5. Premières étapes dans l'apprentissage de la langue écrite
p. 415-431
Texte intégral
1L’objectif de ce chapitre est de proposer un aperçu des stades initiaux de l’apprentissage de la langue écrite chez l’enfant. Je développerai d’abord les différentes significations de la langue écrite pour mieux saisir l’objet de connaissance qu’acquiert l’enfant. Ensuite, je définirai la perspective dans laquelle j’aborde le processus d’apprentissage et la méthodologie utilisée pour recueillir des informations sur ce processus. Enfin, je décrirai un certain nombre d’étapes que traversent les enfants au cours du processus d’appropriation de la langue écrite.
L’objet de connaissance
2L’expression langue écrite renvoie simultanément à une modalité, à un système notationnel et à un mode de discours. Les langues naturelles se présentent sous différentes modalités : vocale-auditive, gestuelle-visuelle et graphique-visuelle, chacune donnant lieu respectivement à une langue orale, signée et écrite. Chaque modalité de la langue est sujette à différentes contraintes. Par exemple, dans la langue orale et signée, les interlocuteurs partagent le temps et l’espace, tandis que la communication écrite peut être effectuée dans des temps et des espaces différents ; les productions orales et signées sont éphémères alors que les productions écrites sont permanentes. Aucune langue naturelle n’existe sous sa seule forme écrite, mais certaines langues mortes sont purement écrites, puisque cette forme est la seule qui demeure.
3Une langue écrite permet la représentation par l’intermédiaire d’un système d’écriture. En règle générale, les systèmes d’écriture utilisent une notation ; c’est-à-dire un ensemble limité d’éléments graphiques distincts dont la combinaison peut potentiellement produire une infinité de chaînes écrites (Harris, 1995). Pour l’activité d’écriture, les éléments notationnels sont des outils qui tiennent lieu de représentations phonologiques des mots et des morphèmes (Perfetti & Liu, 2005), bien que ces mêmes éléments puissent aussi être utilisés à d’autres fins (par exemple pour la classification ou l’algèbre). En ce sens, les systèmes d’écriture sont des systèmes notationnels. Dans les systèmes d’écriture alphabétique, la notation – l’alphabet – est couplée avec les phonèmes d’une langue selon certains principes.
4L’orthographe d’une langue exprime des différences au sein d’un système d’écriture (Perfetti & Liu, 2005). Une règle du type : MISSION s’écrit avec deux « s » est vraie pour l’orthographe du français, mais pas pour celles de l’espagnol et de l’anglais, où ce mot s’écrit avec un seul « s ». Enfin, la langue écrite renvoie aussi à une diversité de langues naturelles spécifiques : elle renvoie alors à un mode de discours. C’est dans ce sens par exemple que des contractions telles que can’t ou don’t sont plus fréquentes en anglais parlé qu’en anglais écrit, ou que l’usage de on est plus fréquent en français à l’oral qu’à l’écrit.
5Actuellement, hormis certaines communautés très isolées, la langue écrite fait partie de l’environnement des enfants dès leur naissance. La variante écrite est présente dans les documents imprimés, comme les livres, les publicités, les journaux, les magazines, etc., et elle apparaît aussi sur toutes sortes d’objets comme des cannettes, des emballages ou des T-shirts. En outre, une manifestation de la variante écrite circule aussi dans des modalités orales sous la forme de conférences, de sermons, ou de débats radiophoniques.
6En résumé, apprendre la langue écrite signifie apprendre les contraintes particulières de la modalité écrite, ses caractéristiques en tant que système notationnel, l’orthographe spécifique par laquelle se manifeste ce système notationnel et les traits distinctifs de la variante écrite.
Perspective
7Les premières étapes de l’apprentissage de la langue écrite peuvent renvoyer à ce que les enfants devraient apprendre initialement à l’école. Par exemple, on peut considérer qu’il est préférable de commencer par enseigner le nom des lettres ou plutôt la correspondance lettre/son, ou encore l’identification visuelle des mots. Je m’inscrirai plutôt dans une perspective développementale. Dans cette perspective, le processus d’apprentissage est considéré comme étant la configuration d’un domaine de connaissances, et pas seulement comme une question d’enseignement. Les questions pertinentes sont alors : dans quelle mesure les enfants sont-ils conscients des contraintes imposées par la modalité écrite ? Quelles idées se font-ils de la manière dont fonctionnent un système écrit, une orthographe spécifique et un type particulier d’écrit ?
8Une hypothèse principale dans cette approche est que les enfants ne passent pas d’un état d’ignorance à un état de maîtrise complète de la langue écrite. Ils traversent plutôt une série d’étapes spécifiques du développement de la langue écrite, bien que des processus cognitifs généraux puissent expliquer leurs caractéristiques spécifiques.
Méthodologie
9Nous avons utilisé plusieurs méthodes pour recueillir des informations sur le développement des connaissances des enfants en matière de langage écrit. Nous avons utilisé des entretiens structurés dans lesquels on a demandé à des enfants entre 3 et 6 ans de trier du matériel écrit, ou d’écrire certains mots particuliers, des phrases et même des histoires sans leur fournir de modèle. Dans le contexte de ces entretiens, l’analyse porte sur le processus de production, les caractéristiques du produit écrit, et les explications orales données par les enfants pendant qu’ils écrivaient et après qu’ils aient fini. Nous avons aussi utilisé des données d’observation recueillies au jardin d’enfants ou en maternelle. Dans ces situations, nous avons étudié la manière dont les enfants explorent les livres, la manière dont ils discutent des liens entre texte et images ou des différences entre lettres et signes de ponctuation (pour une revue, voir Tolchinsky, 2003). Le recours à l’entretien structuré et à l’observation en cadre naturel nous a permis de faire apparaître un certain nombre d’étapes clés au cours d’un processus qui débute très tôt.
Les premières étapes de l’apprentissage de la langue écrite
Conscience de la modalité écrite
10De nombreuses études ont montré que les enfants sont conscients très tôt de l’existence d’une modalité écrite. Les bébés réagissent différemment à la prosodie de la lecture par rapport à celle de la langue parlée ; ceux qui apportent un livre à un adulte s’attendent à ce qu’il dise quelque chose à son sujet, et ils auraient l’air extrêmement surpris si l’adulte commençait à le sentir ou à essayer de le manger. Les enfants saisissent les actions physiques impliquées dans la lecture – regarder, montrer du doigt, écouter – et ils deviennent des participants actifs dans les activités de lecture de livres. Entre 8 et 18 mois, les enfants engagés dans la lecture d’un livre d’images passent de la tentative de manger la page à la capacité à participer pleinement à un dialogue tout en regardant le livre. Par cette participation, ils se familiarisent avec le langage particulier associé aux livres (Bus, Van Ijzendorm & Pellegrini, 1995). Les bébés sont très sensibles à l’attitude des adultes vis à-vis de la lecture, au type d’interactions que les parents mettent en place pendant la lecture, et lorsque cette interaction est négative, les enfants développent une aversion envers la lecture (Payne, Whitehurst & Angell, 1994).
11Lire des livres est cependant une pratique culturelle qui n’est pas démocratiquement répartie. Cette pratique dépend largement de l’accès de la communauté à des ouvrages et dépend de la volonté des adultes de les rendre accessibles aux enfants. Les enfants élevés dans des communautés isolées sans expérience de la lecture de livres développent une représentation de l’écrit avant que la lecture n’ait un sens pour eux. Pour les enfants de trois ans nés et élevés dans ces communautés, écrire signifie produire des marques sur du papier, mais lire n’a pas de sens clairement défini ; lire se confond avec écrire (Ferreiro, 1986). Pour illustrer cette dernière notion, nous avons observé que les enfants qui venaient de tracer des marques sur une feuille de papier et auxquels on a demandé de les lire ont répondu qu’ils venaient de le faire. D’autres enfants ont déclaré qu’il fallait des crayons pour lire. De telles manifestations ne sont pas des questions de terminologie, mais indiquent plutôt que le concept d’écrit est compris plus tôt que celui de lecture parce que l’écrit laisse des traces : il modifie visiblement l’objet, alors que ce n’est pas le cas de la lecture.
12De fait, la caractéristique principale de cette modalité est que, contrairement à l’oral, elle laisse des traces, et peut donc être consultée à nouveau, corrigée, modifiée. Laisser des traces est un trait typique des instruments d’écriture, que même les bébés connaissent. À 18 mois, voire même plus tôt, si on donne un instrument et une surface à un enfant, il produira des marques graphiques. Il le fera non pas par amusement ou comme simple exercice, mais pour laisser des traces. Ceci a été démontré il y a longtemps au cours de l’observation d’enfants de 15 à 38 mois dans des activités de jeu spontané (Gibson & Levin, 1975). On leur a fourni un papier fixé à une planche et deux crayons identiques sauf que l’un laissait des traces et pas l’autre. Il est apparu nettement que l’absence de trace a significativement réduit l’activité graphique : dès que les enfants se sont rendus compte que le crayon ne marquait pas le papier, ils ont cessé de l’utiliser. Il en a été de même pour l’activité verbale. Les jeunes enfants ont manifesté leur plaisir à montrer et à nommer ce qu’ils faisaient, et à faire toutes sortes de commentaires pendant et après leurs gribouillages. Cette activité verbale a disparu lorsqu’aucune trace n’apparaissait.
Conscience de la langue écrite comme mode de discours
13Les enfants grandissant dans une communauté qui sait lire sont entourés de toutes sortes d’objets porteurs de textes écrits – cannettes et emballages publicitaires, affiches, graffitis, etc. Dans quelle mesure les jeunes enfants sont-ils conscients que ces objets matériels sont des supports de discours ? Notons que ces objets sont porteurs de deux types d’informations : une information notationnelle, sous forme de lettres et de chiffres ; et une information discursive, sous forme d’expressions verbales associées. La question porte spécifiquement sur la conscience qu’ont les enfants de l’information verbale. Il s’avère que les enfants de maternelle ont une notion du type de discours que l’on peut s’attendre à trouver sur certains supports physiques. Ainsi, si on lit à des enfants de 4-5 ans une recette avec un livre d’histoires ou un conte de fées typique avec un journal, ils réagissent par de la surprise et refusent d’accepter que ces textes aient été écrits dans ces supports (Ferreiro & Teberosky, 1979).
14La capacité des jeunes enfants à faire la distinction entre différents types de textes se retrouve aussi dans leurs productions écrites. On a demandé à des enfants de 5 ans parlant l’hébreu d’écrire le conte de fées « Hansel et Gretel » et de raconter à quoi ressemblait la maison en chocolat dans le conte. La plupart d’entre eux pouvaient dessiner certaines lettres en hébreu, mais leur connaissance des conventions phonographiques – c’est-à-dire des correspondances lettre-son – de l’hébreu écrit était très limitée. Néanmoins, leurs productions écrites pour le récit et pour la description ne présentaient pas les mêmes caractéristiques et leur interprétation comprenait des types d’expressions différents. Le récit était écrit en longues lignes constituées de caractères placés les uns après les autres et ne comprenant quasiment aucun espace, tandis que la description comportait des chaînes d’écriture plus courtes, l’une en dessous de l’autre, qui ressemblaient à une liste typique de mots. De fait, lorsqu’on leur a demandé de lire ce qu’ils avaient écrit, ils ont généralement interprété les longues lignes du récit en utilisant une ou plusieurs phrases qui étaient des parties du conte. Par contre, lorsqu’ils ont interprété la description, ils ont généralement utilisé des expressions nominales servant à faire la liste des différents éléments de la maison. Par exemple, ils ont dit qu’ils avaient écrit « coca-cola, jus de citron, chocolat et gaufres » (Sandbank, 2002).
15On a pu mettre en évidence une différenciation graphique du même ordre entre différents types de textes en demandant à des enfants de maternelle d’écrire des listes de courses, des nouvelles dans un journal, de la publicité et de la poésie (Pontecorvo & Zuchermaglio, 1988 ; Tolchinsky Landsmann, 1993). Bien longtemps avant d’acquérir une maîtrise complète des conventions phonographiques du système écrit, l’apparence graphique de leurs textes imite les caractéristiques des différents genres discursifs.
16Jusqu’à présent, j’ai souligné la sensibilité des enfants à la présence de la modalité écrite, à la fonction des instruments d’écriture et aux différences graphiques et verbales entre les types de textes. Dans la partie suivante, nous passons à la description du développement chez les enfants de la conscience de la langue écrite en tant que système notationnel.
Différenciation entre la langue écrite et d’autres moyens de notation
17Les enfants sont entourés de moyens graphiques de différents types – images, signes, chiffres, dessins, lettres – l’inévitable question est donc de se demander d’abord s’ils font la différence entre l’écrit et les autres moyens graphiques de représentation puis, dans le domaine de l’écrit, jusqu’à quel point ils sont capables de différencier les marques de leur propre système orthographique et celles d’un autre système. Il s’avère que très tôt les enfants identifient l’écrit par rapport à d’autres représentations externes. Cette différenciation s’observe à la fois dans leurs productions graphiques et dans les critères qu’ils utilisent pour juger les graphismes.
18Une étude menée à Hong Kong (Chan, 1998) a montré que des enfants de 3 ans de langue chinoise utilisaient des représentations différentes pour différencier les dessins de l’écriture. Lorsqu’ils dessinent, leurs signes sont grands, avec des bords arrondis le plus souvent, alors que les caractères chinois sont généralement plus petits. Les cercles et les arabesques disparaissent lorsqu’ils écrivent, par contre les traits et les points sont utilisés pour composer un mot. En fait, dans toutes les études, nous n’avons trouvé que quelques enfants – et seulement dans les groupes d’âge les plus jeunes – dont on ne pouvait distinguer l’écriture du dessin. En outre, tout comme leur écriture ne comporte pas les caractéristiques superordonnées du système – linéarité, directionnalité, présence d’unités – leurs dessins ne comportent pas la dimension figurative d’une représentation « réaliste » (Tolchinsky Landsmann & Levin, 1985, 1987). Nous savons cependant que, même lorsque leurs productions ne peuvent être distinguées, il y a une différence nette sur le plan moteur entre écriture et dessin chez les 3-4 ans (Brennemann, Massey, Machado & Gelman, 1996 ; Karmiloff-Smith, 1992). Quand ils dessinent, les enfants font de grands mouvements circulaires continus, alors que quand ils écrivent ils soulèvent leur crayon et interrompent leurs mouvements plus fréquemment. Ainsi, bien que le résultat graphique ne ressemble pas à de l’écriture pour un observateur extérieur, les enfants se comportent différemment selon qu’ils écrivent ou qu’ils dessinent.
19Bien que l’écriture et le dessin chez les enfants ne se ressemblent pas, presque tout ce qu’on leur demande d’écrire se ressemble beaucoup. Des mots isolés ou des phrases sont écrits avec des formes graphiques semblables, linéaires, discontinues de longueur comparable, imitant l’aspect général d’un texte imprimé sur une surface, ou avec un signe graphique unique, sorte de simili-lettre isolée. Il n’y a aucune correspondance entre la taille ou la forme de ces marques et la longueur ou la composition des énoncés que les enfants tentent d’écrire. Le fait que les enfants tentent d’imiter l’apparence de l’écrit indique qu’ils ont remarqué son existence, que l’écrit fait partie de leur espace mental.
20Ce que les enfants imitent de leur environnement leur sert en quelque sorte de matière première qu’ils utilisent pour repérer les caractéristiques distinctives que les graphismes doivent présenter pour être « bien écrits » ; c’est-à-dire pour être interprétables. Après la phase d’écriture indifférenciée, deux caractéristiques commencent à émerger des productions écrites des enfants : un nombre minimal d’unités, ainsi qu’une diversité suffisante. Les graphismes discontinus, longs et disposés en lignes qui sont d’abord produits par les enfants sont progressivement remplacés par des chaînes courtes, comprenant généralement 3 à 5 lettres différentes ou simili-lettres. Leurs productions écrites commencent à obéir à des contraintes formelles en termes du nombre et de la diversité des marques qu’ils pensent devoir inclure. Il est intéressant de remarquer que ces deux contraintes – nombre minimal et diversité suffisante – semblent se retrouver quels que soient les langues et les textes (Tolchinsky & Teberosky, 1998), à la fois pour la production et le jugement des graphismes.
21Des études dans différentes langues et sur différents textes ont montré que ces deux critères – nombre minimal et diversité suffisante des lettres – guident les jugements de l’enfant sur ce qui est lisible ou non. La simple présence de lettres ne suffit pas à rendre quelque chose lisible – s’il y a très peu de lettres, c’est « illisible » ; de même, si la même lettre est répétée plusieurs fois, c’est aussi « illisible ».
22Les résultats d’une tâche de tri menée chez des enfants de langue espagnole entre 4 et 7 ans (inspirée de Ferreiro & Teberosky, 1979) illustrent ce point. On a montré aux enfants des cartes présentant des chaînes de caractères qui diffèrent en nombre (entre 1 et 9) et en diversité de lettres. Sur certaines, la même lettre était répétée plusieurs fois ; sur d’autres, aucune des lettres n’était semblable. On a demandé aux enfants de sélectionner les cartes « lisibles » et celles qui ne l’étaient pas (la consigne était la suivante : « regarde bien les cartes et dis-moi si tu crois qu’on peut toutes les lire ou s’il y en a qu’on peut lire et d’autres pas »).
23Certains enfants – les plus jeunes – n’ont appliqué aucun critère pour différencier les cartes et ils ont été incapables d’effectuer la tâche. Le premier critère que les autres enfants ont utilisé a été le nombre de lettres. Les lettres toutes seules ne sont pas « lisibles », mais trop de lettres crée aussi un doute. Le nombre idéal de lettres pour la lisibilité se situe entre 3 et 4. Les cartes présentant des chaînes de 3 ou 4 lettres ont été choisies sans aucune hésitation comme propres à la lecture. Cela ne suffisait cependant pas d’avoir le nombre de lettres approprié ; il fallait aussi en même temps une certaine diversité des lettres. Lorsqu’ils comparaient MMMMM, AAAAA et TOMATE, les enfants n’avaient guère d’hésitation pour considérer que seule la dernière séquence était lisible.
24La sensibilité aux contraintes formelles a été observée non seulement en ce qui concerne le nombre de lettres et leur diversité interne, mais aussi en relation avec leurs combinaisons. Nous avons travaillé avec un livre d’histoires dans lequel apparaissent, au cours de l’histoire, des chaînes comme ATTTCHISSS et pcrls. Face à ATTTCHISSS, les enfants disent par exemple « on ne peut pas le lire parce que c’est toujours TTT ». Ces réponses montrent non pas que les enfants ne connaissent pas les lettres, mais plutôt qu’ils sont sensibles au fait que le mot ne répond pas aux contraintes combinatoires de l’orthographe espagnole. Il est aussi clair du point de vue de l’enfant que la dénomination et le son des lettres sont conçus comme différents de la lecture (Perera & Tolchinsky, 2006).
25Les enfants font-ils la différence entre l’écrit et d’autres systèmes comme les chiffres ? Imposent-ils aux chiffres écrits les mêmes contraintes ou des contraintes différentes ? Une étude menée avec des enfants espagnols dont les âges variaient de 3 ans et 8 mois à 6 ans et demi a examiné si les enfants sont sensibles aux différentes contraintes inhérentes aux deux systèmes de la langue écrite et des chiffres ou s’ils considèrent les deux comme de simples dessins (Tolchinsky & Karmiloff-Smith, 1992). La tâche était très simple : on a utilisé deux ensembles de cartes : un pour la tâche du domaine de l’écrit, l’autre pour celle du domaine des chiffres. Pour chaque ensemble de cartes, nous avons demandé aux enfants quelles cartes n’étaient pas bonnes pour écrire ou pas bonnes pour compter. Les cartes variaient selon les paramètres suivants : l’iconicité, la linéarité, les éléments identiques, la longueur des chaînes, la nature conventionnelle des éléments et le caractère prononçable de la chaîne. Les mêmes paramètres étaient utilisés pour la création des cartes dans le domaine des chiffres et celui de l’écrit. Ainsi, il y avait des cartes avec des dessins figuratifs, d’autres avec des dessins schématiques abstraits et d’autres encore avec des lettres conventionnelles ou des chiffres. Certaines cartes comportaient des chaînes de lettres identiques (ou de chiffres identiques) répétées plusieurs fois, d’autres des lettres différentes (ou des chiffres différents) sans répétition, et d’autres des lettres (ou des chiffres) dont certains étaient répétés et pas les autres. Certaines cartes comportaient une seule lettre (ou un seul chiffre), d’autres comportaient de deux à huit unités. Enfin, certaines cartes comportaient des mots prononçables, alors que d’autres ne comportaient que des consonnes et étaient donc imprononçables.
26Les résultats de la tâche de tri ont montré que plus de 95 % des enfants de tous âges séparaient clairement les cartes appartenant à l’écrit et aux chiffres de celles appartenant au dessin. Ils concluaient massivement que les cartes comportant des dessins n’étaient pas bonnes pour écrire ou pour exprimer des nombres. Les mélanges d’éléments de domaines différents $M#&© étaient aussi rejetés par 85 % des enfants qui les considéraient comme de mauvais exemplaires de l’un ou l’autre domaine.
27Cependant, le résultat le plus révélateur a été que les enfants faisaient une nette distinction entre les notations d’écrit et de chiffres. 80 % des sujets, tous âges confondus, identifiaient les chaînes de lettres identiques répétées comme n’étant pas bonnes pour écrire, bien qu’ils n’aient pas la même réaction avec les notations chiffrées face à des chaînes de chiffres identiques. Ils imposaient clairement une contrainte à l’écrit stipulant que les chaînes doivent comprendre une diversité d’éléments différents, tout en ayant conscience que pour les notations chiffrées une telle contrainte n’existe pas. En outre, ils ont choisi une carte comprenant des chiffres liés entre eux, imitant ainsi une écriture cursive, comme un mauvais exemple de notation chiffrée, mais ont accepté l’écriture cursive pour la langue écrite.
28Les règles que les enfants imposent aux chiffres et à la diversité ne sont pas de simples inventions, mais reflètent plutôt la distribution réelle des longueurs de mots et des variations intra-mots rencontrées dans les textes réels. En espagnol, aucun mot écrit ne comporte la même lettre répétée plus de deux fois consécutivement et il n’existe que quatre mots d’une seule lettre (a, o, e, u). Cependant, cette utilisation des contraintes formelles n’est pas l’application directe de l’apprentissage social. Il reflète plutôt une sélec
29petit nombre de mots d’une seule lettre, deux d’entre eux sont les plus uti-lisés, quel que soit le texte.
30Ces contraintes ne sont pas une application directe de l’apprentissage social, ni le résultat de l’usage fonctionnel de l’écrit. Les premières propriétés que les enfants observent dans l’écrit sont les différences de longueurs des chaînes, les espaces entre les mots et les variations graphiques de taille et de forme. Ces caractéristiques sont des sources d’information qui guident les enfants dans leur tri du matériel écrit. Les enfants explorent les caractéristiques de l’écrit et leur découverte de certaines caractéristiques distinctives les aide à organiser leurs matériaux écrits. Avec ces limitations auto-imposées de nombre et de variété, les enfants commencent à utiliser encore et encore les mêmes formes dans des combinaisons différentes, plutôt que de créer des formes nouvelles. C’est une des conditions nécessaires d’une notation, mais, plus fondamentalement, une condition qui facilite l’attribution d’un sens à une lettre individuelle.
31Une fois l’écrit formellement contraint, il devient manipulable ; d’abord, pour créer des différences graphiques et, plus tard, pour comprendre que les éléments graphiques représentent le son des mots. Pour construire ce raisonnement, il est nécessaire de prendre en compte non seulement la manière dont les enfants écrivent, mais aussi leur manière d’interpréter ce qu’ils écrivent.
32Dans un cadre expérimental, ainsi que dans des situations complètement décontextualisées, les mots du chercheur sont souvent les seuls indices dont disposent les enfants pour l’interprétation. Dans des tâches contextualisées ou dans des situations de vie quotidienne, les enfants peuvent avoir recours à d’autres sources d’informations pour guider leur interprétation. Par exemple, si un texte apparaît sous une image, ils peuvent utiliser ce qu’ils voient sur l’image pour interpréter le texte. Quelle que soit la source d’informations que les enfants utilisent pour interpréter l’écrit, c’est une occasion de cartographier un énoncé oral sous forme écrite. Ce qui est dit (un mot, une phrase) est mis en correspondance avec une présentation graphique. À ce stade, il est important de considérer les caractéristiques de la forme écrite à laquelle les enfants tentent de faire correspondre l’énoncé oral. Ce n’est pas la même chose de prononcer un mot tout en regardant une forme linéaire, longue et discontinue de lignes qui ondulent, apparence typique d’un écrit non différencié, ou en regardant un nombre réduit de marques écrites, apparence typique d’un écrit obéissant à des contraintes formelles.
33Les enfants prononcent des mots lorsqu’on leur présente un nombre limité de marques écrites. Ces caractéristiques de la chaîne écrite ouvrent la voie à la possibilité de prononcer chacun des éléments graphiques qu’ils tentent d’interpréter. Des parties d’énoncés peuvent être mises en correspondance avec des parties de la forme écrite, et vice versa.
34La première fois qu’un enfant tente de mettre en correspondance des lettres avec des parties d’énoncés se situe lorsqu’il relit ce qu’il vient d’écrire. Au départ, ces tentatives ne sont pas systématiques. L’enfant suit les marques écrites tout en segmentant les mots en parties (disant, par exemple, choco#late), en syllabes ou en un mélange des deux. La nécessité d’adapter la lecture à la forme écrite conduit à différentes manières de découper le mot. Parfois, l’enfant rallonge le son d’une partie, parfois il le raccourcit. Au fur et à mesure qu’ils grandissent (et qu’ils acquièrent probablement davantage d’expérience des textes imprimés et des activités d’écriture), la segmentation devient de plus en plus syllabique et les enfants recherchent une correspondance terme à terme entre le nombre de syllabes et les marques écrites.
35Il n’est pas surprenant que la syllabe soit la première unité de correspondance. Les syllabes sont les unités naturelles de segmentation parce qu’elles ont un substrat phonétique, tandis que les phonèmes sont des constructions linguistiques. Il est donc compréhensible que lorsque les enfants commencent à segmenter les mots pour les faire correspondre à des lettres, ils le fassent en termes de syllabes. À ce stade, l’information spécifique dont dispose un enfant sur le nom des lettres et leur son respectif joue un rôle important.
36Deux processus sont à l’œuvre dans cette activité : d’une part, l’analyse du mot et, d’autre part, la connaissance qu’a l’enfant de la valeur sonore conventionnelle des lettres. Il peut arriver que certaines syllabes – généralement la première – soient écrites avec les lettres conventionnelles correspondantes, alors que les autres sont écrites avec des lettres quelconques. Il peut aussi arriver que certains enfants soient capables d’identifier une ou plusieurs lettres par leur valeur sonore et les utiliser, de manière non systématique, lorsqu’ils reconnaissent la présence de ce son dans un mot. Nous pouvons dès lors trouver des mots qui n’ont pas encore été analysés et qui sont écrits avec des lettres quelconques ; d’autres qui ont en partie été analysés et, parce que l’enfant connaissait certaines lettres, celles-ci ont été utilisées ; et d’autres encore où, par hasard, l’enfant connaissait toutes les lettres. Ces diverses possibilités sont caractéristiques de tout processus d’acquisition du savoir en transition. Au final, les deux processus – l’analyse des mots et la connaissance des lettres – se produisent simultanément. C’est à ce moment-là que le produit écrit inclura une lettre avec sa valeur sonore conventionnelle pour chaque syllabe. La « période syllabique » est non-alphabétique, parce que les enfants utilisent les lettres pour représenter des syllabes et non des phonèmes. La production écrite en espagnol conventionnel implique la capacité à représenter chacune des consonnes et des voyelles d’un mot.
37Comme c’est le cas de la majeure partie des acquisitions décrites jusqu’ici, la transition à l’écriture alphabétique est progressive, elle démontre une sensibilité à la structure des mots, et elle est liée aux connaissances préalables des enfants. Il n’y a pas de passage brutal d’un stade où les mots sont régulés par leur correspondance syllabique à un stade où ils sont régulés par leur correspondance alphabétique ; on identifie plutôt des phases intermédiaires où les enfants produisent des correspondances syllabiques-alphabétiques.
38Pendant ces phases, les enfants cherchent à concilier des informations en temps réel en provenance de différentes sources avec des représentations enregistrées auparavant. Les enfants ne se soucient pas uniquement des correspondances sons-lettres. Ils se préoccupent aussi de la forme extérieure des lettres, qui n’est pas toujours comme ils le voudraient, et de ce qu’ils ont déjà écrit sur la feuille de papier, qui les aide parfois mais qui, à d’autres moments, engendre des conflits difficiles à dépasser. Ces différentes sources d’informations finissent cependant par être intégrées et les enfants apprennent à écrire de manière conventionnelle.
Remarques finales
39Une idée courante concernant le processus d’apprentissage de la langue écrite est qu’il commence avec l’apprentissage de la correspondance lettres-sons, pour passer ensuite à l’apprentissage de la composition de mots, pour se terminer au niveau du discours dans son ensemble. J’ai tenté de montrer qu’il se construit plutôt sur la base d’une sensibilité précoce aux caractéristiques de la modalité écrite, ainsi qu’à la présence et aux caractéristiques de différents modes de discours. C’est la raison pour laquelle l’expérience précoce du matériel écrit et du discours écrit est si cruciale dans le développement de la litéracie.
40En 1991, Adams l’a clairement énoncé dans sa revue des facteurs impliqués dans une litéracie réussie : « dans la littérature que j’ai consultée, la réussite en lecture en première année de primaire dépend essentiellement de ce qu’ils savent sur la lecture avant d’entrer à l’école ». Dix ans plus tard, le même raisonnement reste valable : « les différences dans les compétences et les connaissances des enfants que l’on observe généralement dans les classes suivantes semblent présentes à l’arrivée des enfants à l’école et persistent après une à deux années d’école ». Les ressources dont les enfants disposent à leur entrée à la maternelle, comme leurs compétences précoces en lecture et la richesse de leur environnement familial en la matière, sont liées à leur maîtrise de la lecture dans les classes suivantes en maternelle et en première année de primaire (Demon, West & Watson, 2003).
41Le processus d’apprentissage se construit aussi sur la base d’une conceptualisation initiale que construit l’enfant, selon laquelle l’écrit est un domaine spécifique, distinct du dessin, des chiffres et d’autres formes de représentations externes. Cette différenciation initiale entre systèmes constitue de fait un point de départ favorable, car il guide les enfants dans la masse des inputs notationnels auxquels ils sont exposés. Une telle différenciation facilite aussi l’attribution d’un sens aux éléments notationnels – attribuer des sons à des lettres et considérer les chiffres en tant que tels. Néanmoins, l’usage adulte de ces deux systèmes exige d’utiliser les lettres et les chiffres pour de multiples fonctions. L’utilisation des mêmes formes notationnelles avec des sens différents est de règle dans les médias, les SMS, les publicités et l’informatique. Il semble alors qu’au-delà de l’apprentissage consistant à différencier ces deux systèmes, le développement de la lecture dans nos communautés conduit les enfants à découvrir comment les systèmes notationnels sont reliés entre eux et comment ils contribuent à former un message.
42Ce développement qui consiste d’abord à attribuer différentes fonctions à différentes formes, puis à comprendre la multifonctionnalité des formes, reproduit des tendances développementales du même ordre dans d’autres domaines de connaissances où l’enfant cherche au départ à établir une correspondance terme à terme entre forme et fonction. Ce n’est que plus tard que l’enfant commence à comprendre que les formes peuvent remplir des fonctions diverses et qu’une fonction spécifique peut être remplie par des formes diverses.
43J’ai aussi tenté de montrer que l’interprétation des chaînes écrites est cruciale chez les enfants pour établir des liens entre les éléments écrits et les segments sonores. Cette prise de conscience conduit à terme à l’établissement du principe alphabétique. L’interprétation à laquelle je fais référence comprend non seulement les tentatives spontanées des enfants de relire ce qu’ils viennent d’écrire, mais aussi l’interprétation qu’ils fournissent de tout support imprimé – livre d’histoires, panneaux de signalisation, cannettes du commerce, ou tout énoncé qu’ils tentent de lire. De plus, elle comprend aussi l’interprétation fournie par d’autres lecteurs dont les enfants peuvent être témoins ou à laquelle ils participent, par exemple, un adulte lisant à haute voix un livre d’histoires. Comme dans la plupart des processus décrits jusqu’ici, le processus d’interprétation des textes implique une interaction constante entre les actions effectuées par les enfants sur le support écrit et la disponibilité de ce support écrit – s’il n’y a pas quelque chose à interpréter et quelque chose avec quoi l’interpréter, il n’y a aucune possibilité d’interprétation.
44Les enfants ne suivent pas une trajectoire développementale linéaire qui irait des petites unités aux plus grandes. Plus spécifiquement, ce que les enfants parviennent à savoir sur les textes guide et contraint leur connaissance des lettres et des mots, et ce qu’ils saisissent de la correspondance lettre-son guide et contraint leur manière d’écrire les textes. Le développement des connaissances décrit ci-dessus est intéressant par lui-même parce qu’il montre à quel point les enfants sont actifs dans leur apprentissage d’un objet culturel comme la langue écrite. Ils ne se contentent pas d’absorber des informations peu à peu à partir du matériel imprimé présent dans leur environnement ou à partir des instructions explicites des adultes ; il existe plutôt une interaction constante entre les propres idées que construisent les enfants au sujet des caractéristiques spécifiques de la modalité écrite et les propriétés notationnelles et discursives de la langue écrite. Cette connaissance est primordiale car elle ouvre la voie au succès futur de la lecture et de l’écriture.
Auteur
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Les chemins de la décolonisation de l’empire colonial français, 1936-1956
Colloque organisé par l’IHTP les 4 et 5 octobre 1984
Charles-Robert Ageron (dir.)
1986
Premières communautés paysannes en Méditerranée occidentale
Actes du Colloque International du CNRS (Montpellier, 26-29 avril 1983)
Jean Guilaine, Jean Courtin, Jean-Louis Roudil et al. (dir.)
1987
La formation de l’Irak contemporain
Le rôle politique des ulémas chiites à la fin de la domination ottomane et au moment de la création de l’état irakien
Pierre-Jean Luizard
2002
La télévision des Trente Glorieuses
Culture et politique
Évelyne Cohen et Marie-Françoise Lévy (dir.)
2007
L’homme et sa diversité
Perspectives en enjeux de l’anthropologie biologique
Anne-Marie Guihard-Costa, Gilles Boetsch et Alain Froment (dir.)
2007