6. Apprentissage des langues et étude du comportement langagier en temps réel
p. 433-448
Texte intégral
1. Contexte
1.1. Qu’est-ce que l’apprentissage d’une langue ?
1Chacun s’accorde pour définir l’apprentissage d’une langue comme le processus par lequel un individu développe une langue – parlée, signée ou écrite – en interaction avec son environnement (Strömqvist, 2003). Cette définition engendre cinq concepts généraux ou termes théoriques : apprenant, environnement, interaction, langue et développement. Une théorie globale de l’apprentissage de la langue présuppose donc des théories et des modèles de l’apprenant (c’est-à-dire modélisant l’apprenant en tant que système d’aptitudes perceptives, motrices et cognitives comprenant un système émotionnel et attitudinal à l’origine de la motivation et d’autres effets), de la nature de l’interaction entre l’apprenant et son environnement (interaction avec les groupes de pairs, interaction avec l’enseignant de la langue, expériences de lecture, normes et attitudes de la société, etc.), de ce qui constitue une langue ou la connaissance d’une langue et les compétences linguistiques, et de la manière dont la structure des connaissances et des compétences acquises ainsi que le processus d’acquisition lui-même évolue dans le temps (développement). Les experts dans ces cinq domaines différents appartiennent généralement à des disciplines différentes. Ceci implique qu’un programme de recherche dont l’objectif est de mettre au point un modèle global de l’apprentissage des langues nécessite une approche véritablement transdisciplinaire. Les sciences du langage et de la phonétique, les sciences de l’éducation, la psychologie, l’ingénierie de la remédiation, les sciences cognitives et les neurosciences cognitives sont toutes des champs d’expertise susceptibles de faire progresser la recherche sur l’apprentissage des langues. De même, la tâche qui consiste à faciliter les processus d’apprentissage requiert une coopération transdisciplinaire, car les cinq domaines ou facteurs principaux brièvement décrits ci-dessus sont tous susceptibles de jouer un rôle crucial dans les conséquences de l’apprentissage normal ou les troubles de l’apprentissage. Par exemple, si la cause d’un problème ou d’un trouble d’apprentissage, identifiée comme appartenant à l’une des cinq dimensions, n’est pas accessible à des mesures de facilitation ou à une intervention, il est néanmoins possible qu’une stratégie de compensation efficace puisse être trouvée et mise en œuvre au niveau d’une autre de ces dimensions.
2Bien que la communauté scientifique s’accorde à reconnaître que des facteurs multiples associés au cinq dimensions ci-dessus interagissent pour influencer le développement des langues chez l’apprenant, il n’y a pas consensus sur la nature exacte de ces facteurs ou sur leur répartition. Par exemple, quelle est la nature des capacités innées qui interviennent dans la tâche d’apprentissage de la langue ? Quelles situations socio-culturelles sont les plus propices à un apprentissage réussi des langues pendant l’enfance, l’adolescence et à l’âge adulte, respectivement ? Comment se répartissent les facteurs dans l’acquisition de la langue première par rapport à la langue seconde ou à d’autres langues étrangères ? Quelles sont les variations dans les problèmes d’apprentissage entre différents groupes d’apprenants et quels sont les meilleurs moyens de les aider ? Ces questions majeures et pertinentes sont toujours sans réponse.
1.2. Diversité linguistique et apprentissage du langage
3Les langues sont façonnées et évoluent à travers l’interaction sociale. Nous utilisons la langue dans l’éducation, la science, la culture, la politique et la religion, dans la communication avec nos collègues de travail et nos amis, et dans nos rencontres avec des personnes nouvelles. Nous utilisons la langue comme aide-mémoire et pour traiter l’information. Nous utilisons la langue parlée, écrite et signée pour exprimer des pensées et des sentiments, pour influencer l’action d’autrui, pour mettre en confiance et rassurer, pour montrer sa solidarité et sa compassion, ou pour se désolidariser de quelque chose ou de quelqu’un. Ainsi, notre langage reflète notre manière de penser, notre relation aux autres, notre culture et notre identité. En même temps, nous pouvons utiliser le langage pour changer nos relations sociales, et notre manière de penser. Apprendre une nouvelle langue conduit à ce type de changement.
4Les études sur l’apprentissage des langues, en particulier de la langue première, ont tendance à se centrer sur les pré-requis cognitifs et communicationnels de l’apprentissage. Il peut s’avérer tout aussi important d’étudier les conséquences cognitives et communicationnelles de cet apprentissage des langues. Ces conséquences vont bien au-delà d’une facilitation de la mobilité professionnelle. Quelques exemples suffisent. Premièrement, dans le domaine des neurosciences, on assiste à un intérêt grandissant pour le contrôle cognitif de l’activité neuronale (Badre, Poldrack, Paré-Blagoev, Insler & Wagner, 2005 ; Miller, D’Esposito & Wills, 2005) ; or l’acquisition d’une langue implique l’acquisition d’un outil puissant pour le contrôle cognitif et la régulation de l’activité cérébrale. Deuxièmement, dans le domaine des études sur la traduction, Cassin (2004, communication personnelle) présente une analyse du vocabulaire des philosophies européennes accompagnée d’un dictionnaire des « termes intraduisibles ». Cassin soutient que la diversité des langues représente une pluralité de points de vue. Appliquée aux terminologies issues de traditions différentes dans les disciplines académiques, cette pluralité présente un problème de traduction, mais offre aussi une source de perspectives multiples pour la conceptualisation d’un problème ou d’un phénomène. Et troisièmement, dans le champ de la psycholinguistique développementale, Berman et Slobin (1994) soutiennent que l’apprentissage d’une langue particulière revient à apprendre une manière particulière de « penser pour parler ».
5La diversité linguistique dans le monde est couramment estimée à six mille langues, peut-être davantage. Par définition, ce décompte exclut les variantes dialectales. Du point de vue de l’apprentissage des langues et de l’identité, la variante dialectale est cependant un facteur important. De même, les variations entre langue écrite et langue parlée ajoutent à la diversité linguistique au sens large. Et lorsque nous envisageons la langue écrite, il existe la langue écrite visuelle et la langue écrite tactile. Dans la tradition linguistique structuraliste, le code abstrait censé être commun à l’oral et à l’écrit est l’objet légitime de la recherche scientifique. La modalité sensorielle par laquelle se manifeste la langue a cependant des conséquences importantes pour les contraintes de traitement. Quiconque s’intéressant à l’apprentissage et à ses difficultés est bien inspiré de s’intéresser de plus près aux conditions de communication et aux contraintes de traitement associées à l’usage d’une langue sous ses diverses formes écrites et parlées.
1.3. Des types aux occurrences et aux propriétés en temps réel
6Le structuralisme du vingtième siècle nous a apporté une linguistique fondée sur des types et des contrastes. Lorsque l’on compare deux langues A et B, ce cadre permet de déterminer, par exemple, que B a certains types d’items lexicaux ou de catégories grammaticales que l’on ne trouve pas en A. Ce cadre a servi de base à des recherches abordant des questions concernant les conséquences de la typologie des langues dans l’apprentissage des langues secondes ou étrangères. Par exemple, sera-t-il plus facile pour un locuteur de la langue A d’apprendre à maîtriser les types d’items et de catégories de la langue B qui leur sont communs et sera-t-il plus ardu pour lui de maîtriser les catégories de B qui n’existent pas dans sa L1 (A) ?
7Alors que les ordinateurs se sont généralisés comme outils de recherche dans le monde universitaire au début des années 80, les linguistes et autres chercheurs intéressés par l’usage des langues ont commencé à compiler ce que l’on appelle des corpus langagiers, c’est-à-dire d’importants volumes de textes continus dans un format lisible en machine. Les corpus dans cette tradition peuvent avoir de nombreux types de contenus, par exemple, des textes de journaux, des romans, des compositions écrites par des étudiants ou des écoliers, des transcriptions d’interactions parent-enfant sur une certaine période, etc. Ces efforts ont conduit à un nouvel ensemble de questions de recherche basées sur la fréquence des énoncés. Lorsque l’on compare deux langues A et B sur la base, disons, de corpus journalistiques similaires, on peut observer que, bien qu’un type donné d’items linguistiques ou de constructions grammaticales soit présent dans les deux langues, il est bien plus fréquemment instancié/utilisé dans la langue A que dans la langue B. Pourquoi ? Et quelles sont les conséquences des distributions de fréquences sur l’apprentissage des langues ? Si un item ou une construction a une fréquence d’input élevée, cela va-t-il faciliter l’apprentissage ? Si les distributions de fréquence d’un type donné d’items sont très différentes entre les langues A et B, l’apprenant sera-t-il amené à sur- ou sous-utiliser l’item par rapport à la norme de sa langue maternelle ?
8Au début du vingt-et-unième siècle, nous sommes engagés dans une troisième avancée majeure permettant de mieux appréhender les détails caractérisant l’usage de la langue. Les instruments de mesure des propriétés du comportement linguistique en temps réel – qui avaient tendance à être très onéreux, très fragiles et réservés à l’usage étroit de la communauté scientifique – sont de plus en plus accessibles et au moins un peu plus robustes et conviviaux. Ces instruments comprennent des outils phonétiques, des équipements de poursuite oculaire, des outils d’enregistrement sur clavier, des tables de traçage et des équipements de poursuite corporelle. Les chercheurs intéressés par les réponses électrophysiologiques aux stimuli linguistiques et par la validation neuroscientifique d’hypothèses basées sur des données comportementales, peuvent envisager l’acquisition d’équipements EEG/PE (potentiels évoqués). L’enregistrement et l’analyse du comportement linguistique au fur et à mesure de son déroulement en temps réel rend possible la vérification minutieuse d’anciennes hypothèses, et de tout un ensemble de nouvelles questions de recherche.
9Le profil temporel du comportement linguistique est un indicateur, par exemple, du degré d’effort ou d’automatisation avec lequel un item ou une construction sont parlés, lus ou écrits – information cruciale pour la compréhension du processus complexe de l’apprentissage des langues. En outre, il offre – pour la première fois dans l’histoire – la possibilité d’appréhender de manière rigoureusement scientifique ce que l’on qualifie souvent de compétences linguistiques de base : la parole, l’écoute, la lecture et l’écriture. Ce sont toutes des activités dynamiques et, pour bien apprécier cet aspect, nous devons analyser le comportement linguistique dans son déroulement en temps réel. Pour la comparaison des langues A et B, nous pouvons maintenant commencer à poser des questions précises sur les habitudes linguistiques et leurs conséquences cognitives. Par exemple, les locuteurs de la langue A ont-ils tendance à traiter un type donné d’items ou de constructions plus vite que ceux de la langue B ? Puisque les items ou les constructions qui apparaissent le plus souvent tendent à être plus rapidement rappelés en mémoire que ceux qui sont moins fréquents et puisque les fréquences d’un item ou d’une construction varient selon les langues, apprendre la langue B ne signifie pas seulement trouver dans la langue B les correspondants sémantiques les plus proches de ceux de notre première langue (A). Un aspect important de cet apprentissage consiste à s’adapter aux habitudes et aux contraintes de traitement caractéristiques de l’usage de la langue B, ces habitudes et contraintes pouvant être plus ou moins différentes de celles qui caractérisent la langue A. Et ces différences peuvent être d’ampleur variable selon la compétence linguistique de base qui est en jeu : la lecture, l’écriture, l’écoute ou la parole.
10Le passage des types aux occurrences et aux propriétés en temps réel est, à de nombreux égards, la conséquence de nouveaux modèles et de nouveaux paradigmes de nature cognitive ou psycholinguistique. Il signale aussi une évolution vers une méthodologie plus quantitative. Dans la tradition structuraliste, poser des questions et y répondre en termes de conditions nécessaires et suffisantes était impératif. Aujourd’hui, il est scientifiquement légitime de poser des questions et d’y répondre en termes relatifs du type plus ou moins. Pour les chercheurs du langage en sciences humaines, ce changement de méthodologie induit des contacts accrus avec des scientifiques qui sont traditionnellement spécialistes de la quantification, comme les spécialistes du cerveau ou des sciences naturelles. Ce type de contacts est des plus nécessaires si l’on veut résoudre le problème scientifique complexe de l’apprentissage des langues.
2. Analyses du comportement langagier en temps réel : lecture et écriture
11Dans les paragraphes suivants, nous présentons deux exemples plus en détail. Le premier est issu de la recherche concernant l’activité consistant à écrire du texte sur un clavier. Le second provient de la recherche comparative sur la lecture visuelle et tactile en temps réel.
2.1. Enregistrement sur clavier
12L’analyse de l’écriture dans son déroulement en temps réel suppose trois composantes principales : une procédure d’enregistrement, une représentation de l’enregistrement qui peut être soumis à une analyse systématique, et un ensemble de procédures d’analyse. ScriptLog est l’un des outils de recherche permettant d’étudier l’écriture par une procédure d’enregistrement sur un clavier (Strömqvist & Karlsson, 2002). Le module d’analyse de ScriptLog offre, entre autres, la possibilité de repasser l’enregistrement, d’analyser le profil temporel d’un texte dans son ensemble ou de chaînes sélectionnées ainsi que les profils d’édition. Les exemples (1) et (2) en sont des illustrations (d’après Strömqvist, Holmqvist, Johansson, Karlsson & Wengelin, 2006). La séquence en (1a) montre un extrait de récit personnel d’un enfant suédois de 10 ans (dont la traduction figure en (1c)). La conjonction de coordination och ‘et’ en gras en (1a) a été sélectionnée et soumise à une analyse avec ScriptLog concernant les temps de transition entre les frappes avant, pendant ou après la chaîne cible och, et le résultat est présenté en (1b) (les tirets bas en (1b) indiquent les espaces).
(1a)... och vi fyra började att träffasochjag tror att jag och Patrik är bästa kompisar nu.
(1b)... träffas 1.683 _ 3.083 o 1.017 c 1.017 h 0.167 _ 2.667 jag
(1c) ‘... et tous les quatre on a commencé à se voir et je pense que moi et Patrick on est de très bons amis maintenant.’
13Comme on peut le voir, och est précédé d’une pause relativement longue (1.683 secondes après le dernier mot de la première phrase mais avant l’espace « _ » précédant och, et 3.083 secondes après l’espace, mais avant och), ce qui suggère que l’enfant n’avait pas décidé de produire une structure de phrases coordonnées au moment où elle a fini sa première phrase (qui se termine avec le verbe träffas ‘se voir’). La pause relativement longue après och suggère en outre que, lorsque le sujet a décidé de développer sa phrase simple en une structure de phrases coordonnées et a écrit och, il n’a pas encore planifié la seconde phrase constitutive de la structure coordonnée. Par contraste, examinons l’exemple 2, extrait de l’activité d’écriture d’un exposé produit par un adulte.
(2a)... att det finns alternativa synsätt på samma situation och att man
kan spegla filmen i våra egna liv.
(2b)... situation 0.217 _ 0.183 o 0.133 c 0.167 h 00.67 _ 0.117 att man kan spegla filmen i våra egna liv.
(2c) ‘... qu’il existe d’autres manières d’envisager la même situation et qu’on peut rapporter le film à nos propres vies.’
14Ici, la transition rapide entre la première composante de la structure coordonnée et la seconde suggère que l’adulte a planifié l’ensemble de la structure coordonnée avant de l’écrire. L’enregistrement sur clavier permet ainsi de révéler des différences dans les stratégies de planification et de production qui sous-tendent des phrases de structure similaire.
15En outre, les exemples (1) et (2) montrent ce que l’enregistrement sur clavier peut révéler des processus d’écriture de bas niveau. Les temps de transition internes au mot och ‘et’ dans l’exemple (1) sont très longs (o 1.017 c 1.017 h), indiquant que l’enfant de dix ans n’a pas encore automatisé l’orthographe de ce mot fonctionnel fréquent. A l’opposé, les temps de transition correspondants dans l’exemple (2) (o 0.133 c 0.167 h) témoignent d’un habitué de l’écriture, pour qui l’orthographe de och est totalement automatisée.
16La technique ci-dessus a été utilisée par Wiktorsson (2000, 2003) dans une étude cherchant à valider l’hypothèse que certaines expressions, appelées expressions « toutes faites », sont stockées en mémoire sous forme d’unités prêtes à l’emploi et qu’elles sont donc susceptibles d’induire certaines caractéristiques de performance, comme leur facilité d’accès ou la régularité de leur taux de production (puisqu’elles ne sont pas construites de manière analytique mot à mot pendant la production). Wiktorsson, qui a étudié l’acquisition de l’anglais en langue étrangère, avait en outre comme hypothèse que les expressions toutes faites caractérisent les apprenants avancés, alors que les débutants ont tendance à traiter ces mêmes expressions de manière analytique. Wiktorsson a utilisé ScriptLog pour enregistrer la rédaction libre de deux groupes d’étudiants : des étudiants en anglais qui venaient de démarrer leurs cours universitaires et des étudiants avancés qui avaient déjà suivi plusieurs semestres de cours universitaires. Les analyses des enregistrements sur clavier ont confirmé les hypothèses de Wiktorsson. Les expressions toutes faites bénéficiaient d’un taux de production plus élevé et surtout d’une plus grande régularité que les autres expressions, et cet effet était plus net chez les apprenants avancés.
2.2. Poursuite oculaire et poursuite digitale
17Le laboratoire du toucher de Lund permet de reconstruire automatiquement la lecture tactile en temps réel et d’analyser automatiquement les mouvements des doigts pendant la lecture en Braille et la reconnaissance tactile d’images. Ce laboratoire permet à la recherche sur la lecture tactile de se mettre au niveau de la recherche sur la lecture visuelle faite avec des méthodes de poursuite oculaire. Ceci ouvre la voie à un enseignement futur du Braille sur des bases scientifiques et, en même temps, à un champ de recherche nouveau : l’étude contrastée des langues dans leurs manifestations auditive, visuelle et tactile.
18En quoi consiste l’art de la lecture digitale ? Lorsque l’on lit ou que l’on regarde des images fixes, nos yeux sont aveugles pendant les saccades rapides, ne recueillant l’information que pendant les moments de fixation immobile. La lecture tactile, par contre, nécessite un mouvement des doigts pour la perception de l’information. Les deux yeux sont focalisés sur le même point, qui coïncide généralement avec le centre de l’attention visuelle. Dans la perception tactile, les deux mains peuvent se déplacer indépendamment, recueillant de l’information sans doute simultanément en plus d’un lieu à la fois. La partie à droite de la Figure 1 montre l’ensemble des saccades et des fixations de l’exploration visuelle effectuée par un œil à partir de la photographie d’un visage (d’après Yarbus, 1967). La partie gauche montre l’ensemble des trajectoires des index droit et gauche (en noir et en gris respectivement) lors de l’exploration tactile de l’image tactile d’un visage (d’après Breidegard et al., sous presse). Les fixations et les mouvements des doigts se rassemblent tous deux autour des yeux, de la bouche et du nez – éléments qui sont des critères de catégorisation pour l’entité qui est représentée en tant que visage.
Ensemble des trajectoires des index gauche et droit (respectivement en noir et en gris) lors de l’exploration tactile manuelle de la photographie tactile d’un visage (à gauche) ; et ensemble des saccades et des fixations lors de l’exploration visuelle de la photographie d’un visage (à droite) (d’après Breidegard et al., sous presse).
19La Figure 2 montre la trajectoire des index droit et gauche lors de la lecture d’une page de texte en Braille par un lecteur tactile atteint de cécité congénitale. La Figure 3 montre les mouvements oculaires d’un sujet dont la vue est normale lisant le même fragment de texte imprimé en noir. Le fragment de texte de la Figure 2 est extrait de Pippi Longstocking et raconte, dans sa version française, ‘... la fille avec les grandes chaussures. Tout à coup, Tommy s’est complètement réveillé.’ Les mouvements oculaires ont été détectés par un appareil de poursuite oculaire. Les lignes représentent les saccades (les mouvements rapides varient généralement entre 20 et 30 ms pendant lesquelles l’œil est aveugle), alors que les cercles représentent les fixations (dont les périodes varient généralement de 160 à 220 ms lorsque l’œil est relativement immobile, ce qui lui permet de recueillir l’information). Exactement comme le lecteur tactile de la Figure 2, le lecteur visuel de la Figure 3 effectue des passages rapides à la ligne. Mais quel est l’équivalent fonctionnel des fixations en lecture tactile ? C’est-à-dire, puisque les doigts recueillent l’information uniquement pendant les phases de mouvement, quelles sont les caractéristiques du mouvement de la lecture tactile ? Une analyse plus fine des trajectoires tactiles et de leur profil temporel pendant la lecture fournit une fenêtre pour accéder à ce processus.
Trajectoires des deux index lors de la lecture d’un texte en Braille (d’après Breidegard et al., 2006).
Mouvements oculaires d’un lecteur sans défaut de vision, lors de la lecture du même fragment de texte en noir et blanc que sur la figure 2 (d’après Breidegard et al., sous presse).
20Les mouvements des doigts qui passent à la ligne suivante montrent tous un profil balistique à trois composantes : une phase d’accélération, un pic temporel, suivi d’une phase de décélération. Ce profil est typique d’un passage à la ligne. Le sujet ne se préoccupe pas de recueillir des informations, mais essaie de se positionner sur la ligne suivante aussi vite que possible. À l’opposé, les mouvements en avant (vers la droite) sur la ligne de texte ont tendance à s’effectuer à une vitesse plus lente et plus régulière, leur conférant un profil de vitesse dans la durée en plateau. Nous suggérons que ce profil en plateau est l’indicateur de la lecture proprement dite, c’est-à-dire que les phases en plateau de ce type dans la lecture tactile sont les correspondances fonctionnelles des fixations en lecture visuelle.
21On sait que la langue parlée diffère typiquement de la langue écrite selon plusieurs dimensions, en particulier la durée du signal, les modalités sensorielles et la distribution des marques d’expression – différences qui ont toutes des implications pour les contraintes de traitement et les profils de communication émergents. Ces différences sont résumées dans le Tableau 1. La durée du signal physique est très courte dans la langue parlée, alors qu’elle est longue dans la langue écrite. Dans la communication orale en face à face, on utilise typiquement une combinaison d’informations auditives et visuelles – la voix, les gestes et l’expression faciale – alors que la communication écrite est unimodale. La distribution des marques d’expression dans la communication orale est à la fois linéaire (un mot après l’autre) et simultanée (utilisation conjointe des mots avec l’intonation et les gestes), alors qu’elle est principalement linéaire dans la langue écrite visuelle (un contre-exemple est celui de la mise en italiques). La langue écrite tactile, cependant, impose une distribution exclusivement linéaire des marques d’expression (par exemple, un mot en italiques est indiqué par ce que l’on appelle un méta-caractère précédant immédiatement la première lettre du mot en question). L’étude contrastée des langues dans leurs manifestations auditives, visuelles et tactiles offre donc un aperçu jusqu’à présent peu exploré du langage, de la perception et de la cognition (pour plus d’informations, voir Breidegard et al., sous presse ; Breidegard, Jönsson, Fellenius & Strömqvist, 2006).
22Tableau 1. Quelques propriétés et contraintes de traitement dans la communication orale, écrite visuelle et écrite tactile (d’après Breidegard et al., 2006).
Communication orale | Communication écrite | ||
Visuelle | Tactile | ||
Durée du signal | très courte | longue | longue |
Modalités sensorielles | multimodal : audition et vision | monomodal : vision | monomodal : toucher |
Distribution des traits expressifs | simultanés et linéaires | principalement linéaires | exclusivement linéaires |
Stratégies perceptives | mouvements : transitions de formants et intonation | fixations stables | doigts en mouvement |
3. Mutualisation des données et des outils
23Dans les sections précédentes, nous avons développé l’idée que l’étude du langage en temps réel est un élément important pour la création de nouvelles infrastructures de recherche. Nous insisterons maintenant sur l’idée que le partage des données de la recherche et des instruments d’analyse est également important.
24L’« Héritage Culturel » est un concept central en sciences humaines ; grâce à de gros budgets ces dernières décennies, il est désormais accessible sur Internet. L’élaboration de cet héritage culturel n’est pas une mince affaire, cependant, puisque celui-ci regroupe plus ou moins tout ce qui est issu de la main de l’homme ou touché par lui. Selon une définition formulée par la Banque Mondiale à une conférence en 1988, « l’Héritage Culturel regroupe la culture matérielle, sous la forme d’objets, de structures, de sites, de paysages et la culture vivante (ou expressive) que l’on rencontre sous différentes formes, musique, artisanat, arts du spectacle, littérature, tradition orale et langue. L’accent porte sur la continuité culturelle associant passé, présent et avenir, en reconnaissant que la culture est organique et en évolution. » Ce n’est pas seulement la taille de cet objet fétiche des sciences humaines qui le rend difficile à mettre sur Internet. Le problème majeur est sans doute sa diversité qui rend les recherches difficiles sur Internet, car cette capacité de recherche suppose des méta-données qui présupposent un consensus concernant les ontologies. Le projet sur l’Héritage Culturel Européen en Ligne (ECHO) déclare dans son rapport (Strömqvist et al., 2004) sur l’état de la question concernant sa mise sur Internet que « ... l’explication de l’absence de contenus numériques accessibles dans les sciences humaines est partiellement liée jusqu’à présent à l’absence de méta-données, d’infrastructures et d’inter-opérabilité, ainsi qu’à un manque de souci pour la perspective des usagers. »
25Le rapport ECHO sur l’état de la question qui cible quatre domaines des sciences humaines – les langues, l’ethnographie, les objets de musée, l’histoire des sciences et l’histoire de l’art – souligne plus loin « ... l’importance du partage des ressources comme moyen de parvenir à une utilisation plus efficace et créative des données et donc d’augmenter la vitalité de l’héritage culturel. Ce processus aura un effet positif déjà au sein des disciplines, mais son plus grand potentiel réside dans son application interdisciplinaire. » En outre, le rapport discute de ce qui semble être une asymétrie entre les activités typiquement menées par des groupes de recherche (GR) et celles des institutions culturelles (IC) comme les musées et les bibliothèques en ce qui concerne les données de recherche à leur disposition. En bref, les institutions culturelles sont douées pour archiver des données et les rendre accessibles, mais leur données sont sous-exploitées à des fins de recherche. En revanche, les groupes de recherche analysent les données qu’ils ont recueillies, mais ils ont tendance à ne pas rendre leurs données de recherche disponibles aux usagers en dehors de leur groupe de recherche. Aucun des deux (GR ou IC) n’a tendance à mener des activités éducatives en relation avec leurs données. À notre sens, ce dernier type d’activité est fondamental pour l’avancée des sciences humaines sur Internet.
4. Ressources linguistiques
26Un projet actuel largement inspiré de ECHO, la Gestion d’Accès Distribué des Ressources Linguistiques (DAM-LR), a concentré ses efforts sur les sciences du langage, pour faire avancer les technologies et les cadres de coopération et mettre en application l’accès et le partage des données sur Internet (visiter www.mpi.nl/DAM-LR/).
27Les sciences du langage sont un domaine des sciences humaines qui s’appuie déjà sur une forte tradition d’outils informatiques et d’usage d’Internet. Avec le succès des ordinateurs personnels au début des années 80, des corpus de textes informatisés et les outils associés d’analyse de ces corpus sont devenus des éléments courants de la boîte à outils des linguistes. Aujourd’hui, cette boîte à outils inclut les multimédia, et les données textuelles sont liées à des données audio et vidéo. De plus, un ensemble de plus en plus important de données expérimentales est constitué d’activités langagières comme la lecture et l’écriture, étudiées dans leur déroulement en temps réel, par exemple par le biais de méthodes d’enregistrement sur clavier ou de poursuite oculaire. Il s’agit donc d’un choix stratégique pour DAM-LR de s’intéresser aux sciences du langage où existe une compréhension bien établie des outils informatiques et des technologies de l’information.
28Néanmoins, malgré le développement technologique des sciences du langage, il est étonnant que les données de recherche soient si peu mutualisées. Il existe de nombreux groupes de recherche qui ont rassemblé des corpus linguistiques très intéressants, qui les ont informatisés et qui ont développé des outils d’analyse intéressants. Mais ces efforts sont rarement coordonnés et les matériels informatisés qui en résultent sont rarement partagés avec d’autres équipes de recherche. Souvent, le logiciel développé n’est pas généralisable/applicable à des données informatisées autres que celles du groupe local et le programmeur qui l’a mis au point est la seule personne qui en a une connaissance détaillée. Par conséquent, beaucoup d’efforts et d’ingéniosité ne sortent jamais du groupe local, ce qui représente un gaspillage considérable des ressources.
29Relever ce défi et créer un système convivial de stockage des données de recherche, produire des méta-données pour les rendre accessibles et offrir des procédures d’identification pour une manipulation sécurisée des données sur Internet constituent une part importante de la nouvelle génération d’infrastructures de recherche. Les sciences naturelles ont fait du chemin. Il est maintenant grand temps pour les sciences humaines et sociales de se mettre à leur niveau.
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
Cette bibliographie a été enrichie de toutes les références bibliographiques automatiquement générées par Bilbo en utilisant Crossref.
Références
10.1016/j.neuron.2005.07.023 :Badre, D., Poldrack, R.A., Paré-Blagoev, E.J., Insler, R.Z. & Wagner, A.D. (2005). Dissociable controlled retrieval and generalized selection mechanisms in ventrolateral prefrontal cortex. Neuron, 47, 907-918.
10.4324/9780203773512 :Berman, R.A. & Slobin, D.I. (1994). Relating events in narrative. A crosslinguistic developmental study. Hillsdale, NJ : Lawrence Erlbaum.
Breidegard, B., Eriksson, Y., Fellenius, K., Jönsson, B., Holmqvist, K. & Strömqvist, S. (sous presse). Enlightened : The Art of Finger Reading. Studia Linguistica.
10.1080/13882350601061976 :Breidegard, B., Jönsson, B., Fellenius, K. & Strömqvist, S. (2006). Disclosing the secrets of Braille reading – Computer aided registration and interactive analysis. Visual Impairment Research, 8 (3), 49-59.
Cassin, B. (2004). Vocabulaire européen des philosophies, Dictionnaire des intraduisibles. Paris : Le Seuil.
Miller, B.T., D’Esposito, M. & Wills, H. (2005). Searching for « the Top » in Top-Down control. Neuron, 48, 535-538.
10.1515/9783110114249 :Strömqvist, S. (2003). Language acquisition in early childhood. In G. Rickheit, T. Herrmann & W. Deutsch (Eds.), Psycholinguistics. An international handbook (pp. 790-801). Berlin : Walter de Gruyter.
Strömqvist, S., Crasborn, O., Eklund, K., Godelier, M., Karadimas, D., Kieven, E., et al. (2004). State-of-art review on humanities, social sciences, and cultural heritage knowledge bases.http://www.ling.lu.se/projects/echo/state_of_art/
Strömqvist, S., Holmqvist, K., Johansson, V., Karlsson, H. & Wengelin, Å. (2006). What key-logging can reveal about writing. In K. Sullivan & E. Lindgren (Eds.), Computer key-stroke logging and writing : Methods and applications (pp. 45-72). Dordrecht : Kluwer.
Strömqvist, S. & Karlsson, H. (2002). ScriptLog for Windows – User’s Manual. Technical Report. University of Lund : Department of Linguistics and University College of Stavanger : Centre for Reading Research.
Wiktorsson, M. (2000). The production rate of prefabs – a pilot study. In M. Aparici (Ed.), Developing literacy across genres, modalities and languages : Working Papers (Vol. III. International Literacy Project, pp. 211-224). Universitat de Barcelona.
Wiktorsson, M. (2003). Learning idiomaticity. A corpus-based study of idiomatic expressions in learners’s written production. Lund Studies in English, 105.
10.1007/978-1-4899-5379-7 :Yarbus, A.L. (1967). Eye movements and vision. New York : Plenum Press.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Apprentissage des langues
Ce livre est cité par
- Sockett, Geoffrey. Kusyk, Meryl. (2013) L’apprentissage informel en ligne : nouvelle donne pour l’enseignement-apprentissage de l’anglais. Recherche et pratiques pédagogiques en langues de spécialité - Cahiers de l APLIUT. DOI: 10.4000/apliut.3578
Apprentissage des langues
Ce livre est diffusé en accès ouvert freemium. L’accès à la lecture en ligne est disponible. L’accès aux versions PDF et ePub est réservé aux bibliothèques l’ayant acquis. Vous pouvez vous connecter à votre bibliothèque à l’adresse suivante : https://0-freemium-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/oebooks
Si vous avez des questions, vous pouvez nous écrire à access[at]openedition.org
Référence numérique du livre
Format
1 / 3