Émergence et développement du capitalisme en Cochinchine (1859-1930)
p. 295-299
Texte intégral
Février 2023
1Les économistes et historiens qui ont étudié l’économie du Vietnam pendant la période coloniale sont unanimes pour déclarer que le secteur de production capitaliste y a été créé grâce à des capitaux venant de France et que ceux-ci ont été fournis par de grandes sociétés métropolitaines. Sur quelle base théorique cette thèse s’appuie-t-elle ? Dans quelle mesure est-elle vérifiée concernant les plantations d’hévéa qui formaient l’essentiel du secteur de production capitaliste en Cochinchine pendant l’ère coloniale ? Un examen critique des faits historiques permettra de répondre à ces questions.
Le soubassement théorique de la thèse des capitaux importés
2Les marxistes soutiennent cette thèse car elle prend directement appui sur L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, livre dans lequel Lénine développe l’idée que l’expansion du capitalisme dans le monde, à travers des conquêtes coloniales, s’explique par la conjonction de deux facteurs : d’une part, la formation d’un énorme excédent de capitaux dans les pays capitalistes les plus avancés (suraccumulation de capital) et d’autre part, la possibilité de faire fructifier ces capitaux en les exportant dans les pays sous-développés où les conditions sont réunies pour que les taux de profits soient particulièrement élevés.
3Les auteurs non marxistes défendent aussi cette même théorie car, comme Jacques Marseille le remarque dans Empire colonial et capitalisme français (1984) : « Dans le domaine de l’impérialisme colonial, la référence à la théorie marxiste semble s’imposer, car même si elle n’est pas toujours présente dans les ouvrages, elle est presque toujours implicite. On serait même tenté d’écrire qu’il n’existe pas d’autre théorie de l’impérialisme… Les historiens qui réfutent la théorie marxiste recourent aux mêmes cadres explicatifs. » Mais cette théorie explique-t-elle vraiment la naissance du capitalisme en Cochinchine ?
Objectif principal de la colonisation du Vietnam
4L’objectif principal que la France poursuivait en colonisant le Vietnam n’était pas d’ouvrir à ses entreprises un espace où elles pourraient investir leurs capitaux en mal de profit, mais d’accéder au Yunnan (Chine) que l’on imaginait comme un eldorado commercial et minier.
5C’est parce qu’ils pensaient pouvoir arriver dans cette région en remontant le cours du Mékong que les colonisateurs ont commencé par s’emparer des six provinces méridionales du Vietnam. Elles furent regroupées pour former la Cochinchine française, base à partir de laquelle des expéditions de reconnaissance du Mékong pourraient être organisées. Ces expéditions ayant montré que ce fleuve n’était pas navigable sur toute sa longueur, la France étendit sa domination vers le nord en colonisant l’Annam (1884) et le Tonkin (1885) essentiellement dans l’espoir de pouvoir pénétrer au Yunnan en remontant le Fleuve Rouge.
L’échec des premières entreprises françaises
6Au cours des cinquante premières années de la colonisation, toutes les industries créées en Cochinchine grâce à des capitaux venant de France ont échoué. En fait, les premières entreprises rentables et dont la production était capable d’alimenter un vaste marché ont été créées non pas par de grandes sociétés françaises mais par des petits colons. Ceux-ci n’étaient pas arrivés en Cochinchine comme industriels ou commerçants mais comme fonctionnaires, missionnaires, médecins, policiers, soldats… L’État colonial a joué un rôle déterminant dans la création de leurs entreprises.
L’État et l’accumulation primitive du capital
7Après avoir constitué un immense domaine foncier en expropriant des populations indigènes, l’État accorda gratuitement aux petits colons de vastes concessions de terre. Il leur procura aussi, par le canal du budget de la colonie, une partie des capitaux nécessaires à la mise en valeur de leurs propriétés. Ce budget était alimenté par les impôts qui existaient sous la monarchie vietnamienne et par de nouvelles ressources provenant de taxes sur sel et sur la consommation de l’opium. Une partie des recettes générées par cette fiscalité fut utilisée pour rémunérer grassement les fonctionnaires ainsi que tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, vivaient du budget de la Colonie. Les capitaux amassés sur place et les concessions foncières ont permis aux petits colons de créer, entre 1900 et 1913, les premières plantations d’hévéa aux abords de Saigon. Après la Première Guerre mondiale, la demande de caoutchouc qui ne cessa d’augmenter avec le développement ininterrompu de l’industrie automobile, attira en Cochinchine une vague de capitaux venant de métropole : ceux-ci n’ont donc pas créé le secteur de production capitaliste en Cochinchine mais ont permis de l’étendre.
Le salariat contraint
8Les plantations créées avant la Première Guerre mondiale fonctionnaient avec des salariés libres. Ceux-ci n’étaient pas très nombreux car ces plantations n’étaient pas immenses. Et comme elles étaient situées à proximité de centres urbains, leurs propriétaires pouvaient trouver des ouvriers sans difficultés.
9Totalement différente était la situation des plantations d’hévéa créées après la Première Guerre mondiale. Les concessions foncières accordées aux sociétés caoutchoutières couvraient plusieurs milliers d’hectares et étaient localisées en pleine jungle, dans des régions impaludées où ne vivaient que quelques tribus proto-indochinoises non sédentarisées. Pour y créer des plantations et les faire fonctionner, les sociétés caoutchoutières recrutèrent des milliers de salariés parmi la paysannerie pauvre de l’Annam et du Tonkin.
10Les contrats de travail qui liaient ces ouvriers à leurs employeurs n’étaient pas des contrats résiliables à tout moment mais des contrats d’engagement : les ouvriers devaient 3 à 5 ans de travail et ne pouvaient pas démissionner. Ce salariat n’était donc pas un salariat libre mais un salariat contraint, similaire à celui que les planteurs de La Réunion, de la Guyane, de la Martinique et de la Guadeloupe avaient utilisé pour recruter des engagés indiens, chinois, malgaches… après l’abolition de l’esclavage (1848). Comment expliquer le recours à cette forme de salariat ?
11Pour faire venir de la main-d’œuvre d’Annam et du Tonkin, les planteurs devaient s’adresser à des sociétés spécialisées et leur avancer des sommes élevées pour couvrir les coûts du recrutement et du transport des travailleurs jusqu’en Cochinchine. Pour les planteurs, ces opérations n’étaient rentables que s’ils avaient la certitude de pouvoir garder les travailleurs pendant un temps suffisant pour leur permettre au moins d’équilibrer leurs comptes. Seuls des contrats de travail insécables et de longue durée pouvaient leur donner cette garantie.
12Pour des raisons de tranquillité publique, l’État avait aussi intérêt à ce que les engagés restent sous le contrôle des engagistes. C’est pourquoi une législation d’exception fut créée pour punir les engagés qui fuyaient (amendes et même emprisonnement en cas de récidive).
La reproduction du salariat contraint
13Dans le salariat libre, la reproduction du rapport salarial et le renouvellement des travailleurs sont assurés par le salaire dont le montant doit permettre aux ouvriers de subsister et aussi d’entretenir ceux qui les remplaceront au travail : leurs enfants.
14Il en va différemment dans le salariat contraint. Les hommes formaient l’essentiel de la main-d’œuvre des plantations et les femmes étant très peu nombreuses, les enfants étaient rares. Dans ces conditions, le salaire était fixé pour permettre aux engagés de reproduire leur seule force de travail pendant leur séjour dans la plantation. Son montant étant inférieur au vrai coût de reproduction de la force de travail, les engagés étaient donc surexploités. Par ailleurs, les syndicats étant interdits et les contrats de travail étant de longue durée et non résiliables, les planteurs exploitaient sans frein leurs ouvriers. La mortalité était très élevée et nombreux étaient les engagés qui demandaient à être rapatriés à la fin de leur contrat. Pour les remplacer les sociétés caoutchoutières recrutaient de nouveaux engagés dans les villages du nord du pays : les plantations de Cochinchine fonctionnaient donc comme des pompes aspirantes et refoulantes de travailleurs. Ce système de rotation de main-d’œuvre permettait aux sociétés caoutchoutières de faire supporter le financement du renouvellement de la force de travail par les villages émetteurs d’engagés. En effet, c’était dans les familles de ces villages que naissaient et grandissaient les enfants jusqu’au moment où ils étaient recrutables pour aller travailler en Cochinchine.
15En définitive, le salariat contraint mettait en jeu une double exploitation : celle des ouvriers des plantations et celle de l’économie domestique qui était articulée à celle des plantations par le biais du marché du travail.
Conclusion
16S’il est vrai que les capitaux fournis par de grandes sociétés françaises ont participé au développement du capitalisme en Cochinchine, il est faux d’affirmer qu’ils en sont à l’origine.
17En réalité, ce mode de production a été créé au cours de la décennie qui a précédé la Première Guerre mondiale grâce à d’État colonial. Il n’est pas exagéré de dire que l’État colonial a été l’accoucheur du capitalisme en Cochinchine.
18Il importe aussi de souligner que ce capitalisme n’avait pas sa forme classique. En effet, les travailleurs employés dans les plantations d’hévéa n’étaient pas des salariés libres mais des salariés contraints. C’est cette forme de salariat qui a permis aux sociétés caoutchoutières de les surexploiter. Le salariat contraint a été le terreau sur lequel le syndicalisme et le communisme se sont développés au Vietnam.
Auteur
Maître de conférences HDR à l’université de Reims puis de La Réunion
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