Chapitre IV. La bataille de Hattîn et l’année décisive
p. 641-680
Texte intégral
1Saladin proclame le jihâd. — Assaut musulman contre la principauté de Transjordanie. — Tentative de médiation entre Guy de Lusignan et Raymond de Tripoli. — Défaite des Francs à la bataille de la Source de Cresson. — Mobilisation générale et concentration des troupes à Séphorie. — Hésitations sur le plan d’opérations à adopter. — Essai de dégagement de Tibériade. — Défaite des Francs à la bataille de Hattîn. — Campagne musulmane victorieuse ; effondrement du royaume de Jérusalem. — Jérusalem aux mains de Saladin. — Sa transformation en cité musulmane. — La résistance de Tyr. — Prodromes du réveil franc.
2Le printemps de 1187 arriva. La chancellerie du sultan de Damas bourdonnait d’animation. Lettres et missives en partaient vers tous les pays du Moyen-Orient : la Perse et l’Iraq, les cités de Syrie et d’Égypte. Saladin reprit son appel au jihâd. Deux mois environ furent consacrés à mobiliser toutes les forces nécessaires à une guerre contre les Francs. Sans attendre ce délai, Saladin décida de relever le défi cinglant que Renaud de Châtillon avait lancé à l’Islam, et d’attaquer la principauté de Trans-jordanie. Les vexations qu’avaient été les attaques en mer Rouge et dans les zones frontalières de l’Égypte, l’insécurité humiliante que connaissaient les pélerins du Hajj venant de Syrie et d’Iraq aussi bien que de l’Égypte, justifiaient amplement une intervention de Saladin, combattant du jihâd.
3Avait-il des visées plus ambitieuses ? Les sources ne donnent pas de réponse. Si l’on prend en considération la propagande faite à travers l’Islam pour une guerre contre les Francs, on peut penser qu’effectivement, il songeait déjà à une opération de grande envergure. Mais une telle propagande avait précédé les autres campagnes. Il est vrai que les chroniqueurs musulmans, qui écrivirent après la victoire de Hattîn, attribuèrent à Saladin des plans à longue portée dès le commencement de la mobilisation des armées islamiques. Cependant ce sont là des suppositions faites a posteriori. Ce qui est certain, c’est que quelques semaines avant la bataille de Hattîn, Saladin délibérait encore sur l’opportunité d’engager les hostilités. La puissance combattive des Francs inspirait la crainte la plus vive aux troupes de l’Islam. Les rezzous couronnés de succès des musulmans les avaient, il est vrai, encouragées, mais les chefs, instruits par l’expérience, savaient faire le départ entre l’art des coups de main et les qualités qu’exigeait un affrontement en combat rangé avec la cavalerie franque.
4Il semble que deux raisons aient déterminé les plans de Saladin. D’abord le fait que les princes des capitales musulmanes avaient cette fois pleinement répondu à l’appel de mobilisation. Cette adhésion mit à la disposition de l’Aiyûbide un potentiel militaire d’une importance inconnue jusque là. D’un autre côté, il semblait que l’opinion publique dans le monde de l’Islam exigeait de lui qu’il montrât enfin la sincérité de ses proclamations sur le jihâd. Le grand chroniqueur musulman ibn al-Athîr, dont la position est parfois assortie de réserves sur Saladin1, rapporte des détails sur les consultations avec les émirs et le plan de combat contre les Francs. Son récit peut sans doute n’être pas basé sur un témoignage réel, mais il traduit bien ce que l’on pensait dans les cités de l’Islam et dans les palais : « A vrai dire, nous parcourons leur pays, pillons, dévastons, brûlons, faisons des prisonniers ; et si quelque guerrier franc se présente devant nous, nous le combattons. Et voilà que les gens de l’Orient nous maudissent en disant : (Saladin) a renoncé à combattre les infidèles et ne songe qu’à combattre les musulmans. L’avis à suivre, c’est donc que nous fassions quelque chose grâce à quoi nous soyons lavés du soupçon et écartions de nous les mauvais propos. »2 Cette opinion publique, qui ne fut jamais unanime à l’égard de Saladin, pouvait cesser de lui accorder tout crédit s’il ne tenait pas les promesses au nom desquelles il avait arraché le pouvoir à la dynastie Zengide, et avait pris le titre de haut-commissaire du Calife dans le monde islamique. Mais la décision de guerre ouverte contre les Francs pouvait être rapportée, si les conditions la rendaient irréalisable dans l’immédiat. En fin de compte, ce sont les Francs eux-mêmes qui forcèrent Saladin. Ce fut leur volonté de se mesurer à la grande concentration des troupes de l’Islam, dans des conditions qui se trouvèrent favorables à celles-ci — elles étaient assurées de la supériorité que leur donnait une plus grande souplesse de manœuvre — qui permit à Saladin de livrer bataille au royaume latin jusqu’à son anéantissement. Ce furent les erreurs tactiques des Francs lors de la campagne de Hattîn qui lui valurent la victoire.
5Le 13 mars 1187, Saladin quitta Damas pour le lieu habituel de ralliement de ses armées, Râs al-Mâ, sur la route de Damas à Bosrâ. Il campa à Qasr Salâma près de Bosrâ, où il attendit les caravanes du Hajj qui rentraient de la presqu’île d’Arabie. Le commandement de Râs al-Mâ fut remis à son fils, al-Malik al-Afdal ’Alî, avec instruction d’attendre sur place jusqu’à l’arrivée des troupes de Syrie, d’Iraq et de la Jazîra. Entre-temps Saladin commençait l’invasion au sud, vers Kérak et Shawbak. Son objectif était d’immobiliser Renaud de Châtillon dans ses châteaux, afin de garantir la sécurité des pélerins du Hajj, et peut-être attendait-il aussi que Renaud réponde au défi et abandonne l’abri de ses murailles. Mais Renaud était trop avisé pour se lancer dans une aventure risquée. Il abandonna les campagnes cultivées que les armées de Saladin saccagèrent, incendiant les blés d’hiver sur pied. Les récits mettent en relief la cruauté particulière de Saladin : la raison est peut-être qu’une portion de la population rurale dans cette région était chrétienne-syrienne, et Saladin assouvit sur elle sa soif de vengeance. Il resta près de deux mois, jusqu’à fin mai, en Transjordanie, même après l’arrivée des renforts d’Égypte, qu’il reçut à al-Qaryataïn, au sud-est du Kérak, près de Ma’ân.
6Cependant les troupes venues de Diyârbékir, d’Iraq et de Syrie se concentraient à Râs al-Mâ. Sur l’ordre de Saladin, son fils commanda d’exploiter cette situation et d’attaquer les régions franques à l’ouest du Jourdain. Ces attaques n’avaient d’autre objectif que d’occuper les troupes qui se trouvaient à pied d’œuvre et de ruiner les régions chrétiennes. Mais le sort en décida autrement, et les razzias se transformèrent en une sorte de prélude à la bataille de Hattîn.
7Au commencement du printemps de 1187, alors que Saladin frappait aux portes méridionales et orientales du royaume, celui-ci, comme nous l’avons dit plus haut, connaissait la plus complète désorganisation. La principauté de Transjordanie et la principauté de Galilée ne reconnaissaient plus, quoique pour des raisons différentes, l’autorité de Guy de Lusignan et de sa femme Sibylle. L’appui que pouvait apporter la haute noblesse au couple royal était bien faible, et les Ibelins ne s’étaient qu’avec peine réconciliés avec le nouveau régime. Mais le péril représenté par Saladin, et concrétisé par l’annonce de la vaste mobilisation sur les frontières orientales du royaume, rapprochait de nouveau les cœurs. A la Haute Cour de Jérusalem, on résolut d’aboutir à tout prix à une réconciliation entre le roi et Raymond de Tripoli. A la fin de mars 1187, Guy de Lusignan acquiesça, et Raymond de Tripoli lui-même ne put refuser plus longtemps de regarder en face la gravité de la situation. Balian d’Ibelin, Renaud de Sidon, l’archevêque de Tyr et les maîtres des Ordres, Roger de Moulins l’Hospitalier, et même l’ennemi juré de Raymond de Tripoli le Templier Gérard de Ridefort, soit les représentants de la noblesse, du clergé et des ordres militaires, prirent, sur l’ordre du roi, le chemin de Tibériade pour préparer la réconciliation entre le roi et le vassal blessé.
8La délégation, escortée par une colonne de cavaliers et de fantassins, fit route de Jérusalem à Naplouse, où s’arrêta Balian d’Ibelin, et de là au nord vers al-Fûla, La Fève franque. Lorsque la délégation arriva dans ce petit château situé au carrefour des principales routes du centre du pays (30 avril), elle fut prévenue, par Raymond de Tibériade que des troupes musulmanes se préparaient à franchir le Jourdain vers l’ouest, et qu’une incursion devait avoir lieu le lendemain (1er mai). Tous les environs de Tibériade et de Nazareth furent alertés et la population reçut l’ordre de ne pas quitter les murs de ses villes et retranchements. L’histoire de cette incursion comporte beaucoup d’éléments obscurs. Selon les sources latines, le fils de Saladin, al-Malik al-Afdal, demanda à Raymond la permission d’envahir le territoire chrétien. Raymond, en tant qu’allié de Saladin, eut peur ou ne put refuser, mais il restreignit cette permission à un seul jour et mit son domaine de Tibériade hors du rayon d’action3. Les sources musulmanes ne confirment pas cette donnée, et il est vraisemblable que Raymond, qui savait les préparatifs des musulmans, ait averti son entourage. Le fait qu’il ait eu connaissance de l’attaque et n’ait rien tenté pour l’empêcher servit, sans doute, de fondement aux accusations portées plus tard contre lui.
9L’avertissement de Raymond souleva la colère de Gérard de Ridefort, qui n’y trouva qu’une confirmation de ses craintes. Le maître des Templiers ne pouvait rester inactif tandis que des bandes de pillards musulmans ruinaient les pays chrétiens. Un messager rapide alerta la garnison logée dans le château des Templiers de Qâqûn, Caco des croisés ; elle arriva de nuit à al-Fûla. Au matin (1er mai 1187), les troupes partirent ensemble d’al-Fûla vers le nord, où quarante chevaliers de la garnison royale de Nazareth se joignirent à elles. La colonne, forte maintenant de cent trente chevaliers, s’avança au nord de Nazareth par Kafr-Kennâ vers Tibériade. Aussitôt qu’elle eut dépassé Nazareth et fut arrivée à la Fontaine de Croisson (del Cresson) — sans doute ’Aîn-José, sur la route de Nazareth à Kafr-Kennâ4 — elle se heurta à l’une des troupes musulmanes qui s’étaient enfoncées la nuit précédente dans le territoire du royaume par Uqhuwâna : elle était arrivée jusqu’à Séphorie, et même à Shefâ ’Amr, tandis que les autres s’arrêtaient aux environs de Kafr-Kennâ5, se tournant vers Nazareth. Le maître des Templiers donna l’ordre de charger. La troupe franque s’élança, mais aux dires d’un chroniqueur latin, « les musulmans les entourèrent si nombreux que les chrétiens disparurent au milieu d’eux6 ». La fleur de la chevalerie franque paya ainsi de sa vie l’ordre irréfléchi de l’orgueilleux maître du Temple. Seul il parvint à échapper au massacre, ainsi que les gardiens des bagages. Les habitants de Nazareth, qui, dans la perspective du butin, avaient suivi la colonne franque, laissèrent eux aussi des morts sur le champ de bataille, et les musulmans portèrent triomphalement à la pointe de leurs lances les têtes coupées des chevaliers en marchant vers les gués du Jourdain7. Les gens de Nazareth étaient en train d’ensevelir leurs morts dans le cimetière de Sainte-Marie, lorsqu’arriva Balian d’Ibelin, que sa halte à Naplouse, la nuit précédente, avait sauvé du péril. A la nouvelle de la catastrophe, des renforts furent dépêchés de Naplouse, tandis que Raymond de Tibériade envoyait une escorte pour ramener ceux qui auraient échappé au massacre. Gérard de Ridefort ne se joignit pas à cette escorte. L’homme qui reprochait à Raymond sa pusillanimité n’eut pas l’audace de se montrer à Tibériade après la tuerie dont il portait la responsabilité.
10La défaite bouleversa les chefs de l’État latin. Il fut clair que la scission mettait le royaume en péril. Raymond était prêt à accepter n’importe quelle condition pour se réconcilier avec Guy de Lusignan. Il congédia les bandes musulmanes mises à sa disposition par son allié d’hier, Saladin. Le roi de Jérusalem exprima lui aussi ses regrets quant à sa conduite, et tous deux se rencontrèrent près de Jénîn, au château Saint-Job, château des Hospitaliers qui, selon la tradition indigène, aurait été la résidence de Job8. Ce château était identique à Dôtaîn (Dotain ou Thaim des Francs) où, selon une autre tradition, Joseph aurait été vendu par ses frères. C’est là que se déroula la cérémonie de la réconciliation, après quoi les colonnes se dirigèrent vers Naplouse, où devait se tenir un grand conseil.
11A ce moment, début de mai, les troupes musulmanes campaient aux frontières du royaume et leur ombre pesait sur les débats de la Haute Cour. Nul ne savait quand Saladin attaquerait et où porterait son assaut. La nouvelle de la victoire de ses troupes à la bataille de Kafr-Kennâ parvint à Saladin alors qu’il se trouvait en Transjordanie. Il rentra alors vers ’Ashterâ, où dans l’intervalle s’étaient concentrées les troupes venues des régions les plus éloignées. Le 24 juin, à Tell-Tesîl (ou Tell-Nesîl), sur une colline proche d’Ashterâ, eut lieu une parade des forces de l’Islam. L’armée comprenait, selon diverses sources, quelque 12 000 cavaliers et à peu près autant de soldats et de sergents. Le surlendemain 26 juin, après la prière du vendredi — le vendredi était considéré comme un jour faste —, l’armée musulmane partit pour Khisfîn, faisant route vers le sud du lac de Tibériade9. De là, d’al-Uqhuwâna, les troupes de Saladin franchirent le Jourdain à S’inn al-Nabra. Les bagages, le ravitaillement et les vivres restèrent en lieu sûr, à l’est du fleuve, tandis que l’armée progressait au nord, vers Tibériade. Saladin n’attaqua pas tout de suite la ville : il occupa le plateau montagneux à l’ouest, et pour empêcher qu’une aide éventuelle vînt de ce côté, il y laissa des détachements, tandis que le gros de l’armée descendait vers le sud et se concentrait à Kafr-Sabt, localité située au croisement des routes allant vers Tibériade, au nord, et vers al-Uqhuwâna, au sud, par le wâdî Féjâs. Ces dispositions prises, des troupes musulmanes s’en furent assiéger Tibériade. Les fortifications de la ville sur le rivage n’étaient pas très puissantes, et les sapeurs ébranlèrent rapidement les bases de l’une des tours, qui s’écroula. La ville fut prise et pillée, mais les survivants parvinrent à se réfugier auprès de la garnison de la citadelle.
12A la suite de l’ordre de mobilisation générale lancé par le roi après le conseil de Naplouse, les colonnes franques se rassemblèrent à Séphorie, près de sources où les soldats et leurs montures purent se désaltérer. C’était le point habituel de ralliement des armées franques, parce que Séphorie, située au carrefour des routes de Galilée, permettait aux troupes franques de se tourner immédiatement vers n’importe quel front. Les Templiers, qui voulaient venger leur défaite de Séphorie, mirent même au service du roi le trésor qu’ils avaient reçu d’Henri II roi d’Angleterre, alors qu’il se proposait de partir en croisade pour expier le meurtre de Thomas Becket. Châteaux et villes se vidèrent de leurs défenseurs, et en certains endroits il ne resta qu’une garnison purement symbolique. A l’armée du royaume se joignirent aussi des petites troupes d’Antioche et de Tripoli. L’ironie du sort voulut que le succès de la mobilisation générale fut la cause de la catastrophe après la défaite de Hattîn.
13A Séphorie, de nouveau, les grands du royaume délibérèrent sous la présidence du roi, et le plan retenu fut celui proposé par Raymond de Tripoli, avec l’appui des nobles et de l’ordre des Hospitaliers. Il se fondait sur l’expérience des guerres contre les musulmans. Deux considérations déterminèrent le plan d’opérations proposé par Raymond. La première était que Saladin ne pouvait conserver longtemps sous ses bannières des troupes nombreuses ; ses troupes, rassemblées à grand peine, étaient prêtes à entreprendre une opération de grande envergure, à condition toutefois que celle-ci se limitât à un engagement unique et rapide ; elles ne voulaient ni ne pouvaient rester stationnées longtemps ; si donc on ne donnait pas aux musulmans l’occasion d’un affrontement immédiat et décisif, leur armée se disperserait et se disloquerait d’elle-même. La seconde considération que Raymond fit valoir portait sur l’emplacement des deux armées : l’armée franque à Séphorie, l’armée musulmane à Kafr-Sabt, c’était l’avantage assuré aux Francs. Il n’était donc pas souhaitable de quitter Séphorie, où l’eau abondait, pour s’engager dans la région aride qui séparait Séphorie de Tibériade, sans s’assurer au préalable que les croisés la traverseraient sans encombre. En ces jours torrides de l’été, l’avantage appartenait à celui qui tenait les points d’eau : c’est pourquoi Raymond proposa de sacrifier Tibériade, bien que la ville lui appartint, et que sa famille s’y trouvât enfermée10. Acre pouvait subvenir aux besoins de l’armée et servir d’abri en cas de nécessité.
14Ce plan d’opérations qui, il est vrai, laissait l’initiative à Saladin, garantissait cependant aux Francs des bases sûres et les coudées franches. Si Saladin désirait la bataille, il lui fallait en effet traverser la zone aride jusqu’à Séphorie. Ce plan fut donc d’emblée accepté par le roi et ses barons. Mais au terme du conseil officiel, qui se poursuivit au-delà de minuit, il se produisit un fait étrange qui renversa tout. Le plan de Raymond s’était heurté à l’opposition du maître du Temple, Gérard de Ridefort, grand ennemi de Raymond. Les rivaux s’étaient réconciliés, mais la réconciliation n’avait pas rétabli une entente véritable. Gérard de Ridefort arriva après minuit dans la tente du roi, alors que celui-ci était en train de souper, et il tenta de persuader Guy de Lusignan que Raymond ne voulait qu’abaisser sa gloire : un nouveau roi qui, pour la première fois, se trouvait à la tête d’une grande armée près d’une ville assiégée par les musulmans, et ne se portait pas à son secours, ne pouvait que s’attirer une honte éternelle. Le roi se souvint des précédentes humiliations infligées par Raymond, et les paroles de Gérard firent sur lui grande impression. Revenant sur la résolution adoptée en conseil, Guy de Lusignan prit la décision, lourde de conséquences, d’engager le combat contre les armées de Saladin.
15Le porte-étendard du roi communiqua l’ordre à l’armée endormie, qui s’éveilla et se prépara à partir. Les troupes s’assemblèrent autour de la vraie Croix, apportée de Jérusalem. En cet instant si grave, les croisés puisèrent un réconfort moral à imiter les Israélites amenant dans leur camp l’Arche d’alliance. Il est vrai que la Croix arriva au camp sans son principal compagnon : le patriarche de Jérusalem, Héraclius, fâcheusement connu pour sa vie débauchée, s’était excusé et avait envoyé à sa place le prieur du Saint-Sépulcre. Les médisants murmurèrent que le patriarche n’avait pas voulu quitter sa maîtresse11. Des prophéties de malheur se rattachaient déjà à la vraie Croix et au patriarche : l’empereur Héraclius, disaient-elles, avait rapporté la Croix à Jérusalem après l’avoir reprise aux Perses, et Héraclius le patriarche la ferait disparaître pour toujours de Jérusalem.
16A l’aube du vendredi 3 juillet, l’armée partit de Séphorie pour Tibériade12. Des éclaireurs musulmans apportèrent en hâte la nouvelle du mouvement des Francs au camp de Saladin, qui se trouvait sous les murs de Tibériade. A ce moment-là, les musulmans, qui avaient pris la ville la veille, étaient en train d’ébranler les fondations de la citadelle, où s’étaient retranchées l’épouse de Raymond de Tripoli et la petite garnison restée sur place. Sans attendre la chute de la citadelle. Saladin laissa quelques troupes terminer l’opération, et se porta à la rencontre des Francs.
17Le chemin des croisés passait par le Wâdî Rûmâna au sud de la vallée de Beît-Netûfa (Vallée Battof des croisés), sur le versant sud-est du massif du Tur’ân (Touraan des croisés). Cette route menait à l’est jusqu’aux environs de Maskéna, où elle bifurquait ; une route passait par Lûbiyâ et Séjéra (Seiera des croisés) en direction de Tibériade, l’autre continuait au nord-est vers Kafr-Hattîn et par la vallée d’Arbel vers Majdal, au nord de Tibériade. Mais à peine les troupes s’étaient-elles mises en marche qu’elles furent assaillies par celles de Saladin qui, de leur base de Kafr-Sabt (Cafarsset des croisés), étaient montées par la route du Wâdî Rûmâna. De ce moment jusqu’à la tombée de la nuit, l’armée dut rester constamment sur la défensive. Ses ailes et surtout son arrière-garde, confiées aux ordres militaires, furent criblées de flèches durant les longues heures que dura leur marche. Les Francs avançaient très lentement, le soleil brûlant de juillet affaiblissait les fantassins ainsi que les cavaliers serrés dans leur armure. Les chevaux mouraient sur la route. Contre les attaques des archers montés, les Francs se trouvaient, comme d’habitude, impuissants. Les assaillants musulmans s’approchaient suffisamment pour tirer, et après avoir vidé leurs carquois, disparaissaient sur leurs rapides chevaux, prenaient de nouvelles flèches, revenaient attaquer de loin la colonne franque. Les fantassins francs ne pouvaient que difficilement riposter. La portée de l’arc franc ne dépassait pas celle de l’arc arabe, et l’archer monté avait l’avantage sur l’archer à pied. Il est vrai que l’arbalète avait un tir assez fort pour toucher les assaillants, mais il fallait du temps pour la recharger, ce qui empêchait un tir continu. Seuls les « Turcopoules », escadrons de cavalerie légère, que les Francs, et particulièrement les ordres militaires, avaient créés sur le modèle de leurs adversaires musulmans, pouvaient répondre à l’assaut : mais la plupart étaient, semble-t-il, dans l’arrière-garde, et ils ne parvinrent pas à repousser les assaillants ; l’arrière-gauche fit savoir au roi, qui était dans la colonne centrale, qu’elle serait difficilement en mesure de résister. Ce jour-là, l’armée franque fit près de 18 kilomètres, un peu plus de la moitié de la distance entre Séphorie et Tibériade. L’eau vint cependant à manquer complètement, et la soif commença à éprouver durement hommes et bêtes. Raymond proposa alors de quitter la route principale, qui passait au nord de Lûbiya par Tell-Ma’ûn (Beit-Ma’ûn) et menait à Tibériade, pour tenter de se frayer un chemin au nord vers les sources les plus proches, celles de Kafr-Hattîn. Huit kilomètres environ séparaient la colonne franque de ce point d’eau, et il semblait qu’en dépit de la fatigue, les Francs trouveraient la force d’y arriver13.
18Mais la cavalerie, en progressant rapidement afin de frayer une route, disloquait l’armée. Le contact avec les archers à pied, qui tenaient en respect les archers montés musulmans, se perdit. Cette déviation au nord de la route de Tibériade ne passa pas inaperçue des ennemis. Leur principale armée, était, comme on l’a vu, à Kafr-Sabt, où la route de wâdî Rùmâna bifurque vers Tibériade au nord et vers le Wâdî Fejjâs au sud. Saladin dépêcha alors des troupes, au nord de Séjéra, en direction de Lûbiyâ, et elles barrèrent complètement la route du nord, par laquelle venaient les Francs. Ceux-ci furent atterrés ; le roi donna l’ordre de s’arrêter et de dresser le camp pour la nuit. L’armée s’installa dans la région séparant Lûbiyâ de Kafr Maskéna14, et les Francs restèrent sous leurs lourdes armures, prêts à toute surprise. Ce fut la dernière nuit de l’armée franque.
19A proximité, à Lûbiyâ, selon les sources arabes, campaient les musulmans. Leurs chefs n’ignoraient pas l’état de fatigue des Francs, le manque d’eau, les chevaux morts et leurs cavaliers transformés en fantassins par nécessité. Les cris : Allah Akhbar et : La illâh ilâ Allah, s’élevaient des tentes musulmanes. Cette nuit-là Saladin veilla à assurer le ravitaillement de ses troupes. Des dizaines de chameaux chargés de flèches étaient parqués à côté du camp. On procéda à une nouvelle répartition des archers parmi les diverses unités. De l’eau fut transportée à dos de chameaux vers le camp musulman.
20A l’aube du samedi 4 juillet, après la nuit d’al-Qader musulman, le jour de la Saint-Martin, patron de la France, l’armée franque poursuivit sa marche funeste vers le plateau situé entres les monts Nimrîn et les Cornes de Hattîn. Elle n’était encore qu’à environ trois kilomètres de son dernier campement15, aux pieds du Nimrîn, quand sa progression vers Kafr-Hattîn fut arrêtée, sur un plateau rocheux semé de basaltes noirs, par les troupes musulmanes. Vers neuf heures du matin, celles-ci lancèrent une attaque concentrée sur les Templiers de l’arrière-garde, qui demandèrent du secours au roi. Mais ni le roi ni Raymond de Tripoli — qui selon la loi franque se trouvait à l’avant-garde, parce que l’armée traversait sa principauté — ne furent en mesure de lui porter assistance. La colonne centrale se trouvait alors entre Nimrîn et les Cornes de Hattîn. L’armée tout entière s’arrêta, mais la tentative qu’elle fit pour prendre position aux pieds des Cornes de Hattîn ne réussit pas. Trois tentes seulement avaient été dressées lorsque les musulmans revinrent à l’assaut. La chaleur de midi était vive, et le vent poussait sur le camp des croisés la flamme et la fumée des incendies allumés dans les champs par les musulmans16. Au feu du ciel s’ajoutait le feu des hommes.
21Les Francs se disposèrent alors à livrer bataille. Sur l’ordre du roi, Raymond de Tripoli commanda à ses troupes d’avant-garde de se préparer à attaquer pour frayer passage à l’armée. Les musulmans avaient probablement interdit l’accès des sources de Hattîn, et Raymond ordonna de diriger l’attaque sur un des wâdîs conduisant du plateau au village, et de là par la vallée d’Arbel au wadî Hamâm. Si cette voie avait été ouverte, l’armée franque aurait réussi à gagner les eaux rafraîchissantes de Kafr- Hattîn ou du lac de Tibériade près de Majdal. Raymond et ses beaux-fils, héritiers de Tibériade, attaquèrent. Taqî al-Dîn, qui commandait en ce point les troupes musulmanes, savait, comme tout chef musulman, qu’aucune force ne pouvait soutenir l’assaut de cette masse de fer mobile que représentaient les chevaliers francs, il ordonna donc à ses troupes de s’ouvrir devant les chevaliers de Raymond. Ceux-ci s’enfoncèrent au galop dans le couloir ainsi dégagé, mais après leur passage, les rangs des musulmans se refermèrent. Un groupe de nobles, parmi lesquels se trouvaient Balian d’Ibelin, Renaud de Sidon et Jocelin, se fraya un passage et échappa au carnage. Le reste de l’armée ne put les suivre et se trouva bloqué au pied des Cornes de Hattîn. Plusieurs chevaliers, épuisés de fatigue et de soif, lâchèrent pied et se rendirent. Les Francs avaient encore une chance de salut, s’ils parvenaient à conserver leur dispositif et à coordonner le combat de l’infanterie et de la cavalerie. Mais la cohésion s’était relâchée, l’infanterie se trouva bientôt coupée de la cavalerie, pour des raisons difficiles à saisir, imputables au commandement, ou à une manœuvre des musulmans. Le plus probable est que dans le désordre qui régnait sur le champ de bataille, l’armée se disloqua d’elle-même. Les fantassins se mirent à battre en retraite et à reculer vers la cime des Cornes de Hattîn, qui dominait le plateau d’environ soixante mètres. Certes c’était à peine un abri, du moins était-il possible d’y trouver un moment de répit loin des flèches musulmanes et de l’air brûlant et enfumé.
22Cette retraite, qui se fit sans doute sur le plus septentrional des deux sommets des Cornes de Hattîn, décida la perte de l’armée franque. Les ordres royaux, enjoignant aux fantassins de redescendre, ne furent pas obéis : aucune force au monde n’aurait pu les contraindre. Les croisés luttèrent en héros. Mais les chevaliers, exposés aux flèches que ni la lance ni l’épée ne pouvait arrêter, n’avaient pas la possibilité d’utiliser leur puissance de choc. Si les assauts musulmans furent repoussés, chacun d’eux éclaircissait les rangs des croisés.
23A la fin, les chevaliers se replièrent au sommet des Cornes et se rassemblèrent autour de la tente rouge du roi, dressée là à côté de la vraie Croix, dont les porteurs, l’évêque d’Acre et, après lui, l’évêque de Lydda, tombèrent au combat. Les Francs finirent par se replier sur le sommet sud des Cornes. Toute tentative d’assaut était désormais vouée à l’échec, quoique une ou deux fois les chevaliers, fondant du haut de la colline, fussent parvenus tout près de la tente de Saladin. La bataille continua encore quelque temps. Vers le soir, les musulmans réussirent à atteindre les Cornes. Ils y virent un étrange spectacle. Sur la colline nord, les fantassins francs se tenaient prostrés : les musulmans les précipitèrent sur la pente escarpée du plateau. Sur la colline sud, ils trouvèrent une poignée de chevaliers entourant leur roi, quelque 150 chevaliers sur 1 200 qui étaient partis au combat, assis ou couchés sur le sol rocheux, sans volonté, ni force pour se défendre. Saladin, qui commandait le centre de l’armée musulmane, vit la tente rouge de son adversaire chrétien renversée sur la cime du tertre, et il se prosterna pour rendre grâce à Allah. Sa tente, au pied de la colline, commença à se remplir très vite de captifs francs de haut rang. Darbâs al-Kurdî emmena Guy de Lusignan, roi de Jérusalem, et l’écuyer de l’émir, Ibrâhîm al-Mihrânî, offrit au sultan le présent qui réjouit le plus son cœur, Renaud de Châtillon, prince de Transjordanie. La vraie Croix fut ensuite transportée à Damas par le qâdî ibn Abî ’Asrûn17. Les captifs chrétiens roturiers, dont le nombre atteignait environ 12 000, eurent les mains liées, et des convois de prisonniers commencèrent à cheminer vers les marchés d’esclaves de Syrie. Quelques jours plus tard, on échangeait un prisonnier chrétien contre une paire de chaussures, et l’offre dépassait de très loin la demande.
24Il est peu de pages de l’histoire des croisés plus connues que celles relatant comment le roi de Jérusalem et la poignée de nobles qui l’entouraient furent reçus sous la tente de Saladin. Un sorbet d’eau rafraîchie dans la neige de l’Hermon fut présenté aux lèvres sèches de Guy de Lusignan par le sultan en personne. Sa vie était sauve : Saladin ne présentait pas d’eau à celui qu’il voulait faire mourir. Mais la vie sauve pour Guy de Lusignan ne signifiait pas qu’une grâce semblable était accordée à tous ses compagnons. Parmi ceux-ci se trouvait Renaud de Châtillon, l’homme qui avait tourné en dérision l’Islam et Saladin par ses attaques en mer Rouge et contre les caravanes du Hajj. Saladin assouvit sa vengeance en le tuant de ses propres mains, après que Renaud eut signifié son refus d’apostasier. Toute la troupe des Templiers et des Hospitaliers fut exécutée. Les fanatiques musulmans demandèrent en grâce au sultan qu’il leur permît d’accomplir le précepte d’égorger les incroyants.
25Les captifs de haut rang, et à leur tête le roi de Jérusalem, furent envoyés à Damas, et Saladin se mit dès lors en devoir d’exploiter à fond la victoire de Hattîn. La force militaire franque avait cessé d’exister. Sur 15 000 guerriers, un millier environ échappa au massacre. Les villes, châteaux, fortins étaient vides de garnisons : toutes avaient été envoyées au carnage de Hattîn. Il semble que seuls les vieillards, les femmes et les enfants étaient restés dans les agglomérations. Par dessus tout, le moral des Francs fut profondément atteint et par la défaite de Hattîn, et par la capture de la vraie Croix. Même les rares places fortes dont la garnison n’avait pas été exterminée n’étaient plus en mesure de se défendre. Il suffit de lire la lettre d’un des précepteurs des Templiers, écrite un mois environ après la bataille de Hattîn, pour comprendre l’état d’esprit des rescapés chrétiens de Terre Sainte. Seules Jérusalem, Ascalon et Tyr se défendaient encore. Presque tous leurs habitants avaient été tués, « et si grand était le nombre [des musulmans] que, tels des fourmis, ils couvraient la surface de tout le pays, de Tyr à Jérusalem et à Gaza18 ». En quelques points isolés seulement les garnisons parvinrent à se reprendre et tinrent bon.
26Mais il semble que les armées musulmanes n’aient pas été moins étonnées que les croisés. Et Saladin, tout en appréciant l’importance de sa victoire de Hattîn, pouvait à bon droit se demander si une bataille de quelques heures avait réellement fait tomber entre ses mains le royaume tout entier. Ce fut seulement lorsque les captifs francs furent amenés dans sa tente, et lorsqu’ensuite l’orgueilleuse noblesse franque prit le chemin de Damas, qu’il se rendit compte de l’ampleur de sa victoire. Le nombre des captifs, celui des morts qui couvraient le champ de bataille — leurs cadavres pourrirent au pied des Cornes de Hattîn pendant une année entière — achevèrent de le convaincre. Il résolut d’exploiter aussi rapidement que possible l’effet produit. Pendant deux mois, ses troupes se répandirent à travers le pays pour s’emparer de tout ce qui pouvait être pris. Il comprit que s’arrêter devant des châteaux ou villes qui résistaient, non seulement retarderait sa marche, mais encore encouragerait d’autres places et ferait surgir peut-être un plan de défense. Cette conviction qu’illustrent ses campagnes s’exprime aussi explicitement dans une lettre envoyée à son frère al-Malik al-’Adil qui, arrivé d’Égypte avec des renforts, campait aux alentours de Majdal Yâbâ : « Nous lui avons ordonné par écrit de rester dans cette région… Il doit choisir de s’emparer seulement des places dont la prise se pourra faire très vite, il doit exécuter avant tout et seulement des tâches dont la réalisation ne présente aucune difficulté19. » C’est ce qui caractérisa l’action de Saladin : une grande mobilité, l’assaut de toute place qui promettait une conquête aisée, le refus de s’attarder devant celles qui opposaient une résistance sérieuse. Cette méthode lui permit de s’emparer de la majeure partie de l’État franc. Il mit immédiatement à profit toutes les possibilités offertes par les pourparlers de capitulation, promettant aux vaincus des conditions si libérales que, devant l’improbabilité d’échapper au danger qui les menaçait, villes et châteaux, par dizaines, lui ouvrirent leurs portes. Saladin était prêt à promettre partout un libre départ des vaincus, et même l’évacuation de leurs biens meubles, afin de pousser les indécis à accepter la capitulation. Lorsque les Francs se reprirent, il était trop tard. Pour récupérer les territoires si facilement tombés aux mains de Saladin, une entreprise gigantesque fut nécessaire, qui absorba les forces vives de l’Europe chrétienne durant des années. Mais le sang, le labeur et l’argent, prodigués pendant cent ans, ne suffirent pas pour réparer les dommages causés par les deux mois de désarroi qui suivirent les Cornes de Hattîn.
27Le lendemain de la victoire, le 5 juillet 1187, Saladin regagna Tibériade brûlée, dont la châtelaine s’était réfugiée avec la garnison dans la citadelle. La nouvelle de la défaite de Hattîn rendait toute résistance inutile. L’épouse de Raymond de Tripoli accepta de se rendre à la condition qu’elle pourrait quitter la ville pour gagner le comté de son mari, Tripoli. Saladin accepta volontiers cette condition, qui par la suite devint sa constante politique à l’égard des Francs : la livraison d’une place contre l’assurance des vies et des biens saufs, et la possibilité de repli vers un territoire chrétien. C’est ainsi que tomba Tibériade, capitale de la principauté de Galilée, la première seigneurie fondée par les croisés en Terre Sainte. Combien les temps semblaient lointains — et quelques mois seulement avaient passé — où la moitié des revenus d’al-Salt, d’al-Balqâ, de Jébel ’Awuf, d’al-Sawâd, en un mot la moitié des revenus de toute la Transjordanie septentrionale et centrale jusqu’à la frontière du Haurân, affluait dans les coffres des princes de Tibériade. A présent la comtesse de Tibériade, la « Qûmisiyâ », comme l’appelaient musulmans et juifs, cheminait, escortée des cavaliers de Saladin, vers Tripoli, domaine de son époux.
28Le jour même où capitula Tibériade, tomba aussi Nazareth. Saladin fut prompt comme l’éclair. Le 7 juillet Taqî al-Dîn reçut l’ordre de partir pour Acre. Ses colonnes atteignirent Shefâ ’Amr, la Saffran des croisés, et les habitants d’Acre, le gouverneur de la cité, Jocelin, en tête, entamèrent des pourparlers de reddition. Il semble qu’il n’y avait plus du tout de chevaliers dans la ville, sinon quelques rescapés des Cornes de Hattîn. Le pouvoir passa aux plus riches bourgeois et à des fonctionnaires royaux. Pierre Bric20, qui fut un des « jurés » de la Cour des Bourgeois, s’en fut avec les clefs de la ville à la rencontre de Taqî al-Dîn. Mais les habitants n’étaient pas disposés à se rendre : une émeute éclata et les rebelles incendièrent quelques quartiers. Taqî al-Dîn demanda aide immédiate à Saladin, qui arriva de Tibériade, campa la nuit au lieu de campement des croisés, Lûbiyâ, et le lendemain, mercredi 8 juillet, dressa son camp à proximité d’Acre près de Tell al-Fukhâr, qui domine la ville à l’est. De là, il pouvait voir les « bannières des Francs plantées sur les murailles d’Acre telles des langues tremblantes qui gémissaient le langage de la peur21 ».
29En apprenant l’arrivée de Saladin et du gros de son armée, à laquelle s’étaient jointes les colonnes qui opéraient à travers la Galilée, les Francs demandèrent un traité de capitulation, un « âmân » (9 juillet). Saladin, fidèle à la ligne politique qu’il s’était fixée, leur proposa l’alternative : la liberté de quitter la ville, ou la faculté d’y rester avec l’assurance de conserver leurs biens et d’avoir la vie sauve. Cette offre fut faite aux Francs dans le but de hâter leur capitulation : les chances de les voir consentir à rester dans Acre désormais musulmane étaient pratiquement nulles. Il en alla tout autrement pour les chrétiens orientaux, accoutumés à vivre avec les musulmans : ils furent séduits par l’offre de Saladin, qu’accréditait sa réputation de générosité et de magnanimité, qui ne fit que grandir aussi bien dans la Chrétienté que dans l’Islam22. Aussitôt que les Francs eurent obtenu l’« âmân » et le délai nécessaire pour régler leurs affaires, ils se disposèrent à quitter la ville avec toutes les richesses qu’ils purent emporter. Lorsque les premières colonnes musulmanes entrèrent dans Acre, elles la trouvèrent déjà en pleine évacuation. Comme c’était l’usage aussi chez les Francs, le droit fut accordé à tout guerrier musulman qui plantait sa lance devant une maison ou un bien, de s’en saisir. Acre commença à se remplir de soldats, dont certains se fixèrent par la suite dans la cité. Cinquante ans plus tôt, Zengî avait réintégré les réfugiés dans leurs biens : il semble que rien de pareil, ne se soit produit et que les réfugiés de jadis se soient fondus dans la masse de leurs coreligionnaires à travers le Moyen-Orient. Le vendredi 10 juillet, Saladin en personne fit son entrée dans la cité, qui se transformait rapidement en cité musulmane. En dehors des biens saisis par des soldats isolés, des quartiers entiers et de grandes richesses furent attribués par Saladin à ses parents et lieutenants. Le faqîh ’Isa al-Hakkârî reçut le quartier des Templiers, à l’ouest du port. Saladin s’installa dans le palais des Templiers ; et avant de repartir, il ordonna de le pourvoir d’une tour de grandes dimensions23. Taqî al-Dîn reçut la sucrerie de la ville. Les soldats fêtèrent la victoire en s’égayant par les rues, et en pillant les maisons de la plus grande cité marchande du royaume.
30Saladin remit la ville à son fils al-Malik al-Afdal Nûr al-Dîn ’Alî. Mais l’Islam ne fut vraiment maître de la cité que lorsque la cathédrale d’Acre, l’église Sainte-Croix, fut transformée en mosquée, et que le qâdi al-Fâdîl, après y avoir installé minbar et mihrâb24, y fit réciter la prière du vendredi, célébrant ainsi le premier office public musulman sur le rivage de la Palestine depuis la conquête franque, quatre générations plus tôt. Le faqîh Jamâl al-Dîn ’Abd al-Latif, fils du cheik Abî al-Nagîb al-Suhrawardî, nommé Khatîb et Immâm d’Acre, prit aussi les fonctions de qâdî, préposé à la police et aux waqfes de la cité25. La libération des prisonniers musulmans, dont le nombre atteignait, selon diverses sources, quarante mille, ajouta encore au cachet musulman de la ville.
31Après Tibériade, c’était la deuxième grande ville que prenaient les musulmans. Saladin s’arrêta à Acre quelques jours, tant pour y régler diverses questions que pour donner à ses troupes le loisir de s’emparer des agglomérations de la Galilée et de la côte, tandis que le gros de son armée campait autour d’Acre. La chronologie de ces conquêtes n’est pas suffisamment nette. La rapidité de leur déroulement fit affluer les nouvelles à l’état-major de Saladin avec une telle profusion, que nos sources les plus dignes de foi se contredisent dans les récits qu’elles nous offrent. Ce n’est pas en vain qu’Imâd al-Dîn surnomma le récit de la conquête ‘Kitâb al-Barq al-Shâmî26’.
32La source chrétienne la plus digne de confiance est l’ouvrage anonyme, le « Livre de la Conquête de la Terre Sainte »27, dont une des sources au moins est un témoin oculaire qui prit part à la défense de Jérusalem. Nous utiliserons donc cet ouvrage comme guide pour les campagnes musulmanes, en le complétant par d’autres sources.
33D’après le ‘Livre de la Conquête de la Terre Sainte’ l’armée musulmane, rassemblée à Acre et dans les environs, fut répartie en quatre corps, auxquels des renforts venus d’Égypte permirent d’adjoindre un cinquième.
34La première colonne — le ‘Livre de la Conquête de la Terre Sainte’ la rattache par erreur au commandement de Saladin — était composée de troupes légères, Turcomans et Bédouins ; elle déferla sur « la Terre de Saron, du mont Carmel, appelé aussi Haîffa (au sommet duquel se trouve l’église Saint-Élie sur un roc élevé, dominant Acre, face au phare) jusqu’à Arsûf, et ensuite dépassa Jaffa et Lydda, jusqu’à la ville de Ramla28. »
35La deuxième colonne traversa la Galilée et poursuivit son chemin au sud vers la Samarie, s’emparant en cours de route de la partie occidentale de la plaine d’Esdrelon. Cette colonne fut, semble-t-il, commandée par Husâm al-Dîn ’Amr ben Muhammed ben Lâjîn, neveu de Saladin. Avec elle opéraient des troupes commandées par Muzafîar al-Dîn Kûkburî, qui prit Nazareth29. Les habitants de la cité galiléenne, aussi sainte pour les chrétiens que Jérusalem et Bethléem, allèrent chercher asile dans l’église fortifiée de Sainte-Marie (de l’Annonciation). Mais les fortifications ne résistèrent pas à l’assaut, et les habitants furent égorgés. C’est sans doute au cours de cette opération que fut également conquise Séphorie, avec la petite citadelle qui surplombe le village et la belle église romane à ses pieds. De Nazareth, les musulmans partirent par le fameux « Mont du Saut » (Saltus Domini) vers la plaine d’Esdrelon, « vers la vaste plaine séparant le mont Thabor de Lej jûn », où ils se dispersèrent dans la région située entre Tell-Qaîmûn à l’ouest et al-Fûla, Lejjûn et Zer’în à l’est30. Al-Fûla, selon une source arabe, était un château où les Templiers rassemblaient argent et bétail. Lorsque les Templiers furent partis pour la bataille de Hattîn (comme on l’a rappelé, la garnison du Temple d’al-Fûla avait essuyé de lourdes pertes quelques mois auparavant, à la bataille de Kafr-Kennâ), il n’y resta que des servants et des écuyers (ghûlâm), qui ne tardèrent pas à se rendre. La même source ajoute des détails concernant les autres agglomérations qui furent soumises dans les environs : Dabûriya, agglomération rurale, essentiellement franque, le mont Thabor (al-Tûr), Zer’în et Lejjûn. Aucune de ces places ne manifesta de velléités de résistance, et la colonne musulmane poursuivit son chemin de la plaine d’Esdrelon aux monts de Samarie. Elle avançait par des passages étroits entre les montagnes, et après avoir dépassé l’église Saint-Job31, parvint au plateau de Dotaïm et à la citerne où selon la tradition Joseph avait été enfermé par ses frères ; de là elle continua vers la ville de Samarie, où se trouvait la splendide église Saint-Jean-Baptiste et les saintes reliques de ses parents, Zacharie et Élizabeth. L’endroit était un centre de pélerinage, et dans l’église étaient cachés de grands trésors, étoffes précieuses et ornements d’or et d’argent. L’église fut convertie en mosquée sur l’ordre de Hûsam al-Dîn, et l’évêque, fait prisonnier, envoyé à Acre. La colonne musulmane poussa au sud vers Naplouse. Là se trouvait une population mixte. En dehors des Samaritains, qui y résidaient depuis des temps très reculés (ils ne sont pas mentionnés dans la relation de la campagne), se trouvaient une communauté de chrétiens orientaux et une agglomération latine, au milieu de la population musulmane. « Tous les gens des fermes voisines et la majeure partie des habitants étaient des musulmans qui vivaient comme tributaires des Francs. Aussi chaque année plusieurs de ces musulmans préféraient s’expatrier. Les chrétiens ne se permettaient aucune incursion dans les environs. »32 A l’annonce de la défaite de Hattîn, les sujets francs de Marie Comnène, épouse de Balian d’Ibelin, vidèrent les lieux, et les habitants musulmans des campagnes se saisirent des demeures ainsi abandonnées. Mais il semble que les Francs opposèrent quelque résistance, car un document musulman relate leur reddition. La source chrétienne dit simplement que les sentinelles préposées à la défense de la citadelle, où étaient déposées les richesses des habitants, furent tirées dehors et que les musulmans s’emparèrent de la place.
36Un détail nous éclaire sur le sens du comportement adopté par Saladin à Acre, puis à Jérusalem. Tmad al-Dîn, qui relate la reconquête de la Terre Sainte par Saladin, raconte que Husâm al-Dîn « se concilia (à Naplouse) une partie des habitants, et contre l’impôt de capitation qui serait désormais prélevé sur eux, il leur laissa la jouissance de leurs terres et de leurs maisons33 ». Ces conditions de paix assuraient sans doute l’existence de la communauté samaritaine de Naplouse, mais il est permis de supposer que l’intention majeure des musulmans était d’assurer l’existence des communautés chrétiennes orientales, grecque orthodoxe et jacobite. Il est douteux qu’il faille attribuer à Husâm al-Dîn la promesse faite aux chrétiens indigènes de les maintenir dans leurs droits : les conséquences d’une telle promesse étaient à très longue portée, et il est impossible d’admettre qu’elle n’émanait pas de Saladin, ou qu’elle n’avait pas pour le moins son approbation. La signification en était d’un retour à la situation antérieure à la conquête franque : une population chrétienne indigène bénéficiant de la protection de l’Islam, jouissant de la sécurité des biens et des personnes en tant que protégés (Ahl al-Dhimma), et surtout vivant au sein d’une communauté religieuse dont les chefs n’étaient plus soumis à l’autorité du clergé franc. Pendant les quatre générations d’exercice du pouvoir latin, le chrétien d’Europe et le clergé latin ne s’étaient guère fait apprécier des chrétiens d’Orient, et les promesses du vainqueur musulman avaient de quoi séduire ceux-ci. Le ressentiment qu’ils éprouvaient alla-t-il jusqu’à les engager à trahir les Francs ? C’est une question sur laquelle nous reviendrons à propos de la prise de Jérusalem par les troupes de Saladin. En tout cas il est clair que cette discrimination, faite par le vainqueur musulman en faveur des chrétiens indigènes, les présentait aux yeux des Francs comme un élément suspect, et peut-être même déloyal, prêt à collaborer avec les ennemis de la chrétienté. Il se peut que les citadelles et les villes latines eussent manifesté une résistance plus énergique, face au vainqueur, si elles n’avaient redouté une trahison de l’intérieur, et il n’est pas exclu que cette crainte fût le plus souvent fondée. La campagne entreprise par les troupes musulmanes dont nous venons de suivre l’itinéraire, se termina par la prise de l’église Saint-Sauveur près du Puits de Jacob, au pied du mont Garizim34.
37Le troisième corps de troupes partit lui aussi du nord en direction du sud, progressant du mont Thabor vers Na’îm35 sur la route d’al-Fûla, et de là vers l’est, « au milieu de la plaine située entre le mont Thabor et Belvoir »36, c’est-à-dire en traversant le plateau d’Issachar pour arriver dans la dépression du Jourdain. Mais ces troupes préférèrent ne pas se risquer à assiéger les deux châteaux des environs : ’Afrabalâ et le puissant Belvoir des Hospitaliers. Le souvenir de la défaite qu’y avaient essuyée les musulmans quelques années auparavant37 les poussa à traverser rapidement la région pour descendre dans la vallée du Jourdain. C’est ainsi que se créa, sur le haut plateau surplombant celle-ci, une poche franque qui causera par la suite des difficultés non négligeables aux musulmans. La colonne pénétra dans la vallée du Jourdain, s’empara sans combat de Beïsân, et de là descendit au sud jusqu’à Jéricho. Cette ville fut enlevée sans combat et les musulmans se tournèrent vers l’ouest, rencontrant le petit château templier de Maledoin (Ma’âleh ha-Adûmîm)38. Il n’y avait personne dans la forteresse. La colonne se dirigea vers Jérusalem.
38Le quatrième corps, qui était, semble-t-il, placé sous le commandement direct de Saladin, partit d’Acre vers le nord. Déjà lors de la première attaque, plusieurs des petits forts de la côte, au nord d’Acre, étaient tombés aux mains des musulmans. Parmi ceux-ci, mentionnons la petite forteresse d’al-Zîb (’Akhzîb de la Bible) ou Casel-Imbert39 et le fort de Manawat, dans le prolongement du wâdî Qure’m à l’est. Ce fort, situé dans une région aux terres fertiles, servait de résidence seigneuriale40. Signalons, plus à l’est encore, M’ilyâ (Château du Roi des croisés)41, et enfin Iskanderûna42 (Scandalion) entre Râs Nâqûra et Râs al-Abyâd, sur la route de Tyr.
39Cependant, plus au nord, la conquête ne fut pas aussi facile. A partir de la cité de Tyr, que protégeait la mer à l’ouest, Tibnîn-Toron au centre, Hûnîn (Château-Neuf) à l’est, jusqu’à Qal’at al-Shaqît (Beaufort) sur le coude du Lîtâni au nord, la progression musulmane fut stoppée43. Les premiers signes de résistance apparurent au moment où le neveu de Saladin, Taqî al-Dîn, attaqua Tibnîn et n’en put venir à bout. Le 19 juillet, Saladin arriva devant les murs du château. C’était sa première apparition à la tête d’une armée depuis la prise d’Acre, neuf jours plus tôt, sept ayant été consacrés à l’organisation administrative nouvelle de la ville (il avait parcouru la distance séparant Acre de Tibnîn en deux jours). Ce château avait donné son nom à une famille de nobles qui s’étaient signalés par leur bravoure et les services qu’ils avaient rendus à l’État : il tint bon jusqu’à ce que ses défenseurs reconnussent que tout espoir était vain. On leur proposa de partir libres, après qu’ils auraient relâché une centaine de captifs musulmans. Ils se rendirent alors, et livrèrent la place à Saladin (26 juillet).
40Contournant Tyr, Saladin partit du côté de Sidon, prenant sur sa route Sarafand (Sarepta ou Sarphen des Francs), localité fameuse par la richesse de ses jardins et de ses vergers. On pouvait espérer que la capitale du guerrier éprouvé qu’était Renaud de Sidon tiendrait bon. Mais à peine Saladin fut-il arrivé (29 juillet), que le commandant de la place se rendait et lui livrait les clefs de la ville. Peu de temps après que les bannières jaunes de Saladin fussent hissées sur les remparts, ses armées partirent pour Beyrouth, et dès le lendemain (30 juillet) le sultan investissait la ville. Ce port ne résista pas plus de huit jours. Le siège durait encore que des troupes musulmanes partaient vers le nord, franchissaient l’al-Mu’amaltain au « Pas Païen44 », frontière du royaume de Jérusalem et du comté de Tripoli, et assiégeaient Gibelet toute proche. Gibelet, domaine des Génois Embriacci, était prête à se rendre contre la libération de son seigneur, Hugues fait prisonnier à Hattîn. Cette condition fut acceptée et Gibelet devint musulmane. Quelque temps après, Beyrouth fut prise aussi (6 août) et ses habitants francs, comme ceux de Sidon précédemment, furent conduits sous la protection des cavaliers de Saladin vers la ville chrétienne de Tyr. En huit jours donc, le tiers du littoral franc de Terre Sainte fut conquis, et les armées musulmanes pénétraient déjà dans le territoire du comté de Tripoli. Cette rapidité de mouvement, et plus encore la capitulation hâtive, s’expliquaient par la stupeur qui s’était emparée de l’armée franque. En outre, pour ce qui est de la région nord, une autre cause importante semble avoir joué : selon ’Imâd al-Dîn, « la majorité de la population de Sidon, de Beyrouth et de Gibelet était de pauvres musulmans réduits à vivre dans le voisinage des chrétiens »45. L’œuvre colonisatrice des Francs était, dans ces régions septentrionales, plus réduite que dans les cités côtières du centre et du sud du royaume. Ainsi les villes comprenaient une population musulmane qui, à l’heure du danger, devenait un facteur critique en fonction duquel les Francs estimèrent leur capacité de résistance. La situation était semblable dans le territoire de Tripoli et d’Antioche, quoique dans ces villes, la majorité de la population fût, non pas musulmane, mais chrétienne orientale (surtout grecque orthodoxe). Le grec et l’arabe s’y parlaient couramment et le clergé latin devait prêcher dans ces langues46.
41Avec la prise des ports du nord, le pouvoir chrétien, qui n’avait jamais été très solide dans les montagnes, s’effondra de lui-même. A al-Gharb, à l’est de Beyrouth, des clans musulmans contrôlaient la population rurale du Liban. Saladin avait la possibilité de poursuivre sa campagne de conquêtes en pénétrant dans le territoire du comté de Tripoli et de la principauté d’Antioche, avec l’aide des troupes d’Alep. Mais il fut arrêté par une considération, qui se révêla être un calcul politique avisé. En moins d’un mois après la bataille de Hattîn, le royaume latin avait presque cessé d’exister. Saladin pouvait se présenter à l’opinion publique du monde musulman, et à la cour du calife de Bagdad, comme l’homme du jihâd et celui dont Allah avait favorisé les entreprises47. D’autres conquêtes au nord cédaient le pas devant le grand objectif proclamé : la prise de Jérusalem. La cité avait vu son importance grandir pour la conscience musulmane dans la mesure même où s’était développée l’idée de jihâd48. En même temps il était permis de penser qu’avec la chute de Jérusalem, les nids de résistance croisés disparaîtraient d’eux-mêmes, tout comme la prise de la vraie Croix avait décidé le sort de la bataille de Hattîn.
42Saladin décida donc de se tourner vers le sud. Au nord, seule la ville de Tyr lui avait fait obstacle. Elle servait d’asile aux rescapés de Hattîn, et à tous les réfugiés des villes et châteaux qui avaient reçu l’âmmân du sultan contre leur reddition, et s’y étaient repliés avec tous leurs biens. S’il existait encore une force dans le royaume de Jérusalem, elle se trouvait ainsi rassemblée dans la capitale de la Phénicie. Ces rescapés, en effet, avaient commencé à se reprendre et à s’organiser autour de Conrad de Montferrat, qu’un heureux hasard y avait envoyé dans ces moments critiques. Saladin, qui savait la solidité des fortifications naturelles et artificielles de la ville (les habitants avaient bien entamé avec lui des pourparlers de reddition, mais ils avaient changé d’avis), n’était pas disposé à s’arrêter devant la place, après qu’une démonstration de force n’eut pas donné de résultats.
43Le lendemain de la prise de Beyrouth, Saladin partit donc vers le sud (7 août), contournant Tyr, et deux semaines plus tard (23 août) ses armées étaient devant les murs d’Ascalon. Il lui fallait s’emparer d’Ascalon avant de s’attaquer à Jérusalem, parce que la ville contrôlait les communications de l’Égypte avec la Palestine. Par ailleurs, Saladin avait besoin de l’aide de troupes égyptiennes fraîches, pour remplacer les troupes de Syrie et d’Iraq, qui combattaient déjà depuis près de trois mois et n’allaient pas tarder à s’impatienter.
44Il semble bien que Saladin espérait que son frère al-Malik al-’Adil, arrivé d’Égypte, lors de la bataille de Hattîn, par al-’Arîsh, s’emparerait du sud et isolerait Jérusalem. En effet les troupes égyptiennes avaient pris Daron, château royal à la frontière franque, d’où elles étaient remontées vers le nord sans s’attaquer aux châteaux croisés de la côte et de l’intérieur du pays. Elles avaient pris Majdal-Yâbâ, Mirabel des Ibelins. Les habitants de Mirabel, qui s’étaient rendus à al-Malik al-’Adil, eurent la faculté de partir pour Jérusalem, et le vainqueur leur donna une escorte qui les conduisit jusqu’à Nébi-Samwîl, ‘Montjoie’ des Francs49. Ensuite ses troupes attaquèrent Jaffa et s’en emparèrent50. Al-Malik al-’Adil reçut l’ordre de fortifier la place et d’attendre l’arrivée de Saladin. Il est vraisemblable que pendant cette période où les troupes campaient à Majdal Yâbâ, près des eaux abondantes de Râs al-’Aîn (Surdi Fontes des Francs), domaine familial des Ibelins, Ibelin-Yebnâ fut aussi conquis et incendié par les musulmans.
45Saladin progressait cependant, nous l’avons vu, de Tyr vers le sud, en longeant la côte. On n’a pu établir avec précision jusqu’où s’étendirent les conquêtes des musulmans au sud d’Acre. Selon certaines sources, ils contrôlaient le territoire jusqu’à Arsûf, et après la prise de Jaffa par al-Malik al-’Adil, jusqu’à Jaffa même. Mais d’après d’autres sources, on a l’impression que cette emprise musulmane était discontinue, et il est peut-être permis de penser que Césarée et Arsûf ne furent prises que lors de l’expédition de Saladin au sud51, par Badr al-Dîn Dildrim et Ghars al-Dîn Qilij. Parmi les places prises, les sources comptent Ramla et Lydda, Bethléem et Hébron, Beit-Jibrîn et Latrûn, et enfin Gaza, la ville des Templiers, que le siège d’Ascalon au nord et la chute de Daron au sud isolaient entièrement52. Il est permis de situer également à la même époque la conquête de Qarâtîyâ (La Galatie des Francs), localité voisine d’Ascalon qui avait une petite citadelle, ainsi que Tell al-Sâfiya (Blanchegarde)53. Toutes ces forteresses franques avaient été élevées cinquante ans plus tôt dans le but de réduire la ville musulmane d’Ascalon et de la faire passer sous domination chrétienne. Leur chute annonçait maintenant la fin imminente de la place franque d’Ascalon.
46Pour hâter la conquête, Saladin songea à exercer une pression sur les défenseurs, et il ordonna, à cette fin, que l’on fît venir de Damas Guy de Lusignan, roi de Jérusalem, et le grand-maître des Templiers. Ascalon était chère à Guy de Lusignan non seulement parce que c’était une ville royale, mais parce qu’elle lui appartenait personnellement depuis qu’il était devenu comte de Jaffa-Ascalon. Saladin était prêt à échanger le roi captif contre la cité d’Ascalon, mais les bourgeois de la ville (il n’y avait pas de chevaliers) résolurent de se défendre, et à partir du 23 août les machines de jet de Saladin entrèrent en action contre les murs de la « fiancée de la Syrie ». Aucune force franque ne paraissait à l’horizon pour porter secours à Ascalon assiégée, qui tint quatorze jours devant les balistes de Saladin. Les sapeurs du sultan parvinrent à ébranler une partie des murs et à ouvrir une brèche. C’est alors seulement que les Ascalonites acceptèrent de reprendre les négociations. En échange de leur reddition, les habitants reçurent un délai de quarante jours pour quitter la ville, Guy de Lusignan fut même compris dans l’accord, et Saladin promit de le libérer. Le 4 septembre 1187, après 35 ans de régime chrétien, Ascalon redevenait une ville musulmane. Elle fut remise par Saladin à Jemal al-Dîn Abû Muhammed ’Abd Allah, fils d’Omar le Damascène, et celui-ci réunit entre ses mains le gouvernement de la ville et le contrôle de l’ensemble des services religieux. A une époque plus tardive, la ville fut donnée au frère du sultan, al-Malik al-’Adil. Après la prise d’Ascalon, Saladin pouvait écrire avec orgueil à un des membre de sa famille : « De toute part éclate le cri : ‘Dieu est grand’ (…) Sur toute l’étendue du littoral depuis Djobeïl jusqu’à la frontière égyptienne, il ne nous reste à prendre que Jérusalem et Tyr54 ».
47D’Ascalon, Saladin partit à l’assaut de Jérusalem. Une partie des forteresses et des agglomérations franques situées entre les deux villes étaient déjà aux mains des musulmans, et les autres tombèrent au fur et à mesure que Saladin progressait vers Jérusalem. Il s’empara rapidement des abords immédiats de la ville, du monastère des Prémontrés de Nébi Samwîl, de l’église Saint-Lazare de Béthanie. Les églises du mont des Oliviers et Sainte-Marie de la vallée de Josaphat, l’église de Gethsémani et Sainte-Marie de Sion, furent détruites. Le 17 septembre 1187, les colonnes musulmanes arrivèrent devant la ville, et trois jours plus tard (20 septembre), Saladin, avec le gros de ses forces, investissait Jérusalem. Après quatre vingt huit années de gouvernement chrétien, la ville était menacée d’être reprise par les musulmans. Tous les rescapés francs de l’Orient, depuis les frontières de l’Arménie jusqu’à la Galilée, tournèrent leurs regards vers la Ville sainte. Il ne s’agissait plus d’une guerre pour une ville, ni pour une capitale, ni même pour un royaume. Le long des fossés et des fortifications de Jérusalem, Allah se mesurait avec le Christ. L’ardeur pour le jihâd, qui n’avait fait que croître depuis la victoire de Hattîn, touchait à présent à son comble. Le jihâd allait atteindre son objectif suprême : la prise de Jérusalem et l’abolition du pouvoir des chrétiens sur le pays.
48L’ardeur religieuse ne faisait pas non plus défaut aux assiégés, qu’animait aussi l’assurance d’être protégés par Dieu ; mais ils avaient conscience de la situation réelle. La ville surpeuplée (le nombre des habitants, qui d’ordinaire oscillait entre vingt et trente mille, se situait à présent entre soixante et cent mille âmes55) n’avait aucune chance d’être secourue. Des réfugiés de la Samarie, de Judée et de la plaine côtière y avaient cherché asile, à cause de la sainteté du lieu et de la solidité de ses fortifications. Il s’y trouvait un nombre non négligeable de chrétiens orientaux, grecs, jacobites ou arméniens, et quelque cinq mille prisonniers de guerre musulmans. On ne pouvait guère prévoir quelle serait l’attitude des « minorités » chrétiennes à l’heure du péril. Saladin et ses lieutenants avaient déjà entrepris une œuvre de propagande qui visait cette population, et tentait de la séduire par une discrimination en sa faveur. Dans la meilleure des hypothèses, on pouvait espérer sa neutralité. Ces difficultés intérieures n’étaient peut-être pas apparentes, mais elles créaient une certaine tension et favorisaient des sentiments de suspicion. Déjà se répandait la rumeur des pourparlers secrets entre les chrétiens orientaux et Saladin. On disait même qu’ils le poussaient à assiéger Jérusalem56. Cependant, plus alarmante encore que ces rumeurs était la faiblesse de Jérusalem. S’il est vrai que les fortifications étaient intactes — beaucoup d’argent avait été investi durant les précédentes années pour les renforcer57 — les habitants en état de porter les armes et de défendre la ville n’étaient pas en nombre suffisant. La garnison et les troupes du roi avaient été massacrées à la bataille de Hattîn. Lorsqu’on se mit en devoir d’organiser la défense, il apparut qu’il ne se trouvait que deux chevaliers. Le problème se posa aussi de savoir qui assumerait la direction de cette défense. On désigna les commandants locaux de l’ordre de Saint-Jean et de l’ordre du Temple. A leur tête se trouvait le patriarche Héraclius, que sa conduite passée et présente ne recommandait guère pour le commandement en un moment aussi grave.
49L’homme de l’heure se découvrit en la personne de Balian d’Ibelin, rescapé de Hattîn, qui avait réussi à gagner Jérusalem par Naplouse. Sa famille s’y était aussi réfugiée. Les habitants s’adressèrent au représentant de la noblesse franque pour défendre leur ville. Balian d’Ibelin, n’ayant pas d’autre alternative, accepta le commandement. Mais même en cet instant critique, il n’était pas prêt à oublier qu’il était le rejeton de la plus haute dynastie noble du royaume. Et de même que son frère Baudouin avait quitté le royaume après le couronnement de Guy de Lusignan58 sous des prétextes « chevaleresques », Balian se sentait maintenant pris d’hésitations et de doutes, bien déplacés à cette heure. « Voici qu’une lourde accusation risque de peser sur moi sans qu’aucune faute ait été commise de mon fait, car en cas d’échec, j’en aurai la responsabilité, en cas de succès, un autre viendra me repousser et garder l’honneur et le profit. »59 La crainte qu’une atteinte fût portée à l’honneur de sa maison, si les Francs et le monde chrétien dans son ensemble venaient à lui imputer la responsabilité de la chute de Jérusalem, empêcha Balian de mesurer pleinement ses obligations face au danger qui menaçait. Mais ces scrupules ne l’empêchèrent pas de profiter de l’occasion pour remettre en selle la noblesse du royaume, et peut-être même pour songer à se hisser au pouvoir. Il avait mis à son acceptation une condition formelle : qu’on le reconnût seigneur de la ville ; et il exigea et obtint le double serment dû au seigneur, serment de fidélité et hommage. Et bien que ce serment fût prêté en un moment critique, on ne pouvait se dissimuler sa signification. A cette heure, la reine Sibylle, sœur de Baudouin IV et femme de Guy de Lusignan, se trouvait à Jérusalem, et le fait de ce serment revenait à abolir l’ancien gouvernement légitime de la cité, et peut-être du royaume, et à jeter les bases d’un nouveau régime. Quelques semaines plus tard, c’est ce qui se produisit à Tyr avec Conrad de Montferrat, nouveau seigneur de la ville.
50Balian, ne trouvant que deux chevaliers dans la ville, arma des fils de chevaliers âgés de quinze ans, et même des fils de riches bourgeois de Jérusalem, procédure tout à fait inhabituelle. Ce groupe constituait maintenant le noyau de la défense. Le siège de la cité commença, comme on l’a dit, le 20 septembre 1187. Saladin chercha le point faible de la défense, et reprit, en fait, la tentative des croisés de 1099. La principale force musulmane fut d’abord massée à l’ouest devant la citadelle, la « Tour de David », et jusqu’au mont Sion ; ailleurs furent simplement installés des postes de garde. Mais ce secteur, avec le profond fossé descendant de l’angle nord-ouest (Tour de Tancrède) jusqu’au pied du mont Sion, était malaisé à enlever. Des troupes de toutes origines s’y étaient déjà mesurées en vain, et malgré les échecs passés on y revenait toujours. Il y avait dans l’existence même de la citadelle comme un défi aux assaillants. Mais peut-être jouait aussi la supposition que la citadelle avait été bâtie — il est vrai qu’il en était ainsi dans la plupart des cas — sur le point faible du mur. Ce n’était pas le cas à Jérusalem. En revanche, le secteur nord de la cité avait toujours été le plus faible, c’était là que les assiégeants parvenaient habituellement à pratiquer une brèche.
51Le siège durait déjà depuis près d’une semaine, et les musulmans n’avaient pas encore montré leur supériorité. Balian reçut d’importantes sommes d’argent, tant du patriarche, qui accepta de lui remettre une partie des trésors en or et en argent du Saint-Sépulcre, que des Hospitaliers, qui mirent à sa disposition les fonds qu’ils avaient reçus de Henri II, roi d’Angleterre ; et on battit monnaie pour payer les soldats60. Les résultats des engagements devant les murailles encouragèrent les chrétiens. Au cours d’une sortie vers les environs de Qubeîba, sur la route de Jérusalem à Ramla, les Francs battirent des colonnes musulmanes. Saladin ne paraît pas être parvenu à faire entrer en action les machines de jet, devant la muraille occidentale, dans la première semaine du siège. Certains détails intéressants sont rapportés par les sources chrétiennes. Au moment où les assauts se déroulaient encore du côté ouest, les chrétiens attaquaient dans la matinée, alors que le soleil aveuglait les musulmans. Les musulmans, de leur côté, attaquaient dans l’après-midi alors que le soleil était dans les yeux des Francs. Parmi les moyens de combat les forces de la nature s’associaient à celles des hommes ; le vent de Jérusalem, si rafraîchissant dans les après-midi d’été, trouva un emploi nouveau : les musulmans lançaient dans l’air du sable et de la poussière, que le vent d’ouest projetait en plein dans les yeux des combattants chrétiens.
52Au bout d’une semaine de siège, Saladin dut se rendre compte, comme autrefois les croisés, qu’il ne pourrait venir à bout de la ville en l’attaquant du côté ouest, et le 25 septembre, le gros de la force musulmane fut transféré de l’ouest vers le nord. Les effectifs furent massés, comme lors du siège des croisés de 1099, depuis la Porte Neuve actuelle, à proximité de la Léproserie de femmes et de la Léproserie d’hommes, près de la poterne Saint-Lazare61 dans la partie ouest du rempart nord, jusqu’à la porte principale donnant de ce côté, la porte Saint-Étienne, Bâb al-’Amûd (porte de la Colonne)62, et jusqu’à l’angle est du mur nord, qui oblique à angle aigu vers l’est au-dessus de la vallée de Josaphat63. Les chrétiens, ayant des craintes de ce côté, détruisirent, dès l’approche des musulmans, l’église Saint-Étienne érigée à l’endroit où, selon la tradition, eut lieu la lapidation du martyr : proche de la ville, elle était susceptible de servir de base et d’abri aux musulmans64. Des observateurs musulmans postés sur le mont des Oliviers rendaient compte à l’armée de Saladin, concentrée devant la porte Saint-Étienne, des divers mouvements à l’intérieur de la ville, qui s’étendait devant eux comme la paume d’une main. Seuls les souks voûtés permettaient des déplacements que ne pouvaient déceler les guetteurs musulmans.
53Le transfert des forces musulmanes vers le nord, l’érection de machines de jet, dont le nombre dépassait quarante, et le bombardement, commencèrent à éprouver sérieusement les assiégés. Dès les premiers assauts, l’armée musulmane, les porte-boucliers suivis des tireurs à l’arc et enfin des sapeurs, purent s’approcher des fossés. Sous le couvert des boucliers et sous la protection d’une pluie de flèches, qui chassa les défenseurs des murs, les sapeurs descendirent dans le fossé et en peu de temps ébranlèrent le mur extérieur, qui tomba après que le feu eut brûlé les étais de bois de la galerie creusée sous la muraille. Les musulmans se trouvaient déjà devant la muraille principale. Le travail des sapeurs se poursuivait dans la portion la plus facile à atteindre, c’est-à-dire celle qui se trouvait à l’extrémité nord-est de la cité, à l’endroit même où les croisés avaient jadis pénétré dans Jérusalem. Le bombardement abattit la grande croix que les Francs avaient érigée sur la muraille, au-dessus de l’endroit où ils avaient pratiqué leur brèche65. Cette chute fut considérée comme un mauvais présage, de même que l’avait été le sort de la vraie Croix, lors de la bataille de Hattîn. Il est vrai que des processions furent conduites par le clergé sur les murs de Jérusalem, et qu’à leur tête on porta un morceau de la vraie Croix resté aux mains des chrétiens syriens de la ville. Ces processions durent être bientôt interrompues, à cause des flèches musulmanes qui pleuvaient.
54Les habitants, dont le moral était au plus bas (on raconte qu’il ne se trouva ni volontaires ni mercenaires pour garder la partie dangereuse du mur), se mirent à exiger une opération immédiate, ou la négociation avec les assiégeants. Selon les sources franques, les chrétiens auraient manifesté le désir d’engager le combat, tandis que le patriarche aurait conseillé d’entamer des pourparlers, en évoquant le sort des femmes et des enfants dans le cas où la ville serait prise d’assaut. On ignore les raisons qui firent attribuer ces propos au patriarche. Il est vraisemblable en tout cas que de telles idées ne naquirent pas dans sa seule pensée. Après avoir pris conseil du commandant de la ville, Balian d’Ibelin, le patriarche Héraclius et les maîtres des Ordres se mirent d’accord pour entamer des négociations avec Saladin. A trois reprises, des délégations chrétiennes gagnèrent la tente de Saladin, au pied des murs. Saladin répondit d’abord par un refus catégorique, proclamant qu’il venait renouveler les actes perpétrés par les croisés lors de la prise de la ville en 1099, et venger sa religion. Mais lorsque les chrétiens menacèrent de se lancer dans une bataille désespérée, il commença à fléchir. La pression des émirs musulmans l’amena à la fin à se montrer plus conciliant : après la reddition de la ville, les habitants seraient traités en prisonniers de guerre, ils pourraient se racheter contre paiement d’une somme préalablement fixée. Désormais toute la négociation porta sur le montant du rachat. L’auteur franc du « Livre de la Conquête de la Terre-Sainte », qui se trouvait alors à Jérusalem, ne pouvait se retenir de crier amèrement : « Qui a jamais entendu une chose semblable, un héritier payer pour être chassé de son héritage ? » Certains des habitants choisirent la mort, afin que leur corps fût enseveli en Terre Sainte, mais ils ne furent pas la majorité. « Combien grande est la douleur ! Y-a-t-il encore une douleur semblable à celle-ci ? Avons-nous jamais lu que les Juifs abandonnèrent sans effusion de sang et durs combats le Saint des Saints ? Le livrèrent-ils volontairement ? Puissent-ils mourir, ces misérables trafiquants, qui ont vendu volontairement la Cité sainte et le Christ66 ! »
55Le prix du rachat fut fixé à dix besants pour les hommes, cinq pour les femmes, deux pour les enfants. Le problème qui se posa aux chefs de la ville fut de réunir les sommes nécessaires pour les pauvres, qui n’étaient pas en mesure de se racheter.
56Le 2 octobre 1187, les clefs de la ville furent remises à Saladin, et les chrétiens commencèrent à quitter Jérusalem. On les compta un à un, à la Tour de David, près de la porte de Jaffa. Les chrétiens ne firent preuve d’aucun sentiment de solidarité. En dépit de tous les efforts, il fut impossible de réunir les sommes requises pour le rachat des pauvres. Le patriarche, au lieu de payer leur rançon, préféra rassembler les trésors du Saint-Sépulcre et d’autres églises, après quoi, escorté de cavaliers de Saladin, il les transféra à Tyr67. Les départs se poursuivirent ainsi pendant quarante jours, et pendant tout ce temps, les pauvres de la ville gémirent de ne trouver personne qui pût payer leur rachat. On rapporte que Saladin et ses émirs, magnanimes, affranchirent des centaines et des milliers de pauvres. Il semble cependant que les émirs tout au moins y trouvèrent leur compte68. Au bout de quarante jours, il restait encore 15 000 pauvres, qui furent envoyés en esclavage dans les cités musulmanes. Mais les chrétiens n’avaient pas tous abandonné la cité. Les chrétiens orientaux étaient restés. Les juristes islamiques décidèrent qu’ils devaient aussi payer une rançon, et qu’après l’avoir acquittée, ils seraient astreints à la jizya (capitation), selon l’usage établi à l’égard des « protégés », et autorisés à rester sur place. Des milliers d’entre eux restèrent à Jérusalem et dans ses environs. « Ils se remirent au travail, fixèrent des piquets (dans les vignes), plantèrent (des ceps), bientôt ils recueillirent leurs récoltes de légumes et de fruits69. » Les convois des Francs rachetés se dirigèrent soit vers Ascalon, et de là vers Alexandrie, où les capitaines des vaisseaux italiens furent contraints de les transporter en Italie ; soit au nord, vers Tyr, Tripoli, Antioche et même l’Arménie. En cours de route, beaucoup furent dépouillés par leurs coreligionnaires.
57Saladin s’occupa aussitôt de transformer Jérusalem en ville musulmane. On fit d’abord disparaître les symboles extérieurs de la religion chrétienne. La croix dorée géante qui surmontait la maison du Temple fut abattue et traînée par les rues, et l’église redevint la mosquée al-Aqsâ. On y installa un minbar, construit à Damas sur l’ordre de Nûr al-Dîn. Le marbre qui, dans le Templum Domini, recouvrait l’empreinte du pied de Jésus, afin d’empêcher que les pélerins n’emportassent en souvenir des morceaux de la pierre, fut enlevé lorsque l’église devint la mosquée d’Omar ; l’empreinte du pied de Jésus redevint celle du pied de Mahomet. Au cœur du quartier syrien, l’église Sainte-Anne, qui marque l’emplacement de la maison d’Anne et de Joachim, parents de Marie, où naquit la Vierge, devint une madrassa musulmane des Shâf’iites70, elle fut appelée al-Sâliâhiyé d’après son fondateur, et porte encore ce nom à ce jour. Les cloches, descendues des clochers, devinrent muettes. Les églises d’hier se changèrent en mosquées : elles furent purifiées à l’huile de rose, et débarrassées des croix et des statues, abomination pour les « vrais croyants en l’unité de Dieu » ; les images des murs et des plafonds furent recouvertes d’un crépi et on effaça les inscriptions des mosaïques. L’office du vendredi (9 octobre 1187) fut célébré dans la mosquée al-Aqsâ, et le qâdî de Damas, Muhî al-Dîn, prononça à cette occasion un sermon enthousiaste sur la signification de la prise de Jérusalem.
58Saladin resta moins d’un mois à Jérusalem. La plus grande activité régnait dans sa chancellerie, et ’Imâd al-Dîn, à la nouvelle de la prise de Jérusalem, s’était levé de son lit de douleur à Damas et s’était rendu en toute hâte à Jérusalem, d’où il dépêcha soixante-dix lettres par jour (!) aux quatre coins du monde musulman pour annoncer la victoire de Saladin. De tout le monde musulman se mirent à affluer louanges et bénédictions à l’adresse de Saladin.
59Au nord, quelques châteaux restaient encore aux mains des chrétiens, le plus puissant étant celui de Tyr. En Transjordanie, Kérak et Shawbak avaient résisté. Tyr surtout inquiétait les musulmans, non seulement parce qu’elle s’obstinait à résister, même après la chute de Jérusalem, mais aussi parce qu’elle commençait à mettre en péril les positions de Saladin. La suite des événements fut si prodigieuse que les chroniqueurs chrétiens invoquent ici un fait d’ordre miraculeux. Le jour où la ville allait se rendre à Saladin (lors de sa première tentative, quand il était en route pour Acre) y arriva un libérateur en la personne de Conrad de Montferrat, le « Marquis » comme l’appelaient musulmans et chrétiens. A vrai dire, les recherches ont montré que son arrivée eut lieu plus tard, fin juillet ou début août, mais cela n’enlève rien au côté dramatique de l’épisode. Conrad de Montferrat, fils de Guillaume de Montferrat (fait prisonnier à la bataille de Hattîn), partit de Constantinople pour la Terre Sainte, et c’est miracle qu’il ne tomba pas entre les mains des musulmans lorsque son bateau arriva au port d’Acre. Le silence des cloches, les bannières inconnues qui flottaient sur les remparts, le mirent en garde et le bateau parvint à s’éloigner vers Tyr avant que les musulmans aient pu soupçonner qu’il n’était pas un simple vaisseau marchand. Conrad trouva Tyr remplie de réfugiés (parmi lesquels un certain nombre de chevaliers échappés au massacre de Hattîn), dont le nombre s’accrut avec l’évacuation des villes du pays par les chrétiens. Les habitants de la ville et les réfugiés qui y affluaient auraient pu constituer une force militaire non négligeable, n’était l’état d’esprit défaitiste qui régnait parmi eux et l’absence d’un chef qui pût se mettre à leur tête. Le commandement existant se révélait décevant. La ville avait servi de refuge à Raymond de Tripoli, au prince d’Antioche et à Renaud de Sidon, rescapés du massacre de Hattîn. Cependant, lors de l’invasion du nord par Saladin, ils avaient quitté la ville et s’étaient mis en devoir d’aller défendre leurs domaines. Raymond de Tripoli mourut quelque temps après, dans la capitale de son comté, et faute d’héritier direct il légua le comté de Tripoli au second fils du prince d’Antioche, Bohémond. Renaud de Sidon, lui, s’était rendu au château Beaufort. La chevalerie restée à Tyr balançait entre le désir de se défendre et celui de se rendre. Conrad de Montferrat accepta le gouvernement de la cité et s’installa dans la citadelle ; c’était là une prise de pouvoir de facto, semblable à celle que s’était arrogée Balian d’Ibelin lors de la défense de Jérusalem. Il n’existait plus d’autorité royale ni d’autorité d’aucune sorte dans le royaume.
60En dépit de la campagne victorieuse de Saladin du nord au sud, et de la chute d’Ascalon et de Jérusalem, Conrad résolut de se défendre, et il insuffla vie et espoir aux habitants de Tyr. Ce fut un tournant dans l’histoire de la conquête musulmane du royaume de Jérusalem. Les fortifications furent renforcées. On approfondit le fossé de la triple muraille, qui défendait la cité à l’est, face à l’étroite langue de terre reliant la ville à la côte. Des barques portant des balistes furent postées des deux côtés de la langue de terre, et leur feu croisé protégea l’unique accès vers la ville. Ces dispositions combatives ne manquèrent pas d’inquiéter le nouveau régime musulman établi dans les cités du nord. Le « nâïb » de Sidon et de Beyrouth, Saîf al-Dîn ’Alî, fils d’Ahmad al-Meshtûb, réclama une intervention immédiate du sultan. Saladin sut apprécier la gravité de la situation, et sa grande armée se mit à progresser depuis Jérusalem, tandis qu’une partie rentrait en Égypte sous le commandement de son fils al-Malik al-’Azîz. Passant par Acre (le 4 novembre), les troupes musulmanes arrivèrent le 12 novembre devant Tyr et y mirent le siège.
61L’étroit front oriental de la ville empêcha Saladin d’exploiter sa supériorité numérique, et permit de ce fait aux défenseurs une action efficace malgré leurs effectifs restreints. Après deux semaines de petites escarmouches (25 novembre), les machines de jet de Saladin furent dressées et se mirent à pilonner la ville. Commandée par le Hajib Lûlû, la flotte musulmane, qui était restée dans les eaux du pays depuis le siège d’Ascalon et se trouvait mouillée à Acre, reçut l’ordre de bloquer Tyr du côté de la mer, pour l’empêcher de recevoir tout secours qui pourrait lui venir d’Europe. Cependant cinq autres jours d’assauts contre la ville n’amenèrent pas de résultat. La cité était au bord de la famine, mais les troupes de Saladin commençaient à souffrir d’une autre faiblesse, qui allait leur être familière au cours des années suivantes : l’incapacité de rester longtemps sous les armes. Au bout de trois semaines, Tyr ne révélant encore aucun signe de fatigue ni désir de se rendre, les troupes musulmanes, habituées dans les derniers mois à des marches triomphales plutôt qu’à de véritables campagnes, commencèrent à murmurer. Dans l’intervalle, Hûnîn, il est vrai, avait été prise après des négociations avec Badr al-Dîn Dildrim ; Tyr cependant tenait bon. Le siège dura encore un mois. L’hiver commença à faire sentir ses rigueurs : pluies saisonnières, qui furent cette année-là torrentielles, et froid rigoureux. Le 30 décembre 1187 fut le jour de la décision. Conrad envoya ses petites barques, recouvertes de peaux de bêtes, attaquer la flotte musulmane devant le port de Tyr. Les galères musulmanes se lancèrent à leur poursuite et furent attirées au-delà de la fameuse chaîne du port. Elles furent alors capturées et équipées de Francs. Après quoi elles repartirent en haute mer à la poursuite du reste des bateaux ennemis, qui s’enfuirent, désorientés, vers Beyrouth. Le sultan, voulant mettre à profit la bataille navale qui se déroulait au nord de la ville (le port était de ce côté), avait fait donner l’assaut général. Mais il dut reconnaître que les Francs s’y étaient préparés et qu’ils avaient même reçu des renforts de la zone du port. Ils repoussèrent l’assaut musulman, infligeant de lourdes pertes aux assaillants. Cette double défaite, sur terre et sur mer, au terme de sept semaines de siège, fut décisive. Saladin n’était plus en mesure de repousser fermement les demandes, réitérées par ses lieutenants, de lever le siège. L’armée commençait déjà à se débander et les émirs quittaient le camp à la dérobée. La nouvelle année chrétienne s’ouvrit sous d’heureux auspices : Saladin quittait Tyr (1er-2 janvier). Une partie du matériel de guerre fut brûlée, l’autre partie emmenée à Acre par Râs Nâqûra. Il fallut poster des gardes musulmans devant Tyr pour protéger l’armée musulmane en retraite.
62Tyr sauvée, une flamme continuait à brûler sous la cendre : le royaume de Jérusalem n’était pas mort. Le retrait des armées de Saladin et leur dislocation signifiaient que l’apogée de la conquête musulmane était dépassé. Sans doute, les opérations de conquête continuèrent. Les sièges des châteaux de Galilée et du Liban, et des châteaux de Transjordanie, se poursuivirent jusqu’à leur reddition. Saladin réussit même à recruter et à réorganiser ses armées au printemps de 1188 : elles remontèrent vers le nord jusqu’à la frontière arménienne, envahissant le comté de Tripoli et la principauté d’Antioche, et enlevant villes et châteaux. Mais ces opérations n’auront plus l’allure des conquêtes de 1187. La puissance de choc s’était émoussée, le moral n’était plus aussi haut, et dans l’intervalle, l’Europe chrétienne, bouleversée à l’annonce de la chute de Jérusalem, avait eu le loisir de se préparer à une immense expédition dépassant toutes les expéditions antérieures : la troisième croisade allait aboutir à la restauration du royaume de Jérusalem pour une durée de plus d’un siècle.
Notes de bas de page
1 Voir supra, p. 537.
2 Ibn al-Athîr, RHC, HOr., II, p. 680-681.
3 Cette indication est fournie par l’écuyer de Balian d’Ibelin, qui fit partie avec son maître de la mission à Tibériade. Voir Chronique d’Ernoul et de Bernard le Trésorier, éd. L. de Mas Latrie, Paris, 1871, p. 144-145. Cette information inaugure la série d’accusations portées contre Raymond, dont celle, à la fin, lors de la bataille de Hattîn, de trahison patente. L’authenticité du fait est douteuse, et l’accusation de trahison éloignée de la vérité. Mais il est certain qu’une telle accusation pouvait s’appuyer sur le pacte conclu avec Saladin.
4 L’identification de la localité se heurte à maintes difficultés, quoiqu’elle soit citée à plusieurs reprises à l’époque des croisades, et surtout lors de la croisade de 1217-1218. L’identification proposée par F. M. Abel, Géographie de la Palestine, I, p. 445, avec ’Aîn-José au sud de Kafr-Kennâ, est abandonnée par le même auteur dans la suite de son livre, t. II, p. 422, et il propose d’identifier le village de Cresum (Cressum), cité dans des documents latins, avec Qaîsûn entre le Thabor et ’Aîn-Dôr et avec la source qui jaillit à ses pieds. Pour lui il s’agit de la Qîshôn biblique de la tribu d’Issachar. L’identification de la source de Cresson avec Qaîsûn n’est pas possible. Ernoul, p. 146 dit explicitement qu’ils arrivèrent à cet endroit après avoir quitté Nazareth pour Tibériade. La route passait par Kafr-Kennâ et l’identification avec ’Aîn-José semble justifiée. Cette identification est aussi confirmée par des sources musulmanes, qui racontent que la bataille s’engagea près de Séphorie, qui se trouve à quelque 6 kilomètres de Kafr-Kennâ. L’endroit est aussi connu sous le nom de ‘Forêts de Séphorie’ (Benedict de Peterborough, II, p. 21) et de Casai Robert (Gestes, p. 12 ; Regesta, n° 658) identique à Kafr-Kennâ. ’Aîn-José est inscrit sur la carte hydrographique d’Abel, I, carte III, mais manque sur la carte au 1/100 000 feuillet Nazareth, ainsi que sur la carte au 1/20 000 des environs. En ce lieu les nouvelles cartes notent une source du nom d’Aîn al-Hiya (source du serpent), mais les habitants arabes de Kafr-Kennâ connaissent le toponyme ’Aîn-José.
5 Détails exacts dans Libellus, p. 4-5. Uqhuwâna est Cavan dans cette description. Cafram citée ici n’est pas Kafr-Kennâ (comme le crut Röhricht, GKJ, p. 424, 1), mais Shefâ ’Amr. Le lieu du campement d’une troupe à planicies Campi Chana Galilee est sans doute identique à la vallée de Rûmâna, dont une partie est connue sous le nom de Marj al-Sûnbûl, plaine des épis, d’après l’histoire des épis que Jésus coupa le jour du Sabbat (Marc II, 23-28).
6 Ernoul, p. 146.
7 Le retour est relaté par Libellus, p. 6, de la manière suivante : ils vinrent à Til, où le Jourdain se jette dans la mer, et puis ils longèrent la rive de la mer de Galilée ; et à mi-chemin entre Tibériade et Japhep ils campèrent, avant de franchir le Jourdain au lieu de la mensa Christi. Si l’on se fonde sur ces données, les musulmans passèrent au nord de l’embouchure du Jourdain. Til correspond dans ce cas à Tell Beit-Saîdâ (à l’est du Jourdain), ou plus près à Tell-Hûm (Capharnaüm). Ils campent près de Hajarat al-Nesârâ (appelé aussi Hamsa Hubez - cinq pains) ou à Tabhâ, lieu du miracle de la multiplication des pains. Japhep est certainement une altération et nous n’avons pas pu l’identifier. L’identification proposée avec Safed est inadmissible.
8 On voit mal comment la tradition a pu rattacher l’histoire de Job à cet endroit.
9 Voir carte de la bataille de Hattîn, page 652.
10 Le discours de Raymond de Tripoli est rapporté par plusieurs versions : Ernoul, p. 159-60 ; Éracles, p. 49-50 (la teneur varie avec les manuscrits) ; Libellus, p. 221/2.
11 La dame Paske de Riveri, une femme mariée.
12 Pour les détails de l’expédition, cf. J. Prawer, ‘La bataille de Hattîn, Israel Exploration Journal, XIV, 1964, pp. 160-179, et infra note 15 in fine.
13 Cette reconstitution est basée sur les conditions topographiques de la région, sur les toponymes cités dans plusieurs sources, et surtout sur la description d’Éracles, 62-63.
14 Les sources arabes fixent à Lûbiyâ le campement (Behâ al-Dln, RHC, HOr., III, 94) ce qui est confirmé par les sources chrétiennes, la lettre des Hospitaliers à Archambault, maître de leur ordre en Italie (éd. Chroust, p. 2-4), où l’emplacement du camp est situé à proximité de Salnubia, qui n’est, semble-t-il, qu’une transposition de al-Lûbiyâ. Les sources latines appellent le lieu de l’engagement et du camp Marescalcia (plusieurs graphies, cf. Rōhricht, GK.J, p. 443, n. 6) qu’il faut sans doute identifier (identification de Rey, Colonies franques, p. 442) à Khirbet-Maskéna, à environ deux kilomètres au nord-ouest de Lûbiyâ.
15 Dans la lettre à Archambault mentionnée supra, il est dit que le roi s’avança encore une ’leuca’ de Naîm (autre version : Anam, lisez a Nam). Il ne s’agit certainement pas de Naïm au sud de Nazareth, il ne peut que s’agir de Nimrîn (Kafr-Namara). Remarquons que sur la carte contemporaine de Jacotin, le lieu de la bataille livrée par le général Junod (avril 1799) est indiqué sous le nom de Nemen (également en arabe). Cf. Atlas-Israël, 5/1. Ntam, Nam des Francs, comme le Nemen français, nous paraissent être des dérivés de Nimrin. La reconstitution de la campagne publiée par P. Herde ‘Die Kämpfe bei den Hörnern von Hittin und der Untergang des Kreuz-ritterheeres’, Römische Quartalschrift, t. 61, p. 1-50, nous paraît sur ce point inadmissible.
16 Ainsi dans la lettre à Archambault citée supra. Selon Libellus, p. 69, le feu fut allumé dès la nuit précédente, mais cela ne concorde pas avec l’ordre des événements.
17 Abû Shâma, RHC, HOr., IV, p. 281.
18 Epistola Terrici magni Templariorum praeceptoris, PL, t. 201, col. 1408-9.
19 Extrait de la « rîssâla », lettre écrite par ’Imâd al-Dîn, sur l’ordre de Saladin, au frère du sultan, le prince du Yémen. Cf. édition C. Landberg, p. 112.
20 Briccius, connu par de nombreux documents latins comme un des patriciens de la cité.
21 ’Imâd al-Dîn cité par Abû Shâma, RHC, HOr, IV, p. 294.
22 Cf. à ce sujet l’intéressant article de E. Ashtor-Strauss, ‘Saladin and the Jews’, Hebrew Union College Annual, t. 27, 1956, p. 305-326.
23 Par la suite le gouverneur musulman d’Acre résida également dans le palais des Templiers, et non dans la citadelle.
24 Minbar : chaire du prédicateur dans la mosquée. Qibla : orientation de la prière musulmane, vers la Mecque. Dans le mur de la mosquée, se trouve une niche dite Mihrâb, indiquant dans quelle direction il convient de se tourner pendant la prière.
25 Abû Shâma donne des détails sur l’organisation d’Acre (RHC, HOr, IV, p. 294) d’après des lettres d’Imâd al-Dîn.
26 « Livre-éclair de Palestine et de Syrie ».
27 Libellus de expugnatione Terrae Sanctae, cf. bibl. de ce chapitre.
28 Libellus, 76-7.
29 Le nom du conquérant de Nazareth est donné par ’Imad al-Dîn cité par Abû Shâma, RHC, HOr, IV, p. 301.
30 Tell-Qaîmûn, Caymont des croisés, est citée ici sous le nom de Mons Caim. Zer’în apparaît sous son ancien nom de Gesrael. Il est surprenant que ne soit pas cité dans ce récit, Jenîn ou Le Grand Gérin, latin Garinum ou Gallina major. L’auteur a peut-être confondu Legio-Léjjûn avec Jenîn, parce que les Francs appelaient Zer’în Gallina minor.
31 Sans doute identique à Château Saint-Job à Dotaïm. Cf. supra, p. 646.
32 ’Imâd al-Dîn cité par Abû Shâma, RHC, HOr, IV, p. 301.
33 Ibid., p. 302.
34 Ecclesia in nomine Salvatoris. Le Puits de Jacob (Genèse XXXIV) est aussi l’endroit où, selon ja tradition, Jésus rencontra la Samaritaine.
35 Dans la source Naun, en général Naym.
36 Dans le texte Belver, c’est-à-dire Belvoir (Kawkab al-Hawâ).
37 Cf. supra, p. 604.
38 La description de l’endroit dans Libellus, 80, est intéressante : « Maledoim, latine autem Ascensus Rufforum sive Rubentium, propter sanguinem, qui ibi crebro a latronibus funditur, apellari potest, vel sicut nos dicimus Rubra Cisterna ». V. témoignages sur le lieu dans D. Baldi, Enchiridion Locorum Sanctorum, Jérusalem, 1935, p. 434 et suiv.
39 Casel Imbert. Le mot Casel, signifie forteresse ou château, à ne pas confondre, comme on le fait parfois, avec casel (casale), du mot casa, maison, qui désigne un village. Cf. les noms des châteaux Casel des Plains, Casel Maen, qui apparaissent dans l’histoire de la troisième croisade.
40 Pour les Francs : Manueth. Cette forteresse, en même temps que celle de Kafr-Lam (Cafarlet des croisés) et Minat al-Qal’a (Castrum Beroardi) près d’Ashdod, sont de remarquables exemples de forts qui servirent de résidence à des seigneurs francs. Une étude historique ou archéologique de ces sites manque encore.
41 Chastiau dou Bei, Castrum Regis. Voir détails sur la région au tome II, 2e partie, ch. II.
42 Ibn Jobaîr (1185) décrit al-Zîb comme un grand château et Iskanderûna comme un village fortifié. Cf. RHC, HOcc, III, p. 451.
43 Le Libellus, qui constitue un guide remarquable des mouvements de l’armée musulmane d’Acre au sud, est décevant pour les mouvements au nord. Il est clair que l’auteur (ou sa source) était éloigné de ces théâtres d’opérations, ce dont témoigne aussi sa présence à Jérusalem.
44 Dans le difficile passage montagneux entre Beyrouth et Gibelet, ils traversaient le Nahr al-Kalb (Flumen Canis) par le Pas dou Chien, et l’al-Mu’amaltaîn au Pas Païen. L’agglomération franque la plus septentrionale du royaume de Jérusalem se trouvait à Jûniyé (Juine), au sud de ce fleuve.
45 ’Imâd al-Dîn, cité par Abû Shâma, RHC, HOr, IV, p. 309.
46 Ce qui ressort des lettres de Jacques de Vitry au début du xiiie siècle. Plus au nord aussi, dans le comté de Tripoli, la majorité de la population de Jubaïl était, semble-t-il, musulmane. Cf. ’Imâd al-Dîn cité par Abû Shâma, IV, pp. 353, 356, 358. La population musulmane était gouvernée par son propre qâdî. A Lattaquié une bonne partie de la population était composée de syriens chrétiens et d’arméniens : Ibid., IV, p. 362.
47 Behâ al-Dln offrit à Saladin vers cette époque un livre spécial sur les préceptes du jihâd.
48 Une sorte de résumé de la signification de Jérusalem dans l’Islam fut donné dans le sermon du qâdî Muhî al-Dîn, le vendredi 10 octobre, après la prise de Jérusalem par Saladin. Cf. Ibn Khalican, Biographical Dictionary, trad. Slane, IV, pp. 634-642.
49 Ce détail intéressant est donné par Libellus, p. 75. Nébi Samwîl est Cenobium S. Samuelis quod situm est in monte Silo. La colline elle-même est connue sous le nom de Montjoie-Mons gaudii, parce que c’est de cet endroit que les pèlerins apercevaient pour la première fois Jérusalem.
50 Jaffa peut avoir été prise la première, Majdal Yâbâ ensuite. La chronologie varie selon les principales sources. Sur Jaffa, il est dit qu’elle fut enlevée par force et qu’elle souffrit durement : ibn al-’Athîr, RHC HOr II, p. 690. Par contre Libellus, p. 75, et son témoignage est plus digne de foi, dit que Jaffa tomba sans combat, « parce qu’elle n’était fortifiée ni en hommes ni en murailles ».
51 Ernoul, p. 181 et suiv. et Éracles, p. 79 qui lui attribuent aussi la prise de Jaffa. Ibn al-’Athîr, II, p. 690, fixe la prise de Césarée par des colonnes musulmanes au temps du séjour de Saladin à Acre.
52 Selon Libellus, p. 84 et suiv. furent conquises Beit-Jibrîn des Hospitaliers, Bethléem, Nébi-Samwil et Béthanie, au temps de l’expédition de Saladin contre Jérusalem, après la prise d’Ascalon.
53 Liste des conquêtes dans Abû Shâma, RHC, HOr, IV, p. 302-303 ; d’autres catalogues des conquêtes se trouvent dans Gesta regis Henrici secundi Benedicti abbatis, éd. W. Stubbs, Benedict of Peterborough, Rolls Series, t. 49, Londres, 1867, II, p. 23-24 (cf. Roger de Hoveden, éd. W. Stubbs, II, p. 362 et suiv., (p. 340-341 ; 346-7), Radulphus de Coggeshall, éd. Stevenson, p. 21-22, 229 et suiv. Epistola Hermengeri, ibid., 3-5. Epistola ad Archumbaldum in Ansbert, éd. Chroust, Quellen, 2-4. Les diverses listes ont été réunies par P. Goergens et R. Röhricht, Arabische Quellenbeiträge zur Geschichte der Kreuzzüge, Berlin, 1879, Beilage V, p. 292-295 (avec une tentative d’identification, incomplète et imparfaite).
54 Du recueil des lettres d’ibn al-Qâdesî, cit. par Abû Shâma, RHC, HOr, IV, p. 315.
55 Évaluation basée sur le montant des rançons et du rachat des captifs, Nous penchons pour un chiffre proche de soixante mille, quoique les sources autorisent une évaluation plus forte. Détails dans F. Groh, op. cit., p. 34, n. 5.
56 Il est fait mention de ces bruits dans deux lettres envoyées de Terre Sainte en Europe, dans une lettre de l’Hôpital à Archambault en Italie et dans une lettre des Génois en Europe (Regesta, n°s 661 et 664a). Selon ces rumeurs, les chrétiens syriens de Jérusalem auraient envoyé des députés à Saladin pour le pousser à s’emparer de Jérusalem. Les sources musulmanes n’en soufflent mot. Mais une source chrétienne copte d’Égypte, hostile aux Grecs orthodoxes, cite longuement le récit de la trahison de ceux-ci. L’instigateur de la trahison était un « melkîte » (c.-à-d. d’obédience byzantine) nommé Joseph al-Batît, un hiérosolymite qui résidait au temps de Saladin à Damas, où il fit la connaissance de la famille aiyûbide. Il passa en Égypte, chez al-Malik al-’Adil, et s’entremit en faveur des membres de sa communauté auprès de Saladin. Ce dernier l’employa comme émissaire dans les négociations avec les Francs, et Joseph al-Batît lui servit en ces occasions d’espion. Saladin l’envoyait maintenant en mission secrète à Jérusalem avec beaucoup d’argent, pour faire passer de son côté les melkîtes dont l’effectif dépassait celui des Francs (!). Cf. Histoire des Patriarches d’Alexandrie in Blochet, Histoire d’Égypte de Maqrizi Paris, 1908, p. 179-180. Les Arméniens adoptèrent une autre position : cf. Élégie sur la chute de Jérusalem du catholicos Grégoire Dgh’a, RHC, HArm., I, p. 272 et suiv., ainsi que les Syriens nestoriens : cf. Th. Nöldeke, ‘Zwei syrische Lieder auf die Einnahme Jerusalems durch Saladin’, ZDMG, t. 27, 1873, p. 489. Le poème syrien, écrit en 1192, est émouvant et montre les liens sentimentaux existant entre les Syriens nestoriens et les Francs. Le poème tire ses informations de sources franques (et non arabes), il n’a pas encore été étudié convenablement.
57 Cf. ci-dessus, p. 554 et 617.
58 Cf. supra, p. 636.
59 Éracles, p. 75 : « Je i porrioe recevoir grant blasme sanz mon mesfait ; car se la chose torne a mal, la plus grant partie dou blasme en venra sur moi ; et se ele tornoit a bien, aucun venroit qui m’en osteroit et a lui demoreroit li loz et ler profiz ».
60 Il faut dater de ce temps une frappe de monnaies franques sur lesquelles le nom du roi ne fut pas mentionné, ce qui illustre la position de Balian dans la ville.
61 Ernoul, p. 211 et suiv., où sont donnés d’autres détails. Les léproseries sont dites maladreries du mot ladre, lépreux, qui n’est qu’un dérivé de Lazare, le lépreux de l’Évangile (Luc XVI, 19 et suiv.).
62 Aujourd’hui porte de Damas.
63 Ernoul, p. 213 et Éracles, p. 83 ajoutent : ‘jusqu’au couvent du mont des Oliviers’. Il est clair qu’il s’agit, non du mont des Oliviers, mais d’un autre monastère. Sur le mont des Oliviers même, les églises avaient été détruites et les postes de garde de Saladin s’y étaient établis.
64 Les écuries à ânes des Hospitaliers (Asnerie), à proximité, ne furent pas détruites et au temps de la domination musulmane à Jérusalem, on y logea les pélerins chrétiens (une tradition franque rattachait à ce lieu l’épisode de l’ânesse de Balaam). De là on les faisait passer dans la « rue du Patriarche » et au Saint-Sépulcre sans qu’ils puissent voir la ville. Cf. une description de la Jérusalem de cette époque, Ernoul, p. 200.
65 Itinerarium Ricardi I, I. Cf. supra carte de Jérusalem du ms. de Cambrai (p. 227).
66 Extrait d’un fragment intéressant sur l’importance de Jérusalem pour la chrétienté, De expugnatione Terrae Sanctae per Saladinum libellus, ed. J. Stevenson, Londres 1875, p. 247-248.
67 Ibn al-Athîr, RHC, HOr., II, p. 704. ’Imâd al-Dîn cité par Abû Shâma, ibid., IV, p. 338/9.
68 F. Groh, op. cit., p. 41, n. 2, dénie tout fondement à cette réputation de grandeur d’âme. Il suppose que les chrétiens syriens, qui bénéficièrent de la politique de Saladin, lui firent cette publicité dans leurs écrits. Il est malaisé de trancher, mais il est clair que les émirs acceptèrent des pots-de-vin et des rançons inférieures au tarif, et s’enrichirent ainsi. Seule une faible part de la rançon arriva à Saladin, les émirs ayant pris celle du lion.
69 ’Imâd al-Dîn, dans Abû Shâma, RHC, HOr., IV, p. 340.
70 L’inscription dédicatoire est datée de 1192 ; elle se trouve au-dessus du porche de l’édifice, redevenu église lorsque le sultan turc ’Abd al-Majjîd accepta en 1856 de remettre cette église au gouvernement de Napoléon III ; le comte M. de Vogüe, auquel les études palestiniennes doivent beaucoup, influa sur le choix de l’endroit. Cf. N. van der Vliet, Sainte Marie où elle est née el la Piscine probatique, Jérusalem 1938, p. 62 et suiv.
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Histoire du royaume latin de Jérusalem. Tome premier
Les croisades et le premier royaume latin
Joshua Prawer Gérard Nahon (trad.)
2001
Histoire du royaume latin de Jérusalem. Tome second
Les croisades et le second royaume latin
Joshua Prawer Gérard Nahon (trad.)
2001