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La rançon d’un succès : les défis renouvelés du VIH/sida au Vietnam

p. 451-455


Texte intégral

1Un des paradoxes de la situation du Vietnam, pays à forte croissance économique qui a accédé au rang de pays à revenu moyen en 2010, réside dans le surgissement de nouveaux défis, en raison même de ses succès. Le pays doit en effet opérer les mutations nécessaires pour assurer la durabilité de la prise en charge de vastes problèmes sociétaux dans le contexte de la disparition de puissants appuis dont il a bénéficié au cours des dernières décennies. C’est notamment le cas dans le domaine de la santé. De fin 2017 à fin 2018, les principaux programmes internationaux d’aide à la lutte contre le VIH/sida financés par le Fonds mondial, la Banque asiatique de développement et le Plan d’urgence des États-Unis pour l’aide en matière de sida (PEPFAR) arrivent à terme. Le ministère de la Santé a lancé un appel à toutes les ressources nationales susceptibles d’être mobilisées. Il craint une résurgence de l’épidémie (Bộ Y tế [Ministère de la Santé], 2017).

2Comment les sciences sociales peuvent-elles aborder de telles questions ? Pour illustrer l’approche adoptée dans le domaine des études de population, j’évoque ici quelques recherches que j’ai coordonnées après un aperçu de leur contexte sociodémographique et culturel.

D’une condamnation morale à une approche plus participative

3Dans un contexte de faible prévalence, la lutte contre le VIH/sida au Vietnam a connu des changements rapides, donnant lieu progressivement au déploiement d’une prise en charge.

4L’épidémie apparue en 1990 a connu une accélération jusqu’au début des années 2000 avant de ralentir. Elle est aujourd’hui considérée comme stabilisé. Elle est restée concentrée au sein de populations spécifiques telles que les consommateurs de drogue par voie injectable, les hommes qui ont des relations sexuelles avec des hommes ou les personnes qui exercent une activité de commerce sexuel (Bộ Y tế [Ministère de la Santé], 2017). En 2016, on estime à 250 000 le nombre de personnes vivant avec le VIH, représentant 0,4 % de la population âgée de 15 à 49 ans (Onusida, 2015).

5L’engagement du gouvernement dans la lutte contre le VIH/sida a longtemps été considéré comme faible (Independent Commission on AIDS in Asia, 2008). Au début des années 2000, les séropositifs restaient fortement dépendants de leurs proches pour l’achat d’un traitement. La plupart des personnes atteintes souffraient d’une dégradation rapide et invalidante de leur état de santé. À ces difficultés s’ajoutait la confrontation à des comportements discriminatoires (McNally, 2002). Jusqu’en 2003, la politique des « Fléaux sociaux » associait en effet le VIH à des pratiques interdites et réprimées telles que la prostitution, l’usage de drogue et l’addiction aux jeux (Vijeyarasa, 2010). Elle les liait dans un discours moralisateur, comme en témoignaient les panneaux d’affichage dans les espaces publics (Parker, 2007) (Illus. 1).

Illus. 1 : Exemple d’affiche illustrant le traitement du VIH/sida au sein de la campagne des fléaux sociaux. (Sam Son, 2005.)

© Myriam de Loenzien.

6Fin 2002, le premier programme de prise en charge thérapeutique et gratuit par antirétroviraux s’est mis en place dans plusieurs hôpitaux. Cette initiative pilote était menée par le Groupe français d’intérêt Public (GIP) Ensemble pour une Solidarité Thérapeutique En Réseau (ESTHER). Celui-ci a aidé à organiser la sélection des candidats au traitement, assurer leur observance du traitement, c’est-à-dire la prise rigoureuse des médicaments et la réalisation d’examens médicaux réguliers. Pour cela, il a cherché à favoriser une attitude positive des séropositifs à l’égard de leur traitement. Cette observance et cette adhérence étaient primordiales pour éviter le développement de souches résistantes du virus.

7À partir du milieu des années 2000, de nouveaux savoir-faire se sont diffusés et de nouvelles normes adoptées (Hirsch et al., 2015 ; Montoya, 2010). La loi sur le VIH/sida de 2006 a permis aux personnes séropositives d’accéder à une assurance santé (National Assembly, 2006). Les consultations des patients ont évolué vers une prise en charge plus individualisée. Les formations médicales élaborées en collaboration avec une aide internationale ont encouragé le développement de contacts directs et plus interactifs entre patients et soignants. Des conseillers ont été dédiés au sein des infrastructures de santé à l’aide aux personnes séropositives et leurs familles. La disponibilité des dépistages anonymes et gratuits s’est accrue (Loenzien, 2016). Les associations d’aide aux séropositifs se sont développées et ont progressivement été admises au sein de services hospitaliers. Cette nouvelle approche était marquée par une attitude d’empathie à l’égard des personnes atteintes (Pham et al., 2010) (Illus. 2).

Illus. 2 : « Le VIH vous tourmente ? À qui vous confier ? Venez au centre communautaire de conseil sanitaire. Ne vous inquiétez pas, il n’y a que vous et moi. Quand nous conseillons nous sommes des spécialistes, quand nous discutons nous sommes des confidents. » (Haiphong 2005.)

© Myriam de Loenzien.

8Par ailleurs, des programmes de réduction des dommages liés à l’injection de drogue ont été mis en œuvre avec notamment les services de thérapie de substitution en 2008 dans la province de Haiphong puis en 2009 dans plusieurs provinces dont celle de Hanoï (Socialist Republic of Vietnam, 2010 ; Des Jarlais et al., 2016). En 2017, on estimait à 124 000 le nombre de personnes séropositives qui bénéficiaient d’un traitement antirétroviral (Bộ Y tế [Ministère de la Santé], 2017). Cependant, avec la baisse progressive des aides allouées par les aides multilatérales et bilatérales s’est posée de façon croissante la question de la pérennité de la prise en charge (Linh, Huong & Thuy, 2015) (Pallas et al., 2015).

De l’hôpital à la famille : les différentes facettes de l’épidémie

9Les recherches auxquelles j’ai participé ont concerné la façon dont la lutte contre le VIH/sida s’est organisée à l’hôpital ainsi qu’au sein des ménages et familles.

10La première recherche visait à préciser les conditions de prise en charge psychosociale des séropositifs au sein de l’hôpital. Elle s’est déroulée de 2003 à 2006 à Hanoï et Haiphong. Un critère important de la prise en charge résidait dans la continuité des soins qui devait être assurée du dépistage du virus au traitement des infections opportunistes, de la prévention aux soins palliatifs encore très difficiles d’accès à cette époque. Cette continuité impliquait plusieurs acteurs parmi lesquels les infrastructures sanitaires, les familles des séropositifs, les groupes d’aide aux séropositifs et à leurs proches jouaient un rôle majeur (Loenzien, 2014b).

11Les résultats montrent que l’accès aux antirétroviraux a considérablement amélioré les conditions de vie des patients et s’est accompagné de profonds changements sociaux. Les infrastructures sanitaires alors en pleine restructuration se sont progressivement adaptées. L’initiative d’accès aux antirétroviraux a été relayée par de vastes programmes internationaux de prise en charge qui ont bénéficié de financements importants, permettant une pleine valorisation de cette expérience pilote. La famille est apparue très présente. Aussi, nous avons mené de 2005 à 2010 une étude à partir des ménages (Loenzien, 2014a). Nous avons utilisé une méthode cas témoin permettant de comparer des ménages comportant des personnes séropositives et des ménages n’en comportant pas.

12Cette étude s’est déroulée au nord du pays. La forte prévalence du VIH dans la province de Quang Ninh était liée à la circulation transfrontalière de drogue, l’existence de chantiers de mines conduisant à la concentration d’hommes jeunes migrant seuls, la présence de commerce sexuel impliquant en partie un tourisme venant de Chine. La situation sociodémographique et épidémiologique était contrastée entre d’une part la ville de Halong caractérisée par une forte prévalence du virus et des infrastructures sanitaires modernes, des associations d’aides aux séropositifs actives, d’autre part la commune rurale de Dông Triêu où la prévalence était relativement faible et les groupes de support aux séropositifs inexistants. Le contraste entre la vision idyllique de la baie de Halong et les conditions de vie de la population était saisissant.

13Notre étude a permis de préciser le profil sociodémographique et la situation familiale des personnes séropositives. En raison d’un dépistage très tardif, une part importante des séropositifs étaient des hommes jeunes et célibataires tandis que les aidants étaient majoritairement des femmes, notamment leurs mères, sœurs et pour certains leurs épouses. La forte norme d’assistance au sein du groupe familial était mise à rude épreuve dès le soupçon de séropositivité. Nous avons pu montrer que l’atteinte VIH/sida coïncidait avec un affaiblissement du lien conjugal quant à l’entraide dans le domaine sanitaire. La famille est apparue comme à la fois occupant une place centrale et porteuse de nombreuses ambivalences (Loenzien, 2009). Les membres de la famille s’efforçaient de faciliter les liens du patient avec les infrastructures sanitaires et les groupes d’aide afin de favoriser sa prise en charge mais ils contribuaient aussi à limiter et contrôler ses contacts pour obéir à des impératifs de prévention et de préservation du secret de la séropositivité face à la forte stigmatisation et aux comportements de discrimination. Le traitement de faveur réservé à la personne séropositive au sein de la famille contribuait à l’isoler et à la priver de contacts sociaux. Les familles cherchaient à maintenir leur cohésion et leur intégration dans un contexte de ressources restreintes et de peur de la transmission (Loenzien, 2014a).

Conclusion

14L’épidémie VIH/sida constitue un objet d’étude complexe. Son étude mobilise des connaissances en sciences biomédicales mais aussi sociales. L’angle d’approche que nous avons adopté illustre quelques aspects des transformations profondes qu’a connues le Vietnam au cours des dernières décennies. Il met en avant l’évolution des normes d’entraide et de solidarité, la prégnance des relations de genre et le rôle de régulateur que joue la famille. Celle-ci a été progressivement relayée par les organisations d’aide aux séropositifs qui se sont multipliées avec le déploiement des politiques de prise en charge. Aujourd’hui, l’objectif du gouvernement est d’obtenir une prévalence du VIH inférieure à 0,3 % ainsi que de réaliser le programme mondial 90-90-90 pour 2020 avec 90 % de séropositifs qui connaissent leur statut, 90 % de personnes dépistées qui bénéficient d’un traitement durable par antirétroviraux, 90 % de personnes traitées par antirétroviraux qui ont une charge virale indétectable (Bộ Y tế [Ministère de la Santé], 2017). Un vaste défi que les sciences sociales et humaines pourraient contribuer à relever.

Bibliographie

Loenzien, Myriam de, « Family : The Cornerstone of the Current Fight against HIV/AIDS Epidemic in Vietnam », in Magali Barbieri & Danièle Bélanger, Reconfiguring Families in Contemporary Vietnam, Redford City, Stanford University Press, 2009, p. 97-132.

Loenzien, Myriam de, Famille et société au prisme du VIH/Sida au Viêt Nam. Paris, L’Harmattan, 2014a, 264 p.

Loenzien, Myriam de, « Prise en charge des séropositifs VIH/Sida. Innovation et continuité des soins dans un contexte de rupture », in Gilbert de Terssac, Truong An Quoc & Michel Catla, Viêt-Nam en transitions, Lyon, ENS Editions, 2014b, p. 217-239.

Loenzien, Myriam de, 2016. « La dimension familiale du dépistage VIH/sida », in Maria E. Cosio Zavala & Bich-Ngoc Luu (éds), Mutations démographiques et sociales du Viêt Nam contemporain, Nanterre, Presses universitaires de Paris-Nanterre, 2016, p. 95-118.

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