Introduction
p. 3-16
Texte intégral
1Depuis la seconde moitié des années 1970, les travaux sur le nationalisme russe contemporain ont été particulièrement nombreux. Certains auteurs comme John Dunlop, Alexandre Yanov ou William Laqueur sont restés attentifs pendant plusieurs décennies à un phénomène qui était alors peu connu ou mal différencié du nationalisme soviétique. À l’exception de ces spécialistes reconnus et de quelques autres, cette production quantitativement importante ne l’a pas été systématiquement sur le plan qualitatif : nombre de ces travaux se distinguent souvent par leur absence d’une approche théorique globale et leur manque de neutralité, ce qui entraîne un important flou définitionnel auquel Isabelle Grimberg avait déjà consacré, il y a quelques années, un article révélateur 1.
2En particulier, on remarque non seulement l’établissement d’une typologie et d’une terminologie propres à chaque auteur mais également l’engagement politique sous-jacent de certains d’entre eux : qu’ils soient émigrés russes ou non, la majorité des chercheurs anglo-saxons des années 1970-1980 tente d’analyser le phénomène nationaliste comme devant être condamné ou au contraire soutenu par les Occidentaux dans leur opposition à l’Union soviétique 2. Ces polémiques ont été renforcées par les activités à l’étranger de personnalités comme Alexandre Soljenitsyne. Ce regard engagé n’a pas disparu avec la fin du régime en 1991 mais s’est déplacé : les discours concernant la menace rouge-brune, le « fascisme », voire la « nazification » de la Russie contemporaine occupent eux aussi une grande partie de la scène consacrée à la question et ne contribuent pas à une lecture dépassionnée du phénomène 3. Pourtant, « l’examen critique des thèses qu’on croit devoir combattre peut se passer du procès d’intention et de la condamnation satanisante4 ».
3Cet ouvrage traite donc du nationalisme sans porter de jugement de valeur sur lui. Tout d’abord, car il ne nous semble pas possible, sur le plan méthodologique tout aussi bien que déontologique, de juger et d’analyser dans un même temps. Si la connaissance est nécessaire à l’argumentation polémique, elle la précède et les deux approches ne peuvent que difficilement être simultanées. L’appréhension du nationalisme sur le mode médical, en tant que « maladie » inoculée au corps social face à laquelle il faudrait chercher des « remèdes », ou bien en tant que réaction irrationnelle coupable, ne fait pas non plus partie de notre approche. De même, le nationalisme ne peut être présenté, selon un regard qui se définirait comme post- ou supra-national, comme une survivance honteuse ou un archaïsme, alors qu’il est un produit de la modernité.
4Il n’est pas non plus question ici de diviser le nationalisme en une face sombre et une face claire comme cela fut parfois suggéré, car cette division binaire, outre qu’elle sous-entend une appréciation personnelle subjective, révèle plus encore une incroyable naïveté quant aux « qualités » du nationalisme. Ainsi, le nationalisme russe à l’époque soviétique joua un grand rôle dans une première formulation des préoccupations écologiques ainsi que dans l’intérêt porté à la préservation des monuments historiques, des faits qui semblent déranger certains auteurs, ne sachant ensuite comment penser comme compatibles une approche aussi respectable et des phénomènes plus condamnables, comme l’antisémitisme. S’ils se résolvent finalement à reconnaître que ces deux caractéristiques peuvent être imputables aux mêmes hommes, ils supposent alors une décision machiavélique de ceux-ci, qui « dissimuleraient » consciemment leurs projets néfastes sous des intentions louables. L’existence d’intérêts nationalistes considérés comme « culturellement corrects » n’a, en effet, été que trop sur-interprétée et risque de susciter une dangereuse logique de soupçon.
Les postulats du travail
5Toute réflexion sur le nationalisme nécessite, dans un premier temps, une tentative de définition du phénomène observé, dont, comme l’avait noté encore une fois Isabelle Grimberg, la caractérisation permanente comme « flou », « multiforme » ou « complexe » ne révèle bien souvent que l’absence de modèles d’analyse ajustés. Toutefois, comme P.-A. Taguieff, nous partirons du postulat qu’une définition n’est qu’un instrument, que sa formulation préalable et trop arrêtée supposerait l’existence d’une « essence » du phénomène étudié. Sans se figer sur les concepts, on reconnaîtra qu’une approche empirique peut permettre par la suite d’affiner les éléments théoriques de réflexion 5. Ainsi, le « nationalisme » n’est pas une « théorie explicative, mais un concept global normatif servant de base d’interprétation à toute une série d’hypothèses explicatives 6 ».
6Nous prendrons comme point de départ l’interprétation large donnée par D.-G. Lavroff selon laquelle le nationalisme est un « système de pensée dans lequel la nation occupe une place prépondérante 7 ». Ce degré de « prépondérance » constitue bien évidemment l’un des éléments du débat ou de la classification, celui-ci étant considéré comme plus marqué que la simple conscience d’un sentiment national que tout individu peut partager. Si de nombreux articles de ce recueil étudient le nationalisme comme « système de pensée », d’autres se concentrent sur lui en tant que mouvement politique, celui qui, selon la formule de Paul Zawadski, « fait de la préservation identitaire l’enjeu de la mobilisation politique 8 ». Par cette double définition, priorité sera donc donnée au « nationalisme des nationalistes », c’est-à-dire à ceux qui s’auto-désignent ainsi, selon la définition proposée par Jean Touchard, qui dissocie ce nationalisme assumé de celui qui est simplement « vécu » 9. Il ne s’agit bien évidemment pas d’affirmer ici que ces deux phénomènes sont dissociables en soi : ils ne le sont que parce que tout objet d’étude se doit d’être cerné, même artificiellement, et que tout modèle d’intelligibilité est nécessairement réducteur. Nous ne chercherons toutefois pas à donner à ce terme de « nationalisme des nationalistes » une quelconque connotation polémique ou péjorative. Ce nationalisme peut également être défini comme « radical » dans la prépondérance qu’il donne au thème national sur toute autre définition de la Russie en prônant l’exclusivisme des appartenances. Ainsi, P.-A. Taguieff note combien cette « théorie normative de l’auto-défense identitaire 10 », selon sa définition, permet de faire des choix décisifs au sein de plusieurs fidélités contradictoires et de les hiérarchiser en donnant priorité à l’une d’entre elles.
7Ce parti pris nous a amenée à exclure des milieux qui peuvent être sensibles à la question nationale, mais qui la subordonnent à d’autres référents idéologiques qu’ils jugent plus importants. Cette exclusion ne signifie donc pas qu’il n’y ait pas un thème national présent chez les « occidentalistes » russes, par exemple chez les libéraux soviétiques réunis autour de la revue Novyi mir ; parmi les grandes figures intellectuelles de la perestroïka comme Andreï Sakharov (1921-1989), Dmitri Likhatchev (1906-1999) 11 ou Sergueï Averintsev (1937-2004) ; chez les dissidents de gauche proches du trotskisme comme Boris Kagarlitsky 12 ; parmi les occidentalistes d’aujourd’hui autour du parti Iabloko, etc. On ne pourra toutefois que noter l’abandon de la thématique nationale par les mouvances intellectuelles dites « libérales » ou « démocratiques » après la perestroïka, et ce alors que la réflexion sur l’idée nationale avait su unir libéraux et conservateurs dans la dissidence. Cet abandon, qui fut particulièrement visible dans la première moitié des années 1990 et le resta en grande partie pendant toute la présidence de Boris Eltsine, a alors laissé le discours sur l’identité nationale être accaparé par les plus radicaux et sous-estimé ou nié par les « démocrates », une situation qui n’est pas spécifique à la Russie et qu’on retrouve dans nombre de pays occidentaux, dont la France.
Choisir entre différentes approches
8Notre approche du phénomène nationaliste russe est orientée par plusieurs prises de position méthodologiques : tout d’abord, la volonté de garder un regard historien sur le phénomène, et cela pour plusieurs raisons. La première est de ne pas se laisser prendre au piège de la « renaissance » des nationalismes dans l’espace post-soviétique : ceux-ci ne sont pas nés de l’effondrement du pays et de son régime, ils ont existé sous lui et en lui, plus encore que contre lui, et ont seulement dû s’adapter aux événements de 1991. Les principales doctrines en vigueur aujourd’hui et les divisions personnelles et idéologiques qui opposent les différentes mouvances plongent bien souvent leurs racines dans des traditions soviétiques déjà conflictuelles. L’idée d’un renouveau de la pensée nationaliste du xixe siècle relève donc de l’illusion d’optique : malgré les références récurrentes aux grands auteurs de ce siècle et la réédition régulière de leurs travaux, le nationalisme russe, dans ses thématiques, est foncièrement inspiré du xxe siècle soviétique et, dans une moindre mesure, de l’émigration de l’entre-deux-guerres. Si l’époque tsariste attire par nostalgie et si ses penseurs bénéficient d’une estime de principe, le lien avec elle est rompu et les filiations s’inscrivent dans une histoire bien plus récente. Le nationalisme russe ne doit donc pas être pensé comme une opposition à l’expérience soviétique, mais comme la continuation d’un phénomène plus ancien.
9La seconde raison de cette attention portée à l’histoire a pour but de manier avec précaution les diverses terminologies doctrinales en vigueur. Ainsi, aussi bien le « fascisme » que le « national-bolchevisme » ou l’« eurasisme » doivent être considérés comme des doctrines ayant eu une existence historique précise et aujourd’hui révolue. Ils ne peuvent donc être appliqués au cas contemporain qu’en se voyant accoler le terme de « néo- » et en étant employés avec parcimonie, lorsque le parallèle est revendiqué par les acteurs eux-mêmes ou lorsque la parenté semble convaincante. L’enjeu ne se limite pas seulement à préciser des filiations intellectuelles qui peuvent sembler pointues, mais à empêcher le développement d’un vocabulaire indécis et systématiquement discriminant qui rend ensuite impossible l’analyse. On rejettera également les approches prospectives du phénomène nationaliste : le but n’est pas de prévoir une possible prise de pouvoir par les « extrémistes », ni de se placer dans un scénario catastrophiste sur le modèle du parallèle entre Russie post-soviétique et Allemagne de Weimar, un thème pourtant devenu classique dans les études sur la droite radicale russe 13.
10La seconde prise de position méthodologique concerne le degré d’inclusion contenu par le terme de nationalisme. Il n’est pas question ici d’exclure du « nationalisme » les courants dits « impérialistes » ou « étatistes », comme cela a été proposé à plusieurs reprises par certains auteurs 14. Tout d’abord, parce que le terme de « nation » contenu dans celui de « nationalisme » peut référer aussi bien à une vision ethnique que politique de la collectivité. Ethnocentrisme et nationalisme ne sont donc pas synonymes, le premier constituant l’un des éléments possibles mais non obligés du second. Ensuite, parce que la tradition russe, bien que marquée par le modèle allemand ou centre-européen de la nation culturelle a-politique, ne s’y limite pas : il existe également une très profonde tradition étatique, fondée sur la fidélité dynastique aux Romanov, puis celle, idéologique, à la construction d’un État soviétique. Les partisans d’une priorité donnée à l’État au détriment d’une approche ethnique de la nation s’inscrivent donc dans une tradition russe ancienne et importante qu’il n’est pas question d’écarter, d’autant plus qu’elle est, à l’heure actuelle, celle valorisée par le pouvoir en place.
11Le phénomène nationaliste a toujours bénéficié de plusieurs lectures possibles, que l’on peut schématiquement diviser en deux grandes catégories, primordialiste ou constructiviste. Ce travail se place dans la seconde optique, remettant d’entrée de jeu en cause l’idée d’une unité du phénomène et rappelant son caractère construit : l’identité n’est pas immuable, elle n’est pas un donné mais une construction humaine. Elle est sans cesse réélaborée et recourt donc à des symboles et à des constructions diverses, modifiables dans le temps. Par approche constructiviste, nous définissons également le fait que l’Union soviétique a institutionnalisé des identités collectives et donné au fait national un rôle de marqueur social. Le régime s’est en effet construit, avec des intermittences dans les années 1930, sur un procédé de « discrimination positive » des minorités nationales, leur assignant, à des degrés divers définis par le pouvoir central, des identités, des territoires, des droits administratifs et culturels spécifiques 15. Cette institutionnalisation a contribué à transformer le nationalisme en un instrument de lutte pour le pouvoir et explique en partie l’étonnante – à première vue seulement – capacité des élites à passer de référents soviétiques officiellement marxistes-léninistes à des discours centrés sur la défense des intérêts nationaux et/ou ethniques.
12Ce point de vue instrumentaliste permet de ne pas tomber dans la discussion, sans solution au regard de la question posée, de savoir si le nationalisme russe soviétique et post-soviétique est né en réponse à celui des autres peuples d’URSS ou de la Fédération de Russie ou si, au contraire, il en fut le précurseur et les a inspirés 16. La question du caractère réactif du nationalisme russe supposerait en effet une forme de naturalité dans la réaction, alors que toutes les populations de cet espace furent sujettes à des processus politiques et sociaux semblables. Tous les nationalistes, russes ou non, se sont considérés comme dépossédés d’une partie de leurs droits par un pouvoir accusé d’être internationaliste. L’important n’est donc pas de savoir « qui a commencé », mais de noter que, comme ses voisins, le nationalisme russe joue d’un rapport ambigu à ce que les autres considèrent pourtant comme étant sa propre domination et son propre État. Il semble doté des mêmes « syndromes de la minorité » et de la même idéalisation du peuple victime que les autres alors qu’il est appréhendé par ces derniers comme bénéficiaire des avantages de la majorité.
L’européanité/occidentalité du phénomène nationaliste russe
13Le phénomène d’emprunt à l’Occident n’est pas nouveau pour la Russie : les mouvances slavophiles des années 1820-1840 se donnaient déjà pour mission d’importer la nouveauté du sentiment national tout en effaçant son étiquette allemande et ne faisaient que transformer le terme de Lumières en « Occident » et celui de romantisme en « Russie » 17. Le nationalisme russe s’est ainsi construit, depuis le xixe siècle, sur le sentiment de la domination européenne, élaborant une « idéologie du ressentiment 18 » (les Russes eux-mêmes ne seraient plus, depuis les réformes de Pierre le Grand, les initiateurs de leur civilisation). Le nationalisme russe ne peut donc qu’être à la fois « mimétique et concurrentiel » 19 de l’occidental. Il confirme ainsi bien involontairement à quel point la Russie participe aujourd’hui de la vie européenne : ses hommes politiques populistes, ses groupuscules néo-nazis et ses crispations identitaires dues à la nostalgie d’une époque révolue et à la peur des changements induits par la « globalisation » l’ancrent dans l’Europe et la font vivre au diapason des pays occidentaux, que les nationalistes le reconnaissent ou non.
14Loin d’être « archaïque », le nationalisme russe est l’expression de la modernité dans laquelle vit la Russie contemporaine. Il illustre les processus d’auto-dévalorisation sociale, massifs dans le pays au vu de la rapidité des changements des deux dernières décennies, et peut à ce titre être appréhendé comme le porte-parole des laissés-pour-compte de la modernisation dans sa version post-soviétique. Toutefois, parmi les élites, il s’affiche également comme ouvertement post-matérialiste, revendique le besoin d’identité, de collectivité et de religiosité du monde contemporain et se pense comme une réponse politique aux évolutions globales des sociétés 20. La question de son « internationalisme » se pose alors : comme certains de ses confrères occidentaux 21, cherche-t-il un moteur de substitution qui permette de passer du cadre national au cadre continental, ou reste-t-il clos sur lui-même ? La mode du terme d’Eurasie parmi les élites du pays a-t-elle pour fonction de remplacer un aspect transnational qui ne soit pas tourné vers l’Europe, mais vers les anciens peuples soviétiques, à la recherche d’une « internationale des nationalismes » post-soviétiques ?
15Cet européanisme inassumé se retrouve dans l’usage lexicologique du nationalisme. Ainsi, le terme de populisme est employé dans sa version slave/russe lorsqu’il s’agit du mouvement du xixe siècle [narodničestvo], mais emprunté aux langues occidentales pour désigner le phénomène contemporain [popûlizm]. Il en va de même pour le « patriotisme » : alors que la langue russe, comme l’allemand, bénéficie de deux mots pour désigner la patrie, soit le lieu de naissance [rodina], soit la filiation paternelle [otečestvo], elle emploie patriotizm pour désigner les mouvances radicales contemporaines, qui s’auto-définissent également ainsi [patrioty]. Une fois encore, l’influence occidentale semble prépondérante dans cette différence d’appréciation qui donne au « patriotisme » une couleur plus respectable et moins radicale. Celui-ci fut mis en avant par les nationalistes russes afin de présenter au pouvoir, en quête lui aussi d’un « patriotisme » soviétique, des modalités de collaboration et non de concurrence. Notons enfin que le terme de « nation » [naciâ], peu courant en russe, tend à être accaparé par les milieux nationalistes : parler de russkaâ naciâ (nation russe) plutôt que de russkij narod (peuple russe), selon la terminologie traditionnelle, suppose une vision ethnique, voire raciale de l’entité, tandis que le terme de narod reste réceptif à toutes les définitions possibles du peuple sous sa forme de demos ou d’ethnos.
Les limites de l’ouvrage
16La majorité des articles présentés ici s’appuient sur des approches classiques, celle de l’histoire politique, retraçant les grands événements et les acteurs du milieu nationaliste russe, et celle de l’histoire des doctrines, se concentrant sur l’analyse des thématiques présentes dans des œuvres dites nationalistes. Tout en restant conscient des limites de ce regard, qui reconstruit une cohérence et contribue ainsi à créer son propre objet d’étude, le manque de travaux accessibles en français sur cette question ainsi que la spécialisation des chercheurs russes sur ce type d’analyse expliquent l’angle de vue proposé ici. Il n’existe presque pas, par exemple, d’approche sociologique ou anthropologique des électeurs nationalistes comme nous l’avons en France pour le Front national. De plus, le « nationalisme » n’est pas, en Russie, considéré comme un sujet de recherche pleinement académique et se voit souvent laissé en marge des réflexions et présenté comme un épiphénomène.
17Le manque d’accès, tant pour des questions linguistiques que pratiques, aux textes occidentaux sur la question permet difficilement à la majorité des chercheurs russes de participer aux débats terminologiques sur la question de l’« extrême droite » ou de la « droite radicale » et de disposer d’approches comparatives, puisque leur savoir s’élabore dans un cadre quasi strictement national et toujours empirique. Corollaire de ce faible esprit comparatif en Russie même, très peu d’études ont été consacrées en France à la question du nationalisme russe contemporain, et ce alors que les travaux sur l’extrême droite au niveau européen se développent. Le but de ce recueil est donc précisément d’offrir au public non russophone des éléments de compréhension du cas russe, dans l’espoir de voir la Russie réintégrer les recherches actuelles menées sur la question : elle aussi a connu et connaît aujourd’hui tout le spectre politique du nationalisme radical. Les divers courants pouvant y être rattachés – légitimisme, conservatisme, révolution conservatrice, traditionalisme, populisme, nouvelle droite, néofascisme, etc. – ont tous sens pour l’expérience russe, dont on ne cessera jamais trop d’affirmer l’européanité de l’histoire intellectuelle, même chez les partisans les plus exaltés du prétendu Sonderweg national.
18Les éléments doctrinaux choisis, selon les chercheurs, pour définir le nationalisme « radical », le classifier et le différencier d’un nationalisme « non radical » peuvent évoluer rapidement, tout comme les hommes qui les propagent, et toutes les combinaisons conceptuelles se révèlent en théorie possibles. Ainsi, il nous semble que ni le choix du régime politique (par exemple, monarchisme ou républicanisme), ni les conceptions de la nation (culturalistes ou racialistes), ni les croyances religieuses (orthodoxes, néopaïens, indifférents) ne s’avèrent pertinents pour dissocier les degrés de radicalisme des mouvements nationalistes. Le critère choisi ici – et qui n’en est qu’un parmi d’autres – pour tenter de mieux cerner cet objet sera donc celui de l’accès au pouvoir. Ainsi, les figures officielles de l’État tout comme les partis politiques ayant une présence électorale et parlementaire confirmée (le Parti communiste, le LDPR, Rodina et le parti présidentiel Russie unie) ne seront pas au centre de ce recueil. Cette division a pour objectif de se limiter aux mouvements pour qui l’enjeu de la représentativité et l’argument électoral ne sont que peu pertinents : certains d’entre eux se définissent avant tout comme « anti-systémiques », les autres espèrent innerver les seules élites politiques et intellectuelles et ne cherchent pas de contact, par voie électorale, avec les masses.
19Cette frontière reste toutefois très incertaine. Plusieurs mouvances ont espéré, à un moment ou un autre, entrer dans le jeu politique officiel, comme le Parti national-bolchevik ou l’Unité nationale russe. Par ailleurs, les partis parlementaires jouent, eux aussi, une carte nationaliste de plus en plus affirmée et subissent l’attraction et l’influence de certains propos « radicaux » sur la question. Enfin, nombre d’éléments doctrinaux de la droite radicale ont largement réussi à pénétrer la vie publique russe et à influencer ce que la nouvelle droite appellerait le « champ métapolitique ». La séparation entre des phénomènes classés à l’« extrême droite » du spectre politique et le reste de la société est donc d’autant plus artificielle que le pays connaît aujourd’hui une forte montée de la xénophobie quotidienne et l’officialisation d’un nouveau patriotisme via les structures de l’État. Ces phénomènes feront toutefois l’objet d’un second recueil à venir et la délimitation proposée n’a d’autre fonction que son caractère pratique.
20L’article introductif a pour objectif de reformuler les grands axes de réflexion, qu’ils soient historiques, sociologiques ou idéologiques, qui touchent au phénomène du nationalisme russe contemporain. Ceux-ci font apparaître des lignes de continuité dans les thématiques nationalistes utilisées depuis la période soviétique, mais révèlent également le caractère foncièrement mobile des appartenances et des regroupements politiques contemporains. Ce premier article est complété par l’analyse de Mischa Gabowitsch consacrée aux interactions entre nationalistes et milieux « antifascistes », ces derniers étant dans l’incapacité d’unifier leurs revendications et actions face au rôle ambigu que jouent le pouvoir politique et les médias dans la diffusion accrue du nationalisme. Après ces articles de réflexion sur le phénomène nationaliste russe dans sa globalité, Vladimir Pribylovski retrace l’histoire, dans les années 1980, de la première association ouvertement nationaliste que fut Pamiat, afin de mesurer le rôle qu’elle joua dans la reformulation des objectifs idéologiques et des stratégies politiques du nationalisme post-soviétique.
21Markus Mathyl poursuit cette analyse en dessinant le parcours politique de la contre-culture jeune dans les années 1990 : les milieux musicaux et artistiques nés de l’underground soviétique ont eu du mal à redonner sens à leur contestation après la fin du mode de vie soviétique et se sont engagés, dès 1993, sur la voie nationaliste, en particulier autour du Parti national-bolchevik et du groupe Grajdanskaïa Oborona. Andreas Umland, quant à lui, cherche à conceptualiser le déclin des partis politiques d’extrême droite, notable dès la seconde moitié de la décennie 1990 : le thème nationaliste s’est déplacé pour quitter la scène radicale et marginale dans laquelle il évoluait jusque-là et s’étendre à des milieux sociaux bien plus larges. Plusieurs think tanks nationalistes ainsi que des figures proéminentes de la nouvelle droite russe, comme Alexandre Dougin, ont servi de passerelle idéologique entre les milieux antisystémiques et les cercles nationalistes ayant fait le choix du jeu démocratique et de la respectabilité publique. Cette analyse d’une diffusion sociale du nationalisme est confirmée par Alexandre Tarasov, qui démontre la politisation rapide du malaise social vécu par une jeunesse urbaine désœuvrée, politisation reflétée par le développement du phénomène skinhead et la montée de la violence raciste.
22Un autre élément confirmant la large diffusion de discours considérés jusqu’alors comme radicaux concerne les traditions doctrinales du nationalisme russe. Victor Shnirelman étudie la manière dont le thème aryen, qui n’occupait, à l’époque soviétique, qu’une part minime de l’expression du nationalisme, a réussi à devenir l’un des fils rouges du discours sur la spécificité nationale et, dans la seconde moitié des années 1990, a investi avec succès le domaine historique en se présentant comme une simple mise en valeur du passé ancien des premiers Slaves. Le recueil se termine par l’article d’Evgueni Moroz, consacré au développement des courants néopaïens. Ceux-ci ne se limitent plus à proposer une lecture littérale du mythe aryen en cherchant à « concrétiser » ce que pourrait être une croyance préchrétienne, mais tentent de diffuser des thèmes racistes dans l’ensemble de la société russe. Malgré son radicalisme, le mouvement a réussi à infiltrer le domaine intellectuel et à pénétrer le champ politique en jouant sur les modes ésotériques contemporaines. Il invite alors à s’interroger sur la conjonction, à première vue paradoxale, entre le phénomène d’ethnicisation du religieux, le développement de nouvelles contre-cultures et la volonté de ces milieux nationalistes d’entrer en politique.
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23Le nationalisme radical constitue-t-il alors une entité politique comme les autres, dispose-t-il d’une unité malgré son morcellement partisan extrême ? Doit-il être mis en avant ou au contraire considéré, au nom de sa marginalité, comme peu pertinent pour comprendre les sociétés contemporaines ? L’un des enjeux de cette analyse est précisément de mettre en lumière les aspects marginaux du phénomène et ceux qui le sont moins : sur le plan des doctrines et des argumentaires identitaires mis en place, le nationalisme radical russe connaît une diffusion certaine et innerve des milieux bien plus larges et influents. Ainsi, des références semblables – définition de la Russie comme d’un empire eurasien, glorification du passé préchrétien des Slaves, nostalgie de la grande puissance soviétique, sentiment d’appartenir à une « civilisation » orthodoxe spécifique – peuvent être partagées aussi bien par des groupuscules radicaux que par des mouvances « politiquement correctes » bien insérées dans les institutions étatiques.
24De cette analyse, nous espérons faire ressortir combien l’étude du « nationalisme » russe contemporain ne peut plus se limiter à classifier sur un mode typologique les divers partis ou groupuscules, leur place sur l’échiquier politique et leurs résultats électoraux : cette étape, nécessaire, doit aujourd’hui être dépassée. Le phénomène ne peut en effet être appréhendé dans sa diversité et son importance que si l’on prend en compte son infiltration dans de nombreux domaines annexes : hauts lieux de décision politique, mode intellectuelle et religieuse diffuse, milieux marginaux des sous-cultures jeunes, sentiment généralisé de malaise face à l’Occident, etc. Ainsi, alors que l’étude des partis nationalistes occupait une grande part du champ de recherche sur la question dans les années 1990, l’évolution de la Russie poutinienne invite à réajuster le regard autour de trois éléments matriciels qui apparaissent en filigrane dans l’ensemble de cet ouvrage : la naissance d’une idéologie patriotique officielle et la réappropriation, par le pouvoir poutinien, de certains éléments doctrinaux du nationalisme russe ; la propagation sociale extrêmement large de sentiments xénophobes et la montée des violences à l’encontre des « étrangers » méridionaux, exacerbées par les tensions caucasiennes ; la diffusion, dans les milieux intellectuels, artistiques et scolaires, de thèses historiques nationalistes qui ne sont plus appréhendées comme radicales ou marginales et ont été transformées en un discours tout à fait intégré à la norme sociale en vigueur aujourd’hui en Russie.
25Le nationalisme n’est pas, en effet, un phénomène aux marges de la société, mais un processus interactif ayant pour principale fonction d’intégrer les individus et de légitimer le choix des élites tout en garantissant la cohésion sociale en une période de bouleversements importants. Ainsi, la « normalisation » électorale du nationalisme depuis quelques années s’est accompagnée d’une extension de son territoire idéologique aux structures de l’État. Il est donc probable que l’appareil présidentiel actuel appréhende le nationalisme comme un élément incontournable de la modernisation de la Russie et, aussi paradoxal que cela puisse paraître au premier abord, d’une certaine forme d’occidentalisation. L’élaboration d’une idéologie nationaliste officielle dans la Russie poutinienne signale alors combien la « mondialisation », qu’elle soit imaginée ou vécue, ne signifie pas nécessairement le dépassement du national. Des phénomènes semblables de recomposition des appartenances collectives, de reformulation du lien national, de développement des « identités ethniques » et de tensions communautaires sont également à l’œuvre dans l’ensemble du monde et tout particulièrement au sein d’une Europe qui pensait avoir « dépassé » ces questions. Si ce livre suscite des volontés comparatistes, il aura atteint son objectif.
Notes de bas de page
1 Grimberg I., « Le nationalisme russe, une catégorie en débat », in Taguieff P.-A. et Delannoi G. (dir.), Nationalismes en perspective, Paris, Berg International, 2001, pp. 63-116.
2 Ainsi, Alexandre Yanov, dans The Russian New Right : Right-Wing Ideologies in the Contemporary USSR (Berkeley, University of California Press, 1978), était plutôt opposé au phénomène nationaliste et le dénonçait comme dangereux, tandis que John Dunlop, dans The New Russian Nationalism (New York, Praeger Publishers, 1985), invitait plutôt à un soutien occidental aux nationalistes contre l’État soviétique.
3 Voir par exemple Reznik S., The Nazfication of Russia : Antisemitism in the Post-Soviet Era, Washington, Challenge Publications, 1996, 276 p.
4 Taguieff P.-A., Sur la nouvelle droite. Jalons d’une analyse critique, Paris, Descartes & Cie, 1994, p. vii.
5 Taguieff P.-A., L’Illusion populiste, Paris, Berg International, 2001, chap. 3 « Questions de méthode : parcours et bilan critique des approches savantes », pp. 77-106.
6 Backes U., « L’extrême droite : les multiples facettes d’une catégorie d’analyse », in Perrineau P., Les Croisés de la société fermée. L’Europe des extrêmes droites, Éditions de l’Aube, 2001, p. 24.
7 Lavroff D.-G., Histoire des idées politiques depuis le xixe siècle, Paris, Dalloz, 1991, p. 116.
8 Zawadski P., « Les populismes en Pologne », in Taguieff P.-A. (dir.), Le Retour du populisme, Paris, Universalis, 2004, p. 67.
9 Cité par Taguieff P.-A., « Le nationalisme des nationalistes. Un problème pour l’histoire des idées politiques », in Delannoi G. et Taguieff P.-A., Les Théories du nationalisme. Nation, nationalité, ethnicité, Paris, Kimé, 1991, p. 49.
10 Ibid., p. 67.
11 Lesourd F., « Dimitri Likhatchov et le nationalisme russe », in Niqueux M. (dir.), La Question russe. Essai sur le nationalisme russe, Paris, Éditions universitaires, 1992, pp. 145-163.
12 Voir par exemple, en français, Kagarlitsky B., Les Intellectuels et l’État soviétique de 1917 à nos jours, Paris, PUF, 1993, 340 p., et La Russie aujourd’hui. Néo-libéralisme, autocratie et restauration, Paris, Parangon, 2004, 381 p.
13 Voir à ce sujet les débats qui ont eu lieu dans Post-Soviet Affairs entre Stefen E. Hanson, Jeffrey S. Kopstein et Stefen Shenfield : Hanson S. E. et Kopstein J. S., « The Weimar/Russia Comparison », n° 3, 1997, pp. 252-283 ; Shenfield S., « The Weimar/Russia Comparison : Reflections on Hanson and Kopstein », n° 4, 1998, pp. 355-368 ; Hanson S. E. et Kopstein J. S., « Paths to Uncivil Societies and Anti-Liberal States : A Reply to Shenfield », n° 4, 1998, pp. 369-375.
14 Par exemple, Thom F., « Eurasisme et néo-eurasisme », Commentaires, Paris, Julliard, n° 66, 1994, pp. 303-310.
15 Sur ce sujet, consulter Martin T., The Affirmative Action Empire : Nations and Nationalism in the Soviet Union, 1923-1939, Ithaca - Londres, Cornell University Press, 2001, 496 p.
16 Pour une réflexion sur cette interaction : voir Pain E., « Aktivizaciâ ètničeskogo bol’šinstva v post-sovetskoj Rossii : resursy russkogo nacionalizma », Ab Imperio, Kazan, n° 3, 2003, pp. 305-333.
17 Riasanovsky N. V., Russia and the West in the Teaching of the Slavophiles. A Study of Romantic Ideology, Cambridge, Harvard University Press, 1952, 244 p. ; Zenkovsky B., Russkie mysliteli i Evropa. Kritika evropejskoj kul’tury u russkih myslitelej, Paris, YMCA-Press, s.d., 291 p. ; Walicki A., The Slavophile Controversy. History of a Conservative Utopia in Nineteenth-Century Russian Thought, Indiana, University of Notre Dame Press, 1989, 609 p.
18 Angenot M., Les Idéologies du ressentiment, Montréal, XYZ, 1997, 196 p.
19 La formule est de J. Plamenatz, cité par Jaffrelot C., « Les modèles explicatifs de l’origine des nations et du nationalisme. Revue critique », in Delannoi G. et Taguieff P.-A., Les Théories du nationalisme, op. cit., p. 167.
20 Perrineau P., « L’extrême droite en Europe : des crispations face à la société ouverte », in Perrineau P., Les Croisés de la société fermée, op. cit., pp. 5-10.
21 Sur le sujet, voir Duranton-Crabol A.-M., L’Europe de l’extrême droite. De 1945 à nos jours, Bruxelles, Complexe, 1991, 221 p.
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