Chapitre premier. Julien Raimond rencontre Antoine Cournand
p. 21-31
Texte intégral
L’admission des députés des colons blancs à l’Assemblée constituante
1En 1780, le roi Louis XVI avait nommé Charles de la Croix, marquis de Castries, ministre de la Marine et des colonies. Ce dernier entama une politique de réformes visant à améliorer la condition des esclaves et à faire reculer les mesures discriminatoires à l’encontre des libres de couleur. Ce fut dans le cadre de cette politique qu’en 1784 Julien Raimond fut autorisé par le ministre lui-même à se rendre en France défendre la cause des gens de couleur.
2Après s’être établi près d’Angoulême, où sa femme possédait un domaine, Julien Raimond gagna Versailles. Deux ans plus tard, et sans que ses démarches aient abouti, il revint à Angoulême où il vécut jusqu’en 1789. Voici comment Julien Raimond évoqua en 1794, ce premier échec :
« Dix-huit mois passés à Paris ou à Versailles s’écoulèrent en démarches infructueuses auprès du ministre de la Marine à qui j’avais adressé plusieurs mémoires, tous tendant à demander justice des vexations que mes frères éprouvaient. Fatigué d’être sans cesse ballotté, abandonné à moi seul, sans ce que l’on appellait alors protections, désespérant de faire entendre la voix de l’humanité dans un séjour de corruption, je me retirais à Angoulême pour y vivre paisiblement1. »
3Cependant, si les réformes de Castries avaient suscité des espérances du côté des gens de couleur et des esclaves, puisque le ministre se proposait d’améliorer leur sort, elles avaient rencontré une opposition virulente de la part de certains colons. Castries, dont l’ambitieuse politique ne fut pas soutenue par le roi, dut démissionner le 30 août 17872.
4Pendant ce temps-là, à Saint-Domingue, le Cercle des Philadelphes devint un foyer d’opposition aux réformes du ministre. Moreau de Saint-Méry, un de ses membres fondateurs, se rendit à Paris. Franc-maçon, appartenait à la Société Apollonienne, devint le Musée de Paris, et correspondit avec les Philadelphes à partir de 1785. Les Philadelphes avaient des objectifs culturels et politiques et travaillaient en secret car ils défendaient un projet d’autonomie pour la colonie que l’Indépendance des États-Unis leur avait inspiré. Cela ne les empêchait pas de rendre des hommages publics aux autorités coloniales, qui leur offrirent un terrain pour leur jardin botanique et des « Nègres du roi » pour y travailler, ainsi que de généreuses subventions3.
5Par ailleurs, la création en 1787-88 de Sociétés des Amis des Noirs, en faveur de l’abolition de la traite des captifs africains, aux États-Unis, en Angleterre et en France, inquiéta les colons, et ceux du Cercle des Philadelphes en particulier. Ces derniers jugèrent nécessaire d’agir directement pour se protéger d’une telle éventualité. L’occasion de la convocation des États généraux s’offrit à eux. Or les colonies qui, à la différence de la plupart des provinces du Royaume de France, n’étaient pas des Pays d’états, mais relevaient du domaine de la couronne, ne furent pas convoquées par le roi.
6En dépit des nombreuses pressions qu’ils exercèrent pour obtenir leur admission dans l’ordre de la noblesse, les colons de Saint-Domingue furent tenus en échec par le roi. À l’initiative de Louis Marthe marquis de Gouy d’Arsy, de Jean-François comte de Reynaud de Villeverd et de Médéric Moreau de Saint-Méry, les colons résidant à Paris furent convoqués le 15 juillet 1788 pour réclamer une représentation aux États généraux, et préparer une constitution pour les colonies. Ce groupe prit le nom de Comité des colons de Saint-Domingue4.
7Ces mêmes colons avaient déjà dénoncé les activités de la Société des Amis des Noirs, créée en France, en février 1788. Gouy d’Arsy « osa, raconta Brissot plus tard, solliciter du roi une lettre de cachet pour faire défendre les séances de la Société des Amis des Noirs. Il faut rappeler la réponse du roi. Il disait : « Ces pauvres noirs ont-ils donc des amis en France ? Tant mieux ; je ne veux pas interrompre leurs travaux5.
8La Société avait donc poursuivi ses travaux, qui consistaient à faire connaître la réalité de la traite des Africains et de leur mise en esclavage, et de mener campagne en faveur de l’abolition de ces deux crimes6. L’optique de la Société était de type colonialiste ; elle ne remettait pas en cause le fait colonial et affirmait au contraire la nécessité, pour les puissances européennes, de posséder des colonies, du fait de leur supériorité économique, technique et commerciale. Sa critique de l’esclavage développait celle qu’entamèrent les physiocrates, puis les économistes autour de Turgot, dont Condorcet avait été un des propagandistes dans les années 1760-70. L’abolition de la traite et de l’esclavage était pensée au service d’une expansion coloniale vers l’Afrique notamment, et dans le but de transformer le système de la main-d’œuvre esclave, considéré comme freinant l’innovation technique, en main-d’œuvre « libre », mais économiquement dominée, pour être plus productive.
9Ces transformations économique, sociale et juridique devaient être menées par le gouvernement au service des intérêts des colons eux-mêmes, auxquels la Société tentait d’expliquer le bien-fondé de ses propositions. Ainsi s’efforçait-elle de faire prendre conscience aux colons que, s’ils ne prenaient pas la direction de ces transformations, les conséquences négatives du système colonial esclavagiste risquaient de se retourner contre eux, sous la forme de révoltes d’esclaves, dont ils n’étaient pas sûrs de garder le contrôle7.
10Lors de la convocation des États généraux, en 1789, l’un des membres de la Société des Amis des Noirs, Condorcet, était intervenu dans le corps électoral de Mantes, pour faire insérer, parmi les doléances, la demande de création d’une commission qui serait chargée de proposer les moyens « de détruire la traite et de préparer la destruction de l’esclavage8. »
11Par ailleurs, Necker, dans son discours d’ouverture des États généraux, avait posé le problème de l’esclavage. La Société des Amis des Noirs s’empressa, alors, de lui écrire pour proposer l’abolition des primes à la traite, instituées en 1784, dans le cadre d’une réforme du commerce colonial. Necker offrit, non leur suppression, mais leur réduction9.
12Quant aux députés des colons blancs et nobles, ce fut à la faveur de la Révolution, qui transforma les États généraux en Assemblée nationale constituante, qu’ils échappèrent au contrôle de la monarchie : à l’occasion du Serment du Jeu de Paume, le 20 juin 1789, ils se mirent sous la protection de l’Assemblée nationale10.
13Un débat eut lieu à leur sujet le 27 juin à l’Assemblée. Lanjuinais dénonça l’esclavage, contesta que ces députés colons, blancs et nobles, puissent représenter, comme ils le prétendaient, la population entière des colonies, majoritairement formée d’esclaves, et précisa qu’ils ne pouvaient être élus qu’en proportion du nombre des colons11. La discussion reprit le 3 juillet : qui ces députés représentaient-ils Mirabeau fit remarquer, d’une part que les esclaves ne pouvaient être représentés par ces colons, d’autre part que les gens de couleur, libres et propriétaires, n’étaient pas davantage leurs commettants et que si l’on voulait une représentation des colonies, il fallait affranchir les esclaves et restituer leurs droits politiques aux libres de couleur. Il proposait enfin de réduire à quatre le nombre des députés des colons blancs.
14Gouy d’Arsy fut contraint de reconnaître que ceux qu’il nommait les « métis » étaient effectivement exclus des assemblées de colons. La Constituante décida alors que les députés des colons de Saint-Domingue ne représentaient pas la population de la colonie, mais la seule catégorie des colons blancs et réduisit leur nombre à six. Le vote eut lieu le 4 juillet : Nicolas de Cocherel et Louis Marthe de Gouy d’Arsy furent élus pour la province de l’Ouest, Pierre Viau de Thébaudières et Jean-Baptiste Larchevesque-Thibaud pour la province du Nord, Charles de Taillevis marquis de Perrigny et Jean-Baptiste Gérard pour la province du Sud12.
15On remarquera que, parmi les suppléants de cette députation, on rencontre des membres du Cercle des Philadelphes qui, pour la plupart, étaient restés à Saint-Domingue : Auvray, Chabanon, Courréjolles, Laborie et Levasseur de Villeblanche13.
16Des Amis des Noirs avaient tenté d’exprimer leur opposition à l’admission de ces colons. Condorcet rédigea un texte, qu’il ne publia pas, dans lequel il opposait l’esprit des droits de l’homme à la recherche exclusive du profit par le planteur esclavagiste et contestait, comme Lanjuinais et Mirabeau, la prétention des députés des colons blancs à représenter l’ensemble de la population des colonies. Il opposa, pour sa part, une fin de non-recevoir aux colons blancs en proposant « une loi qui exclût à l’avenir de l’Assemblée nationale tout homme qui, ayant des esclaves, ou se trouvant le mari d’une femme qui en possède, est intéressé à soutenir des principes contraires au droit naturel des hommes, seul but de toute association politique. » La proposition, on le voit, était radicale et aurait exclu de l’éligibilité un nombre important de députés qu’il serait intéressant de connaître dans le détail. Cependant, la Société des Amis des Noirs renonça à intervenir contre la représentation des colons. Condorcet, qui avait assisté aux débats de l’Assemblée nationale à Versailles, estima que l’opposition de la Société à l’admission des députés de Saint-Domingue nuirait à sa cause : « M. de Condorcet a dit qu’il croyait qu’on était décidé à admettre douze députés des colonies aux États généraux et que les efforts que la Société des Amis des Noirs ferait pour empêcher cette admission, loin d’être utiles à la Société, pourraient au contraire nuire à ses intérêts14. »
17Un autre point de vue s’opposait à l’admission des députés des colons dans l’Assemblée, estimant que les colonies, sujettes de l’empire français, n’avaient pas à être représentées dans le corps législatif. Ce point de vue était celui de la monarchie et du ministère de la Marine, que des colons qualifiaient de « despotisme ministériel ». L’abbé Maury, un des ténors du côté droit de l’Assemblée, lui aussi à cette admission lors du débat : « ... mais je rappellerai aujourd’hui à cette Assemblée que je ne fus point écouté à Versailles lorsque je voulus m’opposer de tout mon pouvoir à l’admission des députés de nos colonies15. »
18À cette époque les colons apparaissaient divisés. Le Comité des colons de Saint-Domingue, créé par Gouy d’Arsy, fut contesté par des colons qui se méfiaient d’une représentation à l’Assemblée nationale. Le 20 août 1789, le marquis Mordant de Massiac, le marquis de Gallifet, le marquis de La Rochejacquelein, le marquis de La Rochefoucauld-Bayers, le comte d’Agoult, le comte de La Borde, le vicomte du Chilleau et Duval de Sanadon, riches propriétaires de Saint-Domingue, créèrent la Société correspondante des colons français, mieux connue sous le nom de club Massiac16. Hostile à une représentation des colonies à l’Assemblée nationale pour des raisons bien différentes de celles qui ont déjà été exposées, il craignait les débats publics, qui risquaient de faire la lumière sur les réalités coloniales et provoquer une législation qui remettrait en cause leurs privilèges et leurs propriétés, en particulier sur leurs esclaves. Ces craintes redoublèrent lorsque l’Assemblée vota la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, le 26 août 1789. Afin d’échapper à son application, le club avança l’idée d’une constitution spécifique pour les colonies, à cause de leur régime intérieur esclavagiste et ségrégationniste. Le thème de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen comme terreur des colons apparut alors, nous le retrouverons.
19Le club Massiac voulait agir dans le secret et recherchait l’appui du roi et de son entourage pour échapper aux débats et à la législation de l’Assemblée. Dans un premier temps, il s’agissait d’éviter les divisions entre les colons et de résoudre le problème que posait la présence de députés des colonies à l’Assemblée, en les invitant à la plus grande discrétion.
20Ce fut Moreau de Saint-Méry qui réussit à concilier ces groupes divergents. Il avait été à l’initiative du Comité des colons de Saint-Domingue, formé par Gouy d’Arsy, sans s’éloigner des fondateurs du club Massiac qu’il avait rencontrés au Cercle des Philadelphes, au Cap, ou à Paris. Ce fut encore lui qui mit en relation les futurs fondateurs du club Massiac avec le ministre de la Marine, La Luzerne, dont le secrétaire lui-même, Saint-Germain, devint membre17.
21Ce fut à nouveau Moreau de Saint-Méry qui suscita une réunion entre le club Massiac et le ministre de la Marine. La Luzerne reçut ainsi, au début du mois de septembre, Belin de Villeneuve, Barré de Saint-Venant, et Moreau de Saint-Méry, de préciser le projet de constitution dans les colonies18. Moreau présenta un projet de système électoral réservé aux planteurs en fonction du nombre d’esclaves : seraient électeurs aux assemblées de paroisse, les propriétaires d’un fonds de terre travaillé par au moins dix esclaves ; ces assemblées de paroisse éliraient des représentants aux assemblées provinciales parmi les propriétaires d’un fonds de terre travaillé par au moins vingt esclaves ; les assemblées provinciales désigneraient les représentants de l’assemblée générale de la colonie. Ce projet fut adopté par le club, puis accepté par le ministre de la Marine le 28 septembre, et, le 3 octobre, Saint-Germain était envoyé à Saint-Domingue pour le faire connaître19.
22Par ailleurs, dès le 29 août, Larchevesque-Thibaud, député de Saint-Domingue et membre du Comité de Gouy d’Arsy, avait déjà abandonné son poste pour aller organiser les assemblées coloniales sur place. L’accord entre le club Massiac et le ministre de la Marine se réalisa promptement.
23Restait à gagner la bataille au niveau de l’Assemblée constituante et de l’opinion publique.
Le retour de Julien Raimond à Paris
24Julien Raimond revint à Paris dans le courant du mois d’août20. Écoutons-le rappeler la solitude de son combat dans un texte rédigé le 6 mars 1794 :
« Mais deux ans après, aux premières nouvelles de notre étonnante révolution et des actes de courage et de dévouement des braves Parisiens, j’abandonnais mes intérêts pour voler avec mon épouse auprès des représentants du peuple et y réclamer en faveur de mes frères... Mais hélas isolé, connaissances, appui et seul à lutter contre les députés colons blancs, tous marquis, comtes ou barons, et qui avaient eu l’adresse de se donner une représentation à l’Assemblée constituante, je ne pouvais parvenir à faire entendre ma faible voix. Deux fois je demandais aux présidents de l’Assemblée Mounier et Clermont-Tonnerre (qui paraissaient défendre sincèrement la cause du Peuple) pour pouvoir faire entendre une pétition à la barre de l’Assemblée, mais soit que déjà les colons blancs influassent sur leurs esprits, soit que les grandes questions qui étaient agitées dans le corps constituant fussent un obstacle à mes vœux, je ne pus parvenir à me faire entendre21. »
25Julien Raimond arriva à Paris alors que les colons avaient réussi à se faire représenter dans l’Assemblée. Son combat précédent, mené à l’occasion des réformes tentées par Castries, puis La Luzerne, avait échoué. L’ouverture révolutionnaire lui rendait l’espérance. Dès l’annonce de la convocation des États généraux, Raimond reprit contact avec le ministre de la Marine, La Luzerne, et lui envoya un nouveau mémoire sur l’état des libres de couleur dans les colonies, le 17 février 178922. À Saint-Domingue, libres de couleur de la province du Sud demandèrent au ministre une représentation aux États généraux le 15 mars 1789. La Luzerne répondit, en août 1789, que c’était, désormais, du ressort de l’Assemblée constituante. Les libres de couleur du Sud écrivirent alors à Necker et chargèrent Julien Raimond de suivre l’affaire23.
26Ce dernier prit contact avec La Luzerne, dont le secrétaire, Saint-Germain, l’invita à rencontrer le club Massiac24.
27Le 26 août, Raimond se rendit à l’invitation du club Massiac : on lui expliqua que l’état des gens de couleur était une affaire interne aux colonies et que les assemblées, formées de colons blancs, règleraient. C’était le jour même du vote de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, et déjà, le club Massiac s’opposait, sur ce point, aux principes de la Constitution, qui affirmait dans son article premier que « tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits25. »
28Dans le récit de sa vie qu’il rédigea pour le Comité de sûreté générale, le 6 mars 1794, Raimond ne rappelle pas cet épisode. En revanche il précise les rencontres qu’il juge significatives entre août et octobre 1789 :
« Ce fut à peu près à cette époque que le citoyen Cournand qui avait rédigé un mémoire en faveur des hommes de couleur, vint à Versailles pour le faire distribuer. Je le sus et m’empressai de voir un homme qui prenait si généreusement notre défense. En le voyant, il me donna l’espérance d’un nouveau défenseur dans le citoyen Grégoire dont il m’assura les dispositions en faveur des opprimés. Enhardi par cet espoir, je m’adressai au citoyen Freteau pendant sa présidence à Versailles, mais à cette époque l’assemblée étant sur le point de se rendre à Paris, il me conseilla de retarder jusqu’à ce qu’elle y fut et me promit que je serais entendu et accueilli.
Quelques jours auparavant, j’appris que plusieurs de mes frères de couleur qui étaient à Paris avaient fait des démarches tendant aux mêmes fins que les miennes et qu’ils s’étaient assemblés chez le citoyen de Joly avocat, pour présenter leurs doléances à l’Assemblée constituante. Je m’empressai de me joindre à mes frères pour réclamer en commun et nous arrêtâmes alors de présenter la pétition ci-jointe à l’Assemblée nationale constituante26. »
Cournand dévoile « l’aristocratie de l’épiderme »
29Dans sa Requête en faveur des Gens de couleur de l’île de Saint-Domingue, Cournand entreprenait de faire connaître l’existence de ces gens libres de couleur, issus d’une union entre des personnes blanches et de couleur27 :
« Je présente à l’Assemblée nationale la cause d’une classe nombreuse de citoyens libres de l’île de Saint-Domingue, connus vulgairement sous le nom de Gens de couleur. Les propriétaires de cette classe intéressante forment au moins le tiers de ce qu’on appelle habitants dans la colonie. Un grand nombre ne conservent pas même de trace de sang-mêlé ; plusieurs ont contracté des alliances honorables, des familles distinguées de la métropole : tous sont des citoyens utiles, laborieux, recommandables en général par la douceur de leurs mœurs et la sagesse de leur conduite28. »
30C’est l’existence même de cette classe que l’auteur veut rendre visible, puisqu’elle ne semble pas aperçue par ceux qui ont entrepris une campagne pour l’abolition de l’esclavage des nègres : « ceux mêmes qui se sont occupés de l’esclavage des nègres, n’ont rien dit des gens de couleur, qu’un préjugé barbare ose encore traiter comme des esclaves29. »
31C’est donc le problème précis du préjugé de couleur, exercé à l’encontre de cette classe spécifique à la société coloniale esclavagiste, que posait Cournand. Les colons blancs avaient progressivement constitué les gens de couleur en classe intermédiaire, entre les blancs et les esclaves, par un système d’exclusion des fonctions publiques et de tout recours en justice, fondé sur le préjugé de couleur. Les colons blancs, qui affectaient de ne point connaître de hiérarchie féodale dans les colonies avaient, de fait, créé une forme spécifiquement coloniale d’aristocratie, celle de la couleur. La qualification de sang-mêlé passa dans la jurisprudence coloniale pour exprimer cette exclusion. La jurisprudence coloniale du préjugé de couleur hiérarchisait ainsi trois états : celui de nègres ou esclaves, propriété de leurs maîtres blancs et sang-mêlé, par l’origine africaine ; celui de colons blancs désignés par l’origine européenne ; et entre les deux, cette classe de sang-mêlé au statut proprement bâtard, abandonnée au bon vouloir des colons blancs :
« D’ailleurs qu’a cette origine (africaine) de si criminel ? Faut-il reprocher aux Africains le malheur d’une condition qui les a fait tomber dans les mains des Européens Et être né d’une mère enlevée par des brigands sur les bords du Sénégal, est-ce une tache indélébile dans tous les siècles ?
[...] La qualification injurieuse du sang-mêlé est le mot de ralliement de ces hommes qui se partagent tous les emplois de l’île, toutes les grâces du gouvernement ; persuadés qu’ils forment une espèce supérieure, Créoles et Européens, ils ne daignent pas même admettre les gens de couleur, bien élevés, propriétaires, riches, aussi blancs qu’eux, dans leurs milices pacifiques. Le moindre soupçon de sang-mêlé est un titre d’exclusion. Des calomniateurs à gage, des généalogistes mal intentionnés passent leur temps à faire d’odieuses recherches pour nuire à des citoyens innocents. Des voix vénales dans le barreau sont les échos d’une infamie ridicule qu’un sot orgueil ne cesse d’accréditer. On ne le croirait pas si on n’en avait des preuves sans nombre : les blancs, avec ce fantôme de sang-mêlé, ont fondé sous le tropique, une aristocratie aussi dangereuse, et bien moins spécieuse que celle d’Europe : en Europe, c’est la noblesse du nom ; en Amérique, c’est celle de la peau30. »
32Cournand considère que les humiliations que l’on a fait subir aux gens de couleur dépassent, même, celles infligées alors aux Juifs en Europe : « Je n’imagine pas que les Juifs aient jamais subi autant d’humiliations dans aucun pays de l’Europe31. »
33Cournand, en cherchant à exprimer cette spécificité de la hiérarchie de la société coloniale, a trouvé les expressions noblesse de la peau, prérogative de la peau, puis aristocratie de l’épiderme, propre à l’aristocratie moderne car inconnue des Anciens : « On a vu des juges inaccessibles à la corruption, défendre avec un courage vraiment héroïque, cette prérogative de la peau, contre les plaintes et les meurtrissures des gens de couleur ; tant il importe de maintenir cette noble aristocratie de l’épiderme, dont les anciens ne s’étaient point avisés, et qui est une découverte intéressante que nous devons à l’aristocratie moderne32.
34Après avoir fait état de l’existence de cette situation, Cournand réclame pour cette classe discriminée les droits de l’homme et du citoyen, que l’Assemblée venait de déclarer le 26 août 1789 : « Les gens de couleur réclament aujourd’hui, par ma voix, les droits naturels de l’homme, ceux de citoyens puisque la plupart sont libres, ceux de propriétaires, puisqu’ils ont des propriétés, et que plusieurs d’entre eux sont très riches. Il faut intéresser leur fortune particulière à la fortune publique en les faisant jouir des droits dont on leur a refusé l’exercice jusqu’ici. Ils sont Français attachés au Roi et à la mère-patrie33. »
35Cournand proposait une législation unifiant l’état de liberté dès la naissance sans distinction de couleur et interdisant le reproche de sang-mêlé, en faisant droit aux plaintes qui pourraient s’élever à ce sujet :
« 1°. Que toutes les personnes de couleur soient dorénavant réputées libres dès leur naissance, comme participant au sang européen, et qu’il en soit fait un article particulier dans la constitution du royaume.
[...]
4°. Qu’il soit défendu, sous les peines les plus sévères, de faire à personne le reproche de sang-mêlé, et que l’on fasse droit aux plaintes qui pourront s’élever sur cet objet34. »
36Le propos de Cournand est précis, le titre de sa Requête présentée à Nos Seigneurs de l’Assemblée nationale en faveur des Gens de couleur de l’île de Saint-Domingue est sans ambiguïté et ne prétend pas poser le problème d’ensemble des colonies, mais circonscrire celui des gens de couleur, méconnu des uns, occulté par les colons ségrégationnistes eux-mêmes.
37En réclamant les droits de l’homme et du citoyen pour cette classe spécifique à la société coloniale que formaient les gens de couleur, Cournand exposait la réalité de l’aristocratie de l’épiderme dans la colonie de Saint-Domingue. Il posa le problème de la désignation de cette classe, en rejetant de la langue de la liberté, le terme insultant de sang-mêlé utilisé par les colons, pour la maintenir dans un état spécifique de non droit35.
38En restituant leurs droits aux libres de couleur, la législation qu’il propose a pour objectif de relever l’humanité que les colons blancs eux-mêmes ont perdue, en s’abandonnant au préjugé de couleur : « Rougissez donc de vos préjugés, écrit-il aux aristocrates de la peau, venez les confondre dans des lois douces et humaines qui honorent autant ceux qui s’y soumettent, que les sages législateurs qui leur donneront leur caractère et leur force36. »
Notes de bas de page
1 AN, AF II 302, 2511, Compte que Julien Raimond rend au Comité de sûreté générale de toutes ses actions et écrits depuis l’année 1784 vieux style, 16 ventôse an II - 6 mars 1794, manuscrit de 23 p., p. 1 et 2. Sur le séjour de Raimond en France de 1785 à 1789 voir L. NEMOURS, J. Raimond, le chef des gens de couleur, sous la direction de G. Lefebvre, Paris, multigraphié, Institut d’Histoire de la Révolution française, Sorbonne, s.d., 63 p. du même, « J. Raimond, le chef des gens de couleur et sa famille », art. cit. ; J. GARRIGUS, The Free Colored Elite of Saint-Domingue. The Case of Julien Raimond, 1744-1801, op. cit.
2 Duc de CASTRIES, Le maréchal de Castries, serviteur de trois rois, Paris, 1979 J. TARRADE, Le commerce colonial de la France à la fin de l’ancien régime. L’évolution du régime de l’exclusif de 1763 à 1789, Paris, 1972.
3 B. MAUREL, « Une société de pensée à Saint-Domingue. Le Cercle des Philadelphes au Cap-Français », Franco-American Review, winter 1938, p. 143-167 J. Mc CLELLAN III, Colonialism and Science. Saint-Domingue in the Old Regime, Baltimore-London, 1992. En 1789, le ministre de la Marine La Luzerne accorda au Cercle une subvention de 10000 livres et lui offrit le titre et les privilèges de Société Royale des Sciences et des Arts du Cap.
4 Voir G. DEBIEN, Les Colons de Saint-Domingue et la Révolution. Essai sur le Club Massiac, Paris, 1953, p. 62.
5 BRISSOT, Réplique de Brissot à Louis Marthe Gouy défenseur de la traite des Noirs et de l’esclavage, Paris, 10 février 1791, 54 p., réed. EDHIS, t. 8, no 5, p. 51.
6 AN ADXVIIIc 116, Discours sur la nécessité d’établir à Paris une Société pour concourir, avec celle de Londres, à l’abolition de la traite et de l’esclavage des Nègres, 19 février 1788, 32 p., et Réglements de la Société des Amis des Noirs, s.d., 46 p., réed. EDHIS, op. cit., n° 1 et 3.
7 Le registre des séances de la Société a été publié par M. DORIGNY, B. GAINOT, La Société des Amis des Noirs, 1788-1799, Paris, UNESCO-UNICEF, 1998 : « La Société des Amis des Noirs était ainsi un parfait exemple de lobby colonial qu’il serait absurde d’ériger en adversaires des colonies », Introduction, p. 38. Sur l’antiesclavagisme des physiocrates voir M. DUCHET, Anthropologie et Histoire au siècle des Lumières, Paris, 1971, réed. 1977, chap. 3, p. 136 et s.
8 CONDORCET, Au corps électoral contre l’esclavage des Noirs, s.d., 6 p., rééd. EDHIS, t. 6, no 7. Membre de l’assemblée de la noblesse du bailliage de Mantes, Condorcet obtint que la demande d’abolition de la traite et de l’esclavage figure dans le cahier de doléances. Il le mentionna à la séance de la Société des Amis des Noirs du 31 mars 1789 en présentant la liste des cahiers de bailliage qui avaient formulé une telle doléance, voir M. DORIGNY, B. GAINOT, La Société des Amis des Noirs, op. cit., p. 215.
9 AN ADXVIIIc 116, Lettre de la Société des Amis des Noirs à M. Necker avec la réponse de ce ministre et Réplique à M. Necker, juillet 1789, réed. EDHIS, t.7, n° 2.
10 Archives Parlementaires, t. 8, 20 juin 1789, p. 138, intervention de Gouy d’Arsy. L’Assemblée décida l’admission provisoire de douze députés de Saint-Domingue. Gouy, Perrigny, Larchevesque-Thibaud, Reynaud, Rouvray, Bodkin-Fitz-Gérald et Thébaudières prêtèrent le serment du Jeu de Paume et signèrent comme « députés de Saint-Domingue ».
11 Lanjuinais, député du Tiers de Rennes, n’était pas membre de la Société des Amis des Noirs. On sait que ce débat avait eu un antécédent à l’occasion de la révision de la Constitution des États-Unis en 1787, lorsque les députés des États esclavagistes obtinrent une surreprésentation proportionnée à la population dans laquelle les esclaves étaient inclus pour les trois cinquièmes de leur nombre. La critique de Lanjuinais, reprise par Mirabeau, exprimait le refus d’inscrire l’esclavage dans la formation même de la députation des colonies. Sur la question de l’esclavage dans la formation des États-Unis voir E. MARIENSTRAS, Les Mythes fondateurs de la Nation américaine, Paris, 1977 et Nous, le Peuple, Paris, 1988.
12 AP, 1789, 3 sur le nombre de députés de Saint-Domingue et élection le 4 juillet, p. 190 ; voir aussi Procès-Verbal de l’Assemblée Nationale, Paris, Baudouin, 1789, t. 2, n° 14 et 15. Sur l’admission des députés de Saint-Domingue voir A. BRETTE, Les Constituants, Paris, 1897, reprint Megariotis, Genève, p. 187. Larchevesque-Thibaud retourna à Saint-Domingue en août 1789 et fut remplacé par Reynaud de Villeverd. D’autres colonies se firent ensuite représenter : la Guadeloupe par Louis de Curt et Gaspard vicomte de Galbert, la Martinique par Arthur Dillon et Méderic Moreau de Saint-Méry, Pondichéry par Philibert de Beylié et Louis Monneron, l’Ile de France par Pierre Monneron et Joseph de Missy, cf. BRETTE, op. cit., p. 190. G. DEBIEN, Essai sur le Club Massiac, op. cit., p. 71 et s., ne précise pas que l’Assemblée n’avait reconnu ces députés que comme représentants de la population blanche de la colonie de Saint-Domingue. Pourquoi ? Soulignons que l’ignorance de ce fait rend la demande des citoyens de couleur, par exemple, peu compréhensible.
13 Voir B. MAUREL, « Le Cercle des Philadelphes », art. cit. et BRETTE, Les Constituants, op. cit., p. 187 et s., sans oublier Moreau de Saint-Méry qui fut éludéputé des colons blancs de la Martinique et siégea à partir du 14 octobre 1789.
14 CONDORCET, Sur l’admission des députés des planteurs de Saint-Domingue dans l’Assemblée nationale, s.d., publié dans Œuvres Complètes, Brunswick Paris, 1804, t. 16, réed. EDHIS, t. 6, n° 8; BRISSOT, Réflexions sur l’admission aux États généraux des députés de Saint-Domingue, M. GAINOT, La Société des Amis des Noirs, op. cit., Registre de la séance du 30 juin 1789, p. 231, 235.
15 AP, 13 mai 1791, intervention de Maury, p. 56, qui rappelle à cette occasion son opposition en juillet 1789. Son intervention n’est pas mentionnée dans les AP aux séances des 3 et 4 juillet 1789.
16 Voir sur ces sociétés de colons L. DESCHAMPS, Les Colonies pendant la Révolution française. La Constituante et la réforme coloniale, Paris, 1898, p. 50 et s. B. MAUREL, « Un député de Saint-Domingue à la Constituante, J.-B. Gérard », Revue d’Histoire Moderne, L. politique et l’influence du Club de l’Hôtel Massiac », AHRF, 1937, p. 343-363 G. DEBIEN, Essai sur le club Massiac, op. cit., 3. L’Hôtel de Massiac se trouvait 13 Place des Victoires à Paris. En octobre 1789, il comptait 435 membres.
17 DEBIEN dans Essai sur le club Massiac, op. cit., n’avait pas identifié Saint-Germain, mais c’est à DEBBASCH que nous devons cette information voir Couleur et Liberté, op. cit., p. 147, l’auteur démontre qu’il s’agit bien du secrétaire de La Luzerne.
18 Voir DEBIEN, op. cit., p. 143.
19 Ibid., p. 148.
20 AP, 14 mai 1791, Intervention de J. Raimond orateur d’une députation de citoyens de couleur à l’Assemblée, t.26, p. 68 : « A l’époque de la révolution en France, au 12 août, je n’avais pas encore eu l’honneur de me présenter à l’Assemblée nationale pour lui faire des réclamations je n’étais pas même à Versailles, j’étais en province au 12 août ». Toutefois, dans AN AFII 302, 2511, n° 48, dans le « Compte que Julien Raimond rend au Comité de sûreté générale de toutes ses actions et écrits depuis l’année 1784 vieux style », daté du 6 mars 1794, Raimond écrit : « à mon arrivée à Versailles auprès du corps constituant en juillet 1790 », p. 2. L’année est erronée, car il est prouvé qu’il est arrivé à Paris en 1789. En juillet ou en août? Le 29 juillet, il donnait procuration au comte de Jarnac qu’il avait rencontré lors de son séjour à Angoulême, pour faire connaître les réclamations des gens de couleur aux États généraux. Mais Jarnac, député au niveau de l’assemblée de la sénéchaussée d’Angoulême n’aboutit pas. Ceci permet de dater le retour de Raimond à Paris plus vraisemblablement au mois d’août, voir J. GODECHOT, « De Joly et les gens de couleur libres », AHRF, 1951, p. 50.
21 AN, AFII 302, 2511, Compte que rend Julien Raimond au Comité de sûreté générale..., op. cit., p. 2. Clermont-Tonnerre présida l’Assemblée constituante du 17 au 30 août, puis du 9 au 14 septembre et Mounier du 28 septembre au 9 octobre, ce qui permet de dater approximativement la demande de Raimond.
22 AN, ADXVIIIc/118, Observations adressées à l’Assemblée nationale par un député des colons américains, s. l., s. d., texte de J. Raimond publié vraisemblablement début décembre 1789, 15 p. Raimond publie dans ce texte les lettres qu’il a reçues de La Luzerne en réponse à ses courriers.
23 Voir Y. DEBBASCH, Couleur et liberté, op. cit., p. 131 ; J. RAIMOND, Correspondance de J. Raimond avec ses frères de Saint-Domingue, Paris, an II, imprimerie du Cercle Social, Lettre de François Raimond à son frère, 1er octobre 1789 : « Labadie a écrit à M. NECKER ; vous êtes à Paris, tâchez de lui parler... ”, p. 3.
24 Ainsi, Raimond ne chercha pas à rencontrer le club Massiac, contrairement à ce qu’avance DEBIEN, Les colons de Saint-Domingue..., op. cit., p. 157, mais y fut invité par le ministre lui-même et par son secrétaire.
25 G. DEBIEN, Les colons de Saint-Domingue..., op. cit., p. 157.
26 AN, AFII 302, 2511, Compte que rend Julien Raimond..., op. cit., p. 2.
27 A. COURNAND, Requête présentée à nosseigneurs de l’Assemblée nationale en faveur des gens de couleur de l’île de Saint-Domingue, imprimé, s.l., s.d., 11 p., permet d’être daté grâce au témoignage de J. Raimond en septembre-octobre 1789, puisqu’il fut distribué aux députés à Versailles, donc avant que l’Assemblée ne suive le roi, à Paris, à la suite des Journées des 5 et 6 octobre. L’Assemblée tint sa première séance à Paris le 19 octobre. Par ailleurs, le 14 octobre, Freteau qui présidait l’Assemblée fit référence au texte de Cournand. Ces faits et témoignages permettent de dater la publication de ce texte avant le 14 octobre. Reprint EDHIS, t.4, n° 3, qui le date par erreur en 1790. Sur Cournand, voir Y. DEBBASCH, Couleur et liberté, Paris, Dalloz, 1967, p. 117.
28 COURNAND, op. cit., p. 1.
29 Ibid., p. 2.
30 Ibid., p. 3.
31 Ibid., p. 6
32 Ibid., p. 7
33 Ibid.
34 Ibid., p. 11.
35 Sur la langue de la liberté voir le travail essentiel de J. GUILHAUMOU, La Langue politique et la Révolution française, Méridiens-Klincksieck, 1989.
36 Ibid., p. 10.
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