Chapitre premier. Carl Menger (1840-1921) : professeur et haut fonctionnaire d'Empire
p. 15-51
Texte intégral
Trois frères dans un Empire
1La fratrie Menger a connu une coïncidence de destin frappante avec sa patrie, l’Autriche – Hongrie de la fin du xixe siècle. Les trois frères Menger ont parfaitement illustré, chacun à leur manière, un aspect différent et fondamental de l’Empire qui touchait à sa fin. Autour de 1900, et alors qu’elle s’acheminait en fanfare vers l’effondrement de la Première Guerre mondiale, l’Autriche n’était pas encore cette entité de la taille d’une province dotée d’une capitale surdimensionnée, mais encore, en dépit de ses revers, la puissance majeure de la Mitteleuropa.
2Carl Menger est né le 28 février 1840 à Neu-Sandez, dans la province de Galicie de cet Empire (aujourd’hui en territoire polonais). Il devait devenir le plus célèbre professeur de la science de l’« économie nationale » (Nationalökonomie), comme l’on disait alors, à l’Université de Vienne et surtout fonder l’école qui devait perpétuer le nom de l’Autriche dans l’histoire économique du siècle suivant. Il devait également être un des plus hauts fonctionnaires de l’Empire et le précepteur du prince héritier Rudolf, pour le temps des voyages du prince à la découverte de l’Europe de l’Ouest et des facettes de la modernité industrielle et économique du temps.
3Les deux frères de Carl, Max et Anton, furent, quant à eux, respectivement un entrepreneur et longtemps député libéral-national en vue au Parlement de l’Empire et, pour le second, un juriste de renom international, également professeur à l’Université de Vienne et aussi héraut des couches populaires et des consommateurs pour sa propagande socialisante. Quoique aujourd’hui un peu oublié, l’ouvrage d’Anton Menger qui réclamait le « droit au produit intégral du travail » pour les travailleurs fut célébré et traduit dans toute l’Europe.
4Les parents des trois frères étaient d’une ancienne lignée autrichienne, composée de fonctionnaires, d’officiers et de juristes, installée depuis longtemps dans la province de Galicie occidentale. Elle était venue de Bohème au xviie siècle (on peut la repérer par les registres ecclésiaux dès 1623, dans le village d’Eger) puis les Menger avaient habité dans les diverses provinces orientales conquises par l’Empire autrichien sur les Slaves. Le grand-père de Carl, à la faveur des guerres napoléoniennes, put acquérir un lot considérable de terres en Galicie occidentale. Le père de la fratrie était avocat et, de par la tradition familiale, catholique. Les trois frères devaient grandir sur les terres de la famille, élevés par leur mère (Caroline Gerzabek) après qu’ils perdirent leur père, en 1848. Ils purent donc, pendant la plus grande part de leur enfance, observer à loisir la vie traditionnelle de cette partie de l’Empire autrichien, encore miséreuse et où la condition de servitude régnait toujours, les serfs étant attachés à la glèbe comme dans la Russie tsariste toute proche, très loin de la paysannerie libre de petits propriétaires des régions occidentales de l’Empire.
5À eux trois, les frères Menger devaient à la fois perpétuer la tradition familiale en appartenant à cette force qui structurait l’Empire austro-hongrois, à savoir sa bureaucratie, et incarner l’effort de modernisation qu’elle devait instaurer. Ils devaient pour cela rompre aussi avec l’image de l’Empire au militarisme bien désuet qui avait mené à la défaite irréparable contre la Prusse à Sadowa en 1866. Cette défaite, fatale aux prétentions pangermaniques traditionnelles de l’Autriche habsbourgeoise, avait marqué l’émergence de la Prusse des Hohenzollern conduite par Bismarck. À Vienne, elle avait signifié de facto la fin du rôle de l’uniforme, sinon pour le décorum des parades et des bals. Le poids des officiers grevait certes encore l’effort de modernisation, mais de nouvelles forces œuvraient, réclamant les rênes du pouvoir, tant économique que social et parlementaire. Les trois frères illustraient ces forces neuves. Du côté conservateur, tout en étant favorable à la liberté économique et à l’innovation entrepreneuriale, se trouvait Max Menger. Du côté d’un réformisme socialiste revendicatif, Anton Menger devait marquer son époque. Ni l’un, ni l’autre ne s’en prenait à l’Empire comme tel. Ils souhaitaient au contraire, tout comme Carl, sa modernisation. À eux trois, ils exemplifièrent la configuration nouvelle des élites d’Autriche et d’Europe centrale, dans les mondes de l’entreprise, de la politique et de l’Université. Il faut ajouter celui, au pouvoir croissant, de la presse puisque Carl Menger eut également une activité de journalisme abondante : éclairer l’opinion publique faisait désormais partie des tâches du savant. Carl représentait ainsi une sorte de point d’équilibre, dans la sphère académique, mais en collaboration étroite et suivie avec les cabinets ministériels impériaux, les Commissions chargées des réformes (il fut conseiller principal de la Valutareform, la réforme monétaire impériale entreprise dans les années 1890), et les journaux, comme chroniqueur régulier, conscient de ce pouvoir neuf.
6Les frères Menger étaient par conséquent parfaitement insérés dans les structures qui maintenaient l’ordre bureaucratique impérial. Acteurs et promoteurs de sa modernisation nécessaire, ils en déploraient cependant souvent le caractère fragile et hésitant. Même à Vienne, à certains égards, et sans parler des provinces reculées comme celle d’où ils venaient eux-mêmes, la réforme restait inachevée. Elle devait le rester – jusqu’à la fin de l’Empire. Il appartient aux historiens des événements politiques de juger si cet inachèvement même ne contribua pas de manière décisive à l’engrenage des alliances européennes qui devait mener l’Autriche-Hongrie à la guerre, à la suite de l’assassinat de l’archiduc héritier François-Ferdinand, le 28 juin 1914, à Sarajevo et de l’ultimatum adressé à la Serbie, sous l’influence des milieux militaires. Une atmosphère d’enthousiasme (la Schwärmerei), toutefois accompagnée d’une légendaire incurie (on ironisait sur la Schlamperei), régnait dans l’Empire du dernier tiers du xixe siècle jusqu’à la guerre. L’époque « 1900 », celle des Menger, fut l’apogée de la vie intellectuelle à Vienne tout en annonçant son apocalypse.
7De l’Istrie à la Galicie, des frontières de la Serbie à celles de la Prusse, les provinces impériales, aussi nombreuses que variées, tant dans leur composition nationale que sociale, et encore dans leurs langues et dans leurs coutumes, étaient le produit d’une construction politique, celle des Habsbourg – cette mosaïque serait la cause principale de son éclatement. Dans le feu d’artifice intellectuel viennois, ce monde à demi conscient de son destin venait sûrement à son terme. Et ses voisins comme ses rivaux (qu’ils fussent d’ailleurs des alliés ou des ennemis selon le système variable d’alliances au sein du concert européen) ne se méprenaient pas à cet égard, sans pour autant lui faire encore d’ombre : l’Empire des Ottomans était exténué ; la Russie tsariste entamée par les menées révolutionnaires ; et quant au voisin allemand, il avait déjà montré son ambition, et s’était, en un sens, rassasié avec la victoire de la Prusse, dont Bismarck avait assis la primauté politique, militaire et économique sur le monde germanique. En dépit de la reconnaissance dont jouissaient au tournant du siècle ses Universités1, la Prusse même manquait du lustre que manifestait la « Joyeuse Apocalypse » viennoise. Vienne rayonnait.
8Pour autant, les témoignages ne manquaient pas d’un Empire vermoulu, sinon épuisé. L’incurie que nous évoquions, et les rêveries relatives à une grandeur passée, alimentaient un sentiment d’impuissance après Sadowa, comme la volonté d’oublier ces tracas dans l’atmosphère brillante de la décadence. L’enthousiasme rêveur de la Schwärmerei convenait à Vienne tandis que la politique de puissance (Machtpolitik) régnait, elle, à Berlin. La noblesse habsbourgeoise valsait au rythme des frères Strauss, et toute une classe cultivée portait de vagues espoirs qui devaient s’abîmer dans la guerre mondiale, faute d’avoir trouvé à se réaliser dans une réforme générale de l’ordre impérial. Le goût de l’époque, d’abord incarné dans le kitsch Biedermeier, fournissait alors le terreau de formes artistiques tout à fait neuves qui devaient étonner le monde, mais qu’en même temps Vienne s’étonnait de pouvoir produire, car elles la choquaient : la peinture de Kokoschka et de Klimt, la littérature de Schnitzler et de Musil, l’architecture même d’Otto Wagner et de la Sécession, incarnaient des tendances multiples où l’attirance pour les angoisses touchant à l’amour, à la mort et au suicide, et l’exploration des tréfonds de l’âme dominaient2. Un docteur du nom de Sigmund Freud élaborait même une théorie révolutionnaire pour traiter cette névrose. Pendant ce temps, la Prusse devenait le premier exportateur mondial de biens manufacturés, devant l’Empire britannique3, et formait des officiers, se couvrant d’usines et de casernes.
9La bourgeoisie autrichienne, grande et petite, et parfois anoblie – c’était le cas des Menger, de petite noblesse de robe provinciale –, parfois d’origine juive, – ce qui n’était pas le cas de Menger – devait s’épanouir mais aussi voir nombre de ses attentes déçues par l’Empire finissant qu’elle ne remit jamais en cause. En cela elle n’agissait pas autrement que les classes populaires, d’ailleurs, qui continuaient de croire en la pérennité de l’ordre impérial et d’être fidèles à celui qui l’incarnait aux yeux de tous, François-Joseph, le vieux souverain régnant depuis plus d’un demi-siècle, le souverain le plus âgé d’Europe, l’aîné de la reine d’Angleterre Victoria. Mais les ouvriers devaient déchanter, et la bourgeoisie verser des larmes amères après les échecs subis de la prodigieuse efflorescence de pensée scientifique et de courants artistiques à laquelle sa culture donna alors lieu. Vienne donna pour un temps la couche intellectuelle la plus rayonnante, sans autre équivalent dans le monde que la scène parisienne. Et l’énergie qui ne trouvait pas d’application concrète s’investissait dans l’art et les mots d’esprit (le Witz viennois), exprimant parfois avec une autodérision mordante la nostalgie ou les prémonitions d’un Empire qui se regardait disparaître : conformément à un dicton local, Vienne, le « Paris de l’Europe Centrale » (Paris von Mitteleuropa), était « plus pavée de théories que de bitume ».
Max Menger, entrepreneur et député libéral
10L’aîné des frères Menger, Max (1838-1911) incarnait les espoirs de rénovation de l’Empire et de lutte contre sa décadence. Il représentait sans doute la catégorie sociale qui, tout en se développant, manquait encore le plus en Autriche, celle de l’homme d’affaires, libéral, moderne et entreprenant. Le patronat traditionnel, artisanal, manquait d’esprit d’entreprise4. Le patronat moderne industriel et capitaliste grandissait certes – alors même que les théoriciens interrogeaient précisément la nature de cette forme économique, le « capitalisme » 5. Dans les vastes plaines de l’Autriche-Hongrie, les propriétaires terriens demeuraient certes la classe possédante dominante. Mais la nouvelle couche sociale des entrepreneurs industriels marquait une rupture. Des Konzerne neufs se développaient à Vienne, dans les centres alentour (sans doute le plus connu, au nom symbolique : Wiener-Neustadt) et dans quelques autres capitales de provinces (Prague, Budapest...). Dans les campagnes, à l’écart, la vie restait inchangée. Entre le mode de vie du servage qui subsistait dans les campagnes et celui de la classe bourgeoise qui avait adopté les canons de la modernité à Vienne, peu de choses en commun demeuraient dans l’Empire. Il faudrait citer ici les représentations que les différentes provinces envoyaient présenter (en costumes régionaux tels que le prescrivait l’étiquette) leurs vœux et leurs doléances à François-Joseph, ainsi que les premières instances parlementaires tolérées par le régime. Toutes manifestaient l’attachement à la monarchie et formaient son ciment, néanmoins somme toute assez friable pour inquiéter en permanence le gouvernement.
11Dans ce cadre, Max Menger représentait au Parlement aussi la couche sociale montante nouvelle. Il siégea comme député au Reichsrat durant trente ans sur les bancs nationaux-libéraux6. Les structures économiques du Royaume-Uni, de la France à un moindre degré, et de la Prusse malgré l’hostilité du sentiment national représentaient à ses yeux des modèles. La Prusse, surtout, avait réalisé l’industrialisation à un degré que désespéraient d’atteindre les partisans de la modernité en Autriche-Hongrie. Alors que le gouvernement prussien avait favorisé l’industrialisation à tout crin, les centres industriels austro-hongrois, eux, bien plus limités dans leur extension géographique, étaient dans l’obligation de demander un soutien renouvelé au pouvoir de Vienne. Régulièrement sollicité, il accédait souvent à leurs requêtes mais avec retard, et ce délai nuisait à la production, au détriment de l’industrie.
12Il existait ainsi de facto ce qu’on pourrait appeler une « administration de l’économie » – à la suite de la théorisation donnée par Lorenz von Stein dans sa Théorie de l’administration7. Mais son efficacité était structurellement handicapée car cette organisation administrative datait du temps d’un Empire fondé sur l’agriculture de servage, et dont l’appareil de fonctionnaires, au demeurant bien structuré, suivait toutefois des routines désuètes et réagissait souvent trop lentement au gré des entrepreneurs. Ceux-ci ne nourrissaient pas de méfiance envers le pouvoir impérial, sur lequel ils aimaient plutôt à se reposer, mais souffraient de l’incurie généralisée de la bureaucratie. Sa crainte de l’innovation était devenue légendaire. Lorsqu’une invention émergeait finalement, le retard accumulé avait fait perdre les bénéfices que l’appareil industriel aurait pu espérer en retirer. Le reste du monde se transformait plus vite qu’à Vienne, où les inventeurs étaient légion, mais les projets réalisés demeuraient rares8.
13Les moyens disponibles à Vienne n’étaient pas toujours moins importants que dans les autres grandes capitales européennes, mais les fonds peu mobilisés ou mal gérés circulaient mal – à la suite de la Grande dépression des années 1880, la faillite de la plus grande banque de l’époque, la Kredit-Anstalt, montra cette fragilité9. Aussi, la Bourse de Vienne, à laquelle Carl Menger consacra sa première activité de journaliste, avait du mal à jouer complètement son rôle central, indispensable à une classe d’entrepreneurs capitalistes. Les forces nouvelles d’Autriche-Hongrie avaient besoin d’innover dans leur production, comme devait le théoriser l’Autrichien Josef Schumpeter, mais en réalité, l’argent cherchait d’autres investissements à plus court terme. Les liens quasi organiques des patrons d’industrie avec le pouvoir n’empêchaient donc pas la production de rester faible, ni ses moyens obsolètes, ni ses investissements insuffisants pour contrer la crise.
14Même peu développée en comparaison de la puissance de l’Empire allemand dirigé par la Prusse, la nouvelle classe capitaliste autrichienne trouvait déjà son pendant au sein de la société dans la classe ouvrière née dans les quelques agglomérations industrielles rapidement surpeuplées10. Les ouvriers de l’Empire vivaient dans des conditions effroyables, malgré une législation particulièrement ouverte aux revendications populaires défendues par des hommes formés dans l’élite impériale. Le cas du deuxième frère de Menger, le juriste socialiste et auteur de l’ouvrage intitulé le Droit au produit intégral du travail, Anton, est à cet égard exemplaire.
Anton Menger, juriste socialiste
15Le cadet des frères Menger (1841-1906) fut de son vivant le plus célèbre d’entre eux. Il lutta toute sa vie durant avec ferveur pour les droits des couches populaires et pour la « justice sociale ». Son œuvre s’inscrit dans une veine socialiste réformiste, sans prendre rang stricto sensu dans la « social-démocratie » du monde ouvrier autrichien sous la houlette de Victor Adler11. Quels que fussent les discours révolutionnaires tenus à l’origine par ceux qu’on appela bientôt les « austro-marxistes », les députés sociaux-démocrates nourrissaient un respect inné pour l’Empereur François-Joseph qui demeurait pour tous la figure nationale tutélaire. La classe ouvrière recourait donc en majorité en confiance à l’arbitrage de l’administration impériale. Adler lui-même, qui avait pourtant passé de longs mois en prison entre 1887 et 1889, déclarait, lors d’un séjour à Paris :
À l’exception de la France et de l’Angleterre, l’Autriche possède peut-être les lois les plus libérales de toute l’Europe, à tel point qu’elle ressemble à une République qui aurait à sa tête un monarque au lieu d’un Président12.
16Les espoirs d’Anton Menger dans la modernisation du pays étaient parallèles à ceux de Max. Leurs points de convergence et leurs oppositions étaient ceux des « nationaux-libéraux » et des sociaux-démocrates. La défense des intérêts des deux classes opposées nées de cette modernité se retrouvait chez les deux frères. La formation de juriste d’Anton le conduisit à la chaire de droit à l’Université de Vienne en 1899 (alors que Carl, lui, a détenu la chaire de Staatswissenschaften de 1879 à 1911). À l’œuvre de théorie économique de Carl, qui est l’objet du présent volume, celle d’Anton dans le domaine juridique ne pouvait certes pas, à terme, prétendre s’égaler. Mais elle fut, à son époque, bien mieux connue et bien plus diffusée. En considérant comme primordial l’élément jurisprudentiel (ce que Carl ne contestait pas mais qu’il limitait au seul droit), Anton souhaitait aussi l’étendre à des domaines de compétence complémentaires, comme le « droit des travailleurs au produit intégral de leur travail ». Cette direction, que Carl devait juger complètement erronée du point de vue de la méthode, entraîna Anton dans des considérations économiques pour illustrer et défendre sa cause au-delà des considérations scientifiques. L’opposition entre les deux frères sur leurs conceptions du rôle de la science justifie que nous lui accordions ici quelque attention.
17Pour Anton Menger, le droit seul doit décider du sort des hommes. Il prime les « lois » économiques, si elles existent. Toute autre considération que les lois choisies par les hommes doit s’effacer devant elles ; elles sont plus réelles que toute théorie des échanges. Tant pour des raisons de morale que d’efficacité sociale, le droit doit être doux aux plus faibles, et s’il doit entrer en contradiction avec des « lois » économiques, cela ne peut d’ailleurs être que temporaire car, à terme, les obstacles sociaux s’aplanissant, ces divergences s’évanouiront dans la pleine réalisation de la théorie de la « valeur-travail ». Celle-ci fondait les théories économiques les mieux reçues à l’époque, dans l’école classique britannique (d’Adam Smith à John Stuart Mill) mais aussi chez ses critiques historicistes allemands. Pour Anton Menger, le « droit au produit intégral du travail » dérivait de la « valeur-travail » en théorie et en pratique.
18Carl devait contester absolument la validité de cette théorie, tant pour l’analyse scientifique des échanges (théorie pure de l’économie politique) que pour la pratique (fixation des prix monétaires effectifs des biens échangés). La théorie classique échoue à prédire les « prix des valeurs », mobilières (la Bourse n’offre qu’un exemple) et autres : tout mécanisme de fixation des prix en général fonctionne sur une autre base que l’évaluation du travail incorporé dans le bien prisé. Carl rejetait tant le libéralisme des classiques que le socialisme historiciste qui entendait le réfuter mais, en réalité, s’appuyait sur les mêmes préjugés. Du point de vue théorique, le révolutionnaire fut bien Carl, non Anton13.
19Du point de vue politique, Anton se réclamait d’un « noyau véritable du socialisme » résidant, selon lui, dans la théorie économique classique conjuguée à l’affirmation du droit des faibles dans la pratique législative et sociale. Si ce cadre était erroné dans la science, l’ensemble de l’édifice devait s’écrouler. Or, selon Carl, cette théorie était fausse... et ses applications déjà bien compromises de ce fait. Notons que les deux frères s’opposaient à la vulgate marxiste qui se répandait, mais sur des bases antagoniques : Anton acceptait les mêmes principes économiques mais refusait de ne voir dans la loi que le masque des intérêts « bourgeois ». Carl rejetait la valeur-travail et questionnait donc aussi le socialisme. Pour Anton, l’analyse historique de la jurisprudence devait amener une réforme de la « monarchie sociale ». Carl jugeait qu’une telle position dépassait les compétences de l’économiste, encore heureux s’il pouvait conseiller quelque judicieuse réforme monétaire (comme la Währungsreform de 1892).
20Les positions d’Anton reçurent un large écho dans certaines sphères de l’administration impériale. Il était possible d’y voir un contre-feu à la social-démocratie marxiste montante. À l’étranger, le milieu académique allemand et celui d’Europe de l’Ouest furent aussi sensibles à l’idée d’un droit primordial formulé en faveur des travailleurs. Son ouvrage publié en 1886, Der Recht auf der vollen Arbeitsertrag in geschichtlicher Darstellung (Le droit intégral au produit du travail) suscita un large débat scientifique où les juristes brillèrent certes plus que les économistes, mais ceux qui traitaient des systèmes socialistes reconnurent chez Anton Menger des arguments majeurs contre les théories de Marx ou de Rodbertus. Anton ne croyait pas, en effet, à la stratégie du socialisme révolutionnaire qui impute à l’État les maux de la société. Il voit en lui, au contraire, le recours que Marx s’interdit sous l’influence de concepts anti-juridiques tirés de l’économie politique franco-britannique14. Anton Menger proposait une voie « légaliste » vers le socialisme : le produit du travail devait exclure le profit octroyé au capitaliste, et seulement rémunérer intégralement les travailleurs15. Le propos mengérien, quelque peu oublié aujourd’hui, s’imposa dans l’historiographie savante « progressiste » et socialiste. Andler le présentait même comme le « meilleur manuel qui existe, le plus court et le plus critique, des doctrines et des tentatives socialistes depuis la fin du xviiie siècle », même s’il demeurait réticent devant son historicisme pléthorique. L’exposé dit « dogmatique », c’est-à-dire doctrinal, n’est développé que dans le seul dernier chapitre16.
21Une raison, et non des moindres, du succès rencontré par Anton Menger tenait à sa critique de l’attirail conceptuel de Marx, Lassalle et Rodbertus qui, selon lui, ne faisaient qu’encombrer le champ d’une véritable conception socialiste de la société. Celle-ci devait se fonder sur le droit, et non l’incriminer, et assurer par là la protection des travailleurs et des consommateurs. Pour Anton Menger, laisser le droit de côté était donc une faute théorique comme politique, et la fondation de la théorie économique sur la « valeur-travail » le socle commun indispensable à tout socialisme, comme aux économistes libéraux eux-mêmes. C’était alors une erreur, ou du moins une illusion, venue d’Allemagne, soulignait Anton, que de rejeter ces économistes « bourgeois » dont Marx partageait au fond le socle épistémique. C’est le frère d’Anton, Carl, qui devait rejeter cette fondation. Anton, lui, l’adoptait à la suite de la science dominante de son temps. Anton Menger n’était donc ni l’utopiste, ni la « belle âme » que son éloge d’un travail qu’il disait dicté par la conscience de l’idéal pouvait laisser croire. Il proclamait les mêmes croyances économiques qui régnaient alors, refusant seulement la primauté de l’économique et la prétention de scientificité du marxisme. Avec « une doctrine vigoureuse » (selon Andler) et en se fiant à la loi et à l’état de la science de son temps, Anton exprimait la « substantifique moelle » de sa pensée dans son ouvrage, le Droit au produit intégral du travail. Le rapport à la loi est censé protéger les consommateurs et les travailleurs de l’oppression économique que porte en son sein l’exploitation capitaliste du travail salarié. Anton dénonce donc « les revenus-sans-travail, rentes foncières ou profits du capital [qui] apparaissent comme une injustice qu’il faut faire disparaître ». L’exigence de simple justice est de les supprimer, purement et simplement. Le critère différenciant politiquement réformistes et révolutionnaires ne se reconnaît pas au recours à la violence pour renverser l’État, mais à l’exigence de suppression des rentes. Anton voulait ainsi déjà, bien avant Keynes, « euthanasier les rentiers »17.
22La confiscation prônée au nom de la loi représente en négatif l’idée du droit au produit intégral du travail, dont la facette positive est « l’idée que chaque travailleur doit recevoir la valeur créée par lui, sans qu’elle subisse de diminution au profit de la propriété foncière et capitaliste ». C’est là « un principe nouveau de justice distributive, un des deux programmes positifs que le socialisme met à notre disposition pour servir de base à une organisation nouvelle de la société »18. Anton Menger défend cette cause, malgré les griefs systématiques de Carl contre tous les « avocats », « libre-échangistes, communistes et socialistes ».
Travail et propriété
23Anton abordait la question du travail en juriste et en historien. Il considérait trois droits comme essentiels : 1°) le droit au produit intégral du travail gral du travail ; 2°) le droit à l’existence (ou droit à la subsistance) ; 3°) le droit au travail « qu’on doit nettement séparer du droit de chercher du travail avec plus ou moins de succès » car, dans ce dernier cas, il ne s’agit de rien d’autre que de ne pas être entravé dans la recherche d’un emploi (par exemple, à cause de règlements restrictifs tels que ceux qui régissaient les guildes médiévales), ce que les entrepreneurs capitalistes modernes revendiquent également, de leur côté, pour embaucher (et licencier) à loisir selon les besoins de leur production.
24En effet, que signifie cette liberté moderne que les sociétés européennes les plus industrialisées ont alors déjà réalisée depuis longtemps – dans le cas français, par exemple, après que la révolution française a supprimé les règlements des corporations (loi Le Chapelier, décret d’Alarde, etc.) ? Est-ce une question de volonté libre (« bonne » ou pas) de l’employeur ? En fait, ce dernier a plus ou moins confiance dans l’écoulement futur de ses produits, et calcule ses besoins et ses coûts en vue de produire les quantités nécessaires19. Mais Anton Menger, pour qui la « valeur-travail » des classiques est une vérité démontrée, ne pouvait l’entendre ainsi quand il définissait « le droit au travail [comme ce qui] garantit aux citoyens non pas la faculté de chercher du travail, mais le droit d’en trouver »20. Ce réquisit est juridique, et évidemment pas une loi économique. Anton fonde son exigence en historien, rappelant les revendications formulées dès l’aube des courants socialistes, ainsi chez Fichte21. Parmi les droits qui, un siècle après Fichte, sont encore à établir selon Anton Menger, le « droit au travail » réclame l’adaptation au contexte de 1900, mais s’impose toujours.
25Dans la « Vienne 1900 », Anton Menger présentait ainsi un mélange de radicalisme historique et de pragmatisme juridique. Le fonds théorique, dont peu reconnaissaient alors la fragilité – et lui moins que tout autre –, semblait acquis. Anton contribua en pratique à réformer la législation. S’il maintenait haut l’idée révolutionnaire de confiscation, les considérations politiques ne valaient cependant, pour lui, que si on les dépassait. S’y tenir condamnerait le projet socialiste. L’idée que la plus-value extorquée par le propriétaire devait être restituée aux travailleurs était grosse d’une révolution, mais il voulait qu’on agît selon le droit :
Cette condamnation du revenu sans-travail est l’idée révolutionnaire fondamentale de notre époque, tout comme l’idée de l’égalité politique a dominé la révolution française et ses suites [...] on doit reconnaître [à ces idées] une force révolutionnaire considérable, parce que c’est sur des négations que les masses se groupent le plus facilement22.
26L’influence de la vulgate marxiste contribuait, selon Anton, à cacher que la révolution se ferait dans la loi, ou bien échouerait. Il rejetait donc l’« austro-marxisme » que théorisait Bernstein et qui se diffusait dans la social-démocratie autrichienne « révisionniste », mais se ralliait à un réformisme pragmatique auquel devait notamment aboutir Karl Renner23. En effet, si la social-démocratie n’avait jamais délaissé complètement la rhétorique révolutionnaire, les paroles et l’action divergeaient24. Anton Menger, lui, voulait d’emblée agir par le moyen de la loi, comme il le fit avec son droit de la consommation, qui influença effectivement la vie pratique dans une « monarchie sociale » (soziales Königtum). Son action ne se différenciait donc ni quant aux intentions, ni quant à la méthode, du grand courant réformateur germanique dominant en Prusse, le Verein für Sozialpolitik de Gustav von Schmoller – celui-là même que son frère Carl devait affronter, le socialisme juridique des « Socialistes de la chaire » (Kathedersozialisten) représentant pour lui une trahison de la science.
27Selon l’alternative légaliste à la tentation révolutionnaire, le droit devait s’adapter à des contextes sociaux neufs, à l’industrialisation en cours, et l’administration proposerait des mesures en faveur des entrepreneurs, des travailleurs et des consommateurs. Était-il possible d’obtenir l’acceptation de tous et de concilier des intérêts si divergents ? Tout en réclamant le produit intégral du travail (impossible, par définition, si l’on maintient le régime de propriété privée), Anton était en pratique contraint de se contenter d’une politique sociale permettant à chaque sujet de l’Empire de survivre. Cette vision « engagée » de l’économie restait toutefois différente de l’analyse scientifique « pure » des relations d’échange propre à Carl Menger.
Le fondateur d’une « École autrichienne » d’économie politique
28Le deuxième des frères Menger, Carl, devait demeurer le plus célèbre pour la postérité. Son œuvre n’était ni d’ordre pratique, ni au service d’une cause, comme celles de Max et d’Anton. Mais elle devait fonder à nouveaux frais la science économique sur la base de formes neuves de raisonnement et de méthode. Les théories de la valeur-travail, de la « monnaie-voile » (pour le dire avec des termes simplificateurs, mais reçus par les historiens), l’idée de quantité de valeurs inhérentes aux biens et à la monnaie, bref, tout ce qui avait fondé l’approche des échanges de biens entre les hommes dans la pensée dite « classique », devait selon Menger céder devant l’analyse réaliste déductive du comportement rationnel des individus considérés subjectivement. Le raisonnement dit « à la marge » ne mettait plus en jeu ni un hypothétique homo economicus « objectif », ni une collectivité dont naïvement accepté pas opératoire25. Carl Menger prétendait refondre la science en entier. Avant de présenter sa pensée dans les chapitres suivants, il convient d’abord de tracer son portrait.
29Carl Menger n’épousait ni le souci des affaires de l’aîné Max, ni la défense de la cause sociale du cadet Anton, ni leurs occupations partisanes antagoniques. La science n’est en faveur ni des possédants, ni des classes populaires, ni même des consommateurs, et la réforme de l’ordre social ne concernait pas Carl car ces prises de position ne relevaient pas à ses yeux de la pratique scientifique. D’ailleurs, un professeur à l’Université de Vienne (Carl comme Anton l’étaient) devait-il être assimilé à une cause ? Certes, Carl fut expert auprès du gouvernement impérial, mais cela se différenciait à ses yeux de l’action partisane, alors qu’il s’agissait bien pour Anton, en rédigeant son code de la consommation, de revendiquer le « produit intégral du travail ». Carl regardait cette tâche d’avocat comme nuisible à la science. La rupture personnelle entre les deux frères, profonde et douloureuse selon leurs témoignages, illustrait ainsi une opposition forte dans l’approche à l’égard du monde au sein de l’intelligentsia viennoise. Carl Menger se voulait avant tout professeur. S’il fut haut fonctionnaire, et précepteur du prince-héritier Rodolphe, le rôle de conseiller qu’il joua – d’ailleurs bientôt mal vu d’une Cour rétrograde – était distinct de ses travaux à la source de l’école de pensée économique qu’on nommera bientôt « autrichienne »26. La figure de Carl complète ainsi, en même temps qu’elle contredit, celle de ses deux frères.
Un haut fonctionnaire, professeur et « conseiller du Prince »
30Après l’enfance passée en Galicie orientale, Carl Menger étudia à Prague, dans l’Université de langue allemande27, puis à Vienne. Les livres de rôle des universités conservent, dans leurs archives28, la mention des cours auxquels il était inscrit. Son cursus de droit fut très classique et comprenait l’économie, cette discipline en faisant alors partie à titre d’option, ce qui correspondait à l’architectonique des « Kameralwissenschaften »29. De Vienne (en 1859-1860), Menger retourna à Prague (de 1860 à 1863) puis à l’Université de Cracovie où il devint docteur en droit (doctor juris utrius). Cette formation lui ouvrait, outre la carrière universitaire, la possibilité de travailler dans l’appareil de la bureaucratie impériale comme dans les milieux d’affaires modernes, dans la finance ou la presse. Il devait, de fait, exercer ces différentes activités à tour de rôle ou en parallèle, les passerelles étant nombreuses et naturelles pour l’élite des fonctionnaires impériaux, avant d’en venir à la carrière universitaire.
31Carl fut ainsi d’abord « journaliste économique » dans la ville de Lemberg, puis à Vienne. Il prit part à la fondation du quotidien Wiener Tagblatt, rapidement devenu Neues Wiener Tagblatt, et destiné, sous la direction de Moritz Szeps, à être pour plusieurs décennies un journal influent de la capitale. Suivant les cours de la Bourse30, puis en abordant des sujets économiques variés, il devait faire usage de ces connaissances, à partir de 1869, comme membre du bureau de presse auprès de la Présidence du Conseil des ministres autrichien, un bureau dont le pouvoir effectif dans l’administration autrichienne était notable31. Menger resta en contact étroit avec Szeps et fut correspondant régulier du Neues Wiener Tagblatt – les exégètes soupçonnant aussi nombre d’articles non signés d’être de lui.
32Cette double position entraînait moins de conflits d’intérêt (leur confusion régnait plutôt sciemment dans les milieux dirigeants viennois) que des contradictions théoriques. Ainsi, selon Friedrich von Wieser, élève de Menger, théoricien de l’économie « autrichienne » et plus tard ministre, le jeune Menger se trouva embarrassé car, chargé d’un compte rendu sur la situation du marché, il fut tiraillé entre la théorie traditionnelle, classique, des prix, d’un côté, et les jugements de ses collègues plus expérimentés, de l’autre. Il est difficile de dire (avec Hayek, qui rapporte aussi cette anecdote) si c’est bien là l’origine des études intenses d’économie politique dans lesquelles Menger s’absorba à partir de l’automne 1867. Il reste néanmoins vrai que Menger peina à s’accommoder de la contradiction qui voudrait que ce qui vaut dans la théorie (qu’on enseigne !) soit superflu dans la pratique des affaires dont on est responsable ou des lois qu’on propose sur ces pratiques. La cohérence doit prévaloir32.
33Notons ici, à propos des contradictions théoriques, que l’hostilité à l’usage des mathématiques que Menger a toujours manifestée dans ses jugements sur la méthode en économie a conduit les commentateurs à mettre en question sa capacité en mathématiques : le refus de l’outil était-il motivé par un manque de maîtrise ? Ce sont en fait des arguments théoriques qui fondent ses considérations, sur lesquelles nous reviendrons, et non pas quelque lacune : Carl Menger possédait les mathématiques utilisées en économie de son temps (quoique encore embryonnaires), et usait notamment des statistiques pratiquées pour la Bourse et les commissions gouvernementales, en particulier la réforme sur la monnaie33.
34Trois ans plus tard, en 1871, Menger fera paraître son chef-d’œuvre, les Grundsätze der Volkswirtschaftslehre (Principes d’économie politique). Menger reste à Vienne, en contact avec les instances gouvernementales. Il a préféré la science à la carrière de haut fonctionnaire, d’ailleurs peu documentée dans son cas en dehors de ses travaux en commission34. Il obtient la qualification qui lui donne le droit d’enseigner en 1872. Il refuse les postes offerts aux Universités de Karlsruhe et de Bâle, puis à l’Institut polytechnique de Zurich. En 1873, il est nommé Professor Extraordinarius à l’Université de Vienne où il devient Professeur « ordinaire » (c’est-à-dire titulaire) d’économie en 1879.
35Comme membre de commissions gouvernementales, Menger poursuit le rôle de « Conseiller du prince », dans la tradition des universitaires germaniques. Mais il n’eut pas seulement affaire aux cabinets ministériels. Il fut en contact direct avec la famille impériale, comme précepteur du prince héréditaire Rodolphe (Kronprinz Rudolf) dans l’intervalle de ses années d’« extraordinariat » à l’Université. Plus que ses frères Max et Anton, Carl entra ainsi directement en contact avec les lieux du pouvoir, pour lesquels les Chambres n’étaient qu’un obstacle ou un instrument, et non le siège de la puissance légitime et efficace. En 1876, Carl accompagna le jeune prince héritier lors de son « grand tour » de l’Europe de l’Ouest : Îles britanniques, France, Allemagne, Suisse, etc., qui fut l’occasion de leçons sur la modernité économique et politique, permettant de saisir les caractéristiques des contrées visitées.
36Le détail du trajet de ce voyage ainsi que des leçons données par Menger au prince-héritier est connu35. En même temps qu’il montrait les réalisations de l’industrie anglaise, Menger replongeait le prince dans les textes d’Adam Smith, l’initiant à la variété des lectures de l’œuvre du père de la discipline économique – des approches différentes dominaient en effet l’école libérale anglaise, notamment celle dite « de Manchester », et le monde germanique, des historicistes allemands jusqu’à Anton Menger. Menger œuvrait en pédagogue, et son discours, certes contraint par son rôle officiel, devait préparer l’action impériale future, si le prince ne s’était plus tard lui-même donné la mort. Qu’en eut-il été de l’Empire ? Impossible à savoir, mais il importe de retenir que le contenu de l’enseignement dispensé par Menger était conforme à celui qu’il donnait à l’université, toutefois avec une ouverture d’esprit remarquable. Y voir un gage de « libéralisme » libre-échangiste constitue sans doute une interprétation partielle et partiale (Streissler), mais tant en économie qu’en politique, il était certes assez libéral eu égard à l’esprit de la cour de Vienne. Menger ne dispensait pas pour autant sa propre théorie à celui qui devait devenir empereur, mais il l’initiait à la lingua franca des dirigeants d’Europe de l’Ouest, présentant en détail les diverses doctrines.
37Une relation de grande confiance s’établit à cette occasion entre Menger et son élève, au point qu’ils rédigèrent lors de cette tournée européenne un petit essai intitulé La noblesse autrichienne et sa vocation constitutionnelle, publié (anonymement) à Munich en 1878. L’esprit de responsabilité nationale de la gentry anglaise apparaît certes idéalisé, mais il sert de contrepoint à de dures critiques à l’égard des rejetons de la noblesse autrichienne, préoccupés exclusivement de chasse et de bals, de parades militaires et des œuvres de la famille Strauss36. Après ce voyage, Menger maintint fort lien d’amitié avec Rodolphe. L’appétit intellectuel du prince trouvait ainsi à se satisfaire quelque peu, loin des fastes, mais aussi de l’ennui, de la Cour. Menger lui fit connaître le milieu intellectuel et journalistique, et le présenta notamment à Szeps, qui publia de 1883 à 1885 dans le Neues Wiener Tagblatt des articles (non-signés) du prince37. Menger fut mal vu de la Cour habsbourgeoise : son rationalisme ne pouvait que heurter le catholicisme spiritualiste enthousiaste et dévot de la noblesse38.
38Mais, de fait, le voyage en Europe de l’Ouest sembla avoir momentanément dissipé le malaise que l’héritier ressentait à la Cour pétrie d’usages surannés et de préjugés hors d’âge – ceux-là mêmes dont l’impératrice Élisabeth (« Sissi ») avait elle-même souffert et qu’elle tentait de fuir en voyageant à travers toute l’Europe, en élisant la Hongrie, isolée, sauvage et rebelle, comme sa terre de prédilection. L’élan novateur de Menger et sa relation d’affection sincère ne suffirent cependant pas à éliminer les causes profondes du mal-être du prince. L’aboutissement tragique en est connu : Rodolphe se suicida à l’occasion de la partie de chasse organisée à Mayerling le 30 janvier 1889, privant l’Empire d’héritier et laissant le vieil Empereur François-Joseph, qui régnait alors depuis plus d’un demi-siècle, conduire un deuil qui était presque déjà celui de l’Empire.
Une école nouvelle d’économie politique
39Outre son activité de chroniqueur occasionnel de la vie économique, et de haut fonctionnaire en réserve du gouvernement et régulièrement sollicité comme expert, Menger mena une longue et fructueuse carrière universitaire. Avec la protection de Lorenz von Stein, il obtint un poste à l’Université de Vienne, bien que les deux économistes n’aient partagé en rien les mêmes conceptions quant à la théorie économique « pure » 39. Menger occupa la chaire d’enseignement qui passa de l’intitulé de Kameralwissenschaften à celle d’« allgemeine reine Theorie der Wirtschaft », c’est-à-dire de « théorie économique générale pure ». Surtout, Menger, reconnu plus tard comme le fondateur de l’école « autrichienne », mena à bien le projet de réformer la science de l’économie politique (Wirtschaft ou politische Ökonomie), dont les Grundsätze de 1871 devaient être le premier jalon. En évinçant l’usage des concepts collectifs – tels précisément que ceux de peuple (Volk), ou de nation (Nation) dans les appellations allemandes de l’économie : Nationalökonomie ou Volkswirtschaftslehre, au profit d’une analyse strictement individuelle ayant une validité à titre général et non pas historique (située dans le temps et l’espace), Menger entendait sortir la science de l’état auquel l’usage de ces concepts collectifs l’avait conduite en Allemagne et qu’il jugeait très insatisfaisant. Il écrivait ainsi, dès l’Avant-propos des Grundsätze :
Si, à notre époque, les avancées dans le domaine des sciences de la nature ont rencontré une reconnaissance aussi générale et aussi heureuse, alors que notre science reçoit si peu de considération et que sa valeur se trouve si souvent remise en question – ceci, dans les cercles mêmes de la vie pratique dont elle devrait fonder l’activité –, la raison de cela ne peut laisser place à aucun doute. Jamais il n’y eut d’époque où les intérêts de la science fussent placés plus haut que dans la nôtre ; jamais le besoin d’un fondement scientifique de l’activité commerciale et économique n’a été ressenti de manière si générale et si profonde ; jamais non plus la capacité des praticiens de tous les domaines où s’accomplit le travail des hommes n’a été plus grande que de nos jours pour mettre à profit les conquêtes de la science. Ce ne peut donc pas être une suite de la légèreté ou de l’inaptitude de ces praticiens, si ceux-ci, insouciants des développements de notre science jusqu’aujourd’hui, consultent uniquement leur propre expérience dans le cadre de leur activité économique ; cela ne peut pas être la suite d’un rejet arrogant du point de vue plus approfondi de la vraie science [si celle-ci] offre au praticien des faits et des relations qui décident du succès de son activité. Pas plus la raison d’une indifférence si frappante ne peut-elle être cherchée nulle part ailleurs que dans l’état actuel de notre science elle-même, et dans l’infécondité jusque aujourd’hui de ses efforts en vue de conquérir ses propres fondements empiriques.
Voilà pourquoi une recherche nouvelle de cette sorte dans cette direction tire d’elle-même son bien-fondé, aussi faibles soient les forces avec lesquelles elle peut être entreprise. Ambitionner l’exploration des fondements de notre science impose de consacrer sa force à la solution de la présente tâche, dans la plus étroite liaison avec le bien-être des hommes ; d’autre part, de servir un intérêt public de la plus haute importance et d’ouvrir une voie dans laquelle l’erreur même ne soit pas tout à fait sans profit40.
40Les Grundsätze sont le chef-d’œuvre de Carl Menger dans la théorie économique, et la pierre fondatrice de l’école nouvelle qu’il constitua autour de lui. Le volume, annoncé comme le premier volume d’un projet plus vaste qui ne verra cependant pas le jour41, n’eut pas la suite que Menger entendait lui donner, notamment parce qu’il n’eut pas la réception espérée par lui et que la polémique qui s’ensuivit avec les économistes de l’Université allemande, sous la houlette de Gustav von Schmoller, devait occuper Menger pendant les deux décennies suivantes. Le temps de préparation des Grundsätze avait au contraire été relativement court : autant que ses brouillons nous permettent d’en juger, elle dura de l’automne 1867 à la publication en 1871. En revanche, en faire accepter les idées fut une tâche d’une autre ampleur, un véritable combat passé dans l’histoire de la pensée économique sous le nom de « Querelle des méthodes » (Methodenstreit), moment central dans l’histoire des études économiques qui eut pour apogée la publication par Menger en 1883 de ses Untersuchungen über die Methode der Socialwissenschaften und der politischen Ökonomie insbesondere (Recherches sur la méthode des sciences sociales et de l’économie politique en particulier).
41Menger n’avait pas abandonné la théorie pour autant. D’une part, outre les articles méthodologiques et ses activités de conseil auprès du gouvernement, il écrivit nombre d’articles plus courts traitant, par exemple, de la théorie monétaire, développant des aspects des Grundsätze (le chapitre VIII portait déjà sur la monnaie). D’autre part, Menger n’eut de cesse de corriger ses Grundsätze en vue de fournir une seconde édition révisée et les volumes suivants de son projet initial42. Menger ne donna pas cette seconde édition, mais son fils devait en publier une autre, à titre posthume, en 1923, sans disposer toutefois des documents, de sorte qu’une lacune fondamentale dans la connaissance de la pensée de Carl Menger demeura, laissant le champ libre à diverses interprétations (que nous évoquerons dans le chapitre V).
42Quant à son projet de diffuser une théorie pure, Menger n’en forgea pas seulement les concepts fondamentaux, mais encore les outils institutionnels. Il fallait à Menger opposer son « école » à ses adversaires principaux, les économistes du monde académique « prussien », à savoir les représentants de l’École historique allemande sous la houlette de Schmoller. Pourtant, à l’origine, le projet de Carl Menger pouvait s’entendre comme un achèvement de l’entreprise critique de l’économie politique classique entamée en Allemagne43. Les Grundsätze avaient été respectueusement dédicacés à Roscher, le fondateur de la « vieille » École historique allemande, cela ne doit pas surprendre si l’on observe qu’il s’agissait bien pour Menger, dans un premier temps, de détruire les erreurs des thèses classiques.
43Mais Menger refusait l’abandon de l’ambition théorique auquel menait, à ses yeux, la révision conduite par Schmoller à la tête de l’« École historique ». La polémique du Methodenstreit accentua les oppositions, tandis que la méthode historiciste apparaissait entachée des erreurs classiques (comme la valeur-travail), mais aussi des siennes propres quant à la méthode de la science. Pour contrer ces influences, y compris en Autriche, la constitution d’une école de pensée s’imposait.
44Le réel succès de ses enseignements (cours et séminaire privé en particulier) l’y invitait. Dans les deux pôles du monde germanique, Berlin et Vienne, le débat scientifique impliquait bien entendu des enjeux de pouvoir, au moins académique, quant aux universitaires. La rivalité jamais complètement réglée quant à la prééminence sur le monde germanique se nourrissait alors de telles polémiques – sans évoquer la diplomatie où la défaite de Sadowa avait été décisive. Schmoller disposait de son côté d’un outil, le Verein für Sozialpolitik, fondé à Eisenach en 1872. Menger relevait le défi après le rejet de son ouvrage par la cohorte des historicistes allemands dont il jugeait le comportement indigne de la science.
45Faire école était nécessaire à Menger s’il voulait imposer de nouveau la primauté de la théorie et tirer la science de l’impasse historiciste. Ce n’est pas seulement sa propre théorie que Menger défendait, mais la visée théorique même, délaissée par l’historicisme. Le renouvellement de la science (Wissenschaft) obligeait à engager la lutte également sur le terrain philosophique, notamment la théorie de la connaissance (Erkenntnislehre). Le projet d’une théorie pure de la science économique était-il compatible avec les courants neufs de la pensée philosophique (le néo-kantisme des écoles de Bade et de Marburg, ou au contraire la critique du kantisme menée par ses collègues à l’université de Vienne tel Brentano) ? Menger approfondissait ces questions, comme en témoignent les ouvrages de philosophes anciens ou modernes de sa bibliothèque. Menger abandonna sa chaire, en 1903 (à 63 ans). Il préparait la seconde édition de maître ouvrage de 1871, mais il entendait, autant qu’il est possible d’en juger par les archives, compléter ses connaissances notamment en philosophie et en psychologie. S’il ne put mener la tâche à son terme avant sa mort, en 1921, il avait présenté, au-delà de l’universitaire, la figure d’un grand penseur classique.
Les sources de la pensée d’un « honnête homme »
46Le projet de Menger est à la fois théorique et méthodologique, réaliste et rationaliste. L’examen détaillé du contenu des thèses mengériennes doit s’appuyer sur ses ouvrages, mais aussi sur ses archives, Nachlass qui permet de portraiturer le penseur et de retracer l’élaboration de son œuvre à travers les sources de sa pensée (selon l’expression anglaise : un work-in-progress, ou le terme allemand consacré : une Entstehungsgeschichte). Il en ressort l’image d’un « honnête homme », au sens des Lumières, et dans la « Vienne 1900 » cela constitue une sorte de rappel à l’époque joséphienne. Car, non seulement en France, mais en Autriche également, sous le règne de Joseph II, de 1765 à 1790, les « Lumières » avaient brillé. Joseph II avait fondé la stabilité de l’Empire sur une bureaucratie éclairée, dont le rôle s’était maintenu en s’appuyant sur la loi, contre les privilèges particularistes, et sur la centralisation du pouvoir à Vienne, contre les privilèges locaux. Il avait aussi déployé un esprit d’émancipation et de progrès parent de ceux de la France et de l’Écosse. La servitude avait été abolie dans certaines provinces, tandis que, contre les dévots de la Cour, le rôle de l’Église était désormais étroitement surveillé et contrôlé.
47Ce « joséphisme » avait marqué une rupture entre les ères obscures précédentes et la réaction du xixe siècle – lorsque, à l’occasion du Congrès de Vienne de 1815, Metternich ne mit fin au bruit et à la fureur des guerres napoléoniennes qu’en muselant les aspirations nationales et en rétablissant la mainmise cléricale, notamment à la Cour, tandis que le romantisme appelait au retour à l’âge d’or d’un Saint-Empire germanique sous la tutelle lâche de Vienne. Au contraire, Joseph II s’était également inspiré des doctrines économiques nouvelles. Il mêlait, certes de manière peu cohérente, les traits neufs de la pensée de son époque, la Physiocratie en particulier et le Caméralisme, cette forme germanique du mercantilisme, née trois siècles plus tôt, en Autriche même44.
48De même, contre les doctrines qui se proclamèrent « éthiques » dans les sciences sociales du « socialisme de la chaire » (Kathedersozialismus), en particulier en Allemagne, Menger proposa à nouveaux frais dans le dernier tiers du xixe siècle, son projet de théorie de nature « abstraite » dont la visée générale se rapprochait des Lumières du xviiie siècle. Rappelons que Quesnay et les physiocrates, ou en Écosse, Hutcheson, Smith, sans oublier Hume, partageaient dans leur cadre historique une disposition d’esprit semblable45.
49Dans les ouvrages annotés par Menger conservés dans sa bibliothèque au Japon, de multiples indices montrent que l’économiste aspirait, au tournant 1900, à ces mêmes idéaux de la période des Lumières. Sa bibliothèque laisse une impression claire à cet égard. Menger revient aux origines de la pensée économique, en deçà des hypothèses de Smith, pour discuter la fondation même de la science qu’il pratique, depuis la doctrine d’Aristote jusqu’à la théorie du capitalisme moderne, celui de l’industrie du dernier tiers du xixe siècle. Il repère les fondements philosophiques des théories et les questionne – ainsi, l’idée d’étapes historiques du développement (Entwicklungsstufen, présente chez Hildenbrand et Sombart, notamment). Sa propre théorie s’élabore en s’appuyant sur un immense fonds de connaissance, des Anciens aux modernes qu’il convient d’évoquer.
L’aristotélisme de Carl Menger
50Menger a été influencé par la philosophie aristotélicienne dont un certain nombre de catégories se retrouvent de toute évidence dans ses textes d’économie. S’il est toujours délicat d’utiliser la notion d’« influence », on peut, dans le cas présent, établir de manière définitive l’origine des remarques de Menger en consultant ses notes manuscrites inédites portées sur son exemplaire de l’Éthique à Nicomaque. Nombre de désaccords entre commentateurs dans l’historiographie, nés d’intuitions plus ou moins vérifiées, peuvent ainsi être réglés46, et l’hypothèse d’un aristotélisme mengérien émise par Oscar Kraus dès 1905, peut être justement appréciée47.
51Il ne faut certes pas voir dans la référence au Stagirite un trait spécifique à Menger, le monde académique autrichien étant encore très fortement imprégné d’aristotélisme à la fin du xixe siècle. Menger ne fait là en rien exception. Mais son approche renouvelée et sa lecture hétérodoxe d’Aristote le signalent parmi des pairs toujours prompts à lui opposer comme argument d’autorité une vulgate aristotélicienne « holiste » alors dominante. La lecture de Menger se distingue de celles de la tradition catholique en Autriche, de la lecture luthérienne chez les économistes rivaux de Prusse, ou encore de la vulgate néoidéaliste dans la veine de la conception hégélienne de la Grèce comme « belle totalité » (schöne Totalität). Ces confusions étaient d’autant plus fortes que dans le cadre du Methodenstreit les critiques de Menger étaient souvent mal intentionnés, tandis que ses défenseurs se révélaient maladroits – comme Kraus, imputant à l’étude de la psychè (Ψυχή) aristotélicienne le raisonnement « marginal » (Die aristotelische Werttheorie in ihren Beziehungen zu den Lehren der moderner Psychologenschule)48. Ce n’est pas en ce sens que Menger fit usage des catégories puisées chez Aristote (réalisme, « échelle des biens », triptyque « survivre – vivre (zein) – bien-vivre (euzein) ») même si un parallélisme entre les conceptions peut effectivement être montré. En revenant à la source antique, Menger trouvait des éléments à l’appui de sa propre réflexion. Si la valeur marginale ne se trouve pas à proprement parler chez Aristote, comme le pensait Kraus, il est incontestable que le retour de Menger à Aristote présente une relation directe, non médiatisée par des catégories ultérieures de la pensée, avec ses propres positions fondamentales. Kraus peut, en ce sens, conclure, en citant Wieser, élève de Menger :
« La valeur des biens se déduit de la valeur du besoin » : ce principe de la doctrine économique de la valeur est aristotélicien. Dans l’histoire de la théorie de la valeur, c’est Aristote qu’on doit nommer en première place non seulement dans la chronologie, mais pour son importance49.
52L’idée d’une échelle des biens où la satisfaction des besoins est le but que l’homme, plus ou moins porteur de vertus, poursuit et réalise par ses propres soins pour lui-même, à travers des choix successifs et révisés, peut certes se lire chez Aristote. Encore fallait-il l’insérer dans un sujet de type moderne, c’est-à-dire doué de conscience et dont les choix logiques s’ordonnent selon un ordre subjectif des biens. Ce ne sont pas les qualités objectives des biens, mais la perception que le sujet prend d’elles en fonction de l’information et du temps dont il dispose, en raison de son ignorance aussi et de ses goûts incommensurables à ceux des autres, qui permet seule d’élaborer un cadre théorique tel que celui des Grundsätze.
53Il apparaît, en effet, tant dans les annotations marginales manuscrites de Menger sur sa copie de ses Grundsätze de 1871, que sur son exemplaire de ses Untersuchungen de 1883, qu’une série de notes renvoient directement aux annotations portées sur le volume de l’Éthique à Nicomaque qu’il possédait (traduction de Rieckher). Les citations renvoient principalement à l’Éthique à Nicomaque, qui était, dans les termes d’Aristote, sa propédeutique à la Politique. Il faut signaler aussi qu’à la fin de la traduction allemande qu’utilisait Menger, figure le premier des deux textes apocryphes désignés sous l’appellation d’Économiques et, encore à l’époque de Menger, attribués à Aristote50. Enfin, si Menger utilise la traduction allemande, en latiniste et helléniste distingué, comme le voulait alors l’Université, il se référait aussi au texte original.
54Les remarques propres à Menger offrent une correspondance flagrante parfaite avec les notes qu’il a portées sur ce volume d’Aristote, de sorte qu’il n’y a pas de doute sur le fait que c’était là un ouvrage de travail majeur pour lui, notamment sur la question de la valeur et des ordres de biens, sur la théorie des biens (Güterlehre) qui ouvre les Grundsätze, et sur d’autres thématiques induisant pour l’exégète une meilleure compréhension des textes mêmes de l’économiste viennois. Menger cherchait chez le Stagirite les intuitions fondamentales quant à l’échange et il découvrit une certaine parenté avec ses propres idées. Ces idées se lisent sous sa plume comme clairement pensées à partir du philosophe antique51.
55Sur le terrain académique, il voulut aussi en tirer des arguments d’autorité. Ceux-ci étaient alors de mise et il n’était pas rare, encore à la fin du xixe siècle dans l’Université contrôlée par un pouvoir catholique, et même peut-être plus qu’à l’époque des Lumières joséphiennes, de discuter les thèses de la science en invoquant Aristote ou saint Thomas. Menger, lorsqu’il était précepteur du prince héritier Rodolphe, avait fait l’expérience du danger de l’accusation formulée à demi-mot de « modernisme » ou de « libéralisme d’esprit », assimilés à de l’impiété. Ne fût-ce que pour répondre à ses détracteurs, Menger donna donc une étude textuelle d’Aristote. Cette savante réplique philologique constitue l’Appendice VII des Untersuchungen de 1883.
56Leçon magistrale contre ceux qui, dans l’Université, entendaient lui opposer l’autorité du Stagirite, l’explication de texte fournie là porte sur les premières lignes de la Politique d’Aristote. Menger répond en détail à l’accusation selon laquelle son système, celui publié dans les Grundsätze de 1871, serait incompatible avec l’enseignement aristotélicien, principalement en raison de son individualisme de méthode. Loin de dénoncer l’usage de l’argument d’autorité, Menger le retourne contre ses adversaires. Son commentaire circonstancié de l’incipit de la Politique démontre que si « l’homme est un animal politique », du moins jamais Aristote n’avait-il entendu par là que la Cité fût première. L’homme est considéré par Aristote premièrement comme un individu, tant au plan de la chronologie de la fondation des cités (avant lesquelles il y avait déjà des hommes), qu’au point de vue logique de la formation successive de groupements (familles, clans, tribus, etc., jusqu’à la cité) constitués des mêmes individus soucieux de satisfaire leurs besoins personnels et de se reproduire. Enfin, au plan ontologique, c’est mal interpréter la nature « politique » de l’homme que de déduire de la formule « animal politique » qu’il veuille satisfaire le collectif et non lui-même au sein d’une collectivité donnée. Plus qu’il ne réplique à ses contradicteurs, Menger relit Aristote pour donner une vision neuve de l’argumentaire du philosophe antique.
57En connaissance de cause, Menger se réclame donc de l’autorité du grand Ancien pour justifier ses propres découvertes et en tirer parti dans les controverses à propos de la nouvelle école qu’il fonde. Si certains, comme Kraus, la nommèrent précipitamment « psychologique », il faut seulement comprendre que l’école est « marginaliste » en un sens « pur » (nous y reviendrons), et les erreurs d’interprétation seront encore nombreuses dans la postérité. À force de souligner combien la « théorie de la valeur » chez Menger et « les Autrichiens » était proche d’Aristote, Kraus met en porte-à-faux les commentaires sur l’aristotélisme de Menger en attribuant rétrospectivement des conceptions « autrichiennes » à Aristote. Menger a bien lu, et annoté abondamment le Stagirite et sa discussion des concepts antiques, en particulier dans l’appendice des Untersuchungen et dans les notes pour la seconde édition jamais donnée de ses Grundsätze, prouve qu’il les a incorporés à sa propre analyse de l’échange. Il est plus difficile d’en dire autant de la postérité de Menger et de l’« école autrichienne » – nous le verrons à la fin de ce volume.
Les sources philosophiques modernes
58Même si les Anciens inspirent un économiste du xixe siècle comme Menger, la source majeure de sa réflexion et de ses préoccupations reste bien entendu avant tout moderne. En réalité, Menger a, là aussi, beaucoup lu et annoté, utilisé bien des textes que le Nachlass nous rend accessibles. Là encore, des luttes entre courants de pensée sont à relever.
59Ainsi, en montrant la convergence entre Menger et Aristote, il s’agissait aussi pour Kraus de disqualifier certains types d’économie contemporain de Menger, avant tout ceux inspirée tant de la philosophie politique anglaise que de l’idéalisme dialectique allemand ou du rationalisme français. C’est d’abord contre l’approche de l’esprit et de son fonctionnement par l’idéalisme ou l’historicisme romantique que les penseurs autrichiens (Kraus est à Prague, mais le centre reste Vienne) s’élèvent. Dans le débat néo-kantien de la vie intellectuelle autour de 1900, Brentano, Bolzano et d’autres philosophes contemporains de Menger proposent des voies différentes du criticisme et de l’idéalisme. Menger n’entre pas directement en contact, même si ce sont ses collègues à Vienne. Les notes suggèrent que son combat contre les économistes des Universités d’Allemagne l’occupe pleinement. Mais il se tient informé de ce qui peut servir ses objectifs en science économique.
60Kraus voit ainsi chez lui des arguments anti-hégéliens et anti-marxistes. Il extrapole là encore. Mais le fond autrichien d’opposition à l’héritage de la pensée allemande, plus précisément prussienne , dominante dans nombre d’enseignements en Autriche même, participe du contexte prégnant. On lit aussi Menger dans cette optique et si, dans les archives, on ne trouve pas de référence aux sciences de l’esprit des philosophes viennois, leur théorie de la connaissance (Erkenntnislehre) qui englobe science économique et sciences sociales contribue à clarifier les philosophies sous-jacentes de ces sciences, et fait surgir une épistémologie économique naissante en tant que telle. Pour Kraus, tout en commentant le rapport à l’Antiquité, la cible est donc moderne. Mais quoi qu’il en soit de cette stratégie, l’opposition au kantisme se trouve justifiée dans le cas de Menger. Un manuel célèbre à l’époque, le Grundriss der Philosophie der neuer Zeit de Friedrich Überweg, est l’un des ouvrages les plus annotés de la bibliothèque de Menger. Dans une note manuscrite en marge d’un passage concernant la Critique de la raison pure de Kant, celui-ci écrit : « Lui [Kant] ne voit pas de raison pure dans l’économie politique théorique !52 »
61Rappelons que l’économie politique n’apparaît chez Kant que dans la Doctrine du droit, qui fait partie de la « Métaphysique des mœurs », dans le champ de la raison pratique, par conséquent. Menger dit donc vrai, au sens où ce domaine est différent de celui de la Critique de la raison pure, et la question à laquelle l’analyse philosophique doit répondre est également distincte. Mais la formule marque aussi la méfiance de Menger pour la « métaphysique », critique ici, idéaliste chez Fichte ou Hegel. Menger évitera donc de se rapporter aux reviviscences néo-kantiennes dans la pensée allemande, et il prendra peu position par rapport à elles – également peu quant aux positions adverses défendues en Autriche. Ce retrait ne signifiait cependant ni qu’il se désintéressât de la philosophie moderne, ni qu’il jugeât la métaphysique incapable de fonder une théorie de la science. Bien au contraire, les œuvres classiques antérieures au criticisme dans l’histoire de la philosophie le retiennent : outre l’Antiquité, le Novum Organum de Bacon lui semble le moment-pivot renversant l’édifice médiéval encore aristotélicien pour basculer vers la modernité. Menger lit avec une certaine prédilection la tradition britannique – Hobbes, Locke, et Hume – qui a contribué à la naissance de l’économie politique chez Smith. Ces Lumières-là, comme celles de Joseph II en Autriche, sont sa source d’inspiration53.
La question de la psychologie moderne
62En philosophie, les sources de Menger, ainsi qu’en témoignent les ouvrages de sa bibliothèque, sont aussi souvent françaises. Parmi les histoires de la philosophie moderne de sa bibliothèque, il privilégie La philosophie du xixe siècle de Félix Ravaisson, le manuel d’Überweg se terminant autour de la Révolution française54. Est annoté l’avant-propos où le traducteur désigne quatre tendances « psychologistes » de la philosophie française :
- Le sensualisme issu des Lumières que Menger connaissait, il avait lu et possédait les Œuvres complètes de Condillac ;
- Le spiritualisme ontologisant d’inspiration catholique, même si l’irrationalisme qui s’adonne à l’introspection portée par l’émotion religieuse laissait Menger froid ;
- Le matérialisme, à distinguer du sensualisme, l’héritage de Diderot et du baron d’Holbach prenant de plus, au long du xixe siècle, une teinte réformiste à laquelle Menger reste réticent, et ce indépendamment des thèmes marxistes.
- 4°. La physiologie, la médecine et leur influence sur la philosophie de la science55.
63L’essor de la psychologie intéressait alors le monde germanique et la psychologie expérimentale de Wundt s’imposait. Mais Menger refusait de fonder les résultats de la théorie économique sur les lois d’autres sciences. Les développements des observations psychologiques qui retiennent le traducteur de Ravaisson Koenig, communs à l’Autriche et à la France, le laissaient dubitatif (en particulier la prégnance d’un catholicisme spiritualiste traditionnel). Pour lui, l’important demeure toujours l’analyse économique et non le point de vue sociologique ou anthropologique, dont l’économiste peut tirer parti dans l’élaboration des conditions particulières d’application des lois générales. Le refus du « psychologisme » ne l’empêche pourtant pas de s’intéresser avec Ravaisson à ces quatre aspects.
64Si la satisfaction des besoins recherchée au plan individuel (Bedürfnisbefriedigung) est bien, pour Menger, la cause du comportement économique de l’homme, l’analyse économique ne doit ni ne peut s’y réduire, contrairement précisément aux interprétations de l’« école autrichienne » en termes de « Psychologenschule » (Kraus) qui prétendent décrire et fonder ainsi l’élément central du raisonnement marginal. Néanmoins, l’intérêt de Menger pour la psychologie doit être à la fois souligné et nuancé, car si la psychologie de l’agent intéresse une conception du comportement économique fondée sur l’individu, il refuse, comme Max Weber plus tard56, que ces sciences soient confondues. La tentation est forte de donner pour base au raisonnement marginal des lois empiriques, telle que la loi psychophysique fondamentale de Weber-Fechner (Psycho-physisches Grundgesetz) qui décrivait comme un résultat d’expérience la décroissance de l’intensité d’un plaisir au fur et à mesure de sa satisfaction, jusqu’à la satiété (Sättigung). Si des mécanismes de ce type peuvent être utiles, c’est seulement à titre d’analogies, et non dans le cadre du raisonnement économique. Là, leur usage témoignerait d’une incompréhension profonde tant de la théorie scientifique de l’économie « pure » que de la méthode de sciences théoriques et empiriques qui vont dans des directions opposées.
65L’économie rationnelle pure doit s’élaborer à partir de concepts a priori, même si les types qu’elle construit peuvent être informés par l’expérience que l’économiste a acquise des phénomènes qu’il étudie. Même alors, elle ne résulte pas elle-même d’expériences dues à des disciplines autres. L’intérêt, comme les réticences, de Carl Menger à l’égard du psychologue expérimental par excellence, Wundt, s’explique ainsi57. En ce domaine, comme dans l’historicisme, l’unification artificielle des Geisteswissenschaften est une illusion dommageable à la science. En psychologie, Menger semble donc manifester sa préférence pour la conception aristotélicienne, celle de la psychè, dans le De Anima (Péri psycheis) qu’il lit comme une phénoménologie rendant compte des causes réelles du comportement.
66Il est temps de conclure l’esquisse de portrait ici tentée. Au tournant du xixe au xxe siècle, la fratrie Menger a épousé le destin de sa patrie austro-hongroise et d’un Empire au crépuscule de sa puissance. Comme l’écrivait Hegel, à l’instar de l’oiseau de Minerve, c’est alors que les philosophes se lèvent. Et Vienne n’en manqua pas. Carl Menger, à sa façon, et en s’appliquant au domaine économique, en fut un. Il s’est distingué, par des concepts spécifiques que les prochains chapitres vont explorer, de la plupart des économistes germanophones, qui avaient rejeté les Lumières accusées d’« abstraction » et les idées de l’« ennemi britannique » et libéral, au profit de l’étude historique « concrète » et de la défense des ambitions nationales. À nombre d’égards, Menger était demeuré un homme des Lumières et sa critique surgissait d’une analyse épistémologique des concepts économiques, et non de positions pro- ou anti-libre-échangistes.
67Ses auteurs de prédilection, parmi lesquels Aristote, Leibniz, les penseurs de la modernité politique britanniques du xviie siècle ou des xviiie et xixe siècles français, ce sont eux que Menger annote et qui nourrissent sa réflexion. Si la bibliothèque d’un penseur peut donner l’idée du style d’un homme, c’est ici celle d’un « honnête homme » des Lumières qui se présente à nous. Des Lumières du xviiie siècle, Menger gardait le goût de la vérification des causes et l’ironie mordante envers les contes prétendument « moraux » dont on berne les crédules : il n’est pas de « dent d’or » qui résiste à la vérification, ni de prétention à l’unité des sciences qui ne cache la prétention à la domination de l’une d’entre elles. Ce qui rendait Menger anachronique, c’était sa tendance à formuler un projet parent de celui des Lumières, un projet de fondation théorique (« abstraite ») des sciences – en l’occurrence, de l’économie politique.
68Menger, en fondant la théorie sur la méthodologie, renouvela ces deux domaines, comme les deux prochains chapitres devront le montrer. Dans la « joyeuse Apocalypse » qu’était la « Vienne 1900 », dans l’efflorescence de toutes sortes de théories et de courants neufs qui devaient révolutionner le siècle suivant, Menger manifestait, lui, le sérieux désuet du penseur éclairé. Et s’il fut le protagoniste majeur de la querelle des méthodes, Menger préparait ainsi l’avenir de la théorie économique. C’est son contenu, par lequel Menger prit lui-même rang parmi les grands penseurs de l’économie de tous les temps, qui doit désormais nous intéresser.
Notes de bas de page
1 Carl Menger devait s’élever contre en particulier l’école de Gustav Schmoller et l’enseignement de l’économie dans les Universités de l’Empire allemand qu’il dirigeait depuis Berlin.
2 Nous renvoyons le lecteur au numéro de la revue Austriaca, n° 50 : Vienne 1900, oct. 2000.
3 C’est d’ailleurs en 1918 dans le Final Report of the Committee on Commercial and Industrial Policy after the War du gouvernement britannique, enquête sur les causes de la Première Guerre mondiale que la réussite exceptionnelle de la Prusse fut soulignée quant à ses exportations d’avant guerre, qui avaient valu au label made in Germany sa réputation, creusant notamment un fossé infranchissable avec la capacité de production de l’Autriche-Hongrie.
4 Carl Menger stigmatisait ce trait en soulignant que, dans l’Empire, le destin des trois fils d’un boulanger était de naturellement devenir, eux aussi, des boulangers.
5 Il faudrait citer Eugen Böhm-Bawerk, Friedrich von Wieser, Josef Schumpeter (en ce qui concerne l’école fondée par Carl Menger, dite « autrichienne »). En particulier le premier tentera de construire une théorie du capital (opposée à celle de Marx). En Allemagne, Max Weber conjugue cette interrogation à la discussion de l’unicité de la modernité occidentale et de l’éthique protestante ; Werner Sombart établit, après Hildebrand, des étapes dans le développement (Entwicklungsstufen) la figure de l’entrepreneur capitaliste et de l’esprit d’entreprise.
6 L’appellation « national-libéral » vient de Prusse. Dans le cas autrichien, elle désignait une sensibilité opposée tant au simple conservatisme de la vieille noblesse terrienne, provinciale et militaire (propriétaires des latifundia, noblesse de Junker) qu’à la social-démocratie qui représentait la classe ouvrière des nouveaux centres industriels. Nombreux parmi les Allemands d’Autriche, les nationaux-libéraux voulaient la modernisation du vieil Empire, à quoi il convient d’ajouter, quant à la question des nationalités (toujours décisive dans l’Empire multinational dirigé depuis Vienne) un pro-germanisme certes « compréhensif » envers les minorités, mais surtout, et malgré le souvenir de Sadowa, désireux d’« une alliance dûment scellée et garantie avec le nouvel Empire allemand [dirigé depuis Berlin], seul moyen de résoudre peu à peu le problème de la quadrature du cercle, c’est-à-dire de l’unité allemande » : Bismarck, Pensées et souvenirs, 1892, tr. Fr. J. Rovan, Calmann-Lévy, Paris, 1984, p. 327.
7 Die Verwaltungslehre : avec la « monarchie sociale » (das soziales Königtum), c’était là le terme constitutif de la pensée de Stein, professeur ordinaire à l’Université de Vienne. Son manuel de Théorie de l’administration (1865-1869) fut peut-être le traité le plus célèbre de son époque dans le monde germanophone. Il fixait les conditions d’un cadre moderne réalisable sous l’autorité monarchique grâce à un corps de fonctionnaires dévoués. Stein soutint la candidature de Carl Menger à l’Université de Vienne, bien qu’il ne partageât en rien ses conceptions d’une théorie économique « pure ».
8 Nombre d’auteurs de projets émigraient, aux États-Unis notamment. Certains feront fortune, comme Tesla qui devait y collaborer avec Edison, puis concurrencer ce dernier – mais les exemples moins connus sont pléthore.
9 Bientôt mise sur le compte de la « banque juive » par les élites catholiques, elle manifestait en réalité la faiblesse fondamentale du système financier (outre la corruption qui l’accompagnait de manière généralisée).
10 Et cela conformément aux prédictions non seulement des socialistes (marxistes ou pas), mais encore des observateurs formés à la sociologie du mouvement social par Lorenz von Stein. Stein s’était installé à Vienne et y avait été anobli après l’échec de la révolution allemande de 1848 et sa participation au « Parlement de Francfort ».
11 Ce dernier avait unifié le Parti social-démocrate au Congrès de Hainfeld en 1888, pour en faire l’instrument, toujours plus puissant, du mouvement populaire. Il s’agissait de contester la domination du nouveau pouvoir capitaliste naissant auquel l’ouvrier était confronté, et moins celle, plus traditionnelle, du patriarcat encore exercé par la noblesse rurale, qui avait en somme un ennemi commun dans les capitalistes modernes.
12 Cité in Heinrich Benedikt, Die Monarchie des Hauses Österreich, Munich, 1968, p. 181.
13 Cf. chapitre II infra.
14 Anton Menger s’opposait ainsi directement à Marx. Il n’hésitait pas non plus à l’accuser (à tort) d’avoir plagié l’économiste anglais W. Thompson. Schumpeter rendit justice à Marx en indiquant à son tour qu’A. Menger, qui n’était pas économiste après tout, s’était révélé mauvais juge de l’analyse économique marxienne : Schumpeter, History of Economic Analysis, 1954, p. 480. Cela pouvait d’autant moins échapper à la sagacité de Schumpeter dans son exhaustive Histoire de l’analyse économique, qu’il avait pu, jeune, côtoyer les Menger déjà âgés à Vienne, avant de s’exiler aux États-Unis. L’irréductible hostilité entre les fondements des différents socialismes trouve une illustration supplémentaire ici quant aux conceptions de la réforme et du rôle du droit.
15 Vilfredo Pareto ne s’y trompa pas qui traita d’Anton Menger dans sa critique des « systèmes socialistes ». En France, Alfred Bonnet publia la traduction de l’ouvrage. La réputation d’Anton Menger s’établit aussi sur l’avant-propos très louangeur de Charles Andler (Le droit au produit intégral du travail, Paris, Giard et Brière, 1900). La même année, paraissait une version anglaise par Foxwell (The Right to the Whole Produce ofLabour, Londres). Pareto, Vilfredo, Œuvres complètes, volume V (dans la réimpression exhaustive due à Busino), section « Les systèmes socialistes » (Pareto y reprend en particulier ses textes de 1902-1903), Genève, Droz, 1965. L’ouvrage français, au préfacier prestigieux, n’est plus disponible que dans quelques bibliothèques, tandis que le volume anglais a été réédité en 1962 à New-York (éd. Kelley).
16 Le sous-titre français « Étude historique » conforme au titre allemand, souligne ce choix méthodologique, qui correspond à la méthode alors dominante de l’« exposé historique » donné comme plus « scientifique » parce qu’appuyé sur le « réel observable » de l’histoire. Cela éloignait complètement Anton de Carl, avec qui les relations se tendirent, Carl lui-même déclarant regretter cette séparation intellectuelle, mais ne cédant jamais sur ce point que le savant ne doit pas prendre parti pour une « cause » mais seulement présenter, sans passion, la science « pure ».
17 « On peut même considérer cette reconnaissance comme le signe caractéristique qui permet de distinguer les partis proprement socialistes des partis purement réformistes, qui veulent aménager l’organisation sociale tout en conservant ses bases essentielles » : Anton Menger, Le droit au produit intégral du travail, trad. Ch. Andler, pp. 212-213.
18 Ibid., pp. 213-214, l’autre programme consistant à réaliser le droit à l’existence que la société doit garantir à ses membres. Les considérations de philosophie du droit se mêlent ainsi à une attention extrême au droit positif.
19 Rapporté au calcul de ce qu’il en coûte pour produire une unité supplémentaire d’un bien en employant un ouvrier supplémentaire, le calcul qui préside à l’embauche révèle un raisonnement économique spécifique, dit « à la marge », dont Carl Menger devait découvrir la pertinence pour une théorie pure (voir le chapitre suivant).
20 Ibid., pp. 25-26. Nous soulignons.
21 L’État commercial fermé (1800) a suscité ce qu’on a appelé le « socialisme fichtéen ». Nous renvoyons à notre analyse : Critique de l’économie politique classique, Paris, PUF, 2004, chap. « Fichte et la critique du hasard libéral ».
22 A. Menger, op. cit., p. 213.
23 Seule son habileté au compromis permit la naissance d’une République sur les débris de l’Empire détruit au sortir de la Première Guerre mondiale, notamment au traité de Saint-Germain-en-Laye (1919).
24 Un exemple : en novembre 1905 une immense manifestation témoigna la sympathie des « rouges » de Vienne à l’égard de la révolution avortée en Russie. La rhétorique enflammée et la pratique réformiste se mariaient de plus en plus au fur et à mesure que l’influence du parti croissait (il entra au Parlement en 1907 avec 87 députés).
25 Selon Menger, comme plus tard Max Weber, les Kollektivbegriffe sont erronés. Voir nos annotations à la lettre de Weber à Liefmann du 9 mars 1920, Revue française de sociologie, trad. Grossein, 2005/4, pp. 923-926 et le chap. III.
26 Et ce, même s’il se fit appuyer par le ministère pour affronter le poids institutionnel de l’École historique allemande, comme le prouve sa correspondance – la correspondance entre Menger et le Kultusministerium est rapportée en partie dans : Ikeda Y., Entstehungsgeschichte der “Grundsätze” Carl Mengers, 1997, Scriptura Mercaturae Verlag. Autre précaution pour un commentateur circonspect : ne pas lire directement les thèses de Menger dans ses leçons au prince héritier, réunies par Streissler, E. : Lectures to Crown Prince Rudolf, Aldershot, E. Elgar, 1994.
27 Il y avait là deux Universités, l’une où l’on enseignait en allemand, la seule langue d’abord autorisée, et l’autre, bilingue, après que le pouvoir impérial avait accédé à la requête des Tchèques d’une université dans leur langue.
28 Le cursus complet de Menger est détaillé dans Ikeda Y., Entstehungsgeschichte, op. cit.
29 Le terme vient de la « Chambre » (Kammer), c’est-à-dire le corps d’administration du « Trésor public » qui se confondait au xve siècle avec le « Trésor du Prince ». Depuis la première « Chambre de cour » (Hofkammer) instituée par Maximilien Ier en 1498, la tradition demeura ininterrompue jusqu’à l’orée du xixe siècle (Tautscher A., entrée « Kameralismus », Handwörterbuch der Staatswissenschaften, 1956). Les connaissances en « sciences de la Chambre » (Kameralwissenschaften) évoluèrent en disciplines de gestion publique administrative (Verwaltungslehre) diverses autres « sciences d’État » (Staatswissenschaften), dont les « finances » (Finanzwissenschaft) et la gestion du budget (originellement le Trésor de l’Empereur). L’ensemble de ces matières est parfois encore regroupé sous l’ancienne appellation de Polizeiwissenschaft où « police » (« Polizei ») signifie, au sens ancien, l’administration du bien commun (bonum comune) incarné par le prince. Nous revenons sur certains traits proprement germaniques du Kameralismus à propos de la méthodologie de l’économie politique en Allemagne (chapitre III).
30 Comme le rappela plus tard Hayek dans son introduction à la réimpression des Œuvres complètes (GW, Londres, 1930-1934. Nous renvoyons à la liste des abréviations pour les éditions des textes de Carl Menger).
31 Tant Hayek que les historiens de l’Empire en font foi (notamment Johnston, W., The Austrian Mind. An Intellectual and Social History 1848-1938, U. California Press, 1972, tr. Dauzat, L’esprit viennois, 1985).
32 Cette opposition entre « le monde des affaires, la jurisprudence, et les économistes voués à la pratique [d’une part] plutôt qu’à la spéculation [d’autre part] » devait marquer durablement son esprit de méthode, puisqu’il la souligne dans ces termes dans un article écrit un quart de siècle plus tard en 1892 : Monnaie, p. 161.
33 Hayek défend ce même point de vue dans l’entrée « Menger, Carl », International Encyclopaedia of the Social Sciences, 10, 1968, p. 124-127. Le fils de Carl Menger, le mathématicien Karl Menger, était, lui, plus réservé sur les capacités paternelles. Mais c’est assez compréhensible, le niveau d’exigence d’« habileté mathématique » étant plus élevé chez lui, un professionnel, et cinquante ans plus tard. L’usage des mathématiques en économie au xixe siècle était encore plus illustratif et statistique que théorique et heuristique. Nous reviendrons dans le chapitre III, consacré à la méthode, sur les arguments de principe « anti-mathématiques » de Menger père.
34 GW, vol. IV, divers articles sur la Valutareform du début des années 1890, moment de crise en Autriche.
35 Par E. Streissler, en traduction anglaise ( !) : Lectures to Crown Prince Rudolf by Carl Menger, E. Elgar, 1994.
36 Le texte se trouve aujourd’hui dans : Kronprinz Rudolf, Majestät, ich warne Sie..., dir. Hamann, Munich-Zurich, Pieper Verlag, 1987, pp. 20-52 – le texte attribué en propre à Menger se trouve pp. 36-42.
37 La chose était officieusement connue de son vivant, et fut plus tard souvent rapportée (ainsi Johnston, op. cit.).
38 Un bon connaisseur (et ennemi) de Vienne, le Chancelier de Prusse Bismarck, écrivait, à propos de la Cour d’Autriche : « [...] avant tout, l’impossibilité où l’on est de prévoir si des influences du confessionnal ne s’exerceraient pas sur les décisions politiques », Pensées et souvenirs, 1892, op. cit., p. 210.
39 Menger avait déjà publié les Grundsätze quand il reçut le soutien de Stein. Plus tard, il devait lui rendre hommage en prononçant son oraison funèbre (GW vol. III, pp. 259-262). Mais sur le plan de la méthode et de la science, les deux penseurs s’opposaient complètement (cf. chapitre III). De plus, les notes personnelles de Menger montrent qu’il éprouvait en réalité du mépris pour le style d’économie pratiqué par Stein. Elles montrent aussi qu’il avait lu, annoté et utilisé la Verwaltungslehre et le Lehrbuch der Nationalökonomie de ce dernier.
40 Grundsätze, p. V (notre traduction).
41 Nous y reviendrons dans le chapitre II, ainsi que sur les notes laissées par Menger dans le but d’une réédition.
42 Les annotations dont il chargea l’exemplaire envoyé par son éditeur, Wilhelm Braumüller, en portent témoignage. Elles ont d’autant plus d’intérêt qu’elles sont demeurées jusqu’ici inédites. Nous avons pu les décrypter, les transcrire et les traduire, à partir des archives conservées au Japon.
43 Nous renvoyons à notre Critique de l’économie politique classique, op. cit..
44 La tradition caméraliste (cf. note 29 supra) est restée ininterrompue de Maximilien Ier en 1498 jusqu’à l’orée du xixe siècle. Les Kameralwissenschaften avaient cependant évolué, en particulier dans le cadre des Lumières joséphiennes, en une administration publique (Verwaltungslehre) fondée sur l’idée d’unité, notamment de langue, de culture et de « race », et dans le souci de l’intérêt commun des peuples germaniques. Le lecteur italophone se reportera à la somme : Schiera P., Il Cameralismo e l’Assolutismo tedesco, Milan, Giuffrè, 1968. La jonction opérée au xviiie siècle, entre « fiscalisme » du Trésor impérial et premier caméralisme juridique élaboré dans l’Autriche habsbourgeoise dominant le Saint Empire, avait évolué en formes variées de mercantilisme qui dictaient les politiques économiques neuves des princes d’Europe. Issu du droit appliqué à la gestion du Trésor du prince, le fiscalisme est source d’un discours économique émancipé des thématiques scolastiques de la double nature spirituelle et temporelle de l’action économique (qui se lisait typiquement dans l’analyse donnée de l’usure). Le discours « éthique » en économie pouvait être d’origine thomiste, franciscaine ou scotiste, mais sortir de l’ombre de la philosophie antique (aristotélicienne) et de la dogmatique chrétienne imposait un passage par un rationalisme dont le caméralisme fut le premier jalon.
45 Exposée notamment, pour le cas français, dans : Larrère C., L’invention de l’économie politique au xviiie siècle, Paris, PUF, 1992, et une synthèse pour le cadre écossais : Waszek N., L’Écosse des Lumières, PUF, 2003.
46 Les disputes érudites sur l’« aristotélisme de Menger » naissent, comme beaucoup d’autres, notamment de ce que l’intuition, née de rapprochements conceptuels, demeure toutefois souvent sans preuves philologiques : il en va ainsi chez Barry Smith, « Aristotle, Menger and Mises : an Essay in the Metaphysics of Economics », History of Political Economy, 1990 ; Caldwell B. (dir.), Carl Menger and his Legacy in Economics, supplément, pp. 263-288, ce qui suscite des réticences, chez Erich Streissler, par exemple.
47 Les manuscrits font foi. Voir : Campagnolo, Gilles, « Une source philosophique de la pensée économique de Carl Menger : l’Éthique à Nicomaque d’Aristote » in Revue de philosophie économique, n° 6, 2002/2, pp. 5-35. Mentionnons le travail séminal de Kauder sur ces archives dans plusieurs copies dactylographiées de notes conservées à l’Université de Hitotsubashi (1959-1960). Nous en avons bénéficié aussi.
48 Zeitschrift für die gesamte Staatswissenschaft, Tübingen, Laup’schen Buchhandlung, 1905.
49 « “Der Güterwert ist vom Bedürfniswert abgeleitet” : dieser Fundamentalsatz der ökonomischen Wertlehre ist aristotelisch. In der Geschichte der Werttheorie wird Aristoteles (...) nicht nur der Zeit, sondern auch der Bedeutung nach stets in erster Reihe genannt werden müssen » : nous traduisons la citation rapportée sans autre précision par Kraus (1905, op. cit., p. 592) qui la rapproche de passages de l’Éthique à Nicomaque (VIII, 15, 1163a10 et IX, I, 1167a22.). Sur ce point, voir aussi : Campagnolo, G. et Lagueux, M., « Les rapports d’échange selon Aristote. Éthique à Nicomaque V et VIII-IX », Dialogue, Montréal, 2004, 43/3, pp. 443-469.
50 Alors qu’ils furent vraisemblablement écrits par un disciple : voir l’introduction de Groningen et Wartelle, traducteurs des Économiques (Budé, Les Belles Lettres, Paris, 1966). Ces textes sont d’un intérêt secondaire pour nous puisqu’ils traitent, conformément à l’étymologie, d’économie domestique et non politique.
51 Ces preuves philologiques sont demeurées inédites jusqu’ici, hormis le travail de Kauder qui, en 1960, avait signalé ces ressources. Voir notes 47 et 49.
52 « Er sieht in der theor[etische] Nat[ional]ök[onomie] keine reine Vernunft ! » : Überweg F., op. cit., p. 172. Les pages suivantes du manuel (pp. 177 à 208) et leurs notes ont malheureusement disparu du volume.
53 Voir notre : Critique de l’économie politique classique, op. cit., chap. : « Menger et la tradition britannique ».
54 Traduction du manuel de Ravaisson par le Dr. Edm. Koenig : Die französische Philosophie 19 Jhdt., Eisenach,, J. Baumeister, 1889. L’histoire de Ravaisson est la rivale de celle des Philosophes français du xixe siècle de Taine, qui appliquait sans aménité sa doctrine de la race, du milieu et du moment à ceux qui ne l’avaient pas laissé prendre sa place parmi eux, et de l’état des lieux, hérité de l’éclectisme cousinien et de la tradition spiritualiste de Paul Janet.
55 L’étude des seuils de stimulation (Reizschwelle) acquiert alors une importance primordiale pour la connaissance du comportement humain en réaction à des stimulations toujours subjectives, qu’elles soient internes (sensations de faim, de soif, etc.) ou externes (affects et percepts). Vulpian, qui intéressa Menger étudia les critères distinctifs des systèmes nerveux végétatifs, animaux, et les processus de conscience ; il découvrit notamment la neuro-sclérose.
56 Weber, M., « Die Grenznutzlehre und das psychophysische Grundgesetz », in Archivfür Staatswissenschaft und Sozialpolitik, 1908 (publié dans les Gesammelte Aufsätze der Wissenschaftslehre), trad. Feuerhahn, « La théorie de l’utilité marginale et la “loi fondamentale de la psychophysique” », Revue française de sociologie, 2005/4, pp. 905-920. Comme Menger, Weber critique la mauvaise interprétation des fondements de l’économie pure en termes de psychologie de l’individu.
57 Voir chapitre III infra et aussi : Lordon A. et Ohana M. « Empirical Studies and Mengerian Methodology », in Campagnolo G. (dir.), Carl Menger, Neu erörtert unter Einbeziehung nachgelassener Texte, Vienne, Peter Lang, 2007.
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