Le développement durable : un vrai casse-tête pour Hanoï
p. 357-360
Texte intégral
Août 2015
1Pour prendre en compte la réalité sociétale, Henri Bartoli avait suggéré en 1999, dans son ouvrage intitulé Repenser le développement. En finir avec la pauvreté, l’inséparabilité entre l’économique, le social et l’environnemental. Au sein de cette configuration relationnelle, le développement durable exige, selon ce professeur d’économie, que : « le social soit aux commandes, que l’écologie soit appréhendée comme conditionnalité nouvelle, que l’économique soit ramené à son rôle d’instrument ».
2Si, au nom de la paix sociale, au tournant des années 1980-1990, la question du développement économique – ou plus exactement celle de la croissance économique – revêtait au Vietnam une importance cruciale, la notion de développement durable suscite aujourd’hui un tel engouement que l’État-Parti vietnamien a mis en avant des mesures à prendre afin de préserver l’environnement, d’autant plus que la crédibilité du pouvoir en place et la pérennité de l’économie vietnamienne en dépendent grandement. Ainsi, le développement durable s’est affirmé au Vietnam comme un concept à la mode. Il a acquis une place importante, comme en témoigne la position prise en matière de développement par le Comité central en 1998 au travers de la directive 36, et, dès le premier congrès du xxie siècle du Parti communiste en 2001, l’instauration d’un ministère des Ressources naturelles et de l’Environnement en 2002 qui a contribué à la mise en place de la loi sur la protection de l’environnement en 2005. Dans les discours et les textes officiels, la terminologie utilisée est, pour le moins qu’on puisse dire, irréprochable : on vise un « développement rapide, efficace et durable » ; on fait de telle sorte que « la croissance économique soit accompagnée d’égalité et de progrès sociaux ainsi que d’actions de protection de l’environnement ».
3La prise de conscience « écologique » est réelle. D’autant plus que la réalité s’impose à tous. Bien qu’étant aux premiers stades d’une industrialisation promise à un bel avenir, une bonne partie de l’environnement du Vietnam a déjà été indéniablement dégradée. La pollution du milieu naturel devient alarmante dans bien des endroits, particulièrement dans les fleuves et les rivières. Certains cours d’eau sont même déclarés « morts ». Récemment, des appels ont été renouvelés directement auprès du Premier ministre pour sauver d’un projet immobilier le Dong Nai, fleuve dans le sud du pays déjà très connu par le volume d’eaux industrielles qu’il reçoit quotidiennement. Dans la capitale, la surface des lacs – réservoirs naturels en cas d’inondations, outre leur aspect charmant – se réduit à un rythme alarmant en raison des empiétements dus aux constructions illégales, à la grave pollution liée à une forte activité économique et à la concentration démographique.
4Selon de récents rapports de la Banque mondiale, la situation à la veille de l’adoption de la loi sur la protection de l’environnement appelle à des actions d’envergure. En effet, jusqu’à 60 % de la population reçoit de l’eau propre mais non potable et 90 % des eaux industrielles et des déchets hospitaliers ne sont pas traités. La pollution provient de différentes sources, tant bien que mal contrôlées par l’État : l’agriculture intensive, l’exploitation minière, l’industrialisation et la concentration urbaine.
5Les effets globaux du réchauffement climatique s’ajoutent à cela. Selon les termes d’une étude publiée en 2009 par la Banque asiatique pour le développement (BAD), ils sont lourdement handicapants pour les pays d’Asie du Sud-Est. Cela n’est guère surprenant si l’on consulte une autre étude amplement citée de la Banque mondiale, publiée en février 2007, concernant l’impact de l’augmentation du niveau de la mer dans les pays en développement. Elle estimait que le Vietnam serait l’un des deux premiers pays les plus touchés dans le monde par une hausse d’un mètre du niveau de la mer vers 2100, et le plus en danger en Asie de l’Est. Cet état de fait est lié à l’activité économique et au pourcentage élevé de population située dans les deltas à basse altitude du Mékong et du fleuve Rouge. Sans préparation ni adaptation, plus de 10 % de la population serait affectée (pourcentage le plus haut dans le monde). Les calculs publiés dans cette étude concluent que l’élévation du niveau de la mer d’un mètre affecterait 5 % de la superficie du Vietnam et 10 % de son PIB.
6Cela dit, le développement durable renvoie en réalité à de très nombreuses questions qui vont au-delà de la question environnementale et dont l’emboîtement complexifie chaque jour davantage la coordination de l’action publique. Au Vietnam, la solidarité vis-à-vis des générations qui vivront dans la société de demain suscite, à la limite, moins de questions que l’exigence de solidarité entre tous les individus formant la société vietnamienne d’aujourd’hui. L’idée selon laquelle il faut avant tout dépasser un certain nombre de difficultés économiques et sociales (pauvreté, malnutrition, accès à l’eau potable, accès à la connaissance, etc.) afin de permettre à chacun de satisfaire ses besoins est prégnante. Force est de constater qu’au Vietnam la croissance économique – qui semble être jusqu’à présent le seul moyen permettant le développement, c’est-à-dire les changements structurels positifs de la population qui se traduisent par une amélioration des conditions de vie – se poursuit à un rythme soutenu tandis que les problèmes environnementaux et sociaux subsistent.
7Le vrai casse-tête pour Hanoï consiste dans une série de défis à relever : la modification de la qualité de la croissance, la redistribution des richesses, la gestion des risques, la maîtrise de la démographie, l’aménagement territorial, mais aussi l’éducation. Une simple loi ne suffit pas, comment l’expliquent des experts économiques dans le pays. Il s’agit de toute une chaîne de réformes à mettre en œuvre de concert.
8Cette interconnexion entre les différents maillons de la réforme a été mise en mots sans détour par l’ancien Premier ministre Vo Van Kiêt dans une lettre concernant la lutte contre la pauvreté, publiée dans le journal Tuôi Tre (« Jeunesse ») en avril 2008, deux mois avant sa mort : « La société ne se développera pas sans des politiques destinées à stimuler une partie de la population à s’enrichir légalement. Toutefois, sans politiques appropriées et une lutte efficace contre la corruption, laissant “l’accumulation des capitaux” se faire comme durant la période “sauvage”, nous ne pourrons jamais assurer la justice et le développement durable. » Cette logique s’entend également dans les milieux populaires ; on peut discuter à loisir de « stratégies-cadres », de « programmes » et parler de la façon d’« anticiper les catastrophes », tant qu’un fossé vertigineux séparera riches et pauvres et que l’éducation ne deviendra pas l’affaire de tous on peut s’attendre à chaque instant à ce qu’une catastrophe survienne.
9Les défis posés par le développement durable, pris dans toutes ses composantes, constituent ainsi des enjeux socio-économiques de premier plan pour le Vietnam dans la mesure où il a quitté la catégorie des pays à faible revenu (classification Banque mondiale) et fait partie depuis 2010 du groupe des pays à revenu intermédiaire.
Auteur
Maître de conférences au CNAM et chercheuse au LIRSA
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