Le renseignement japonais : une problématique actuelle, une histoire nécessaire
p. 533-537
Texte intégral
Mars 2020
1Le renseignement et les guerres secrètes se jouent dans des espaces hors la légalité et leurs contours demeurent flous, ce qui en fait un sujet difficile à traiter de manière objective et apaisée. Cela tient également, comme le souligne Alain Dewerpe, à la persistance, autour du renseignement, d’un imaginaire romanesque du secret, des complots, des manipulations et du mensonge, ainsi qu’à une méfiance plus ou moins assumée pour ce qui était considéré comme les égouts de la politique. On y retrouve également la dichotomie entre la surveillance et la protection du public : il s’agit, d’un côté, de contrôler les populations et, de l’autre, de déjouer les menaces. Quand un lanceur d’alerte comme Edward Snowden met à jour un abus de pouvoir, les gouvernements en place, démocratiques ou non, mettent en avant la nécessité de se défendre sur le terrain de l’action clandestine, qu’elle soit physique ou non.
2Au Japon, ces questions font l’objet d’intenses débats depuis la fin de la guerre du Pacifique. En décembre dernier, la décision d’envoyer un navire et deux avions de reconnaissance des Forces d’autodéfense (FAD) afin de mener une mission de renseignement dans le golfe d’Oman a ainsi ému l’opinion : elle a été prise par le Cabinet sans être débattue ou votée par la Diète japonaise. Cette décision pose la question de l’usage des forces militaires japonaises, même pour une action non violente comme le renseignement, et du contrôle démocratique de cet usage dans l’évolution du droit japonais en lien avec les questions de défense. Nous allons dans un premier temps évoquer les récents changements de paradigmes du renseignement japonais et dans un second temps en montrer les racines historiques.
3À la suite de la défaite et de la dissolution de l’Armée impériale japonaise en 1945, les autorités japonaises n’ont eu de cesse de travailler à remettre sur pied des services de renseignement dignes de ce nom. Parmi les promoteurs de telles réformes, on pourra citer Gotôda Masaharu (1914-2005), ministre de la Justice (1993) et Secrétaire général du cabinet de Yasuhiro Nakasone (1918-2019). Cet objectif semble aujourd’hui à portée d’atteinte, en particulier depuis la mise en place par l’administration Abe du Conseil national de sécurité (loi de novembre 2013) et le passage de la loi sur la Protection des secrets spécifiquement désignés touchant à la sûreté nationale (décembre 2013). Cependant, cette loi est encore aujourd’hui très critiquée. En effet, des flous subsistent. Si chaque chambre de la Diète a mis en place un Comité sur le renseignement (Jôhô kanshi shinsakai), aucune instance de vérification et de contrôle indépendante de l’exécutif n’a été mise en place. Ce manque de contrôle démocratique du secret pose de nombreux problèmes quant à la liberté de l’information et donc de la presse, ce qui demeure le point sur lequel sont focalisées les critiques.
4Le mérite principal de ces deux lois consiste à combler un certain nombre de vides apparus dans le processus de reconstitution de l’appareil de renseignement japonais, et tout particulièrement les problèmes de communication entre les agences de renseignement suivant les ministères auxquels elles sont rattachées (il s’agit d’un problème connu des administrations japonaises en général). Ainsi, avant 2013, rien n’obligeait celles-ci à coopérer entre elles. Ces deux lois ont également permis d’uniformiser la désignation de ce qui est secret et ce qui ne l’est pas, afin de rationaliser l’information et également de rassurer l’allié américain quant au sérieux du renseignement japonais. Dans ce cadre clarifié, le Conseil national de sécurité, qui dépend du Premier ministre, a pour rôle de donner aux décideurs politiques une seule source de renseignement, produit de la collaboration des différentes agences.
5Pour expliquer l’avènement de ce nouveau paradigme d’un renseignement japonais renforcé, centralisé et plus opérationnel, il faut envisager de nombreux facteurs et, en premier lieu, le rapport du Japon à son environnement international. À l’issue de la Seconde Guerre mondiale, le renseignement japonais s’est reconstitué petit à petit, d’abord sous le contrôle des autorités d’occupation américaines, puis sous contrôle japonais, mais en gardant une large dépendance à l’allié américain. Après avoir bon an mal an servi les besoins américains durant la guerre froide, les services de renseignement japonais doivent travailler dans une situation géopolitique dégradée. Ils doivent faire face à la montée en puissance de la Chine, à la menace nord-coréenne, et tout récemment à la volatilité de l’occupant actuel de la Maison-Blanche. Dans ce cadre, l’administration Abe a dit sa volonté d’augmenter les dépenses de défense qui représentent actuellement moins de 1 % du PIB. Ce niveau de dépense peu élevé est un héritage de la doctrine Yoshida qui servit à faire des économies en sous-traitant la défense japonaise aux États-Unis.
6En plus d’un rejet de l’usage de la force dans la défense nationale, le pacifisme japonais est ancré dans la crainte du retour d’un régime militariste et de la perte des libertés civiles. L’opposition des grands quotidiens, Mainichi shimbun, Asahi shimbun et Tôkyô shimbun ainsi que de la majorité de la presse régionale, d’une partie de la société civile et de l’opposition politique à la loi sur la Protection des Secrets en est un bon exemple, car le renseignement, en tout cas de prime abord, ne requiert pas l’usage de la force militaire. Aussi, l’opposition à la loi montre surtout la peur légitime d’assister à une mise à mal des droits démocratiques, dont, au premier chef, le droit à l’information. Cette crainte est profondément ancrée dans l’histoire du pays et de ses activités de renseignement – dont les acteurs se révèlent très volatils.
7Au Japon, le renseignement militaire moderne voit le jour avec la fondation du bureau d’état-major de la nouvelle armée japonaise en 1871, qui est placé sous l’égide du ministère de l’Armée. En plus des acteurs institutionnels, tels que les attachés militaires, c’est toute une galaxie d’acteurs qui viennent prendre part à cette activité de manière plus ou moins claire et plus ou moins officielle. Les officiers de l’Armée, tels que Fukushima Yasumasa (1852-1919), ou Akashi Motojirô (1864-1919), constituent en réalité la portion congrue des acteurs du renseignement où l’on trouve des étudiants, des hommes d’affaires, des diplomates et autres agents politiques. Parmi ces acteurs se trouvent des agents d’influence non institutionnels, qui apparaissent dans les années 1880 – et dont le rôle est largement sous-évalué par l’historiographie.
8Pour la majorité, ces derniers ont œuvré à faciliter l’expansion japonaise en Asie, qu’elle soit territoriale, politique ou économique. On peut citer quelques exemples : avant la guerre sino-japonaise de 1894 un groupe soutenu par l’association ultranationaliste Gen’yôsha, le Tenyûkyô, tente de mener des actions insurrectionnelles en aidant la rébellion paysanne coréenne, Tonghak ; en Russie, des membres de l’association Kokuryûkai avec à sa tête Uchida Ryôhei (1879-1937), s’installent à Vladivostok afin d’y rassembler des renseignements à propos de la présence russe en Extrême-Orient ; en Chine, ils viennent en aide à divers révolutionnaires, dont Sun Yat-sen, afin de servir les intérêts japonais.
9Mais ces agents d’influence ne sont pas les seuls acteurs du renseignement ; il existe d’autres catégories notamment formées par l’Institut pour une culture commune de l’Asie de l’Est (Tôadôbun shoin), qui deviennent diplomates, banquiers, hommes d’affaires ou militaires et qui sont une source importante de renseignement.
10Les années passant, le renseignement japonais se professionnalise, la présence japonaise sur le continent se fait plus forte, et les services d’acteurs tels que les agents d’influence se justifient de moins en moins ; leur rôle diminue donc au point de disparaître. Cependant, les méthodes et le rapport à l’action hors contrôle des institutions, eux, continuent à être utilisés par les militaires. C’est le cas des spécialistes de la Chine (Shinatsû), tels que Sasaki Tôichi (1886-1955), qui jouent un rôle central dans les activités de renseignement de l’Armée en Chine. Sur le front intérieur, par le biais de la loi de Préservation de la Paix instaurée dès 1925, la population se trouve étroitement surveillée par les polices civiles et militaires.
11Après la défaite japonaise, les autorités d’occupation américaines mettent en place des unités de renseignement au Japon, notamment via le détachement pour le contre-espionnage de la section du renseignement militaire du SCAP (Supreme Command of the Allied Powers), le 441 st Counter Intelligence Corps, dirigée par le général Charles Willoughby (1882-1972), dont l’objectif est de purger l’appareil militaire des anciens responsables du régime militariste japonais. D’anciens officiers du renseignement de l’Armée impériale japonaise parviennent néanmoins à se faire apprécier de Willoughby, que le Général MacArthur surnomme « mon adorable fasciste », et sont intégrés dans les services de renseignement du SCAP. Des hommes tels que le lieutenant-général Arisue Seizô (1895-1992), dernier commandant du renseignement de l’Armée impériale, avec qui Willoughby peut partager son admiration du Duce, parviennent à se faire recruter. Arisue devient conseiller auprès de l’armée américaine d’occupation en 1946. Il crée une unité de renseignement nommée Arisue Kikan. En 1951, un rapport de la CIA indique que l’objectif de ces hommes n’est pas le renseignement ni même la création d’un service de renseignement japonais, mais la reconstitution des forces armées.
12Si le départ de Willoughby et de MacArthur en 1950 et le recouvrement par le Japon de sa souveraineté en 1952 permettent aux autorités, dont le Premier ministre Yoshida Shigeru, de remettre un peu d’ordre au sein du renseignement japonais, cette première étape met en lumière le chemin parcouru. Elle rappelle également combien sont fondées les craintes d’une partie de la population quant au risque de mise à mal des libertés démocratiques par un pouvoir qui serait peu scrupuleux de celles-ci. En somme, si les réformes lancées en 2013 sont légitimes du point de vue de l’efficacité du renseignement japonais, les demandes de contrôle démocratique le sont tout autant, car les risques de dérive sont bien présents.
Bibliographie
Dewerpe, Alain, Espion : une anthropologie historique du secret d’État contemporain, Paris, Gallimard, 1994, 478 p.
Kotani, Ken, Japanese Intelligence in World War II, Oxford/New York, Osprey Publishing, 2009, 232 p.
Samuels, Richard J., Special Duty : A History of the Japanese Intelligence Community, Ithaca (New York), Cornell University Press, 2019, 384 p.
Sastre, Grégoire, « Du non-institutionnel à l’institutionnel ? La relation des agents d’influence avec le renseignement militaire Japonais (1880-1912) », in Japon Pluriel 12, Arles, Philippe Picquier, 2018, p. 715-724.
Sastre, Grégoire, « Le phénomène des agents d’influence japonais en Asie (1880-1915) », Thèse de doctorat, université Paris-Diderot, Paris, 2016, 501 p.
Auteur
Postdoctorant au CRCAO et jeune chercheur associé au CRJ
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