Le domino kirghiz
p. 113-118
Texte intégral
Juillet 2016
1Au lendemain de la « Révolution du 7 avril 2010 », la rue avait retrouvé son calme habituel à Bichkek, la capitale, et dans la plupart des autres villes kirghizes. En revanche, la situation restait encore confuse dans le sud kirghiz, où l’ancien président Kourmanbek Bakiev s’était retranché avec ses hommes dans l’attente de son exil ultérieur en Biélorussie. Les vagues d’affrontements réguliers entre les tenants de l’ancien régime dictatorial et clanique de la famille Bakiev et ceux du nouveau pouvoir politique d’essence démocratique, n’ont été au printemps 2010 qu’un épisode de plus à ajouter à l’histoire mouvementée et complexe qu’a connue la Kirghizie depuis son indépendance en 1991. Cette complexité résulte de l’imbrication d’intérêts régionaux (l’opposition séculaire nord-sud) locaux (tribaux, claniques) et de rivalités géostratégiques marquées entre puissances régionales (Russie, Chine, Turquie) et internationales (États-Unis).
2La Russie et les États-Unis sont les héritiers d’une opposition hégémonique traditionnelle, tirant ses origines de la guerre froide. Pour Moscou, Bichkek fait partie de son « étranger proche ». La Russie dispose depuis 2003 d’une base militaire à Kant (30 km de Bichkek) et de plusieurs autres installations militaires. Mais, Moscou se sert aussi de la présence de 10 % de Russes en Kirghizie et de ses réseaux étroits avec l’élite politique kirghize pour imposer sa vision politique. Pour Washington, qui y disposait également d’une base entre 2001 et 2014 (base de Manas) et qui a su y faire prospérer de nouveaux réseaux, plus sous-jacents, la Kirghizie fait partie d’un front avancé pour aussi bien mener des opérations contre les réseaux terroristes en Afghanistan, que « gêner » la Russie dans son pré carré et freiner les ambitions économiques chinoises. Toutefois, l’évolution de la situation politique à Bichkek depuis avril 2010 a contraint Américains et Russes à rapprocher leurs vues et à faire taire leurs divergences au nom du maintien de la stabilité de cette jeune république et de la lutte contre le terrorisme.
3La Russie a, dès le 8 avril 2010, formellement reconnu le nouveau pouvoir à Bichkek, prenant position pour une neutralité absolue. Moscou avait quelques raisons d’exécrer l’ancien dictateur Bakiev : détournement personnel par le clan présidentiel d’un prêt d’État important, chantage sur la construction d’une nouvelle base russe dans le Sud, rapprochement intéressé et lucratif de l’ancien régime avec les États-Unis… Mais, la Russie s’affolait d’autre part de la possibilité d’une « contagion démocratique » kirghize au Kazakhstan et jusqu’à son propre sol (notamment dans les milieux universitaires et cultivés de Moscou et de Saint-Pétersbourg). En rejoignant l’Union économique eurasiatique en août 2015, les nouvelles autorités kirghizes ont clairement démontré l’originalité de leurs orientations politiques, par un alignement à la fois sur les positions russes (renforcement des échanges économiques et de la coopération militaire) et le jeu de la carte de la démocratie parlementaire.
4Les États-Unis ont, en revanche, été les grands perdants du changement de pouvoir politique à Bichkek. Washington soutenait l’ancien dictateur Bakiev, allant jusqu’à recevoir son fils, Maksim, et à le courtiser le jour même du 7 avril 2010, avant de reconnaître formellement les nouvelles autorités kirghizes une semaine plus tard (emboîtant le pas à la Russie, plus rapide). Depuis, Washington a dû rétrocéder en 2014 la base de Manas et recentrer de manière plus occulte ses activités sur place (renforcement de l’ambassade américaine, asile et soutien discret accordé à Kamtchybek Tachiev, l’héritier politique de Bakiev, en décembre 2015).
5Peu importent les changements politiques à Bichkek, la Chine a traditionnellement et invariablement toujours mené une politique de pragmatisme et d’entente commerciale. Désormais, premier exportateur de produits manufacturés en Kirghizie, Pékin table sur une politique de stabilité et de neutralité vis-à-vis de son voisin kirghiz. Si la Chine a fermé durant quelques mois sa frontière à la suite des événements sanglants du sud kirghiz de juin 2010 et si la Kirghizie peut servir de « planque » aux contestataires ouïgours recherchés du Xinjiang voisin, les échanges économiques entre Bichkek et Pékin n’ont en rien été perturbés par soubresauts politiques à Bichkek. Une immigration économique chinoise, de plus en plus visible, commence cependant à éveiller des tensions de la part des « Kirghizstanais », toutes ethnies confondues, dans le pays.
6La Turquie joue toujours un rôle économique et culturel essentiel en Kirghizie, mais l’action prosélyte de plus en plus marquée des confréries religieuses turques depuis 2010 a refroidi les relations entre Bichkek et Ankara.
7Les républiques voisines d’Asie centrale (Kazakhstan, Ouzbékistan, Tadjikistan) redoutent avec un certain effroi la « contagion démocratique » et les conséquences de la formation d’une république parlementaire à Bichkek. La Kirghizie, perçue comme une « Suisse de l’Asie centrale » pour son rôle de refuge aux mouvements d’opposition démocratique de chaque État, fait peur aux États voisins, aux systèmes présidentiels autoritaires et partageant une allergie commune à toute ouverture politique. Ainsi, un embargo frontalier a, à partir d’avril 2010, asphyxié des pans entiers de l’économie kirghize. Étranglé, le nouveau gouvernement kirghiz a ouvert en représailles les vannes de plusieurs barrages sur la rivière Naryn pour inonder par des crues les plaines ouzbèkes et kazakhes, vitales, en contrebas, afin de forcer l’Ouzbékistan et le Kazakhstan à rouvrir leurs frontières. Aussi, dès l’automne suivant et le retour au calme, les craintes ont laissé place à un pragmatisme de rigueur, qui prévaut depuis, face aux défis communs de la lutte contre le narcotrafic et le terrorisme islamiste et de la nécessité de partage des ressources énergétiques.
8Les islamistes du Mouvement Islamique d’Ouzbékistan (MIO), achetés courant avril-mai 2010 par le clan Bakiev et les réseaux narco-mafieux du sud du pays pour saper les fondements du nouveau pouvoir politique, avaient discrètement gagné le Sud kirghiz depuis leur base de Kunduz dans le nord de l’Afghanistan et des caches dans les vallées tadjikes de Garm et d’Obigarm pour tenter de déstabiliser la religieuse et traditionnelle vallée du Fergana, divisée entre la Kirghizie, l’Ouzbékistan et le Tadjikistan. Ils ont à ce titre joué un rôle actif dans la tentative de déstabilisation du Sud kirghiz en juin 2010, bénéficiant de nombreuses complicités locales et pouvant s’appuyer sur la logistique et les financements du djihadisme international. Leurs actions, depuis souterraines, restent néanmoins récurrentes dans la région. Le MIO a juré allégeance à l’État Islamique en mars 2015 et continue à rencontrer un fort écho parmi la population religieuse et désœuvrée de la vallée du Fergana.
9La Kirghizie demeure encore en définitive un État faible, vulnérable, une sorte de domino, à la merci des convoitises de ses voisins. Son enclavement, son relief montagneux – dont la coupure géographique naturelle entre les vallées du Fergana au sud et du Tchouï au nord – et la détermination de frontières artificielles par le jeune pouvoir soviétique dans les années 1920 (internationalisées en 1991) font que l’unité nationale est chaque jour de plus en plus remise en question entre un nord, plus proche des traditions nomades des Kirghiz, superficiellement islamisé, plus russifié et sécularisé, plus industriel et un Sud, ouzbékophone, rural, conservateur et religieux, qui continue à former une « entité propre » reliée au reste du pays par une seule route, coupée plusieurs mois de l’année en hiver. La traditionnelle fracture politique, économique et culturelle entre le nord et le sud du pays s’accroît d’autre part toujours plus chaque jour, prenant désormais une tournure religieuse au gré des luttes régionales. Ainsi, aujourd’hui force est de constater que l’islamisme progresse dans le sud du pays, tandis que le nord connaît un certain essor des Églises et des sectes protestantes américaines et désormais coréennes (la Kirghizie abrite au nord d’importantes minorités coréenne et allemande). Les révolutions de 2005 et de 2010 n’ont donc fait que confirmer, par le jeu d’alternance des pouvoirs régionaux, le creusement d’un fossé béant s’agrandissant chaque jour davantage entre deux parties du pays de moins en moins conciliables.
Bibliographie
Cagnat, René (dir.) (avec la collaboration de David Gaüzère et de Sergheï Massaoulov), « Asie centrale, essai de prospective à court et moyen terme : “Les jeux sont faits… ou presque !” », Revue de Défense Nationale 789, avril et mai 2016.
Gaüzère, David, « Le Tadjikistan, un avant-poste stratégique convoité en Asie centrale », in Pierre Chabal (dir.), L’Organisation de Coopération de Shanghai et la construction de la « nouvelle Asie », Berne, Peter Lang, 2016, p. 203-220.
Gaüzère, David, « D’Al-Qaïda à l’EIIL, l’évolution de la tactique de déstabilisation des États par les Organisations terroristes islamistes », Diploweb, Paris, 2015, [http://www.diploweb.com/D-Al-Qaida-a-l-EIIL-l-evolution-de.html].
Gaüzère, David, « Veillée d’armes au Ferganistan », Notes de l’Observatoire Stratégique et Économique de l’Espace Post-soviétique, Institut des Relations Internationales et Stratégiques, 27 Mai 2013, [http://www.iris-france.org/docs/kfm_docs/docs/observatoire-russie/27052013-veillee-armes-au-ferganistan.pdf].
Gaüzère, David, « Kyrgyz South : Dangerous Networks », Dossier : The Pogroms in Kyrgyzstan, Two Years After, Eurasiane (e-MAP), 1er mai 2012, [http://www.gis-reseau-asie.org/uploaded_files/images/monthly-articles/article-160701/kyrghyz-south-dangerous-networks.php].
Gaüzère, David, Les Kirghiz et la Kirghizie à l’époque contemporaine : La construction d’un État-nation, Sarrebruck, Éditions universitaires européennes, 2010, 547 p.
Auteur
Membre associé au CEMMC et president du COSAC
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