La Corée du Nord : cas d’école de l’ignorance au service de la politique
p. 401-405
Texte intégral
Décembre 2016
1Le président Donal Trump va-t-il changer d’approche vis-à-vis de la République populaire démocratique de Corée (RPDC) ? Non pas en raison d’orientations idéologiques différentes mais pour prendre en compte le constat d’échec de la politique menée depuis plus de vingt ans (première crise nucléaire de 1994) par les administrations démocrate et républicaine. C’est loin d’être certain : une telle inflexion exigerait un doigté diplomatique qui ne semble pas la qualité première du nouveau président. Pourtant, une chose est claire : isolement, sanctions, négociations infructueuses (car hypothéquées d’entrée de jeu par l’arrière-pensée que le régime devait s’effondrer) se sont avérés une tactique contre-productive. Celle-ci n’a en rien entravé les ambitions nucléaires et balistiques nord-coréennes mais a conforté Pyongyang dans sa volonté de se doter d’une force de dissuasion.
2Fin octobre, le directeur des renseignements américains, James Clapper, n’a pas caché que l’abandon par Pyongyang de sa force de dissuasion était « probablement une cause perdue », reconnaissant implicitement que la politique menée par Washington était un fiasco puisqu’elle a eu un effet contraire à l’objectif recherché. La RPDC en est aujourd’hui à son cinquième essai nucléaire. Cet échec de la diplomatie américaine est aussi un cas d’école des errements d’un suivisme aussi aveugle que coupable des alliés des États-Unis, à commencer par l’Union européenne, dont il faudrait peut-être tirer les conséquences.
3Il est facile (et pas complètement faux) de faire porter sur la Chine la responsabilité de l’échec de la politique menée à l’égard de la RPDC : elle applique les sanctions, qu’elle vote au Conseil de sécurité, avec modération. Pékin a d’autres priorités que les États-Unis : les dirigeants chinois ne sont pas favorables à une RPDC nucléaire mais souhaitent encore moins déstabiliser le régime en l’étranglant. La raison plus fondamentale de l’échec de la politique des États-Unis et de leurs alliés à l’égard de la Corée du Nord est à rechercher aussi dans la perception qu’en ont leurs dirigeants : la RPDC est le pays le plus haï de la planète. Mais aussi un des plus mal connus. Et inversement.
4L’isolement volontaire de la RPDC et l’ostracisme dont elle est l’objet, conjugués à la rhétorique belliqueuse de Pyongyang ont engendré un rejet épidermique du plus vieil adversaire des États-Unis. La politique menée à l’égard de ce pays par Washington et ses alliés est d’abord le fruit d’une ignorance de l’« ennemi » qu’ils combattent. La dénonciation l’emporte sur une quête d’intelligibilité. Une tentative de compréhension ne signifie en rien, bien évidemment, ignorer, nier ou minimiser une noire réalité (la répression et les camps de travail) mais devrait permettre de se donner les moyens d’avoir une politique plus constructive sans pour autant baisser la garde.
5La diabolisation du régime opérée par l’administration Bush avec son florilège de formules simplistes (« État-voyou », pays de « l’Axe du Mal », régime « imprévisible » et « irrationnel ») demeure la doxa répercutée à satiété par les médias sur ce pays. Elle dénote une méconnaissance aussi délibérée que politiquement motivée de la nature et des objectifs du régime en esquivant un facteur primordial : le legs de la guerre froide et le sentiment d’insécurité d’un pays qui estime être toujours en état de guerre : « quel peut être l’effet des menaces de frappes préventives sur un pays qui vit depuis cinquante ans sous la menace nucléaire américaine sinon d’exacerber ces sentiments » d’insécurité, interroge Roland Bleiker1.
6La politique de la RPDC est loin d’être imprévisible et a fortiori irrationnelle si l’on se place dans la logique qui est la sienne : transformer l’armistice de 1953 en traité de paix, obtenir des garanties de sécurité et se dégager de sa situation de pays paria en imposant un rapport de force suffisant pour contraindre Washington et ses alliés à négocier. Sans dissuasion nucléaire, estime Pyongyang, la RPDC est à la merci du sort de l’Irak ou de l’Afghanistan. Cette stratégie n’a pas varié et les rebondissements de ces dernières années ne peuvent être compris que replacés dans ce contexte. La politique américaine et, derrière elle de ses alliés, n’a qu’une obsession (la prolifération) en se berçant de l’idée que le régime doit s’effondrer. Bien que démentie par les faits depuis vingt ans, cette arrière-pensée est à l’origine de la stratégie à court terme des États-Unis oscillant entre dialogue et confrontation alors que celle de Pyongyang, s’inscrit-elle dans une perspective à long terme (se doter de l’arme nucléaire) et ne change pas d’un iota son objectif.
7Déclenchée par Washington en octobre 2002, la seconde crise (après celle de 1994) est révélatrice des erreurs de jugements auxquelles conduit une stratégie aveuglée par des présupposées idéologiques. Non sans parallèle avec la manipulation des informations des services de renseignements pour en faire les « preuves » exigées de la Maison Blanche « justifiant » l’invasion de l’Irak, la crise nucléaire nord-coréenne a pour origine une utilisation de faits dont la véracité était secondaire par rapport au but recherché : la confrontation en espérant faire tomber le régime. Une stratégie qui eut un effet contraire à celui recherché : éliminer la « menace » nucléaire nord-coréenne.
8Lorsque George W. Bush arriva au pouvoir, le programme atomique de la RPDC était « gelé » sous la surveillance de l’Agence internationale pour l’Energie atomique (AIEA) conformément à l’accord-cadre de 1994. Libéré de cet accord rompu par Washington, et défiant les sanctions internationales, Pyongyang procédait à son premier essai atomique en 2006.
9L’appréhension d’un pays complexe, anachronique au regard d’autres régimes socialistes (effondrés ou en transition), démontrant une résilience peu commune, nécessite des instruments d’analyses plus affûtés que la simple dénonciation de l’abomination et du non-respect des règles internationales. La conviction d’avoir épinglé un phénomène en se fiant à des analogies historiques fragiles conduit à des erreurs de jugement et à des politiques erronées. En qualifiant par exemple le régime de « stalinien », on se contente de plaquer sur une réalité fruit d’un contexte historique, socioculturel et géopolitique spécifique, une grille de lecture ossifiée appliquée à des régimes communistes défunts. Le qualificatif « stalinien » n’est pas faux en soi mais réducteur : si le régime n’avait été que stalinien, il n’aurait pas survécu à l’effondrement du bloc soviétique.
10Animé d’un patriotisme viscéral, entretenu par une mémoire doloriste du passé colonial et de l’« agression » américaine, le régime nourrit dans la population une mentalité d’assiégé permanent. Pas plus le stalinisme que le maoïsme ou l’héritage politico-culturel, local pris isolément, ne fut déterminant dans sa construction : il est le fruit de l’interaction de ces facteurs. Une politique qui ignore ce contexte est vouée à l’échec. Seule une meilleure connaissance, fondée sur une expertise académique, pourrait remédier aux carences de la politique menée à l’égard de la RPDC afin de sortir de ce qui est devenu aujourd’hui l’impasse nucléaire.
11La recherche universitaire n’a pas pour tâche de prescrire une politique mais d’éclairer une situation afin que, dans le meilleur des cas, les gouvernants puissent définir une action plus appropriée à une réalité mal connue, réduite à une vision caricaturale. S’il existe une abondante littérature de qualité sur la RPDC, fruit de recherches approfondies, en coréen, chinois, japonais, russe et anglais, la France fait piètre figure : les chercheurs français travaillant sur ce pays se comptent sur les doigts d’une main. Et ceux qui aspirent à l’être ne sont guère encouragés par l’État. Au contraire. S’y rendre – ce qui, d’un point de vue scientifique, paraît la moindre des choses pour un chercheur qui aspire travailler sur un pays – est impossible sinon à ses frais et sans soutien sur place. La France, dernier pays avec l’Estonie à ne pas entretenir de relations diplomatiques avec la RPDC, ne donne pas de bourse pour s’y rendre. Pour pallier l’inertie de l’État, Patrick Maurus, ancien directeur du département Corée à l’Inalco et traducteur de littératures sud-coréenne et nord-coréenne, a ouvert une brèche que l’on ne peut que saluer : l’association Tangun, qu’il dirige et est composé d’étudiants, organise chaque année des séjours d’études à l’Université Kim Il-sung à Pyongyang pour une dizaine de doctorants en coréen mais aussi en d’autres disciplines. Ces séjours sont autofinancés par l’association qui a mis sur pied des voyages touristiques en RPDC dont les revenus servent à la prise en charge du séjour des étudiants2 dont les recherches vont de l’histoire tout court à l’histoire de l’art en passant par le cinéma ou les relations internationales.
12Il n’y a rien à apprendre en allant RPDC, dira-t-on. Si, beaucoup. À commencer par confronter les informations que l’on peut avoir à l’extérieur à ce que l’on voit – ou est donné à voir – pour les étayer, les nuancer ou les infirmer. Contrairement à une idée reçue, la RPDC n’est pas un pays figé. Sa société est en mutation. Elle n’est pas non plus un pays pauvre mais un pays appauvri par les conséquences économiques de la famine de la seconde partie des années 1990. Une économie hybride, de facto de marché (conjuguant centralisme et initiatives privées), l’élargissement de l’élite à une nouvelle couche d’« entrepreneurs », l’évolution souterraine des rapports sociaux, les arcanes du pouvoir… appellent pour les appréhender des recherches académiques et non pas seulement le ressassement de clichés. Mais, apparemment, une meilleure connaissance d’un pays, dont on dénonce la fermeture, n’est pas la préoccupation des politiques comme si davantage de savoir ne servait à rien.
13L’obsession sécuritaire (la non-prolifération nucléaire) élude les évolutions en cours, comme si ce pays ne pouvait pas changer, et ne contribue guère à remédier aux souffrances de la population dont il vaudrait mieux accompagner les efforts plutôt que de s’acharner à vouer aux gémonies ses dirigeants. Développer des échanges universitaires et culturels, ou renforcer l’action humanitaire, en d’autres termes ouvrir des espaces de dialogue pour l’instant inexistants ou entrebâillés, ne signifient en rien soutenir le régime ni baisser la garde mais permettraient de favoriser son évolution, de désenclaver le pays et aussi de contribuer à améliorer le sort de la population, victime de répression et de pénuries.
Notes de bas de page
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Journaliste au Monde
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