aussi Kugyŏl (구결~口訣), c’est-à-dire une indication permettant au lecteur débutant en chinois classique de déterminer la valeur grammaticale des sinogrammes. Même s’il n’en est pas l’auteur officiel, le nom du bonze Ŭisang revient régulièrement dans les ouvrages spécialisés sur la question comme étant le religieux à l’origine de sa création. L’étymologie du mot Kugyŏl provient de deux caractères chinois (口訣). Deux hypothèses concernant leur interprétation sont proposées. D’après An Byŏnghŭi (1977), le premier caractère (口) est emprunté sur un plan purement sémantique, pour traduire le mot « bouche » ip (입) en coréen. Le deuxième caractère (訣) serait un emprunt phonétique, en coréen kyŏt (겿), c’est-à-dire un son chargé d’indiquer une information à côté d’un caractère chinois. Le deuxième postulat, le plus généralement accepté, est celui avancé par le président de l’association du Kugyŏl, le professeur Nam P’unghyŏn (1999). Kugyŏl serait en réalité la forme abrégée de quatre caractères, kusubikyŏl口授祕訣. Cette combinaison de caractères peut se traduire par « transferts secrets entre professeurs et disciples ».
Chinois et coréen : deux typologies radicalement différentes
2Le chinois et le coréen appartiennent à deux familles de langues bien distinctes. Le chinois est issu du sino-tibétain, sa typologie est de type « Sujet-Verbe-Objet ». Le coréen quant à lui appartient aux langues ouralo-altaïques qui ont pour caractéristique de mettre l’objet avant le verbe, « Sujet-Objet-Verbe » comme c’est le cas du turc, du mongol et du japonais. Le coréen est une langue agglutinante qui accole à un radical un grand nombre de suffixes. Il n’a par conséquent aucun lien linguistique avec le chinois. Cela rend ainsi la lecture du chinois extrêmement difficile. Pour toutes ces raisons, des moines coréens qui ont longtemps séjourné en Chine et qui maîtrisent très bien la lecture du chinois classique, vont à leur retour en Corée promouvoir, enseigner ce système d’écriture. Le Kugyŏl va permettre à leurs disciples de déchiffrer plus facilement les soutras, et va devenir au fil du temps un véritable support visuel pour la lecture des textes bouddhistes, religion en pleine expansion à la fin du Grand Silla et qui atteint son apogée sous le Koryŏ (918-1392). Il faudra attendre le xve siècle pour assister à l’avènement d’un autre système d’écriture, le Han’gŭl. Celui-ci va lentement remplacer l’usage des caractères chinois et du chinois classique et par la même occasion supplanter les autres systèmes d’écritures tels que l’Idu ou le Kugyŏl.
Deux systèmes d’écritures
3Il faut distinguer deux sortes de Kugyŏl. Le premier type de Kugyŏl s’appelle le « Kugyŏl à caractères » muncha kugyŏl (문자구결~文字口訣), autrement dit des caractères chinois qui ont été simplifiés afin de les insérer dans le texte bouddhiste. Par exemple 口 est une abréviation du caractère mi 彌. Les universitaires sud-coréens et leurs collègues japonais se disputent d’ailleurs la paternité de ce système d’écriture (sans pouvoir en apporter des preuves) car sa création date à peu près de la même période que celle des hiragana et des katakana. En outre, la ressemblance entre le syllabaire japonais et le Kugyŏl est très frappante. Voici un exemple tiré du dernier texte retrouvé en Kugyŏl, le chabidoryangch’ambŏp, découvert en décembre 2015 dans le temple de Kilim, près de Kyŏngju. Pour des raisons pratiques, la phrase normalement écrite à la verticale, est écrite ici à l’horizontale. Les crochets [ ] indiquent que les caractères kugyŏl sont à droite du caractère concerné, sur la gauche du caractère en l’absence de crochets.
捨[口口口] 地獄身口得[口] 金剛身口
4abandonne-TER-enfer du corps-ACC-obtenir-CC-or-diamant-corps-ACC2
5Abandonnez l’enfer du corps et obtenez le corps de Vajra (corps au diamant doré).
6On voit très clairement que les caractères kugyŏl représentent la fonction grammaticale de la structure coréenne. Les textes modifiés sont issus du chinois classique, d’un soutra qui a été importé par les bonzes coréens. Voici un autre exemple, avec la phrase originale et la version en caractère kugyŏl.
7Chinois classique original
我於罪人…
8Je-DAT-crime-homme
9Concernant les criminels, je…
10Chinois classique en Kugyŏl à caractères
我口於3罪人口口
11Je-MAR-DAT (du chinois)-crime-homme-DAT (du coréen)
12Concernant les criminels, je…
13Grâce à l’universitaire japonais Kobayashi Yoshinori, la recherche sur le Kugyŏl a pris un nouvel élan en 2000. Il est en effet la personne à qui on attribue généralement la découverte sensationnelle d’une autre forme de Kugyŏl, dénommé « Kugyŏl à points » en coréen puho kugyŏl (부호구결~符號口訣). Les « Kugyŏl à points » ou « Kugyŏl à signes » sont des marques, des points ou des traits à peine visibles insérés près d’un caractère chinois à l’aide d’un stylet, en coréen kakp’il (각필~閣筆), afin d’indiquer les marqueurs grammaticaux du coréen. La position du point indique la fonction grammaticale du caractère. Le stylet en question était en ivoire ou parfois simplement en bambou. Contrairement au pinceau traditionnel utilisé pour la calligraphie, les traits ou les points étaient perceptibles seulement avec l’aide d’une lumière suffisamment forte. Lors de son retour au Japon, Kobayashi Yoshinori, originaire de Hiroshima, va effectuer des recherches sur des textes japonais datant de la même période. Il va découvrir également des points autour des caractères chinois que les Japonais appellent aujourd’hui Kunten. La plupart de ces marques sont à 90 % des points et leurs rôles ont été clairement identifiés. Les 10 % restant sont donc des traits très légers aux couleurs bleues ou rouges. Voici des exemples du kakp’il kugyŏl.
14Lorsqu’un point est localisé à droite du caractère, il indique que celui-ci est un complément d’objet direct dans la phrase, il correspond en réalité à la forme accusative que l’on connaît en coréen contemporain, à savoir ŭl et rŭl (을,를). Si le point par exemple est situé au centre du caractère, il représente alors le marqueur de thème c’est-à-dire la forme ŭn, nŭn (은,는) du coréen. Dans ce cas, le caractère « roi » est le sujet de la phrase.
Deux types de lectures
15Il existe également deux formes de lectures du Kugyŏl. La première, qui s’étend du viie siècle au xiiie siècle est la lecture dite avec « interprétation » en coréen, le sŏktok kugyŏl (석독구결~釋讀口訣). Le « Kugyŏl avec interprétation » consiste à lire à haute voix le texte en chinois classique ainsi que les éléments en caractères Kugyŏl afin de pouvoir « traduire » le texte à la manière coréenne, c’est-à-dire en suivant l’ordre des mots de la langue vernaculaire que l’on appelle aussi « lecture inversée » yŏktokkugyŏl (역독구결~逆讀口訣). Le sŏktok kugyŏl peut aussi bien être lu avec des « Kugyŏl à points » ou des « Kugyŏl à caractères ». En 1975, l’universitaire Nam P’unghyŏn découvre un deuxième type de lecture, la lecture dite « consécutive », en coréen le sundok kugyŏl (순독구결~順讀口訣). Ce type de lecture va progressivement remplacer le sŏktok kugyŏl à la fin du Koryŏ, autour du xive siècle. Les bonzes vont lire le soutra en suivant l’ordre naturel de la syntaxe chinoise tout en maintenant les caractères du Kugyŏl. On notera au passage que le sundok kugyŏl utilise seulement les caractères kugyŏl. Tout du moins, on n’a pas à ce jour, découvert de textes écrits en « Kugyŏl à points » sous la période Chosŏn. Autre information intéressante à noter est que le sundok kugyŏl utilise à la fois des caractères chinois simplifiés, non simplifiés, voire en Han’gŭl. En outre, il ne se limite plus aux soutras, certains passages des « Entretiens » de Confucius sont écrits en sundok kugyŏl, mais cela reste relativement rare. Par exemple :
16Texte original en chinois classique
學而時習之 不亦悅乎
17Texte en sundok kugyŏl avec des caractères non simplifiés
學而時習之面 不亦悅乎牙
Les caractères chinois en gras, sont des caractères kugyŏl non simplifiés.
18Texte en sundok kugyŏl avec l’alphabet Han’gŭl
學而時시習습之지면不블亦역悦열乎호아
19Traduction
« Si tu as bien étudié et que tu maîtrises bien ton sujet, tu es satisfait, n’est-ce pas ? »
Une recherche très actuelle
20En décembre 2015, des universitaires coréens découvrent plusieurs centaines de pages de soutras à l’intérieur d’une statue imposante, dans le temple Kirim à Kyŏngju. Bon nombre de ces précieux documents n’ont pas encore été analysés dans leur totalité, mais on a déjà pu étudier certains textes qui présentent de nouvelles formes de « Caractères Kugyŏl », notamment cinq pages d’un texte bouddhiste très célèbre, « La repentance du Dharma de la gentillesse et de la compassion au sein du Bodhimanda », en coréen le chabidoryang ch’ambŏp (자비도량참법~慈悲道場懺法). Il faut savoir que très peu de chercheurs dans le monde travaillent sur ce système unique, environ une trentaine en Corée, ainsi que quelques universitaires occidentaux.
Les textes connus à ce jour
21À ce jour, nous avons découvert en Corée dix textes écrits en Kugyŏl avec interprétation (석독구결~釋讀口訣) rédigés en caractères kugyŏl ou en kugyŏl à points :
Romanisation du titre | Han’gŭl | Caractères chinois | Volume | Période | Type de kugyŏl |
Sŏkhwaŏmgyobungi | 석화엄교분기 | 釋華嚴敎分記 | 3 | xe siècle | Caractères |
Taebanggwangbulhwaŏmgyŏngso | 대방광불화엄경소 | 大方廣佛華嚴經 | 35 | xiie siècle | Caractères |
Taebanggwangbulhwaŏmgyŏng | 대방광불화엄경 | 大方廣佛華嚴經 | 14 | xiie siècle | Caractères |
Happugŭmgwangmyŏnggyŏng | 합부금광명경 | 合部金光明經 | 3 | xiiie siècle | Caractères |
Kuyŏginwanggyŏng | 구역인왕경 | 舊譯仁王經 | 1 | xiiie siècle | Caractères |
Chubonhwaŏmgyŏng | 주본화엄경 | 周本華嚴經 | 6, 22, 31, 34 | xie siècle | Points |
Chinbonhwaŏmgyŏng | 진본화엄경 | 晉本華嚴經 | 20 | xie siècle | Points |
Myobŏbyŏnhwagyŏng | 묘법연화경 | 妙法華經 | 1 et 7 | xie siècle | Points |
Yugasajiron | 유가사지론 | 瑜伽師地論 | 3, 5, 8 | xe siècle | Points |
Chabidoryang ch’ambŏp | 자비도량참법 | 慈悲道場懺法 | 3 | xiiie siècle | Caractères |
Conclusion
22L’étude du Kugyŏl avec interprétation peut nous apporter des informations substantielles sur la Corée du Silla et Koryŏ. Cette recherche touche plusieurs aspects, la place bien entendu du bouddhisme durant ces dynasties, la capacité des bonzes à lire et déchiffrer les soutras, et d’une manière plus générale, cet ancien mode de lecture peut nous donner des informations précieuses sur les sons du coréen avant l’invention du Han’gŭl. Enfin, il est probable que de nombreux textes en Kugyŏl existent en Corée du Nord. Leur déchiffrement constituerait une avancée significative dans cette recherche.
Bibliographie
Chŏng, Chaeyŏng, « The Language and Writing of Ancient Korea », Korea Journal 50 (2), 2010, p. 5-7.
Nam, P’unghyŏn, The languages of Japan and Korea, Londres, Routledge, 2012, p. 41-72.
Ramsey, Robert & Lee, Ki-Moon, History of the Korean Language, Cambridge, Cambridge University Press, 2011, 348 p.
Notes de bas de page
1 Le Silla Unifié s’étend de 668 à 918.
2 TER : terminaisons ; ACC : forme accusative ; CC : conjonction de coordination ; MAR : marqueur du thème ; DAT : forme dative.
3 Le caractère chinois servant de marqueur du datif est ignoré par les bonzes coréens car ils ont précisément déjà deux caractères kugyŏl indiquant le datif, à savoir 口口.
Auteur
Maître de conférences à l’AMU et membre de l’IrAsia, du CRLAO et du CRC
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