Chapitre premier. Définir l’objet « nationalisme russe » et sa place dans la Russie contemporaine
p. 19-65
Texte intégral
1Ce premier chapitre introductif a pour objectif de combler les insuffisances inévitables d’un recueil d’articles : la diversité de points de vue et d’approches des auteurs ne présente avantage que si elle se trouve encadrée par une introduction synthétique permettant de replacer en leur contexte les propos de chacun et de restituer brièvement les grandes lignes de l’histoire du nationalisme russe. Néanmoins, le but de cet article est également de reformuler les habituelles réflexions menées autour du thème du nationalisme. On ne peut, en effet, qu’insister sur l’importance d’une meilleure prise en compte de la continuité nationaliste entre le régime tsariste et l’Union soviétique, puis entre cette dernière et la période contemporaine, et s’interroger sur la pertinence de la division, classique dans les travaux sur le nationalisme russo-soviétique, entre officialité et dissidence.
2Dans un second temps, ce chapitre tentera de justifier le choix, présenté en introduction, de limiter ce recueil à l’analyse de ladite « extrême droite », tout en sachant que le nationalisme constitue aujourd’hui l’un des principaux éléments consensuels de la société russe. Le nationalisme radical ne peut plus, en effet, être défini en termes strictement idéologiques, puisque ses postulats sont très largement diffusés dans l’ensemble de la société, mais reste pertinent en termes d’accès au pouvoir, de refus d’intégrer le jeu politique classique et de préférence donnée à d’autres modalités d’influence allant de l’action violente de rue à la diffusion de préceptes idéologiques euphémisés. C’est pourquoi, en divisant le spectre politique en cercles concentriques, on espère pouvoir expliciter le choix des thématiques présentées ici. Enfin, en dernier point, cet article remettra en cause les habituelles « lignes de partage des eaux » de la mouvance nationaliste en s’interrogeant sur la pertinence des classements traditionnellement utilisés : usage des termes de fascisme et de nazisme, division entre droite et gauche, entre orthodoxes et néopaïens, entre mouvance ethno-centrée et mouvance impérialiste, etc. L’objectif est de rendre une image du nationalisme radical russe beaucoup moins fragmentée et de reconnaître le caractère mouvant des parcours individuels, des oppositions institutionnelles et des divisions idéologiques afin de comprendre, par la suite, comment cette « atmosphère nationaliste » a pu trouver sa place dans la Russie contemporaine.
La question des « origines » : xixe siècle ou époque soviétique ?
Le xixe siècle, matrice des grandes théories de la nation
3En Russie, l’impossibilité de constituer des partis avant 1905 et l’absence d’assise sociale large à toute pensée politique ont bien évidemment réduit la gamme d’expression publique. Alors qu’en Occident coexistent au xixe siècle plusieurs pensées dites de droite, plus ou moins modernisatrices et libérales, la « droite » intellectuelle russe est limitée au conservatisme, voire à la pensée contre-révolutionnaire légitimiste. Sans traditions libérales et parlementaires, l’orléanisme en tant qu’idéal type défini par René Rémond ne peut exister en Russie, à l’exception de figures isolées comme Sergueï Witte (1849-1915) ou de partisans d’une monarchie constitutionnelle comme le prince Félix Ioussoupov (1887-1967) dans les dernières années du régime1. L’idée nationale émergente au début du xixe siècle suppose cependant un certain modernisme pouvant heurter de front les principes autocratiques2. Elle entretient donc des rapports ambigus avec le conservatisme comme avec le pouvoir étatique et peut s’incarner jusque dans l’opposition du populisme – de « gauche » – à l’État3. Ainsi, comme dans les autres pays européens, il a longtemps existé en Russie un sentiment religieux et un conservatisme légitimiste opposés au phénomène nationaliste, perçu comme modernisateur et populiste, la fusion de ces courants originellement disjoints se révélant bien plus tardive.
4Le nationalisme des slavophiles (1830-1840), des panslavistes (1850-1870) puis des néo-slavophiles du tournant du siècle était marqué par la tradition philosophique allemande du romantisme. La nation était pensée sur un mode culturaliste : étaient exaltées l’authenticité de son monde paysan et sa fidélité millénaire à l’orthodoxie. En parallèle, et en opposition à ces courants présents dans les milieux intellectuels, existait un nationalisme d’État fondé sur la fidélité dynastique aux Romanov4. L’exaltation du peuple chez les premiers et de l’État chez les seconds fut souvent contradictoire et donna lieu à d’importants conflits. Se dessinent ainsi diverses catégories de sentiment d’appartenance à la collectivité : un premier nationalisme fondé sur la seule fidélité à la dynastie et à la tradition impériale russe (Sergueï Ouvarov, Konstantin Pobedonostsev) ; un deuxième, « à l’allemande », basé sur la recherche de la culture authentique du peuple (slavophiles, panslavistes, populistes) ; un troisième insistant sur le respect de valeurs philosophiques et religieuses, souvent messianique et méfiant envers le nationalisme ethnique moderne (courant du potchvennitchestvo et auteurs isolés de la fin du siècle comme Konstantin Leontev, Vladimir Soloviev, Nikolaï Fiodorov)5. Certains penseurs font le lien entre les deux premiers nationalismes (Mikhaïl Pogodin, Stepan Chevyriov), d’autres entre le deuxième et le troisième (Fiodor Dostoïevski). Ces trois doctrines ont des attitudes différentes face à l’État et des rapports contradictoires entre elles : les slavophiles se sont opposés à l’État de Nicolas Ier, les panslavistes aux slavophiles, les potchvenniki aux panslavistes, les figures de la fin du siècle à leurs prédécesseurs, etc.
5Il faut attendre la grave remise en cause du tsarisme en 1905 pour voir émerger une première « extrême droite » russe qui, à la différence des mouvances radicales françaises, allemandes et italiennes qui lui sont contemporaines, n’a jamais bénéficié du renfort théorique d’intellectuels ralliés à sa cause. Pour les penseurs conservateurs russes, elle a même constitué un pôle de rejet plus qu’un miroir qui aurait reflété de manière radicale des idées sous-entendues mais non assumées. Elle est donc restée particulièrement pauvre sur le plan théorique et relève plutôt du mouvement de masse manipulé par un pouvoir en crise. Ainsi, le principal parti politique radical fondé à la fin de l’année 1905, l’Union du peuple russe, a bénéficié du soutien du tsar, de l’armée et de certains hauts fonctionnaires afin de susciter un grand mouvement de masse en faveur de la monarchie. Le parti, mélange hétéroclite de petits marchands, de nobles, de militaires et de membres du clergé, est demeuré partie intégrante d’un système qui lui apportait un appui financier et politique et n’a jamais voulu rompre avec l’establishment6.
6Des mouvements nationalistes nés dans la rue en 1905, le seul à survivre sera les Centuries Noires, qui fondent leur antisémitisme virulent sur les fameux Protocoles des Sages de Sion dénonçant un prétendu complot dirigé par l’Alliance israélite mondiale7. Tout au long de son existence, le mouvement est manipulé par le pouvoir tsariste, en particulier par les services de l’Okhrana qui le financent et empêchent l’intervention de la police lors des pogroms. À la différence des fascistes italiens et des courants nazis, le mouvement russe n’a jamais tenté de rompre avec ceux qui le finançaient et de s’affirmer comme une force indépendante. De même, alors que le « nationalisme intégral » français est catholique, mais en conflit avec la hiérarchie, l’extrême droite russe se développe à l’ombre du clergé le plus réactionnaire autour de la grande figure de Johann de Kronstadt. Les deux mouvements peuvent donc être définis comme réactionnaires mais non fascistes, puisque leur fidélité inconditionnelle au tsar, à l’Église, et leur respect des hiérarchies sociales les rapprochent du conservatisme8.
7Dans l’entre-deux-guerres, la vie politique de l’émigration russe, qu’elle soit en Occident ou en Extrême-Orient, est particulièrement active, diversifiée et s’inspire fortement des courants occidentaux de son époque. Émergent alors des mouvances national-bolcheviques, dont le théoricien principal fut Nikolaï Oustrialov ; des courants eurasistes, présents en Europe occidentale, centrale, ainsi qu’en Extrême-Orient et dont certains se rallièrent à l’URSS9 ; des sympathisants du national-socialisme parmi les émigrés russes présents en Allemagne, etc. On mentionnera également le NTS ou Union nationale des travailleurs de la nouvelle génération, marquée par le solidarisme, le corporatisme italien et ayant instauré une collaboration avec l’Allemagne nazie. Deux partis peuvent être qualifiés, pour la première fois dans l’histoire politique russe, de fascistes : le Parti fasciste panrusse de Konstantin Rodjaevski, basé en Mandchourie entre 1931 et 1945, et l’organisation fasciste panrusse de Anastasii Vosniatski, installé aux États-Unis10. Ils ont disposé d’un faible soutien populaire au sein de l’émigration, mais constituent aujourd’hui une référence historique et un socle théorique pour tous ceux, minoritaires, cherchant à allier national-socialisme allemand et messianisme russe.
Le nationalisme russe à l’époque soviétique : dissidence ou officialité ?
8En Union soviétique, la réhabilitation par le pouvoir du nationalisme russe, après la politique internationaliste des premières années et la condamnation par Lénine du « chauvinisme grand-russien », date du milieu des années 1930 : relecture des thèses d’histoire en 1934, 125e anniversaire de la bataille de Borodino en 1937, film d’Eisenstein à la gloire d’Alexandre Nevski en 1939, etc. Ce retour à la vision du « grand frère » russe a pour corollaire brutal la liquidation physique des communistes nationaux qui avaient cherché à ancrer le socialisme parmi les allogènes. L’exaltation du patriotisme se trouve décuplée par l’entrée en guerre du pays en 1941, entraînant, au nom du soupçon de collaboration avec l’ennemi, la déportation de millions de personnes appartenant aux « peuples punis », déportation organisée de manière massive à partir de 1937 pour les Coréens d’Extrême-Orient, en 1941 pour les Allemands de la Volga et jusqu’en 1944 pour les populations du Caucase. Si cette violence collective en direction de certaines nationalités s’atténue après la fin de la Seconde Guerre mondiale (tout en n’étant pas abolie sur le plan juridique puisque nombre de peuples ne seront réhabilités que lors de la perestroïka), la politique stalinienne reste marquée par son antisémitisme. Cette terreur à l’encontre des Juifs soviétiques atteint son apogée lors de la célèbre affaire des « blouses blanches » et se voit stoppée par la mort de Staline en 1953. L’antisionisme officiel des décennies suivantes dissimule toutefois mal la hantise récurrente du pouvoir envers les Juifs et peut être considéré comme la matrice de l’antisémitisme russe contemporain11.
9Hors du pouvoir, un sentiment nationaliste russe ne peut s’exprimer de nouveau qu’après la mort de Staline : la fin de la terreur redonne vie à une certaine expression publique et le relâchement de millions de prisonniers des camps force la société à une réflexion sur le régime. Dans une tradition venue du xixe siècle et poursuivie en URSS selon laquelle la culture remplace le politique, les discussions sur l’avenir du pays sont menées au sein des revues littéraires. La célèbre « prose de village » et son idéalisation d’une vie paysanne en voie de disparition apparaissent avant même le choc du XXe congrès et prennent toute leur ampleur dans les années 1960. Les discours de Khrouchtchev concernant la naissance d’une nation soviétique – donc, à terme, la disparition de la structure fédérale – ainsi que le renouveau des campagnes athéistes suscitent l’inquiétude de certains milieux intellectuels russes sensibles à la préservation du patrimoine culturel national. Au tout début des années 1960 apparaissent également les premières critiques écologiques avec la mobilisation d’intellectuels contre l’installation d’une usine de cellulose autour du lac Baïkal12. Cette sensibilité écologique sera adoptée par les conservateurs, par exemple dans L’Œil clair de la Sibérie de Vladimir Tchivilikhin (1928-1984), l’un des buts de l’ouvrage étant de discréditer les réformes de Khrouchtchev.
10L’éviction du Premier secrétaire en 1964 et le procès Siniavski-Daniel l’année suivante signent la naissance de la dissidence. Brejnev est toutefois à la recherche d’une réconciliation avec l’intelligentsia : il soutient sa branche nationaliste et reprend peu à peu à son compte les revendications de préservation du patrimoine émises par les associations légales que furent Rodina, la Société de défense du patrimoine culturel et le Club russe13. Nach sovremennik et Molodaïa gvardiia, qui confirment la naissance, en URSS, d’une « droite » officielle, deviennent rapidement les principaux lieux de diffusion de la littérature nationaliste, la seconde publiant même, en 1965-1966, un essai du peintre I. Glazounov, La Route qui mène à toi, qui ne se limite pas à exalter la nature ou les monuments historiques russes, mais réhabilite ouvertement l’orthodoxie et la période prérévolutionnaire. La fin de la décennie marque le début de l’opposition entre les staliniens durs, autour de la revue Oktiabr, et les nostalgiques du tsarisme, proches de Molodaïa gvardiia, qui n’hésitent pas à critiquer l’expérience soviétique et à se revendiquer du slavophilisme14.
11Surpris de cette rapide remise en cause du système, le pouvoir tente de se ressaisir et d’accentuer la pression sur les revues littéraires. Les années 1970 sont ainsi marquées par les hésitations constantes de l’appareil du Parti et de l’État envers les nationalistes, organisés en une mouvance autoproclamée « parti russe » qui s’institutionnalise peu à peu sous la forme de diverses organisations historiques et culturelles15. Certains membres du Bureau politique souhaitent les interdire de parution, d’autres pensent au contraire qu’il est nécessaire de les soutenir discrètement afin de les utiliser comme arme contre les libéraux, jugés bien plus dangereux. Cette seconde tendance domine lors de la politique de détente internationale et de la montée d’un sentiment nationaliste dans les républiques fédérées, ces deux phénomènes invitant Moscou à resserrer les rangs autour d’une confusion entre nationalismes russe et soviétique. Ainsi, entre 1971 et 1982, onze écrivains de « prose de village » reçoivent les prix soviétiques les plus prestigieux, qui leur garantissent des parutions de plusieurs millions d’exemplaires16, tandis que les revues Nach sovremennik, Molodaïa gvardiia et Moskva connaissent une hausse vertigineuse de plus de 100 % de leur tirage. En 1980, le peintre nationaliste I. Glazounov se voit décerner le titre d’artiste national de l’URSS alors que même les rapports du KGB s’inquiètent de ses peintures ouvertement antisémites. Cette alliance entre le pouvoir et les milieux nationalistes russes ne doit cependant pas occulter l’existence parallèle de nombreux conflits, la censure s’appliquant également aux auteurs les plus connus et reconnus17.
12Au tournant des décennies 1970-1980, le pouvoir semble avoir perdu le contrôle sur le mouvement nationaliste russe, qui s’est largement autonomisé socialement et idéologiquement. Les publications de Nach sovremennik remettent toujours plus en cause le passé soviétique18. En 1982, Andropov tente de ralentir cette évolution et attaque la revue Volga, qui avait publié un essai violemment anticommuniste de Mikhaïl Lobanov au titre révélateur, « Libération ». Le Premier secrétaire lance une virulente campagne de critiques contre les revues, maisons d’édition et services de la censure qui laissent paraître de tels propos. Le pouvoir ne peut cependant plus revenir en arrière : entre 1983 et 1985, dix-sept écrivains nationalistes voient leurs livres publiés à plus d’un million d’exemplaires chacun19, Iouri Bondarev reçoit son deuxième prix d’État de l’URSS et la popularité d’auteurs comme Viktor Astafiev, Vassili Chouchkin ou Valentin Raspoutin semble impossible à remettre en cause. De leur côté, les analyses de ces derniers concernant la situation du pays se durcissent : dénonciation de la censure et de l’absence de mesures écologiques et patrimoniales, échec de la politique agricole avec l’abandon des villages dits « sans perspectives », choc du recensement de 1979 qui révèle la natalité des musulmans soviétiques et l’effondrement démographique des Slaves, explosion du taux d’alcoolisme et de divorces20, etc.
13Ce triste constat de l’état du pays suscite néanmoins une nouvelle mouvance au sein du nationalisme russe, jusque-là divisé entre nostalgiques de la période tsariste et staliniens convaincus. Dans un texte remarqué paru en 1979 dans Literatournaïa gazeta, Alexandre Prokhanov dénonce l’élitisme caché de la « prose de village », qui cultive un monde disparu et empêche le sentiment national russe de se tourner vers la modernité, alors que seule celle-ci pourrait, selon lui, maintenir la grande puissance soviétique. Il invite donc les nationalistes à se choisir une autre idéologie que celle du passéisme et espère en l’« urbanisation » d’un sentiment national qui se serve du progrès technologique pour s’affirmer. Cette richesse de débats au sein du milieu nationaliste, qui conjugue nostalgie tsariste, culte stalinien et « modernisme » en des configurations diverses selon chaque auteur et chaque sensibilité, fait de celui-ci l’un des éléments matriciels des premières années de la perestroïka et de sa liberté de parole retrouvée. Les nationalistes russes contribuent par exemple à l’abandon par le pouvoir du projet de détournement des fleuves sibériens au profit de l’Asie centrale, inspirent sa condamnation de la corruption et sa politique anti-alcoolique.
Les recompositions dues à la perestroïka
14L’entrée massive d’éléments culturels occidentaux, la réhabilitation de figures communistes comme Nikolaï Boukharin, la réédition des auteurs interdits, dont Boris Pasternak, et le sentiment général de fuite en avant d’un pouvoir ne maîtrisant plus le processus politique qu’il a amorcé radicalisent le mouvement nationaliste. Celui-ci devient, en 1988, farouchement opposé à Mikhaïl Gorbatchev et la célèbre publication, en mars, dans Sovetskaïa Rossia, du texte pro-stali-nien de Nina Andreeva ouvre la porte au durcissement du camp nationaliste. Le thème du complot mondial contre l’URSS et son corollaire antisémite cimentent les diverses mouvances radicales. Celles-ci jouent également la carte du peuple russe victime de l’expérience soviétique et revendiquent toutes, dans les dernières années de la perestroïka, l’alignement du statut de la RSFSR sur celui des autres républiques afin de bénéficier des institutions qui lui faisaient défaut (Parti communiste, Académie des sciences, etc.)
15Entre 1989 et 1991, plusieurs tentatives d’alliance émergent entre conservateurs soviétiques, militaires inquiets pour la stabilité du pays et monarchistes orthodoxes pouvant enfin s’exprimer au grand jour21. Ainsi, en 1989, Alexandre Prokhanov appelle, dans Une défense suffisante, à une alliance entre milieux militaires et intellectuels nationalistes. En 1990, Sergueï Kourguinian tente à son tour d’unifier communisme et orthodoxie dans Post-perestroïka en systématisant une « métareligion » soviétique. Avec le soutien du Premier ministre d’alors, Nikolaï Ryjkov, il joue un rôle important dans la critique du programme de Grigori Iavlinski et Stanislav Chatalin de passage à l’économie de marché en cinq cents jours. Ainsi, aussi bien le Centre analytique de Prokhanov que le Centre expérimental créatif de Kourguinian, rattaché au Conseil des ministres de l’URSS, ont désespérément tenté d’élaborer une idéologie « patriotique » russo-soviétique qui aurait pu contrer l’effondrement du pays22. Ces deux figures majeures, qui font le lien entre périodes soviétique et post-soviétique, ont donc poursuivi l’idée d’une influence conceptuelle des nationalistes sur un pouvoir en manque de doctrines justifiant ses choix politiques.
16Au moment de la disparition de l’URSS en 1991, le nationalisme russe est divisé en plusieurs mouvances : les staliniens proches de Molodaïa gvardiia, les nostalgiques du tsarisme et néo-slavophiles de Nach sovremennik, les conservateurs du PCUS et de l’armée, les chrétiens-démocrates proches de Viktor Aksioutchits et, bien évidemment, le mouvement Pamiat, principale organisation nationaliste de l’époque. Ce lieu de rencontre, de théorisation et d’expérience collective du nationalisme transforme rapidement ses activités culturelles en des affirmations politiques, monarchistes et antisémites, et se voit dénoncé par ses opposants pour son « patriotisme de brasserie » [kvasnoj patriotizm]23. Cette diversité d’appartenances doctrinales sera poursuivie après la disparition du pays : les oppositions datant de la perestroïka, entre d’un côté Gorbatchev et A. Iakovlev et de l’autre Egor Ligatchev, se transforment avec le ralliement au nationalisme de certains anciens proches de Gorbatchev, par exemple Alexandre Routskoï et Rouslan Khasboulatov, qui prendront la tête de l’opposition à Eltsine à l’automne 1993.
17De ce bref historique, plusieurs conclusions s’imposent qui aideront à mieux cerner les doctrines du nationalisme contemporain. Comme tous les autres pays du socialisme réel, l’Union soviétique a dû, passé les phases de terreur massive, jouer la carte du nationalisme comme ciment social du pays. Le modèle romantique holistique du nationalisme du siècle précédent fut donc suivi, de manière diffuse, par les pouvoirs communistes. Comme le note à juste titre Paul Zawadski, « entre communisme et nationalisme, les relations étaient complexes, tissées d’oppositions et d’affinités électives. Instrumentalisation du langage national-populiste par les agents du pouvoir ou captation culturelle du communisme par la culture nationaliste24 ». Quelle que soit l’option choisie, un constat s’impose : le nationalisme russe fut majoritairement officiel et non dissident. Les grandes revues littéraires comme Nach sovremennik et Molodaïa gvardiia ont assumé et se sont même battues pour se voir reconnaître le rôle de centre conceptuel d’un nationalisme tout à fait public.
18Certaines mouvances parmi les plus prestigieuses ont bien évidemment été clandestines. Il est ainsi traditionnel de considérer que la « droite dissidente » est née avec le VSKHSON, organisation néo-slavophile underground apparue en 1964 à Leningrad, dirigée par Igor Ogourtsov et Evgueni Vagin. Elle s’était donné pour objectif de renverser le régime soviétique afin d’instaurer un régime dit « de la troisième voie » conjuguant monarchie populaire, syndicalisme puissant et principes de la démocratie chrétienne25. Plusieurs figures intellectuelles de taille, comme Alexandre Soljenitsyne ou Vladimir Ossipov (qui avait dirigé, de 1971 à 1973, la célèbre revue Vetche26, puis Zemlia, avant d’être condamné à plusieurs années de camp), ont également marqué la dissidence par leur engagement national. Celui-ci n’était pas perçu, à l’époque, comme contradictoire avec la défense des libertés humaines qui était au cœur du principe dissident27. Néanmoins, le prestige symbolique qui est reconnu à ces mouvances aujourd’hui signale discrètement que ce n’est pas en leur sein que s’est élaboré l’actuel nationalisme, bien plus marqué, comme son prédécesseur tsariste, par sa proximité difficile et souvent inassumée avec un pouvoir qu’il espérait rallier à sa cause.
19La division proposée par de nombreux chercheurs entre des nationalistes russes qui acceptaient de travailler au sein du système et d’autres qui le refusaient ou ne le pouvaient pas ne semble donc pas pertinente : les individus se trouvaient souvent dans des positions de double jeu, les auteurs officiels étaient eux aussi soumis à la censure et se voyaient parfois refuser la publication de leurs textes, les influences théoriques et les liens personnels entre « officiels » et « dissidents » étaient importants et les deux mouvances se sont fondues dès la perestroïka. Ces conclusions restent valables pour la période contemporaine et les principaux traits décrits ci-dessus sont toujours en vigueur : difficulté à s’identifier à un État impérial, volonté d’être reconnu comme idéologie nationale par l’État tout en refusant d’assumer la perte d’autonomie que supposent des pressions étatiques trop directives, multiples lieux de passage entre individus et institutions qui font qu’il est difficile de cerner un nationalisme d’opposition ou de dissidence et un nationalisme rallié au pouvoir en place.
La place sociale du nationalisme : marginalité ou mainstream ?
Une scène publique russe de plus en plus marquée par le nationalisme
20Dans l’ensemble des anciens pays de l’Est, en Europe centrale et orientale tout comme en ex-URSS, la droite radicale des années 1990 est souvent plus dure idéologiquement et plus ouvertement antidémocratique que dans les pays occidentaux. Son champ d’action est toutefois limité, car la rhétorique nationaliste est déjà accaparée par le pouvoir et s’exprime dans de nombreux champs publics28. Comme l’ensemble des États post-soviétiques, la Fédération de Russie a subi de profonds changements, tant politiques, économiques que culturels et sociaux, et se préoccupe de sa nouvelle identité nationale et étatique. Celle-ci s’appuie sur une vision souvent peu nuancée de ce que les élites russes imaginent être un État-nation à l’occidentale et sur un ensemble de spécificités locales, historiques, géographiques ou culturelles, qu’elles souhaitent mettre en valeur. Le « retour à l’ordre » prôné par Vladimir Poutine depuis 2000 et la volonté de reprise en main du pouvoir remarquée depuis la deuxième moitié de la décennie précédente s’appuient donc de plus en plus ouvertement sur une mobilisation du sentiment patriotique.
21La réappropriation officielle du thème nationaliste, considéré comme marginal au début des années 1990, a été particulièrement visible lors des élections parlementaires de décembre 2003. En effet, les quatre partis qui ont dépassé la barre fatidique des 5 % des suffrages et peuvent donc siéger à la Douma ont tous joué la carte nationaliste, bien que dans des tonalités différentes : le nouveau bloc Rodina (Patrie) qui a créé la surprise en remportant 9 % des voix, le Parti communiste de Guennadi Ziouganov qui n’atteint que les 13 %, le Parti libéral-démocrate de Russie (LDPR) de Vladimir Jirinovski à 12 %, et le parti gouvernemental « Russie unie », qui trône avec 36 % des voix. Le nationalisme, sous une forme ou une autre, domine donc aujourd’hui l’ensemble du champ électoral russe, confirmant le rétrécissement de la vie politique autour de la figure présidentielle et la volonté de Poutine d’accaparer le discours sur la nation29. L’appareil présidentiel contribue fortement à développer cette nouvelle idéologie au travers des programmes d’État en matière d’éducation patriotique à l’école et d’institutionnalisation de nouveaux jours de fête et de commémorations diverses. Elle se répand également par le culte de l’armée, l’officialisation d’un certain référent à l’orthodoxie et un essentialisme juridique tout particulièrement visible en ce qui concerne les droits « ethniques » des sujets nationaux de la Fédération.
22Les médias semblent jouer un rôle fondamental dans la diffusion de ce nationalisme. En effet, la soumission massive du « quatrième pouvoir » aux autorités politiques accentue son statut de protagoniste à part entière des discours nationalistes. Qu’il s’agisse de la presse et de la télévision, repris en main par le Kremlin, ou de secteurs apparemment plus autonomes, comme Internet ou le cinéma, il semble bien que l’ensemble des médias joue à l’heure actuelle un rôle grandissant dans la crispation xénophobe de la société russe. Cette atmosphère nationaliste n’occupe pas uniquement le spectre politique et médiatique, mais également une partie de la vie culturelle et académique. Ainsi, outre les cas, très nombreux actuellement en Russie, de parascience ou d’histoire alternative, l’idée que certaines sciences ont pour mission de justifier ladite « spécificité russe » est très répandue dans les milieux académiques, tout comme les approches définies comme « civilisationnistes ». Tout aussi bien l’histoire, la sociologie, l’économie, la littérature, que les nouvelles disciplines comme la culturologie ou la géopolitique diffusent des préceptes nationalistes et, plus généralement, ethnicistes aux conséquences encore peu étudiées30.
23Ce nouveau patriotisme russe propose une reformulation, modernisée par les conditions post-soviétiques, à la fois de l’ancienne idéologie soviétique et de l’ancien nationalisme russe traditionnel. Y prédominent la volonté de consensus social et l’idée d’une continuité historique de l’État russe par-delà les ruptures politiques : celles-ci ne seraient pas pertinentes puisque l’ « essence » de la Russie ne serait pas dans son régime politique – tsarisme, communisme, république présidentialiste, etc. –, mais dans la grandeur du pays, sa place sur la scène internationale, l’existence d’une sphère d’influence sur les pays voisins, le sens d’une mission mondiale, etc. Cette exaltation d’une nation vidée de tout objectif civique signale une volonté de « sortie du politique » : la focalisation sur le national est censée esquiver toute remise en cause des pouvoirs actuels et justifier indirectement le développement des pratiques autoritaires. Cette évolution explique en partie le « ralliement consensuel à une autocratie élective31 » de la majorité de la population, dont la demande d’autorité et, dans une moindre mesure, d’ethnicité a été remarquée par tous les observateurs occidentaux depuis quelques années.
24Les principaux leaders politiques du pays ont donc su mettre leurs propos au diapason de l’atmosphère générale en se concentrant sur les thématiques les plus porteuses électoralement : xénophobie à l’encontre des « méridionaux », inquiétudes démographiques, volonté de restaurer une grande puissance russe respectée sur la scène internationale et dans le « proche-étranger », obsession pour les questions ethniques et l’équilibre entre « Russes » et « minorités nationales ». La montée de ces thématiques ayant permis de recentrer la scène politique autour du patriotisme, les divers milieux nationalistes se sont bien évidemment engouffrés dans la brèche. Le champ politique du nationalisme russe, extrêmement large, peut donc être divisé ici, pour des raisons d’analyse pratique déjà justifiées en introduction, en plusieurs cercles concentriques.
25Le premier cercle est celui des hommes du pouvoir, du président Vladimir Poutine et de grandes figures comme le maire de Moscou Iouri Loujkov, les anciens Premiers ministres Evgueni Primakov et Viktor Tchernomyrdine, les « techno-politologues » de l’appareil présidentiel chargés de formuler les préceptes politiques du moment, etc. Le deuxième cercle englobe les principaux partis politiques représentatifs sur le plan électoral : jusqu’aux dernières élections, ceux-ci étaient au nombre de deux, le Parti communiste et le LDPR, rejoints en 2003 par un nouveau venu, le bloc Rodina. Un troisième cercle regroupe les partis politiques sans présence électorale conséquente, mais stables depuis plusieurs années, menés par des leaders charismatiques et qui ont un discours et une stratégie identifiables. Il s’agit principalement de l’Unité nationale d’Alexandre Barkachov et du Parti national-bolchevik d’Edouard Limonov. Un quatrième et dernier cercle réunit l’ensemble des groupuscules radicaux, à la durée de vie inégale, aux idéologies syncrétiques ambiguës et dont les leaders sont connus pour passer d’une expérience partisane à une autre.
Le deuxième cercle : PCFR et LDPR
26Après le putsch conservateur d’août 1991, le PCUS et le PC de la RSFSR (celui-ci s’étant constitué depuis peu sur une base plus nationaliste que marxiste) sont interdits et dissous, laissant la place à d’autres partis plus petits comme l’Union pannationale russe, fondée en décembre 1991 par Sergueï Babourin, le Parti constitutionnel démocrate de l’ancien gorbatchévien Mikhaïl Astafiev, ou le Parti national républicain de Nikolaï Lyssenko. Les allégeances au communisme restent toutefois multiples et plus d’une demi-douzaine de groupuscules revendiquent la succession du PCUS. Les plus connus sont le PC russe des travailleurs (RKRP) de Viktor Anpilov et Viktor Tioulkin, auquel sont affiliés deux partis-associations importants, Moscou laborieuse et Russie laborieuse. En 1993, un congrès de renaissance du Parti communiste tente de réunifier les deux mouvances principales, la lignée nationaliste conduite par Ziouganov et celle des marxistes modérés menée par Valentin Koupsov, bloquant l’accès au pouvoir des marxistes les plus durs32. Ziouganov est élu à la tête du nouveau PCFR, faisant ainsi gagner une rhétorique nationaliste en grande partie inspirée de la transformation du parti communiste serbe de Slobodan Miločević en un mouvement nationaliste et affirmant la continuité des conceptions sociales fondamentalement collectivistes de la nation russe.
27Le PC n’est cependant pas monolithique : se développent en son sein de nombreuses mouvances opposées les unes aux autres, aussi bien sur leur degré de nationalisme que sur le système économique à adopter, certaines pragmatiques, d’autres bien plus idéologiques, certaines nostalgiques de la monarchie, d’autres du stalinisme33. La structure partisane du PCFR (officiellement, un demi-million de membres) reste toutefois la plus développée et bénéficie du maillage laissé par l’ancien PCUS sur tout le territoire national34. Le Parti reçoit 12 % des voix aux élections parlementaires de 1993, 22 % à celles de 1995, presque 25 % en 1999. Après ce qui est considéré par le Parti comme un mauvais résultat aux élections présidentielles de 1996 (40 % au second tour), l’aile nationaliste prend de plus en plus nettement le dessus sur la branche centriste. Cette évolution se voit confortée par la proximité d’alors entre Ziouganov et Alekseï Podberezkin, partisan d’un État fort [deržavnik] et fondateur en 1994 du mouvement « Héritage spirituel », qui se voulait le centre conceptuel de la politique du PC. Celui-ci insiste sur le nécessaire retour à une politique de grande puissance se reconnaissant dans la tradition byzantine de symphonie des pouvoirs. Les divisions entre les deux hommes, puis l’exclusion de Podberezkin du PCFR, n’ont pas conduit à l’abandon de cette politique nationaliste, bien au contraire.
28Aujourd’hui plus encore qu’il y a quelques années, les communistes « internationalistes » sont quasiment inexistants en Russie, bien que plusieurs petits partis (trotskistes, anarchistes, syndicalistes, etc.) continuent à faire référence au communisme. Ceux-ci restent néanmoins hors du champ électoral et de l’attraction du PCFR, qu’ils considèrent comme social-démocrate35. L’affirmation de convictions dites communistes est donc devenue presque systématiquement signe de « nationalisme ». Tout au long des années 1990, la stratégie du PC reste complexe : sur le plan parlementaire, il mène une politique centriste de cooptation par le pouvoir, tandis que, sur le plan du discours, il se situe ouvertement dans l’opposition dite patriotique. Sa fonction tribunitienne de canaliser les mécontentements tout en restant au sein du système a toutefois été affaiblie par l’arrivée au pouvoir de Poutine, qui a accaparé nombre d’éléments thématiques de l’opposition. Ainsi, en 2000, face au candidat Poutine, Ziouganov ne recueille que 29 % des voix36. Aux élections de 2003, pour la première fois dans l’histoire post-soviétique du pays, le Parti communiste n’est pas en tête des élections et subit une véritable déroute : il n’obtient que 12,7 % des voix et perd la moitié de son électorat.
29La personnalité de Jirinovski et son parti, le LDPR, ont fait couler beaucoup d’encre, en particulier après leurs brillants résultats électoraux de 1993, bien qu’on ne puisse que déplorer la terminologie souvent imprécise employée à leur égard, en particulier le terme de fascisme37. Le LDPR dispose de certains éléments doctrinaux cernables : il est plus nettement anticommuniste que ne l’est le PCFR, il est plus favorable au libéralisme économique et au petit entrepreunariat, il prône une doctrine encore plus ouvertement impérialiste et une xénophobie assumée. En 1991, le LDPR arrive déjà en troisième position après Boris Eltsine et le candidat communiste Nikolaï Ryjkov, avec 7,8 % des votants (mais de 10 à 13 % en Sibérie38). En 1994, il est devenu le troisième parti le plus important de Russie selon le nombre de ses branches locales39 et dispose officiellement de 300 000 membres. Il connaît toutefois des résultats électoraux inégaux : 22 % en 1993, 11 % en 1995, presque 6 % en 1999. Jirinovski obtient moins de 3 % aux élections présidentielles de 2000, mais son parti s’est bien maintenu (12 %), à la différence des communistes, face à la personnalité de Poutine lors des élections de 2004 pour un second mandat présidentiel. Aux législatives de 2003, le parti obtient le meilleur résultat de son histoire avec 11,8 % des voix (jusqu’à 15 % dans ses bastions d’Extrême-Orient) et devient la troisième formation du pays, talonnant de peu le Parti communiste.
30Le caractère foncièrement provocateur du personnage, qui assume et même revendique ses contradictions, n’aide pas à définir les conceptions exactes du parti. Pourtant, s’il faut parler, pour Jirinovski, plus d’un style que d’une doctrine, c’est bien que celui-ci constitue le représentant archétypal du populisme tel que défini par P.-A. Taguieff, un « style politique susceptible de mettre en forme divers matériaux symboliques et de se fixer en de multiples lieux idéologiques40 » : appel personnel lancé au peuple, dénonciation des élites a-nationales, personnalité charismatique, protestation anti-fiscale, exigence de référendums, appel à nettoyer le pays des éléments dits « inassimilables », dans le cas russe les populations caucasiennes et centre-asiatiques, etc. Comme les partis populistes occidentaux, le LDPR hésite entre plaidoyer en faveur de l’État providence (un thème électoralement porteur en Russie) et principes néo-libéraux. Dans les deux cas, en assimilant les fonctionnaires en attente de leurs salaires pendant des mois et la petite bourgeoisie émergente tentant de survivre grâce au « business », Jirinovski affirme parler au nom des fameux perdants de la modernisation dans sa version russe, c’est-à-dire de la privatisation sauvage des années 1990 ayant amené à l’accaparement des richesses du pays par une oligarchie issue de l’ancien système.
31Les deux partis, le PCFR et le LDPR, partagent un certain nombre d’éléments, en tout premier lieu leur confusion entre peuple-demos et peuple-ethnos, qui les rattachent à l’ethno-nationalisme malgré leurs prétentions étatistes et impérialistes. Dans les deux cas, mais dans des proportions diverses, ils appartiennent à une forme de national-populisme – ou populisme identitaire – qui confond le « petit peuple » et la nation pour affirmer défendre l’un et l’autre face à un complot d’ennemis principalement incarnés par les oligarques. Ils ont également en commun leur fonction ambiguë et fortement démagogique d’être des partis officiels tout en se présentant comme des groupes hors système porteurs de la protestation sociale. Ils cherchent donc à se démarquer de manière virulente d’un pouvoir politique dont ils sont devenus les auxiliaires, involontaires pour le PCFR, beaucoup plus consciemment pour le LDPR. Bien que leurs stratégies de respectabilité les conduisent à faire « reculer la doctrine devant la tactique41 », leurs choix politiques restent divergents : le PCFR dispose de théories plus travaillées, plus engagées sur la question nationale comme dans le domaine économique, tandis que le LDPR semble se limiter à un « style » compatible avec diverses références politiques.
L’extension du deuxième cercle : le parcours de Rodina
32D’autres regroupements sans commune mesure avec ces deux partis pourraient également être classés dans cette seconde catégorie à condition de prendre en compte non leurs succès électoraux – bien souvent inexistants ou irréguliers – mais le parcours, cette fois-ci plutôt réussi, de leurs leaders au sein de diverses instances étatiques : le général Alexandre Lebed (décédé en avril 2002), Alekseï Podberezkin, Viktor Alksnis, les deux leaders de Rodina, Dmitri Rogozin et Sergueï Glazev, ou bien encore Sergueï Babourin. L’exemple de ce dernier se révèle particulièrement pertinent tant il illustre le succès politique de l’homme, mais l’insuccès de ses institutions. Babourin avait en effet créé, dès 1991, une Union pannationale russe dont le but était de sauvegarder l’Union soviétique et qu’il avait institutionnalisée en parti politique en 1994, avec officiellement 50 000 membres et un journal, Vremia42. La stratégie de Babourin fut d’attaquer le Parti communiste sur ses propres terres, avec peu de succès (1,6 % aux élections de 1995), en constituant divers blocs électoraux avec d’autres partis groupusculaires, avant de fonder en 2001 un nouveau mouvement, Volonté nationale, présenté comme « social-démocrate » et qui intégra en 2003 le bloc Rodina. L’influence personnelle de Babourin dépasse toutefois largement celle de ses formations politiques : il fut l’une des figures les plus importantes du milieu nationaliste tout au long de la décennie 1990 et occupa des positions officielles dans divers comités près la Douma ainsi qu’un siège de député, avant de s’engager en 1997 dans les instances de l’Union Russie-Biélorussie43.
33La perméabilité entre les divers cercles concentriques est apparue au grand jour lors du succès du bloc Rodina aux élections de 2003. Fort d’environ 5,5 millions d’électeurs, celui-ci devint le quatrième courant politique de Russie et le dernier à passer la barre des 5 % nécessaires afin de siéger à la Douma. Toutefois, ce succès ne doit pas être appréhendé uniquement sur le plan électoral ou au sein de la structure parlementaire. Rodina offre également un éclairage révélateur de l’officialisation progressive du nationalisme sur la scène russe contemporaine. Pour la première fois, des partis ou des figures nationalistes venus de cercles marginaux ont su faire alliance et transformer des discours autrefois considérés comme radicaux en une doctrine « politiquement correcte ». La force de Rodina, qui se présente comme un « nationalisme de gauche », est en effet de conjuguer des mouvances nationalistes tout aussi bien radicales que modérées, donnant de la visibilité aux unes ou aux autres en fonction des circonstances, de fondre leurs argumentaires et d’en présenter une synthèse acceptable en phase avec la montée du thème patriotique en Russie.
34Rodina est un conglomérat de diverses mouvances nationalistes aux parcours différenciés qu’on peut diviser en quatre courants principaux. Le premier est celui des lobbies de défense des Russes de la diaspora, autrefois organisés autour du Congrès des communautés russes et qui tentent de profiter, aujourd’hui, du succès politique de leur figure de proue, Dmitri Rogozin44. Le deuxième regroupe les nostalgiques de l’Union soviétique (en particulier des militaires comme le général Valentin Varennikov, l’un des auteurs du putsch d’août 1991) ainsi que des militants « de gauche » qui ne se reconnaissent pas dans le PCFR, une tendance incarnée par le parcours de Sergeï Glazev et ses revendications d’une social-démocratie à la russe. Le troisième réunit les partisans de la mouvance dite impérialiste de Babourin qui, tout en se définissant comme un étatiste [gosudarstvennik], défend les Russes ethniques contre les autres peuples de l’ancien empire et tient des propos à fortes connotations ethnicistes. La quatrième mouvance de Rodina, non des moindres, est celle des défenseurs de l’orthodoxie politique, comme la célèbre publiciste Natalia Narotchnitskaïa, le journaliste orthodoxe Alexandre Kroutov, ou bien encore Alexandre Tchouev, vice-président du comité de la Douma pour les organisations religieuses et sociales. Tous soutiennent les revendications du Patriarcat de Moscou, affirment l’existence d’une « civilisation orthodoxe » spécifique fondée sur la prédominance des Russes ethniques au sein de la Fédération et se sont fait remarquer par leurs propos panslavistes en faveur de la Yougoslavie.
35Depuis son apparition sur la scène politique, Rodina cherche à critiquer ses deux concurrents, le PCFR et le LDPR, dans leur lutte face au parti présidentiel, tout en leur empruntant ce qui a fait leur succès, la conjonction de deux formes de populisme : le premier, dit protestataire, donne la primauté à la fonction tribunicienne et oppose le peuple-demos aux « nantis » ; le second, dit identitaire, insiste sur la dimension ethno-nationaliste et présente le peuple- ethnos en lutte contre les « étrangers ». Rogozin et Babourin représentent cette seconde fraction identitaire, marquée par des objectifs plus nationalistes, tandis que Glazev personnalise la fraction protestataire, centrée sur des arguments sociaux. Le parti Rodina, malgré les nombreux schismes, excommunications et recompositions diverses qu’il a connus entre 2003 et 2006, a donc su unifier sous une seule bannière partisane de nombreux courants nationalistes jusqu’alors disparates qui n’avaient adhéré ni au PCFR ni au LDPR : certains étaient liés à des mouvances qui ne disposaient pas de représentation parlementaire, d’autres avaient eu accès à une activité parlementaire grâce à leur adhésion à des mouvements dont le nationalisme ne constituait pas l’élément central. Rodina a permis de structurer sous la forme d’un parti politique et d’une fraction parlementaire des parcours individuels et des discours identitaires jusque-là dissociés. Il a également réussi à formuler de manière plus respectable des idées nationalistes considérées jusque-là comme radicales, et a régulièrement obtenu des soutiens parmi les députés de la majorité présidentielle, et ce alors que toutes les mouvances mentionnées ici avaient commencé dans les cercles périphériques de l’ultra-nationalisme. Grâce à Rodina, un certain radicalisme national est donc passé de la marginalité au « politiquement correct » et a réussi sa politique d’entrisme au sein des structures de représentation politique45.
Le troisième cercle : la droite radicale sans représentation parlementaire
36Le troisième cercle de ce classement regroupe les partis politiques sans présence parlementaire, mais existant de manière stable depuis plus d’une décennie, présentant une certaine cohérence doctrinale et cherchant à disposer d’une activité politique légale. Bien qu’ils soient connotés comme très radicaux et qu’ils revendiquent haut et fort leur refus du jeu politique classique, ils n’en constituent pas moins un vivier d’idées et de slogans dans lesquels les partis parlementaires peuvent puiser et offrent la possibilité à de jeunes hommes politiques de s’essayer au nationalisme radical avant d’entamer une carrière plus officielle dans les structures de l’État.
37L’Unité nationale russe (UNR) d’Alexandre Barkachov est l’un des premiers partis à réellement se constituer lors de l’affaissement de Pamiat. Barkachov avait adhéré au mouvement dès 1985, avait rapidement été élu à son conseil central et était devenu le numéro deux du mouvement après Dmitri Vassiliev46. Les deux hommes se séparent cependant en mars 1990 et Barkachov, qui récuse la nostalgie orthodoxe et tsariste de Pamiat, fonde son propre mouvement, doté par la suite du journal Rousskii poriadok, en octobre de la même année. Celui-ci emprunte une part importante de sa symbolique au nazisme : svastika, salut hitlérien, costume paramilitaire des membres, renvois multiples au programme du NSDAP, notamment pour l’économie mixte et les théories eugéniques. Il affirme que l’URSS avait mis en pratique un programme racial de métissage des Slaves avec des peuples non aryens afin de les faire disparaître. L’UNR se distingue en effet de nombre de ses concurrents par sa définition nettement racialiste de la nation russe : les éléments religieux ou linguistiques sont considérés comme peu pertinents, les intérêts de la nation sont supérieurs à ceux de l’État, qui doit être transformé en une entité ethnique au service du peuple éponyme, les mariages mixtes sont à prohiber. Le parti croit en un complot cosmopolite mondial contre les Russes, cultive les sous-entendus néopaïens tout en refusant de condamner le christianisme et cherche à démontrer l’aryanité du Christ47.
38Le succès du mouvement et sa visibilité sur la scène publique, en particulier dans la première moitié des années 1990, sont en grande partie dus à sa présence aux côtés des insurgés lors du conflit d’octobre 1993 entre Eltsine et la Maison-Blanche. Barkachov, arrêté après les événements, puis amnistié au printemps 1994, sort en effet de prison avec l’image d’un héros de la nation. L’UNR connaît alors son âge d’or : le parti dispose d’un maillage territorial assez important, il est particulièrement puissant dans les régions de Stavropol et Krasnodar, sa structure interne est très centralisée et hiérarchisée, l’adhésion au mouvement comportant de nombreux niveaux. Il propose à ses membres (nombre d’entre eux sont d’ailleurs des militaires ou font partie du personnel des organes de sécurité) une formation paramilitaire et la possibilité de s’engager dans des milices volontaires de surveillance, souvent mêlées à des affaires mafieuses. Il a suscité de nombreux incidents racistes envers des immigrés, semble avoir été infiltré par les services secrets et a tenté, sans succès, une stratégie d’entrisme dans les milieux syndicaux et au sein de l’Église orthodoxe48.
39Sa participation aux élections fut irrégulière tout au long de la décennie et toujours infructueuse. Les leaders du parti ont même cessé de se présenter aux élections d’importance dès 1996, affirmant préparer leurs partisans non au système démocratique venu d’Occident, mais à la guerre civile ou à l’entrisme idéologique49. Barkachov s’était toutefois quelque peu rapproché de Boris Eltsine lors de la première guerre en Tchétchénie avant de s’en éloigner à nouveau en 1998. À cette époque est en effet menée une campagne générale contre « la menace fasciste » et plus spécifiquement contre l’Unité nationale, le maire de la capitale Iouri Loujkov empêchant même, au dernier moment, la tenue du congrès du parti à Moscou. En septembre 2000, un coup d’État interne exclut Barkachov de son poste et du mouvement, qui se scinde alors en de multiples factions à l’avenir aujourd’hui incertain.
40Le Parti national-bolchevik d’Edouard Limonov est également l’un des plus stables et des plus idéologiquement constitués. Il se différencie de celui de Barkachov par ses référents idéologiques, mais également par sa base sociale plus cultivée, son caractère intellectuel et la quasi-absence de propos antisémites. Créé en 1993-1994, il regroupe plusieurs milliers de membres, dont des activistes particulièrement jeunes qui mènent des actions de rue souvent violentes à l’encontre des symboles de l’Occident. La personnalité de Limonov ne laisse pas indifférent : poète et auteur de nouvelles à succès, il a quitté l’Union soviétique en 1974, s’y est réinstallé en 1992 et reste un écrivain très apprécié dans le pays50. La participation active du chanteur de rock Egor Letov joue également en faveur de l’ancrage du parti dans des milieux relativement jeunes et a accentué son culte d’une « esthétique » de la geste nationaliste.
41L’élaboration d’une doctrine national-bolchevique doit beaucoup à la présence en son sein, de 1994 à 1998, du doctrinaire Alexandre Dougin, qui avait réussi à convaincre Limonov de quitter le LDPR de Jirinovski et de fonder son propre parti dès 1993. Après avoir été l’idéologue du PNB, Dougin l’a finalement quitté, ne se retrouvant pas dans les tentatives électoralistes de Limonov, ni dans son culte de la provocation. Les conceptions du parti, présentées comme « une théorie générale du soulèvement51 », sont fondées sur l’idée d’une alliance entre radicalismes révolutionnaires de droite comme de gauche (les références à l’anarchisme sont nombreuses), ainsi que sur une vision romantique exaltée de l’action, et appellent à un régime dictatorial. Le mouvement espère en une solution impériale grand-russienne au pays : à ce titre, il s’est fait remarquer en Lettonie, en Ukraine et a fomenté plusieurs tentatives de « soulèvement » au Kazakhstan autour des milieux cosaques52. Le parti de Limonov se distingue de la quasi-totalité des autres organisations nationalistes par son désintérêt assumé pour la question religieuse, le maintien de virulentes critiques à l’encontre de V. Poutine et son refus de tout rapprochement tactique avec le Kremlin.
42Arrêté en 2001 pour possession illégale d’armes, Limonov a été emprisonné puis jugé, mais son absence officielle à la tête du parti n’empêche pas celui-ci de continuer à être centralisé et actif régionalement, à la différence de l’Union nationale russe, aujourd’hui divisée. Le PNB constitue ainsi le principal parti, en nombre d’activistes et en visibilité publique, de la mouvance ultra-nationaliste, et ce bien que le pouvoir lui ait retiré son enregistrement puis l’ait fait interdire en juin 200553. Le style agressif et grossier, voire obscène du mouvement apparaît nettement dans le journal du parti, Limonka, qui exalte la violence, en particulier contre les étrangers, mais également contre les femmes54, et a grandement influencé la constitution d’un mouvement skinhead russe55. Par le genre provocateur que cherche à se donner son leader, ses références à l’anarchisme, au terrorisme, ainsi que ses actions de rue violentes, le PNB peut être considéré comme une « attitude » plutôt que comme un parti politique (surtout après le départ de Dougin), produit de la contre-culture jeune. Stable dans son discours et son ancrage social depuis une décennie, le parti ouvre sur de nombreuses autres mouvances bien plus groupusculaires et constitue en quelque sorte la partie émergée de l’iceberg.
Le quatrième cercle : les groupuscules marginaux
43Le nationalisme russe regroupe aujourd’hui une multitude d’associations, de journaux et de revues à parution négligeable et à régularité inégale, dont les doctrines sont souvent peu travaillées conceptuellement, évolutives en fonction des possibilités d’ascension du leader, dont l’assise sociale reste difficile à déterminer et qui frôlent régulièrement la clandestinité. Il est toutefois possible, en une quinzaine d’années d’existence, de faire apparaître les mouvements les plus stables et leurs figures charismatiques : malgré cette diversité d’activités, le personnel des partis est souvent interchangeable, les mêmes figures se retrouvent et semblent constituer un milieu social assez unifié. Ce travail de « défrichement » du quatrième cercle reste important afin de ne pas se contenter de terminologies englobantes et réductrices, tout en rappelant la difficulté de l’exercice puisque ces partis ont bien souvent des discours à géométrie variable, conjuguant selon les interlocuteurs une version élitiste et épurée ou bien plus « accrocheuse » de leur doctrine.
44Le phénomène néonazi a, par exemple, fait couler beaucoup d’encre en Russie comme en Occident. Il ne constitue toutefois que les marges extrêmes du nationalisme russe et relève du groupuscule. Sur le plan idéologique, il propose une reprise des théories racistes, voire exterminatrices, du nazisme historique et s’inspire des propos des White Power américains. Les groupes, autonomes les uns des autres, cultivent leur radicalisme et le choc que suscite l’exhibition des croix gammées et des portraits d’Hitler. Ils sont responsables d’actions xénophobes violentes, en particulier à l’encontre des Caucasiens et des Centre-Asiatiques, et se sont fait remarquer par leur antisémitisme56. La Russie, elle aussi, connaît un mouvement skinhead, fondé sur le modèle occidental, conjuguant idéologie raciale de défense des Blancs, mode de vie et style vestimentaire provocateurs ainsi que des actions de rue qui semblent parfois avoir été instrumentalisées par le pouvoir politique à son avantage57. Enfin, plusieurs mouvements d’informels regroupent tout ce que la culture underground des années 1980 avait pu développer dans les grandes villes de Russie. Il existe par exemple une mouvance musicale nationaliste particulièrement importante, regroupant des chanteurs de rock dont le degré de radicalisme varie : certains se définissent comme néonazis, par exemple Sergueï Zharikov et Andreï Arkhipov, à l’origine proches du LDPR en 1991-1992, mais qui s’en sont éloignés rapidement, tandis que le groupe Kolovrat n’a pas caché sa proximité avec l’Unité nationale de Barkachov58.
45Cette mouvance radicale n’est pas uniquement associative, mais également partisane, des petits partis existant ou ayant existé pendant plusieurs années légalement. Plusieurs parmi eux méritent d’être mentionnés. Venu de la mouvance de Babourin, Alexandre Ivanov-Soukharevski, cinéaste de formation, fonde en 1994 le Parti national populaire, dont il espère qu’il sera reconnu comme un parti orthodoxe par l’institution ecclésiale. Inspiré du fascisme italien, il devient le principal rival de Barkachov et gère plusieurs journaux assez connus au sein de la mouvance nationaliste comme Ia - rousskii, Nasledie predkov et Era Rossii. Le parti connaît toutefois de nombreux problèmes judiciaires pour incitation à la haine interethnique et n’a réussi à obtenir, aux élections de 1995, que quelques élus locaux. Soutenu par les branches les plus radicales du mouvement cosaque, il prône une idéologie dite « russisme » [russizm], qui conjugue populisme, mysticisme racial et antisémite, national-écologisme, orthodoxie et nostalgie monarchiste59.
46Parmi les autres mouvements radicaux, on notera le Parti national républicain de Russie, dirigé par un ancien épizoologue, Nikolaï Lyssenko. Venu lui aussi de Pamiat, il crée son propre parti en 1990-1991 et fonde la « légion nationale russe » qui envoie ses milices dans les zones de conflits comme la Transnistrie et l’Ossétie. Lyssenko réussit à se faire élire en 1993 comme candidat indépendant dans une petite ville près de Saratov, mais son parti connaît un schisme important l’année suivante avec le départ de Iouri Beliaev, plus antisémite et plus néopaïen, qui fonde son propre mouvement, le Parti de la liberté. Lyssenko défraya la chronique en arrachant, en 1995, la croix suspendue au cou du célèbre prêtre et ancien dissident Gleb Iakounin. Arrêté en 1996, il est relâché l’année suivante mais son parti ne lui survit pas et ne peut se faire réenregistrer en 1998. Lyssenko se rapproche alors de Babourin et figure en 1999 sur la liste des candidats de l’Union pannationale russe60. On évoquera en dernier lieu l’Union nationale russe d’Alekseï Vdovin et de Konstantin Kassimovski, créée en 1993. Organisation paramilitaire affirmant se préparer à des actions violentes, elle est l’un des partis les plus radicaux sur le plan des théories raciales et de la réhabilitation d’Hitler61. Elle conjugue des références à la monarchie, aux Centuries Noires et à l’orthodoxie tout en appelant à un socialisme non marxiste, à la restauration d’un « ordre païen », et s’est fait remarquer par ses actions anti-sectes violentes. Le mouvement décline en 1997 avec le départ de Vdovin, le non-renouvellement de l’autorisation de parution du journal Chtourmovik, et s’enfonce depuis dans une clandestinité en réalité synonyme de disparition.
47Tous ces mouvements, qui regroupent rarement plus d’un millier de membres, sont difficiles à différencier les uns des autres. Jamais confrontés aux réalités de la gestion du pouvoir, ils n’ont ni stratégie ni doctrines travaillées permettant de les dissocier de leurs concurrents. Les « ethno-nationalistes » semblent dominer au sein de l’Unité nationale russe de Barkachov, du Parti national populaire d’Ivanov-Soukharevski et de l’Union nationale russe de Vdovin et Kassimovski ; les « étatistes » parmi le Parti national républicain de Russie de Lyssenko et le Parti national-bolchevik de Limonov62. Tous ont connu des déboires judiciaires, soit pour incitation à la haine raciale, soit pour fraude fiscale ou détention illégale d’armes. Ils sont en effet bien souvent proches des réseaux mafieux, organisent des activités commerciales lucratives (en particulier des services de sécurité privés) et visent des milieux jeunes et urbains, parfois, eux aussi, proches de la délinquance. Par le culte de la violence, le caractère autoritaire de leurs leaders, leur sentiment d’un complot général contre eux regroupant des ennemis de toutes sortes, leurs rêves d’actions paramilitaires exaltantes, leur doctrine à la fois réactionnaire et révolutionnaire, et enfin leur refus de toute concession à l’opinion publique, ils peuvent être définis comme néo-fascistes.
48Dans ce dernier cercle, on notera la présence des associations qui furent à l’avant-garde du nationalisme lors de la perestroïka : les descendants spirituels de Pamiat, les Centuries Noires d’Alexandre Chtilmark et les monarchistes ultra-orthodoxes comme le Parti panrusse du centre monarchique ou l’Union du peuple russe. Toutes ces associations mettent en avant leur continuité idéologique à travers le siècle, grâce aux filiations de l’émigration et de la dissidence, et s’affirment comme les héritiers directs de leurs prédécesseurs des années 1900. Elles se retrouvent toutefois aujourd’hui marginalisées par des mouvances bien plus consensuelles dans leur vision de l’expérience soviétique et moins nostalgiques du tsarisme. Les monarchistes constituent en effet la « minorité de la minorité » et n’ont presque plus leur place dans le spectre politique radical, aujourd’hui largement dominé par des convictions républicaines. Cette classification ne présuppose cependant en rien les recompositions politiques en cours suscitées par l’action de V. Poutine. Ainsi, aux élections présidentielles de 2000, celui-ci réussit à rallier à lui Babourin, Beliaev et Lyssenko, mais non Barkachov, Limonov ou Ivanov-Soukharevski, selon des modalités relevant en fait des stratégies individuelles de chacun et non d’allégeances idéologiques.
Remettre en question la pertinence des grandes lignes de division idéologique
Le nationalisme russe dans le spectre politique : à « droite » ou à « gauche » ?
49La recherche d’une répartition du nationalisme sur le champ droite/gauche est difficile à construire pour la Russie, comme elle l’est en soi de manière générale. Dans sa typologie du phénomène droitier, René Rémond avance deux postulats, la pluralité des droites et la continuité de chacune d’elles à travers les générations. La division binaire droite/gauche s’explique pour lui non pas sociologiquement, mais par des valeurs comme le rapport à la nation, au progrès, à la révolution, à la décentralisation, à la liberté. Celles-ci ont sens pour un moment historique précis, mais non sur la longue durée, puisque droite et gauche se sont toutes deux réclamées de ces mêmes valeurs à divers moments de leur histoire. Droite et gauche ne sont donc pas des notions essentielles, mais des notions relatives qui se définissent plus par leur complémentarité que par leur contenu propre63. S’il est parfois encore difficile, en France, de faire admettre que l’extrémisme peut lui aussi être de gauche, tout comme le populisme et certains éléments du nationalisme, le cas russe contemporain confirme, dans le spectre de répartition des idées politiques, la non-pertinence du recoupement entre le nationalisme radical et la « droite » sur le plan des valeurs économiques.
50L’expérience soviétique complexifie tout spécifiquement les possibilités d’une division binaire du spectre politique du nationalisme et invite à dissocier la droite au sens économique (liberté d’entreprendre et minimalisation de l’interventionnisme de l’État) de la droite au sens politique d’une défense des valeurs conservatrices. Historiquement, le libéralisme économique ne dispose que d’une tradition très faible dans le pays : les penseurs russes du xixe siècle dits « occidentalistes » prenaient en réalité modèle sur l’Occident uniquement sur le plan politique. Ils appelaient l’autocratie à se démocratiser, espéraient en un système républicain ou tout au moins parlementaire et étaient dans leur majorité de sensibilité socialiste. Peu se sont donc distingués en faveur du libéralisme économique. Aujourd’hui, les difficultés matérielles suscitées par l’effondrement de l’URSS et les réformes radicales engagées sous le règne de Boris Eltsine ne favorisent pas une vision positive de ce passage à l’économie de marché. La nostalgie soviétique, qui unit l’immense majorité des courants nationalistes actuels, suppose donc la valorisation d’arguments économiques dits de gauche (présence d’un État régulateur dans la gestion de l’économie, maintien de forts secteurs nationalisés). La question de la privatisation de la terre reste la plus sensible : les arguments culturels en faveur d’une possession collective du sol, présentée comme spécifiquement russe, ainsi qu’un culte de l’idée de terre nourricière accentuent la volonté des nationalistes de refuser toute privatisation du sol, alors que celle de l’industrie suscite moins de réactions. Ainsi, les mouvements se réclamant en Russie du libéralisme économique sont rares. Il s’agit des partis libéraux au sens politique, tournés vers le modèle occidental conjuguant démocratie parlementaire et économie de marché et qui condamnent le nationalisme : l’Union des forces de droite des anciens (vice-) Premiers ministres Boris Nemtsov et Sergueï Kirienko, et le parti Iabloko de Grigori Iavlinski.
51La « droite » signifie toutefois bien plus, même sur le seul plan économique, que l’économie de marché : elle regroupe d’autres revendications, par exemple la baisse des impôts, la défense de l’artisanat et du commerce, la diminution du nombre de fonctionnaires, etc. Ces arguments se retrouvent principalement dans les revendications de la mouvance de Jirinovski, qui se veut le héraut des « petites gens » face à un système parlementaire présenté comme corrompu et coupé des aspirations du « pays réel ». Sur le mode du poujadisme ou du Front national, il défend un certain néolibéralisme favorable au « business », mais s’inquiète également de la disparition de l’État providence. La conjonction libéralisme politique – libéralisme économique est donc rare dans le champ politique russe actuel et les résultats électoraux des deux partis (Iabloko et l’Union des forces de droite) la représentant sont faibles : ils n’ont pas réussi, en 2003, à dépasser la barre des 5 % et sont aujourd’hui sans représentation parlementaire. La conjonction conservatisme politique – libéralisme économique populiste est assez spécifique au parti de Jirinovski. Les autres mouvances du nationalisme russe combinent, à des degrés divers, des arguments économiques étatistes dits de gauche et des valeurs politiques dites de droite.
52À l’époque soviétique, dans le discours officiel, être accusé de « dérive droitiste » signifiait s’être – ou être accusé de s’être – compromis, selon des degrés divers, avec le modèle politique ou économique occidental. Dès les années 1960, le nationalisme russe en phase d’institutionnalisation, conservateur et pro-stalinien, s’autodéfinit comme de droite, prenant donc en compte le sens politique du terme et non son aspect économique, puisqu’il n’invitait bien évidemment à aucune désétatisation. Sous la perestroïka, le vocabulaire s’inverse : la droite devient conservatrice, donc en faveur du maintien de l’Union soviétique et de son système économique, tandis que la gauche milite pour le mouvement, le changement, donc l’ouverture sur les principes du marché. Cette division du spectre politique se réinverse une nouvelle fois vers 1995-1996 : l’introduction des réformes libérales replace la droite en faveur du « libéralisme », la gauche en faveur du « socialisme »64. Ces ambiguïtés, constitutrices, quels que soient le pays et l’époque, de la définition des valeurs dites de droite et de gauche, sous-entendent des arguments à la fois économiques et politiques qui se conjuguent selon des combinaisons diverses. À l’exception du LDPR de Jirinovski et des propos souvent peu conséquents des petites mouvances fascisantes qui jouent tout à la fois la carte de la liberté d’entreprendre et celle de l’État fort, le nationalisme russe contemporain reste avant tout nostalgique de l’État providence soviétique, de son omniprésence sociale et économique.
53Ainsi, en Russie, la droite radicale n’est pas anticommuniste, bien au contraire : elle valorise l’expérience économique soviétique et, plus elle est extrême, plus elle exalte les années staliniennes et les premiers plans quinquennaux. Si l’on cherche à prendre en compte cette fois-ci les valeurs politiques défendues plus que les choix économiques attendus, le Parti communiste russe est donc très nettement à « droite » et le champ de « gauche » (définissable dans ce cas par sa croyance dans le progrès social, un système parlementaire social-démocrate et une volonté de libéraliser les mœurs) quasiment inexistant sur le plan électoral en Russie. L’immense majorité des partis, même de gouvernement, développe aujourd’hui des propos peu favorables à l’emprunt du modèle occidental de démocratie parlementaire, tient des discours ouvertement xénophobes et souhaite une solution « grand-russienne » aux problèmes de la Fédération, quand ce n’est pas de l’ensemble de l’espace post-soviétique.
L’importation du « nazisme » et du « fascisme » en Russie
54La terminologie de (néo-)nazisme et de (néo-)fascisme est bien trop souvent employée comme une réalité déshistoricisée qui contourne la question de l’analyse en se contentant de nommer de manière accusatrice un phénomène, selon le fameux principe de la reductio ad Hitlerum de tout mouvement que l’on cherche à discréditer. Un usage conséquent de ces termes suppose donc le refus de leur suremploi polémique et le respect de la filiation intellectuelle et politique qu’ils présupposent. Ainsi, par néonazisme, il faut entendre les courants se réclamant ouvertement du national-socialisme dans sa version hitlérienne, par néofascisme, ceux regroupant des traits pouvant être spécifiquement définis comme fascistes, qu’ils reconnaissent leur dette envers les mouvances occidentales du même terme ou les récusent tout en leur empruntant leur idéologie. Avant la fin de l’URSS, les nationalistes russes, même dissidents, ne disposent que de peu de connexions avec leurs collègues occidentaux et les références à l’expérience nationaliste occidentale sont rarissimes. Les emprunts théoriques apparaissent donc dans les années 1980 et surtout 1990, tout en restant souvent peu assumés puisque de nombreux nationalistes russes, obsédés par « l’ennemi occidental », se refusent à reconnaître leur dette envers celui-ci.
55Le nationalisme russo-soviétique s’est en grande partie élaboré autour du mythe du peuple vainqueur du « fascisme » et de la dette payée par les Russes lors de la Seconde Guerre mondiale. Les manuels scolaires ne cessent, aujourd’hui encore, de présenter celle-ci sous son angle de « guerre patriotique » de défense du territoire soviétique contre l’envahisseur allemand. Le terme de « fascisme » est systématiquement utilisé pour définir l’Allemagne, sans le différencier du cas italien : le nazisme n’est que très rarement mentionné, les doctrines raciales du régime ignorées et la Shoah en grande partie minimisée. Cette culture spécifiquement soviétique explique en grande partie que les partis nationalistes russes n’assument que très difficilement de se revendiquer de cette expérience. Ainsi, l’Unité nationale de Barkachov a, au fil des années, nuancé certains de ses emprunts au nazisme et effacé son appréciation originellement positive de la personnalité d’Hitler afin de ne pas perdre de son attrait potentiel. Certains groupes radicaux se revendiquent plutôt du « national-socialisme », une terminologie plus large que celle de nazisme dans la mesure où sont alors revalorisées les mouvances de gauche des années 1920 liquidées par Hitler, tandis que les « néonazis », encore plus minoritaires, se concentrent uniquement sur une réhabilitation de la violence institutionnalisée du régime des années 1930.
56Certains courants, tout en condamnant l’expérience occidentale de l’entre-deux-guerres et en affirmant ne pas puiser dans son arsenal idéologique, utilisent un argumentaire que l’on peut définir comme fasciste. Par ce terme, on entend non pas la référence au fascisme-régime, qui constitue un moment important mais non exclusif du fascisme auquel on ne peut limiter le terme65, mais les mouvances politiques et intellectuelles qui ont émergé à la fin du xixe siècle et ont cherché à conjuguer un socialisme non marxiste, un nationalisme à la fois élitiste et populiste, et des attentes révolutionnaires d’un ordre nouveau66. Nombre de courants russes qui s’appuient sur une telle combinaison se réfèrent dans la pratique au national-bolchevisme, qui permet de jouer de références nationales russes sans avoir à mentionner tout ce qu’elles empruntent en réalité aux expériences italiennes, allemandes ou françaises en la matière. Face au mimétisme très largement inavoué des mouvances néofascistes russes, on ne peut que noter le cas spécifique d’Alexandre Dougin, qui peut être considéré comme l’un des rares « occidentalistes » du mouvement, dans le sens où il reconnaît vouloir importer en Russie des théories politiques et philosophiques élaborées en Occident67.
57On ne peut donc pas considérer l’ensemble du champ politique du nationalisme russe comme « fasciste », encore moins comme « néonazi ». Les deux principaux partis ayant une réalité électorale, le Parti communiste et le LDPR, ne relèvent pas du fascisme, mais du populisme : leur projet politique est autoritaire, mais non totalitaire, il prône une limitation de la démocratie, mais non sa suppression de principe, il n’appelle ni à la militarisation de la société, ni à un endoctrinement de masse. Comme les partis populistes occidentaux, le PCFR et le LDPR ne se réclament d’aucune filiation avec les expériences fascistes de l’entre-deux-guerres et sont bien plus conservateurs que révolutionnaires. Les mouvances pouvant être considérées comme « néofascistes » n’ont donc pas leur place dans le champ électoral russe et restent en marge de la vie politique officielle, comme le Parti national-bolchevik, l’Unité nationale russe et les autres groupuscules mentionnés, tandis que les « néonazis » ne constituent que la périphérie encore plus extrême de ces derniers. Comme toutes les mouvances radicales, ces partis sont particulièrement actifs sur le plan médiatique et jouissent d’une visibilité très largement supérieure à leur représentativité sociologique réelle.
La place de l’antisémitisme dans le nationalisme russe
58La place de l’antisémitisme dans les théories nationalistes russes est complexe. Jusqu’aux dernières décennies du xixe siècle, les principaux courants intellectuels du nationalisme, comme le slavophilisme et le panslavisme, ne s’étaient pas vraiment focalisés sur la « question juive », bien que la politique officielle de l’Empire tsariste à l’égard de sa minorité juive ait été très nettement discriminante. Il faut attendre le début du xxe siècle pour voir apparaître des mouvances radicalement antisémites, sur le modèle occidental. À l’époque soviétique, les décennies de règne de Staline inaugurent une focalisation sans précédent sur l’ennemi juif, formulée en termes de cosmopolitisme. Après l’éviction de Khrouchtchev, la nouvelle métaphore de l’antisémitisme soviétique officiel se développe autour de la discipline dite de la « sionologie », accompagnée d’une politique étrangère militante sur la question, puisque, par exemple, la délégation soviétique à l’ONU fut la principale instigatrice de la résolution de 1975 dénonçant le sionisme comme une « forme de racisme et de discrimination raciale68 ». Dans les années 1970-1980, de nombreuses figures intellectuelles très respectées diffusent un antisémitisme plus ou moins discret, par exemple l’académicien Igor Chafarevitch (1923) dans son pamphlet Russophobie69, l’ethnologue Lev N. Goumilev (1912-1992) dans ses ouvrages sur la Khazarie juive des viiie et ixe siècles, ou bien encore Vadim Kojinov (19302000) dans son Histoire de la Russie et de la littérature russe.
59La perestroïka permet à l’antisémitisme de s’exprimer au grand jour sans plus avoir recours à la métaphore sioniste et de nombreux « sionologistes » reconnus de l’époque soviétique, comme V. Skourlatov, V. Emelianov, E. Evseev ou V. Begoun, deviennent alors membres du mouvement Pamiat70. Chaque courant nationaliste joue aujourd’hui de cette « question juive » selon un mode différent. Certains ne lui accordent qu’une importance limitée, en particulier au sein de la mouvance dite « étatiste » (Kouguinian dénonce par exemple le mythe du complot juif qui anime les « ethno-nationalistes »71), tandis que d’autres en font la matrice de leur discours conspirationniste, que ce soit sur le mode de l’antijudaïsme traditionnel ou de l’antisémitisme racial. L’un des spécialistes de la question, Vadim Rossman, classe par exemple les mouvances antisémites en cinq catégories, chacune proposant une conception spécifique de la nation, définie par la géopolitique (les néo-eurasistes), le religieux (les nationalistes orthodoxes), le social (les néo-nationaux-bolcheviks), le culturel (les néoslavophiles) ou le racial (les groupuscules néonazis)72. Le courant du nationalisme russe le plus ambigu dans son rapport aux Juifs reste l’eurasisme, bien que les néo-eurasistes, en particulier A. Dougin, soient bien plus nettement antisémites que les pères fondateurs et pensent l’opposition entre Juifs et Russes comme principielle. Pourtant, Dougin développe une pensée complexe, affirmant également qu’Israël est le seul pays à avoir réussi à mettre en pratique plusieurs des principes de la révolution conservatrice dont il se réclame.
60Au sein des mouvances national-bolcheviques, l’antisémitisme est présent mais n’occupe pas de place majeure puisque les Juifs ne sont que le symbole du capitalisme et du libéralisme, tenus pour les principaux responsables de l’effondrement économique de la Russie post-soviétique. Ce courant s’oppose nettement aux néoslavophiles, pour qui le communisme, au contraire, constitue un corps étranger imposé à la Russie par les Juifs. Se retrouvent chez eux les thématiques classiques de la conspiration judéo-bolchevique : les grandes figures politiques de l’URSS, toutes juives, auraient eu pour mission de faire disparaître la Russie. Proche des néoslavophiles, la mouvance de l’orthodoxie nationaliste insiste sur l’idée que la conspiration juive n’est pas à fondement économique, mais religieux, ayant pour but de détruire le seul peuple resté encore chrétien, les Russes. S’appuyant en grande partie sur les œuvres du métropolite de Saint-Pétersbourg Johann, cette tendance joue la carte du peuple déicide, infanticide, régicide, et semble avoir le soutien quasi explicite du Patriarcat73. Dans les groupuscules néonazis, qui représentent le courant le plus minoritaire du nationalisme contemporain, l’opposition entre Russes et Juifs est pensée sur le mode racial comme celle entre Aryens et Sémites, ces derniers étant accusés de « polluer » le fonds génétique des Slaves.
61Ladite « question juive » ne laisse donc indifférente aucune des mouvances du nationalisme russe. Chacune y prône un antisémitisme à la carte, occupant tout le spectre argumentatif disponible, de l’accusation religieuse du peuple déicide aux références raciales ou uniquement économiques, pro- ou anticommunistes. À la fin de la décennie 1990, plus de 200 journaux, à faible tirage, sont considérés comme antisémites74, mais cette présence discursive massive ne conduit que plus rarement à des violences en direction des Juifs (graffitis, profanation de cimetières, vandalisme). Les populations immigrées, plus facilement « identifiables », sont, dans la pratique, les principales victimes des groupuscules radicaux xénophobes. Néanmoins, les actions violentes envers les synagogues semblent se multiplier ces dernières années.
62Par ailleurs, le caractère socialement accepté de la référence publique à la judaïté de certains reste déconcertant. Ainsi, dans l’espace public, les allusions aux « origines juives » de nombre d’oligarques sont fréquentes et tout à fait admises. De même, dans les milieux engagés, le terme de « russophone » [russkoâzyčnyj] est fortement connoté et sert d’euphémisme pour désigner ceux qui sont de langue maternelle russe sans l’être « ethniquement », c’est-à-dire les Juifs. Selon de nombreuses enquêtes d’opinion, plus de 60 % de la population russe s’opposerait à un président de la République de confession israélite75, ce qui révèle l’ancrage ancien de cette problématique dans la société soviétique. Si les actions antisémites restent donc ponctuelles, l’arrière-fond intellectuel laisse émerger une forme de « climat d’opinion » assez largement antisémite.
63Dans le champ politique, plus le parti se veut respectable, plus son antisémitisme se doit d’être minime ou tout au moins voilé (sous la forme de l’accusation de sionisme ou de cosmopolitisme), comme c’est le cas du PCFR ou du LDPR, alors que la xénophobie peut quant à elle s’exprimer ouvertement sans mettre en cause le succès électoral, bien au contraire. Notons également que les théories conspirationnistes peuvent se focaliser sur l’Occident plus que sur les Juifs (même si le lien entre les deux est naturellement affirmé) : le sentiment d’une défaite de la Russie permet d’accuser « l’Ouest », et donc de décharger en partie symboliquement l’ennemi classique que sont les Juifs. La raison de cette différenciation entre, d’un côté, l’antisémitisme et, de l’autre, la xénophobie et l’anti-occidentalisme est due à la politique menée par le pouvoir lui-même, peu sensible à la rhétorique antisémite, mais qui instrumentalise très largement, pour des motifs politiques évidents liés à la situation dans le Caucase, tout le ressentiment populaire contre les « étrangers » et semble considérer la critique de l’Occident comme un point de vue « politiquement correct ».
Orthodoxie ou néo-paganisme ?
64La question religieuse a toujours divisé les nationalistes en différentes mouvances. En effet, le caractère universel du christianisme (tout comme de l’islam) pose problème chez certains, qui ne peuvent accepter cet aspect transnational et sont à la recherche d’une spécificité collective qui se réalise également sur le plan religieux. De plus, les liens historiques et théologiques avec le judaïsme ne conviennent pas à des mouvances qui sont quasi systématiquement animées par l’antisémitisme, selon des degrés divers. La recherche d’une religion nationale préchrétienne constitue donc l’un des éléments caractéristiques de certaines mouvances nationalistes, souvent radicales, qui s’opposent à celles se contentant de la référence chrétienne et exaltant un passé national médiéval ou moderne dans lequel le christianisme jouait le rôle culturel dominant.
65En Russie également, la revalorisation du paganisme slave ancien a suscité de nombreux débats. Si sa réhabilitation est difficile à dater, notons toutefois qu’à l’époque tsariste, aucun courant nationaliste, même aryaniste, n’avait cherché à mettre de côté l’orthodoxie au profit du néopaganisme, tous se contentant de conjuguer mythe de l’origine aryenne des Slaves et sensibilité orthodoxe traditionnelle76. Le phénomène néopaïen est donc né à la période soviétique, apparemment dans les cercles nationalistes staliniens à la recherche d’une réhabilitation de l’identité slave. Le mouvement s’institutionnalise durant la perestroïka avec la fondation, en 1988, de la Société des mages, puis, en 1990, de l’Union des Vénètes, qui constitue aujourd’hui encore la principale association néopaïenne au sein d’une nébuleuse particulièrement fertile77. Les références culturelles des associations néopaïennes russes sont de deux types : certaines s’inspirent des mouvances occidentales et sont proches de la revue internationale Hyperborée, d’autres élaborent une filiation spécifiquement russe du paganisme centrée autour du faux manuscrit que constitue le livre de Vles. Certaines associations sont peu politisées et très intellectualisées, c’est le cas par exemple de Thesaurus, de S. Semionov, proche des groupes théosophiques et anthroposophiques russes, tandis que l’Union des Vénètes ainsi que la Société de Nav d’Ilia Lazarenko sont très nettement partisanes et plus enclines à des démonstrations publiques. Peu ont néanmoins institutionnalisé des cultes et rituels religieux précis, la majorité se contentant de prôner le paganisme comme une philosophie nationale plutôt que comme une pratique religieuse78.
66Ce qui semble distinguer le néopaganisme russe de ses collègues occidentaux reste sa volonté de se déclarer compatible avec l’orthodoxie. Les courants systématiquement et violemment antichrétiens sont en effet minoritaires au sein du spectre néopaïen. Dès les années 1970, les grands noms du nationalisme russe avaient été sensibles à cette rhétorique syncrétique. Ainsi, aussi bien I. Glazounov, V. Raspoutin que I. Chafarevitch avaient affirmé à de nombreuses reprises que l’orthodoxie avait préservé des liens étroits avec le paganisme ancien et que la « double foi79 » distinguait nettement l’orthodoxie des autres confessions chrétiennes. La croix orthodoxe représenterait ainsi la version slave de la svastika, symbole de la parenté intime des deux religions et du caractère foncièrement national, et non universel, de l’orthodoxie. Si le néopaganisme n’est pas appelé à regrouper de nombreux convertis au sens religieux du terme, il innerve néanmoins en profondeur la société russe dans son ensemble par la diffusion de thèmes historiques nationalistes pleinement compatibles avec le sentiment orthodoxe. Son succès en tant que doctrine nationale et non religieuse s’explique en grande partie par le legs laissé par l’athéisme soviétique : même les nationalistes à la recherche d’une foi strictement nationale ont du mal à s’engager dans le message chrétien et se retrouvent plus facilement dans une prétendue religion n’exigeant ni pratique rituelle régulière ni arrière-fond théologique, et se limitant à exalter la nation et la terre mère.
67Si une telle conjonction entre néopaganisme et orthodoxie semble possible, c’est également parce que l’orthodoxie elle-même connaît en son sein d’importantes mouvances nationalistes. Le Patriarcat est en effet divisé en de nombreuses tendances dont certaines sont ouvertement impliquées dans la vie politique actuelle et occupent des rangs élevés dans la hiérarchie ecclésiale80. Le patriarche lui-même, tout en étant favorable à une reconnaissance institutionnelle préférentielle de l’orthodoxie et très critique envers la laïcité et la sécularisation, n’appartient pas aux mouvances les plus radicales. Il a toutefois préféré soutenir celles-ci plutôt que de laisser s’exprimer les modérés et réformateurs, qui ont été exclus de toute position institutionnelle forte. Parmi les plus radicaux, on notera tout particulièrement les fraternités orthodoxes81, l’association « Renaissance chrétienne » de l’ancien dissident de Vetche, Vladimir Ossipov (qui a gardé des vues plus libérales que celles de ses membres et députés), et le mouvement, plus récent, opposé à l’introduction de codes informatiques individuels. Tous ces regroupements se distinguent par leur nostalgie monarchiste plus que soviétique et par leurs attentes politiques conservatrices ou réactionnaires.
68En dehors du Patriarcat existent également de nombreuses associations se réclamant de l’héritage orthodoxe et jouant la carte de la foi selon des modes très divers82. On ne peut cependant qu’être frappé par le peu de réalité de la pratique religieuse en Russie : les résultats des enquêtes sociologiques donnent des proportions de fréquentation des lieux de culte semblables, donc très faibles, à celles des pays occidentaux. Pourtant, la place consacrée à l’orthodoxie, aussi bien en tant qu’institution que référence morale, sur la scène publique russe, est fort importante et va en s’accentuant avec, semble-t-il, le soutien du pouvoir politique. L’Église tente tout naturellement de favoriser cette « cléricalisation » de la société en ayant des exigences de plus en plus précises – par exemple, en 2003, l’introduction de cours de religion dans les écoles primaires. La mode, au sein des mouvements nationalistes, de demander la canonisation des grandes figures politiques de la monarchie est particulièrement révélatrice du haut degré de confusion entre question religieuse et symboles historiques nationaux. La situation contemporaine révèle ainsi l’importance de l’instrumentalisation du fait religieux en tant que référent politique et son rôle identitaire particulièrement développé83.
Expansion impériale ou repli ethnique ?
69De nombreux chercheurs ont divisé – mais selon des terminologies diverses – le nationalisme russe en deux camps, celui donnant la priorité à l’État et celui centré sur l’ethnicité du seul peuple russe84. Cette division est pertinente en ce qu’elle se situe précisément sur la faille qui constitue le cœur du nationalisme russe, le rapport à l’État et à l’empire. La Russie n’a en effet jamais connu d’État sans empire. Dès le xiie siècle, la principauté de Novgorod passe l’Oural et, lors de la fondation de Moscou à la même époque, l’État russe à peine formé sur le plan des institutions et du pouvoir central est déjà un empire, en pleine expansion territoriale aux dépens des populations finno-ougriennes du nord de la Russie. Après la prise de Kazan et d’Astrakhan en 1552 et 1556, la Russie commence à étendre sa domination sur l’ensemble de la Sibérie et prend à rebours les terres qui firent partie de l’Empire mongol. Au xixe siècle, elle atteint ses limites en occupant l’Extrême-Orient et l’Asie centrale et en se confrontant alors à la Chine et au Japon, ainsi qu’à la Grande-Bretagne. Par ailleurs, ce qui pouvait être considéré comme son « noyau originel » sur le plan territorial, le royaume princier de Kiev, se trouve aujourd’hui en Ukraine. Comment alors surmonter la rupture entre État et nation lorsque commence à apparaître un sentiment national qui n’est plus uniquement fondé sur la fidélité dynastique, mais également sur l’exaltation du « peuple » comme source première de la légitimité politique ?
70Le nationalisme russe des époques tsariste, tout comme soviétique puis post-soviétique, a pour principal point de rupture interne et « nœud gordien » le rapport à cet État qu’on voudrait sien, mais qui, pourtant, ne l’est pas complètement. Cette impossibilité de s’identifier à l’État/empire n’est pas unilatérale, puisque l’entité étatique elle-même ne se reconnaît pas nécessairement dans le nationalisme russe. Elle cherche en effet à s’y opposer afin de maintenir l’équilibre interne de l’empire tout en instrumentalisant certaines de ses thématiques selon les époques et les circonstances. La disparition de l’URSS n’a pas fait évoluer cette problématique, tout comme la création d’une structure fédérale soviétique et la perte de territoires occidentaux (la Pologne, la Finlande) n’avaient pas conduit à reformuler les enjeux après la chute du tsarisme. Aujourd’hui encore, la Russie reste un État fédéral, reconnaît des droits aux minorités nationales, n’affirme dans aucun de ses textes officiels les Russes « ethniques » [russkij] comme nation éponyme et joue la carte d’une identité citoyenne russe [rossijskij] dans laquelle ceux-ci ne sont pas reconnus comme spécifiques. La diffusion de la langue russe et le territoire actuel de la Fédération, sans mentionner ceux, encore plus vastes, de l’empire tsariste ou de l’Union soviétique, restent plus larges que ce qui est défini comme « l’ethnie » russe. Ce rapport s’est compliqué d’un phénomène inverse qui n’avait jusqu’à présent jamais existé : la présence d’environ 20 millions de personnes se déclarant Russes, mais vivant hors de Russie, dans les États dits « du proche-étranger ». Les cartes se sont donc brouillées en 1991 avec des Russes hors de Russie en plus du phénomène, déjà ancien, de peuples non russes vivant en Russie.
71À l’époque soviétique, le spectre nationaliste pouvait être partagé entre, d’un côté, ceux insistant sur la primauté culturelle et religieuse, l’idée de renaissance de la nation, l’héritage slavophile et le passé tsariste, et de l’autre, ceux pour qui importait avant tout la force de l’État et qui voyaient dans le stalinisme un moment d’extrême épanouissement de la Russie. Les premiers se sont souvent trouvés dans une situation plus difficile face au pouvoir et dominaient dans les milieux dissidents, tandis que les seconds ont plus régulièrement bénéficié du soutien de l’appareil d’État et du Parti puisque leur sentiment national était pleinement compatible avec le patriotisme soviétique. Cette division binaire doit toutefois être nuancée : elle ne peut avoir de valeur explicative totale ou être pensée sur un mode essentialiste. Elle définit bien deux idéaux types, mais ne permet pas de proposer une typologie classificatrice définitive et sans appel de chacun des courants politiques. Tous ne s’inscrivent pas, en effet, de manière unilatérale dans un tel schéma et nombre d’entre eux conjuguent les deux conceptions. Plusieurs grandes figures nationalistes sont passées de l’une à l’autre, en particulier au moment de la chute de l’URSS, qui a vu des nationalistes autrefois très critiques envers l’expérience soviétique en devenir des nostalgiques. Cette bipolarité rappelle également celle existant entre conceptions dites « à la française » et « à l’allemande » de la nation, qui ne sont en réalité antagonistes que dans les travaux polémiques cherchant à les opposer, et bien moins dans les opinions des nationalistes eux-mêmes.
72Enfin, cette division ne peut sous-entendre que la mouvance étatiste ne fasse pas partie du nationalisme, des propos tenus par certains chercheurs qui reprennent involontairement à leur compte l’accusation des « ethno-nationalistes » à l’encontre des « étatistes ». Les débats entre les deux mouvances sont en effet nombreux : les néo-eurasistes, les plus radicaux dans leur insistance sur l’empire, se sont vus critiqués depuis plus d’une décennie par les « ethno-nationalistes », qui les accusent de souhaiter la dissolution du peuple russe et son épuisement démographique au service du bien-être des autres peuples de l’empire85. Au sein des mouvances ethno-nationalistes, il convient toutefois de différencier celles, minoritaires, ayant une conception racialiste, et celles se limitant à une définition ethnicisée de la nation, même si les deux appréhensions sont parfois mal distinguées par les auteurs eux-mêmes. En Russie, en effet, le racisme comme idéologie est rare. Tout au long de l’existence de l’Union soviétique, l’étude de la question raciale a été considérée comme inopportune, en vertu du principe que même la Russie tsariste n’aurait jamais connu ce mode d’interrogation déterministe. Aujourd’hui, il reste encore difficile de lever ce tabou, au moment précis où des conceptions ethnicistes des peuples se diffusent dans l’ensemble des discours intellectuels et politiques des républiques post-soviétiques. La fonction du racisme est donc en grande partie remplacée et occupée par l’ethnisme qui, lui, s’inscrit dans des traditions russo-soviétiques bien ancrées, celles du différencialisme et de l’ethno-pluralisme : si l’idée d’une hiérarchisation supérieurs/inférieurs entre peuples est peu courante, les définitions essentialistes et collectivistes de la communauté sont particulièrement répandues.
73Rares sont cependant les mouvances ethno-nationalistes menant à terme leurs arguments, c’est-à-dire souhaitant la constitution d’un État russe « ethniquement pur » et prêts pour cela à abandonner des territoires et à prôner l’isolationnisme. Il existe toutefois un sentiment séparatiste au sein même des Russes et plusieurs groupes radicaux ont demandé à de nombreuses reprises soit la reconnaissance des Russes ethniques comme peuple éponyme de Russie, soit la constitution de nouveaux sujets administratifs de la Fédération qui doteraient les Russes ethniques de droits spécifiques, comme s’ils n’étaient qu’une minorité parmi les autres. Néanmoins, la majorité des ethno-nationalistes souhaite en réalité le maintien de la Fédération dans ses frontières actuelles, voire le retour des anciennes républiques dans le giron russe, à condition que les allogènes ne bénéficient plus d’une quelconque autonomie et soient obligés de reconnaître vivre dans un État appartenant aux Russes (primauté linguistique du russe, suprématie religieuse de l’orthodoxie, disparition du statut fédéral du pays, etc.). Ainsi, l’Unité nationale de Barkachov affirme défendre les éléments russes ethniques [russkie] contre la domination de ceux russes étatiques [rossijskie], mais se présente dans un même temps comme étatiste [gosudarstvennik].
74De l’autre côté, les étatistes conjuguent eux aussi à leurs propos impérialistes des traits ethno-nationalistes : même si des figures comme Jirinovski ou Dougin prônent la reconstitution d’un empire russe, aucune ne souhaite l’égalité en droit des divers peuples dits eurasiens, mais bien une suprématie politique des seuls Russes au sens ethnique du terme. Tous jouent également la carte de l’exaltation culturelle et religieuse de la spécificité nationale et tiennent des propos ethnicistes, voire racialistes sur le peuple russe. De plus, les « étatistes » [gosudarstvenniki ou deržavniki] se divisent sur les frontières de l’État qu’ils souhaitent restaurer ou préserver : certains ont une vision impériale de la Russie, appelée selon eux à reprendre en main l’ancien espace soviétique, d’autres ont une conception de grande puissance limitée au territoire actuel de la Fédération. Les premiers croient en un État qui s’exprimerait sur un mode « horizontal », extensif, tandis que les seconds sont partisans d’un renforcement de la verticale du pouvoir tant vantée par Poutine et préfèrent un État « intensif » sur un espace plus restreint.
75Au fil de la décennie 1990, les argumentaires ethno-nationalistes et étatistes se sont en grande partie fondus et entremêlés. Si chacun continue à donner sa préférence à l’une ou à l’autre des approches, tous prônent aujourd’hui la continuité étatique de la Russie quel qu’en ait été le régime, nient l’idée de fortes ruptures identitaires et souhaitent une Russie moins fédérale et ethniquement plus uniforme. Dès 1992, des tentatives de fusion idéologique avaient eu lieu : le Front de salut national et le Concile national russe s’étaient par exemple donné pour but d’unifier tous les courants nationalistes sur des valeurs avant tout émotionnelles et conjoncturelles. L’expérience soviétique a donc joué, en partie malgré elle, le rôle d’un nationalisme russe : la disparition du régime, et avec lui de ses opposants, a permis à l’URSS de réintégrer post mortem l’imaginaire nationaliste russe86.
76Cette problématique du difficile rapport à l’État, qui fut particulièrement forte à l’époque soviétique et dans les années eltsiniennes, lorsque certaines mouvances considéraient l’État libéral comme étranger à la Russie, semble aujourd’hui appelée à se recomposer en profondeur. Le resserrement politique et idéologique que connaît la Russie depuis l’arrivée au pouvoir de Poutine était toutefois en cours depuis plusieurs années : dès 1996, Boris Eltsine avait appelé le pays à se doter d’une idéologie nationale et cette volonté avait été poursuivie par Evgueni Primakov lors de ses années au poste de Premier ministre (1998-1999). L’un des succès de Vladimir Poutine a été précisément d’accaparer un certain nombre de référents jusque-là tenus par les nationalistes, qui s’en sont alors trouvés dépossédés et ont perdu l’une de leurs principales fonctions sociales. Il semble toutefois chercher à donner la priorité à une définition étatiste de la nation russe, bien que les éléments ethnicistes n’en soient pas absents. Cette instrumentalisation partielle du nationalisme par le pouvoir en place s’inscrit dans la continuité, depuis le xixe siècle, du rapport ambigu des autorités politiques de Russie au fait national russe.
Notes de bas de page
1 Leontovitch V., Histoire du libéralisme en Russie, Paris, Fayard, 1979, 479 p.
2 Sur le nationalisme comme produit de la modernité politique et industrielle, voir Gellner E., Nations et nationalisme, Paris, Payot, 1994, 208 p. ; Hobsbawn E., Nations et nationalisme depuis 1789, Paris, Gallimard, 1992, 247 p.
3 Venturi F., Les Intellectuels, le peuple et la révolution. Histoire du populisme russe au xixe siècle, Paris, Gallimard, NRF, 1972, 667 p.
4 Thaden E. C., Conservative Nationalism in Nineteenth Century Russia, Seattle, University of Washington Press, 1964, 271 p.
5 En langues occidentales, on consultera : Dowler W., Dostoïevski, Grigoriev and Native Soil Conservatism, Toronto, University of Toronto Press, 1982, 235 p. ; Stremooukhoff D., Soloviev et son œuvre messianique, Lausanne, L’Âge d’homme, 1975, 335 p. ; Gerstein L., Nikolaï Strakhov, Philosopher, Man of Letters, Social Critic, Cambridge, Harvard University Press, 1971, 237 p. ; Lukashevich S., Konstantin Leontev. A Study in Russian « Heroic Vitalism », New York, Pageant Press, 1967, 235 p., et N. F. Fedorov, a Study in Russian Eupsychian and Utopian Thought, Newark, University of Delaware Press, 1977, 316 p.
6 Rogger H. et Weber E. (dir.), The European Right. A Historical Profile, Berkeley, University of California Press, 1965, 589 p. ; Rawson C., Russian Rightists and the Revolution of 1905, Cambridge - New York, Cambridge University Press, 1995, 286 p.
7 Pour une histoire des Protocoles, voir Taguieff P.-A., Les Protocoles des Sages de Sion. Faux et usages d’un faux, 2e édition (du tome I de l’éd. de 1992), Paris, Berg International - Fayard, 2004, 489 p. Sur la place de la question juive dans la droite russe, voir Rogger H., Jewish Policies and Right-Wing Politics in Imperial Russia, Londres - New York, MacMillan Press, 1986, 289 p.
8 Cet avis n’est pas partagé par tous et certains chercheurs considèrent que la Russie du début du xxe siècle dispose de tous les traits pouvant donner naissance à des courants fascistes. Rogger H., « Was there a Russian Fascism ? The Union of Russian People », Journal of Modern History, n° 4, 1964, pp. 398-415.
9 Laruelle M., L’Idéologie eurasiste russe ou Comment penser l’empire, préface de Patrick Sériot, Paris, L’Harmattan, 1999, 423 p.
10 Oberlander E., « The All-Russian Fascist Party », Journal of Contemporary History, n° 1, 1966, pp. 158-173 ; Stephan J., Russkie fašisty. Tragediâ i farš v èmigracii, 1925-1945, Moscou, Slovo, 1992, 441 p.
11 La production sur ce sujet est immense. On citera tout particulièrement, en langues occidentales : Rapoport L., Stalin’s War against the Jews : The Doctor’s Polt and the Soviet Solution, New York - Toronto, Free Press, 1990 ; Vetter M., Antisemiten und Bolschewiki : Zum Verhältnis von Sowjetsystem und Judenfeindschaft, Berlin, Metropol, 1995 ; Kostyrchenko G. V., Out of the Red Shadows : Anti-Semitism in Stalin’s Russia, New York, Prometheus Books, 1995.
12 Brudny Y. M., Reinventing Russia. Russian Nationalism and the Soviet State, 1953-1991, Cambridge - Londres, Harvard University Press, 2000, p. 46.
13 Ainsi, la Société de défense du patrimoine culturel comptera presque 15 millions de membres et celle de protection de la nature jusqu’à 37 millions.
14 Hamant Y., « Le mouvement nationaliste russe », La Revue russe, Paris, IES, n° 4, 1993, pp. 13-19 ; du même auteur, « L’idéologie soviétique et l’idée nationale russe », in Niqueux M. (dir.), La Question russe. op. cit., pp. 75-98.
15 Mitrohin N., « Russkaâ partiâ » : dviženie russkih nacionalistov v SSSR 1953-1985 gg, Moscou, NLO, 2003, 617 p.
16 Brudny Y. M., Reinventing Russia, op. cit., p. 103.
17 Niqueux M., « La dérive du sentiment national chez les “écrivains de la campagne” », in Niqueux M. (dir.), La Question russe, op. cit., pp. 165-178.
18 Sur les rapports ambigus du pouvoir des dernières années Brejnev puis de celles d’Andropov et de Tchernenko avec les mouvances littéraires nationalistes, voir Dunlop J. B., The New Russian Nationalism, New York, Praeger Publishers, 1985.
19 Brudny Y. M., Reinventing Russia, op. cit., p. 127.
20 Parthé K., Russian Village Prose : The Radiant Past, Princeton, Princeton University Press, 1992.
21 Berelowitch A., « Le nationalisme russe », Politique étrangère, n° 1, 1992, pp. 35-42.
22 Dunlop J. B., The Rise and Fall of the Soviet Union, Princeton, Princeton University Press, 1993, pp. 165-169.
23 Laqueur W., Histoire des droites en Russie. Des centuries noires aux nouveaux extrémistes, Paris, Michalon, 1993, pp. 227-244. En russe, consulter Verhovskij A., Pribylovskij V. et Mihajlovskaâ E., Nacionalizm i ksenofobiâ v rossijskom obščestve, Moscou, Panorama, 1998, pp. 22-103.
24 Zawadski P., « Les populismes en Pologne », in Taguieff P.-A. (dir.), Le Retour du populisme. Un défi pour les démocraties européennes, Paris, Universalis, 2004, p. 69.
25 Dunlop J. B., The New Russian Revolutionaries, Belmont MA, Nordland Publishing Company, 1976, 342 p.
26 Hammer D., « Vladimir Osipov and the Vetche Group (1971-1974) : A Page from the History of Political Dissent », The Russian Review, n° 4, 1984, pp. 355-375 ; Duncan P., « The Fate of Russian Nationalism : The Samizdat Journal Vetche Revisited », Religion in Communist Lands, n° 1, 1988, pp. 36-53.
27 Pour une histoire générale de la dissidence, voir Vaissié C., Pour votre liberté et pour la nôtre, Paris, Robert Laffont, 1999, 441 p.
28 Perrineau P., « L’extrême droite populiste : comparaisons européennes », in Taguieff P.-A. (dir.), Le Retour du populisme, op. cit., p. 32.
29 Sur la Russie poutinienne contemporaine, voir Nikonov V., « La tentation d’un Occident non occidental », Le Débat, n° 130, 2004, pp. 89-103 ; Privalov K., « La recette russe : la démocratie autoritaire », ibid., pp. 45-62 ; Désert M., « La société russe. Entre murmures du passé et balbutiements du futur », Le Courrier des pays de l’Est, n° 1038, Paris, La Documentation française, septembre 2003, pp. 4-13. En russe, lire l’analyse de Verhovskij A. M., Mihajlovskaâ E. V. et Pribylovskij V. V., Rossiâ Putina : pristrastnyj vzglâd, Moscou, Panorama, 2003, 211 p.
30 Cf. Laruelle M., « La culturologie : un nouveau “prêt-à-penser” pour la Russie ? », Diogène, Paris, n° 204, décembre 2003, pp. 25-45.
31 Introduction au dossier « Où va la Russie de Poutine ? », Le Débat, n° 130, 2004, p. 44.
32 Flikke G., « Patriotic Left-Centrism : The Zigzags of the Communist Party of the Russian Federation », Europe-Asia Studies, vol. 51, n° 2, 1999, p. 277. Sur le PCFR, voir l’ouvrage de March L., The Communist Party in Post-Soviet Russia, Manchester, Manchester University Press, 2002.
33 Sur la naissance d’un extrémisme de gauche dans la Russie contemporaine, voir Verhovskij A., Papp A. et Pribylovskij V., Političeskij èkstremizm v Rossii, Moscou, Panorama, 1996, pp. 76-81.
34 Lihačev V., Političeskij antisemitizm v sovremennoj Rossii, Moscou, Academia, 2003, pp. 18-27.
35 Pour plus de détails, consulter Verhovskij A. (dir.), Levye v Rossii. Ot ume-rennyh do èkstremistov, Moscou, Institut èksperimental’noj sociologii, 1997, 232 p.
36 Raviot J.-R., « Le triomphe de l’ordre établi », Le Courrier des pays de l’Est, n° 1004, Paris, La Documentation française, avril 2000, pp. 4-26.
37 Par exemple, Frazer G. et Lancelle G., Absolute Zhirinovsky : A Transparent View of the Distinguished Russian Statesman, New York, Penguin, 1994 ; Conradi P., Schirinowski und der neue Russische Nationalismus, Düsseldorf, ECON Taschenbuch Verlag, 1995 ; Klepikova E. et Solov’ev V., Zhirinovsky : Russian fascism and the Making of a Dictator, Reading, Addison-Wesley, 1995, etc. Pour une analyse détaillée de cette littérature, voir Umland A., « The Post-Soviet Russian Extreme Right », Problems of Post-Communism, vol. 44, n° 4, 1997, pp. 53-61.
38 Brudny Y. M., Reinventing Russia, op. cit., p. 257.
39 Umland A., « Soviet antisemitism after Stalin », op. cit., p. 163.
40 Taguieff P.-A., L’Illusion populiste. De l’archaïque au médiatique, Paris, Berg International, 2002, p. 80.
41 Milza P., L’Europe en chemise noire. Les extrêmes droites en Europe de 1945 à aujourd’hui, Paris, Flammarion, 2002, p. 316.
42 Verhovskij A., Mihajlovskaâ E. et Pribylovskij V., Političeskaâ ksenofobiâ, Moscou, Panorama, 1999, p. 34.
43 Lihačev V., Političeskij antisemitizm v sovremennoj Rossii, op. cit., pp. 30-31.
44 Cf. Laruelle M., « La question des Russes du proche-étranger en Russie (1991-2006) », Étude du CERI, Paris, CERI, n° 126, mai 2006, 38 p.
45 Pour plus de détails, voir Laruelle M., « Rodina : les mouvances nationalistes russes, du loyalisme à l’opposition », Kiosque du CERI, Paris, mai 2006, en ligne sur http://www.ceri-sciencespo.com/archive/mai06/artml, pdf.
46 Pour une biographie, voir Verhovskij A., Papp A. et Pribylovskij V., Političeskij èkstremizm v Rossii, op. cit., p. 241.
47 Dunlop J. B., « Alexander Barkashov and the Rise of National Socialism in Russia », Demokratizatsiya, n° 4, 1996, pp. 519-530 ; Simonsen S. G., « Alexandr Barkashov and Russian National Unity : Blackshirt Friends of the Nation », Nationalities Papers, n° 4, 1996, pp. 625-639.
48 Sur les questions juridiques, voir Verhovskij A., Mihajlovskaâ E. et Pribylovskij V., Političeskaâ ksenofobiâ, op. cit., pp. 50-59.
49 Lihačev V., Nacizm v Rossii, Moscou, Panorama, 2002, p. 13.
50 Pour une biographie, voir Rogachevski A., A Biographical and Critical Study of Russian Writer Eduard Limonov, Lewiston - New York, Edwin Mellen Press, Studies in Slavic Language and Literature 20, 2003, 266 p.
51 Lihačev V., Nacizm v Rossii, op. cit., p. 66.
52 Limonov a tout d’abord soutenu, au printemps 1997, les groupuscules cosaques de Koktchetau essayant de proclamer l’autonomie du Nord-Kazakhstan, puis semble avoir joué un rôle ambigu dans la tentative de coup d’État séparatiste qui a eu lieu en 1999 dans l’Altaï kazakhstanais. Cf. Laruelle M. et Peyrouse S., Les Russes du Kazakhstan. Identités nationales et nouveaux États dans l’espace post-soviétique, Paris, Maisonneuve & Larose, 2004, pp. 227-229.
53 Jusqu’à présent, le pouvoir s’était contenté de liquider les partis considérés comme gênants en refusant leur enregistrement au ministère de la Justice. Pour la première fois en quinze ans, le pouvoir semble décidé à interdire légalement le PNB.
54 Shenfield S. D., Russian Fascism. Traditions, Tendencies, Movements, New York - Londres, M. E. Sharpe, 2001, p. 207.
55 Mathyl M., « The National-Bolshevik Party and Arctogaia : Two Neofascist Groupuscules in the Post-Soviet Political Space », Patterns of Prejudice, vol. 36, n° 3, 2003, pp. 62-76.
56 Lihačev V., Nacizm v Rossii, op. cit., pp. 108-136.
57 Ces groupes skinhead ont par exemple servi, à Moscou, à faire fuir les migrants illégaux, avec le soutien du maire de la ville Iouri Loujkov. Mitrohin N., « Ot Pamiati k skinhedam Lužkova. Ideologiâ russkogo nacionalizma v 1987-2003 gg. », Neprikosnovennyj zapas, n° 31, 2003, pp. 37-43.
58 Sokolov M. M., Samopredstavlenie organizacii v russkom radikal’nom nacionalističeskom dviženii, thèse de candidat, Saint-Pétersbourg, 2003, p. 22.
59 Verhovskij A. et Pribylovskij V., Nacional-patriotičeskie organizacii v Rossii, Moscou, Panorama, 1996, pp. 36-39.
60 Ibid., pp. 41-46 ; Političeskaâ ksenofobiâ, op. cit., pp. 243-246 et 282-283.
61 Lihačev V., Nacizm v Rossii, op. cit., pp. 142-143.
62 Dunlop J. B., The Rise of Russia and the Fall of the Soviet Empire, Princeton, Princeton University Press, 1993, chapitre « The Statists », pp. 123-185.
63 Rémond R., Les Droites en France, Paris, Aubier, 1982, 544 p.
64 Evans G. et Whitefield S., « The Evolution of Left and Right in Post-Soviet Russia », Europe-Asia Studies, vol. 50, n° 6, 1998, pp. 1023-1042.
65 Consulter à ce sujet Milza P., Les Fascismes, Paris, Seuil, 1985, rééd. 1991, 603 p.
66 Sternhell Z., Les Droites révolutionnaires en France, 1885-1914, Paris, Seuil, 1997, 602 p.
67 Cf. Laruelle M., La Quête d’une identité impériale. Le néo-eurasisme dans la Russie contemporaine, Paris, Petra, 2007, 314 p.
68 Umland A., « Soviet antisemitism after Stalin », East European Jewish Affairs, vol. 29, n° 1-2, 1999, p. 165.
69 Dunlop J. B., « The “Sad Case” of Igor Shafarevitch », SJA, n° 1, 1994, pp. 19-30 ; Znamenski A. A., « In Search of the Russian Idea : Igor Shafarevitch’s Traditional Orthodoxy », European Studies Journal, n° 1, 1996, pp. 33-48.
70 Korey W., Russian Antisemitism, Pamyat and the Demonology of Zionism, Chur, Harwood Academic Publishers for the Vidal Sassoon International Center for the Study of Antisemitism, The Hebrew University of Jerusalem, 1995, 243 p.
71 Kurginiân S., « Nacional’naâ doktrina », Rossiâ, n° 2, 1993, pp. 21-24.
72 Rossman V., Russian Intellectual Antisemitism in the Post-Communist Era, préface de Sidney Monas, University of Nebraska Press, Vidal Sassoon International Center for the Study of Antisemitism, The Hebrew University of Jerusalem, 2002, 309 p.
73 Lihačev V., Političeskij antisemitizm v sovremennoj Rossii, Moscou, Academia, 2003, pp. 136-155.
74 Rossman V., Russian Intellectual Antisemitism in the Post-Communist Era, op. cit., p. 4.
75 Ibid., p. 8.
76 Laruelle M., Mythe aryen et rêve impérial dans la Russie du xixe siècle, préface de P.-A. Taguieff, Paris, CNRS Éditions, 2005, 223 p.
77 Moroz E., « Le védisme, version païenne de l’idée russe », Revue d’études comparatives Est-Ouest, n° 3-4, 1993, pp. 183-197.
78 Verhovskij A., Mihajlovskaâ E. et Pribylovskij V., Političeskaâ ksenofobiâ. Radikal’nye gruppy, predstavleniâ liderov, rol’cerkvi, Moscou, Panorama, 1999, pp. 123-132.
79 La « double foi » est un phénomène attesté par de nombreuses sources historiques et ethnologiques qui démontrent la persistance de rituels ou conceptions païennes au sein de l’orthodoxie ou parallèles à elle, et ce jusqu’aux bouleversements du monde paysan russe au xxe siècle. Voir Pascal P., La Religion du peuple russe, Lausanne, L’Âge d’homme, 1973, 154 p.
80 Verhovskij A., Pribylovskij V. et Mihajlovskaâ E., Nacionalizm i ksenofobiâ v rossijskom obščestve, Moscou, Panorama, 1998, pp. 168-189.
81 Rousselet K., « Le mouvement des fraternités orthodoxes en Russie », Revue d’études comparatives Est-Ouest, n° 3-4, 1993, pp. 121-138.
82 Rousselet K., « L’Église orthodoxe russe entre patriotisme et individualisme », xxe siècle. Revue d’histoire, avril-juin 2000, pp. 13-24.
83 Gauchet M., La Religion dans la démocratie. Parcours de la laïcité, Paris, Gallimard, 1998, 127 p.
84 Certains auteurs divisent en plusieurs configurations ces deux tendances ; c’est le cas, par exemple, de Véra Tolz, qui cerne cinq définitions possibles de la nation russe : une vision unificatrice eurasienne ou impériale, une nation des peuples slaves de l’Est, une communauté des russophones, une définition raciale, une identité civique. Voir Tolz V., « Forging the Nation : National Identity and Nation Building in Post-Communist Russia », Europe-Asia Studies, vol. 50, n° 6, 1998, pp. 993-1022.
85 On citera comme exemple de ces polémiques celle opposant dans les années 1990 l’ethno-nationaliste Ksenia Mialo aux néo-eurasistes. Ces oppositions existaient déjà à l’époque soviétique, l’historien L. N. Goumilev, de tendance eurasiste, ayant eu à subir les critiques d’ethno-nationalistes comme A. Kouzmin, qui l’accusaient de vouloir faire disparaître le peuple russe au profit des populations turco-mongoles de l’URSS.
86 Ainsi, le 15 mars 1996, la Douma abroge la reconnaissance des accords de Minsk du 8 décembre 1991 votés par son prédécesseur le Soviet suprême et reconnaît comme légal le référendum du 17 mars 1991 lors duquel la population avait voté à 70 % pour le maintien de l’URSS.
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