Chapitre III. La période des deux Frances au Levant 1940-1941
p. 97-202
Texte intégral
1La crise résultant de l’armistice commençait à s’estomper lorsque fut connue l’arrivée de la sous-commission italienne d’armistice. On avait pu tout craindre à l’annonce de la défaite. Or, en dehors des états d’âme militaires et des querelles internes entre responsables nationalistes, le Levant restait étonnament calme. La mise en place du TOMO, depuis un an, avait fait couler un pactole dans tout le pays. On n’avait jamais tant vu d’étrangers pourvus d’argent à héberger, à ravitailler, à distraire. L’humiliation infligée aux Français par la défaite et l’armistice, est peu perceptible dans les villages isolés et sous les tentes. Seuls les citadins savent et en prennent leur parti. L’expérience du passé a appris au Levant à ne pas trop se mêler de conflits qui risquaient de se vider sur leur territoire.
2Cette sous-commission italienne était composée du général de Giorgis, président, de 3 officiers, 3 sous-officiers et 5 secrétaires. Elle sera complétée en novembre 1940 par l’adjonction de 2 diplomates dont l’un sera l’ancien consul général d’Italie au Levant, Sbrana, ce qui inquiétera.
3Cette présence des Italiens à Beyrouth est comme la marque du déclenchement de tout un nouveau jeu politico-militaire au Moyen-Orient.
4Les Italiens sont liés aux Allemands puisqu’ils font partie de l’Axe depuis 1936, renforcé par la signature du pacte d’Acier en 1939. En juin 1940, l’accord Ribentrop-Ciano concrétise le rêve italien d’une sphère de prééminence d’action, bien que les Allemands ne fussent guère désireux que la paix fut troublée dans l’Europe du Sud-Est, de même d’ailleurs que les Anglais qui n’avaient participé que du bout des lèvres aux projets du TOMO.
5Mais voilà que les Français allaient poser problème. Vichy se décide à prendre en main le Levant pour l’incorporer à sa politique de défense de l’Empire contre tout agresseur. La dissidence allait elle aussi s’organiser et se durcir, prenant une dimension plus importante du fait de la mise en place du général Catroux.
6Dès l’automne, la tentative anglo-gaulliste sur Dakar, puis l’action imprévisible et brutale de Rome, va mettre en marche et au combat tout un ensemble de forces qui jusqu’alors s’observaient. Le Levant deviendra l’œil du cyclone.
A – LA SOUS-COMMISSION ITALIENNE D’ARMISTICE
7Le 27 août 1940, les Italiens de la sous-commission sont attendus à la frontière entre la Turquie et la Syrie à Meidan Ekbes par le colonel Keime accompagné d’un détachement de troupes pour rendre les honneurs. Le train est en retard, les heures passent, la nuit tombe sur cette pauvre bourgade qui s’installe dans une solitude désolée. Lorsque le convoi arrive enfin, le général Giorgis, chef de la mission, en civil, ne désire pas que lui soient rendus les honneurs. Le colonel Keime insiste et obtient l’accord. L’officier italien passe la troupe en revue dans l’obscurité, en présence d’un berger et de ses chèvres.
8La sous-commission se met donc en place à Beyrouth dès la fin du mois d’août. Dépendante de la commission d’armistice franco-italienne de Turin, elle traîne avec elle une image de crainte et d’amertume. Est-ce le prélude à l’occupation par les troupes italiennes des États du Levant ? Elle véhicule aussi beaucoup de dédain, car les Français n’ont aucun comportement de vaincus face aux Italiens, particulièrement au Levant.
9Arrivée à Beyrouth très discrètement, elle est logée à l’hôtel Saint-Georges. Des bureaux avaient été prévus, loués et installés par les soins du commandement français dans une villa isolée et facile à garder. Mais le général Giorgis n’en tient pas compte et il occupe dès le 30 août, les bâtiments du consulat d’Italie au titre exclusif de la commission, les services consulaires n’étant pas rétablis.
10Dès le 31 août, le général italien a demandé un rapport sur l’état des forces françaises aux dates du 1er juin 1939, 25 juin 1940 et 1er septembre 1940. Lui fait face une délégation française composée du général Arlabosse, président, du colonel Keime, d’un secrétaire d’ambassade, d’un officier de l’air et d’un officier de la marine.
11Le colonel Keime répond le 10 septembre en fournissant un tableau complet de la situation de l’armée française au Levant au 25 juin 1940, avec effectifs et stationnement des unités. En fait, au 1er septembre 1940, l’armée du Levant comprend :
12Troupes françaises: 2 173 officiers, 7 313 sous-officiers et 59 800 hommes.
13S’y ajoutent des « troupes spéciales », libanaises et syriennes, fortes de 14 000 hommes encadrés par 340 officiers et 1 500 sous-officiers.
14À cette date, 113 officiers et 3 265 sous-officiers et hommes de troupe se trouvaient en permission en France et en Afrique du Nord. En outre, une partie de ces effectifs devait être démobilisée et retourner dans leur foyer, ce qui nécessitait une reprise des liaisons maritimes interrompues par les Anglais.
15La sous-commission italienne devra, en accord avec la commission d’armistice de Turin, déterminer les nouveaux effectifs dont l’armée du Levant disposera ainsi d’ailleurs que du matériel qui lui sera accordé. Le matériel en surplus devra être entreposé dans les dépôts gérés par les militaires français sous contrôle étroit des Italiens.
16Mais cette sous-commission, malgré sa relative discrétion, ne va pas se contenter d’une action d’administration militaire. Elle va être renforcée par des agents consulaires naturalisés d’origine libanaise. Devant la porte du consulat est placé un « cawas » en uniforme qui trie les nombreux solliciteurs. Déjà les éléments italiens vivant au Liban se réveillent, surtout dans les milieux religieux, et font entendre une voix de moins en moins discrète, dont les carmes italiens de Becharre, relayés par une partie de l’épiscopat maronite de Tripoli. Un certain nombre de familles beyrouthines maronites ou d’origine grecque orthodoxe s’agite en faveur de l’Italie (les Boustros, Sursock, Trad et Tabet).
17Dans l’armée française, cette arrivée a mis un certain temps à être sue. Mais enfin connue, elle a provoqué un certain nombre de départs, surtout dans la légion et l’aviation. Deux aviateurs s’envolent en direction de la Palestine à bord d’avions sanitaires, l’un depuis Palmyre, l’autre de Damas. Aussi chaque mois le général Arlabosse, président français de la commission, adressera au général Giorgis la liste des déserteurs avec noms, âges, grades et, lorsqu’il est possible, conditions du passage à la dissidence.
18Cette sous-commission n’est en fait qu’un organisme administratif émettant force télégrammes pour Turin et réclamant hebdomadairement des états et des bons d’essence. Les membres se gardent bien de parcourir le pays. Lorsqu’un officier italien se déplace, il le fait accompagné de son homologue français. Quant à la propagande politique, rapidement son action parut sans grand résultat, surtout auprès des Arabes qui dédaignaient les Italiens quand ils ne les détestaient pas.
19Pour les Chrétiens, ils savaient que c’était la France qui leur avait construit un avenir national et les islamistes du Liban le savaient aussi. « De sa propre initiative, le maire de Tripoli, Antoun Eddé, a fait placarder une affiche appelant la population à rejeter à la mer les Italiens s’ils tentaient de débarquer1. »
20La commission s’alarme des relations, même économiques, avec les pays limitrophes. Ce qui la surprend, c’est le régime de transit des tronçons du chemin de fer de Badgad empruntant le territoire syrien entre Meidan Ekbes et Tchoban Bey, sur lequel la Turquie jouit d’une liberté totale, sauf pour les transports militaires. De même pour la partie Nissibine-Tell Kotchek qui, outre les Turcs, concerne les Irakiens. La présence italienne au Levant inquiète les militaires turcs qui assistent avec une certaine appréhension à la démobilisation de l’armée française qui risque d’être mise en état de faiblesse favorisant les ambitions des belligérants.
B – L’ARMÉE FRANÇAISE DE VICHY
21C’est le réflexe de discipline qui a empêché la majorité de l’armée du Levant de se forger un autre destin. Lorsque le général Mittelhauser harangue le 24 juin les officiers de la garnison de Beyrouth pour leur annoncer sa décision de résister, il est applaudi parce qu’il est le chef. Le lendemain, le commandant du TOMO, se trouvant dans son bureau avec le général Massiet et le colonel Keime, demande à ses interlocuteurs quelle serait réellement leur attitude. Et les officiers supérieurs de répondre spontanément l’un après l’autre : « Mon général, vous êtes mon chef, j’exécuterai vos ordres. » L’un et l’autre estiment que le commandant en chef possède seul les éléments indispensables pour décider, s’en tiennent à une attitude strictement conforme à la discipline militaire enseignée au point de devenir réflexe2. Ils n’étaient ni intellectuellement ni caractériellement préparés à la sédition. L’armée du Levant s’est donc ralliée à un gouvernement dont la légalité n’était alors guère constestée, aidée par ses anciens chefs Weygand et Hunt-ziger, relayée par le colonel Bourget. Le 15 septembre 1940, le général Hunt-ziger succéda au général Weygand au poste de secrétaire d’État à la guerre et adressa une homélie au commandant supérieur au Levant, le général Fougères qui s’empressera d’en assurer réception.
22Le monde militaire se laissa convaincre de l’impossibilité de reprendre la lutte immédiatement et se réfugia dans l’attentisme. Cette position fut prise d’autant plus que : « Un jour tomba du ciel un missus dominicus de Vichy : le colonel Bourget, ancien chef d’état-major du général Weygand, était porteur d’une lettre de service, signée du maréchal Pétain. Cette pièce illustrait, d’une manière peut-être encore plus naïve que cynique, la signification de l’expression : Vacances de la légalité », écrit Puaux.
23Le 23 septembre 1940, le général Fougères, commandant en chef au Levant, se croyait obligé d’émettre une note de service, ayant comme objet : rapatriement des cadres indésirables. Il précisait qu’il fallait « prévoir le remplacement des cadres officiers et sous-officiers devenus manifestement indésirables, soit en raison de leurs sentiments suspects, soit pour des motifs d’ordre moral. »
24Le colonel Bourget était parvenu à Beyrouth le 20 septembre au soir et a pris immédiatement contact avec les autorités civiles et militaires. Il a, dès le 21 septembre, expédié au ministre de la Guerre à Vichy, un télégramme chiffré, narratif de ses premières interventions :
« Intentions affirmées par autorité civile et militaire entièrement conformes aux vues du gouvernement. D’un premier et rapide tour d’horizon il résulte que :
— les milieux civils français de Beyrouth seraient en partie acquis aux idées dites gaullistes ; deux groupes, l’un de fonctionnaires du haut-commissariat, l’autre de jeunes ingénieurs s’affirmeraient les champions principaux du mouvement ; certains jeunes pères jésuites agiraient dans le même sens ;
— certains officiers dans l’état-major même du commandant supérieur seraient à bon droit considérés comme suspects ; l’opinion saine attend avec impatience l’élimination de certains fonctionnaires et jugera l’énergie du gouvernement du maréchal à la rapidité et à l’ampleur du coup de balai jugé nécessaire. J’ai signalé au haut-commissaire et au général l’urgence de traduire en actes à l’égard des suspects leurs excellentes intentions. Le général commandant de l’air m’a paru assez peu confiant dans l’ensemble de son personnel3. »
25C’est un télégramme par jour que le colonel Bourget adresse à Vichy. Il visite les bases aériennes et fait le tour des principales garnisons. Le télégramme n° 15/BT mentionne : « J’ai parlé en particulier ou par corps au plus grand nombre possible d’officiers ou de sous-officiers. Hésitations subsistent chez très petit nombre jeunes sans aucun projet de dissidence. Aucune trace complot hors Beyrouth. Propagande anglaise active à Damas. Je remettrai demain au général commandant supérieur et au haut-commissaire des notes relatives aux mesures jugées nécessaires. »
26Voilà donc les autorités dynamisées. Le général Fougères s’empresse, dès le 25 septembre 1940, d’adresser au cabinet du secrétaire d’État à la Guerre une longue note faisant état de ses activités et de ses recherches de « l’existence d’un complot politico-militaire en vue d’amener le ralliement des éléments civils français et militaires au mouvement “De Gaulle”4. »
27Le directeur de la Sûreté, Colombani, s’active et propage des notes d’information qui sont surtout des ragots cherchant à mettre en cause insidieusement Puaux avec des informations du genre : « Monsieur Havard [consul général de Grande-Bretagne] est encore venu à Beyrouth au haut commissariat, le fanion anglais flottant à l’avant de son auto » ou « il est signalé que les écoutes du commandant Brygoo relatives aux conversations du consul Havard avec monsieur Conty [conseiller politique du haut-commissaire] seraient intéressantes. »
28Enfin, pour relancer toute cette agitation de délation, tombe le 27 septembre à 4h 30 le télégramme n° 4964 SP :
1. « Affaires étrangères attirent attention sur vie privée et activité professionnelle reprochables fonctionnaires Sûreté générale et police en Syrie qui doivent faire l’objet de votre attention.
2. En-dehors des mesures de rappel en cours touchant haut personnel dont ligne de conduite politique s’écarte de celle du gouvernement, il est nécessaire pour président du Conseil [Pétain] prendre également mesures contre personnel taré même si ligne de conduite prête pas à la critique. Les populations ne comprendraient pas leur impunité en comparaison avec les rappels en cours5 » Signé : général Huntziger.
29La liste nominative par corps des déserteurs officiers et sous-officiers est arrêtée le 20 septembre 1940. Elle donne 35 officiers, 117 sous-officiers et 747 hommes de troupe comme ayant déserté depuis l’annonce de l’armistice. Le complot de septembre provoque l’incarcération de 6 officiers, 7 fonctionnaires français et 2 femmes, dont les domiciles furent perquisitionnés délivrant des carnets de noms, des brouillons de proclamations et des tracts. Ce n’est pas le colonel Bourget qui est l’auteur de ces arrestations. En revanche, il a exigé « le renvoi ferme sans retard » de fonctionnaires, de civils et a fait arrêter Ehrard, conseiller financier. Pour les militaires, le général Fougères s’en chargera, dynamisé par le colonel Bourget pour une répression énergique et sans ménagement, s’appliquant en particulier à traquer les officiers du TOMO. « Les événements récents ont montré que le colonel de Larminat avait eu des complicités affirmées dans son état-major. Le colonel de Larminat est encore à l’étranger. Jusqu’à nouvel ordre, il paraît décidé à poursuivre son action de dislocation de l’armée du Levant. Il peut agir sur ceux qui lui restent, en secret, fidèles. Il serait donc absolument imprudent de placer ces derniers aux leviers de commande car l’exemple du colonel de Larminat montre qu’ils n’hésiteraient pas, le cas échéant, à abuser de l’autorité qui leur serait confiée pour poursuivre des buts contraires aux ordres du gouvernement. Le général commandant supérieur ne doit être entouré que d’officiers sûrs6. »
30Le Bureau central de renseignements (BCR), organe de contre-espionnage, ayant à sa tête un certain capitaine Darcy, ennemi de Colombani, directeur de la Sûreté, fut un pourvoyeur de victimes désignées pour le retour en France, aidé par les dénonciations d’un lieutenant Franceschini. Cependant, le colonel Bourget dans ses télégrammes à Vichy fustige Puaux en transmettant que : « entrant dans la voie du redressement avec plus de timidité, le haut-commissaire a demandé le rappel de Monsieur de Hautecloque », alors délégué du haut-commissaire à Damas.
31Le colonel Bourget quitta le Levant le 11 octobre 1940 en désaccord avec Puaux sur la nécessité d’éloigner de Beyrouth le consul général britannique Harvard et d’expulser le vice-consul Horkden de Damas. Le haut-commissaire justifie sa position diplomatique, à l’égard de ces personnes, par la crainte de représailles économiques britanniques.
32Le général Fougères, marqué par sa vision des combats en France où il avait commandé un corps d’armée, voyait en Pétain l’homme providentiel et, muté au Levant, dut se croire transplanté au milieu des troupes en quasi-dissidence. La dénonciation exagérée d’un complot dont il aurait dû être la victime le raidit. Sa conviction renforcée par la présence du colonel Bourget l’entraîne à outrer l’expression de ses convictions et de ces décisions.
33Le complot de septembre est né de l’initiative du capitaine Boisseau, proche collaborateur du colonel de Larminat, qui espérait utiliser l’arrivée de la commission d’armistice italienne comme détonateur. Ehrard, conseiller financier du haut-commissariat, partit à Jérusalem avec l’assentiment du haut-commissaire, pour tâter les services britanniques qui se montrèrent réservés. Revenu à Beyrouth, Ehrard est arrêté. Car Colombani, mis au courant du complot, a vendu la mèche. Directeur de la Sûreté jusqu’en 1939, il avait le genre « milieu », mêlant la vulgarité à l’opportunisme. Renvoyé à Paris par Puaux qui ne l’aimait guère, il avait trouvé le moyen de revenir dans le cadre du 5e bureau du TOMO. Le capitaine Boisseau crut habile de le mettre dans ses confidences et ce ne fut pas gratuit. Mais Colombani, constatant que le complot se réduisait en des bavardages et que Vichy prenait les choses en main, déposa sur le bureau du général Fougères un dossier suffisamment gonflé pour lui valoir la reconnaissance de Vichy7.
34Le Levant s’embarquait dans une ambiance de lâcheté et de servilité soudaine. Il bascula dans un ultra-pétainisme « qui laissait sans voix les gens qui arrivaient de France. Des maîtresses de maison, avant de passer à table, emmenaient en procession leurs invités voir la dernière photo du Maréchal. Il a régné, dans ce vase clos, une rare stupidité persillée de saloperies de haute volée. Le nombre est stupéfiant de gens que l’on croit honorables et qui, dès qu’il y a crise, se révèlent du fond de la tripe racistes et flics8 ». Cela devait être frappant puisque le 11 novembre, le général Huntziger se croyait obligé d’adresser le télégramme n° 8505-2/Cab. :
« Il me revient de divers côtés que l’atmosphère qui règne parmi nos cadres n’est pas encore redevenue limpide au Levant.
À la faveur des mesures d’épuration nécessaires, des dénigrements, voire des délations se seraient manifestés, risquant de faire disparaître la confiance des cadres entre eux, qui dans les circonstances actuelles est plus nécessaire que jamais.
Il importe que vos officiers généraux et vous-même, vous vous employiez au plus tôt à rétablir cette confiance. Aucune mesure ne doit être prise, même dans l’intérêt de la discipline sans que les intéressés n’en sachent la raison. Les délateurs quels qu’ils soient doivent être frappés sans ménagement. L’armée du Levant peut avoir dans un proche avenir à accomplir de rudes tâches. Comme les Britanniques nous empêchent de lui envoyer du personnel d’encadrement, il importe qu’elle se réorganise dans les moindres délais aussi forte que possible et qu’elle vive avec ses seules ressources en surnombre ; j’attache la plus grande importance à ce que tous ces éléments soient bien soudés ; je compte sur vous pour faire comprendre à tous que plus que jamais, il leur faut demeurer unis dans l’attente des tâches à venir. Qu’ils s’emploient d’ici là à maintenir bien haut le prestige de la France qui a besoin du dévouement de tous ses enfants. Je saurai apprécier les efforts qu’ils feront dans ce sens. Dites-le leur de la part de leur ancien chef9. »
35Pour sa part, Puaux tentait que lui soit restitué l’intégralité des pouvoirs de haut-commissaire, réduits depuis la mise du Levant dans la zone des armées. Le 30 octobre, il recevait la réponse suivante : « D’accord avec le général Huntziger, j’estime qu’en raison tant des conditions particulières de nos possessions du Levant que des circonstances actuelles, il importe de n’altérer en rien le statu quo. » Et pour cause : le Tchad, puis le Gabon s’étaient donnés à la France libre, entraînant toute l’Afrique équatoriale française dans la dissidence.
36Puaux n’avait pas tort d’alerter le nouveau ministre des Affaires étrangères, Pierre Laval, sur l’enjeu que risquait de représenter la Syrie en cas de développement du conflit en Méditerranée orientale. Ce texte aurait dû inciter à la prudence avec maintien d’une neutralité délicate10.
37Ce télégramme chiffré ne reçut jamais de réponse. Ce silence marqua la fin de la mission de Puaux au Levant.
38Cette atmosphère de suspicion, de dénonciation, agitait surtout les états-majors et les cadres supérieurs à Beyrouth. Elle semblait passer sous silence deux problèmes importants : la démobilisation et la mise en place de nouvelles unités en accord avec les Italiens. Une note n° 42 731/EMA du 2 octobre 1940, sert de directive d’organisation future à présenter et à défendre devant les différents services de l’armistice. L’État-Major de l’armée suggère que la trame de la réorganisation française s’appuie :
- d’une part sur une menace britannique avec en arrière-plan une Turquie inquiète ;
- d’autre part sur les risques de troubles intérieurs résultant de velléités d’indépendance encouragées par l’affaiblissement du prestige français.
39Pour toutes ces raisons l’armée du Levant doit disposer d’effectifs et de moyens appropriés. Comme il semble difficile par suite de la rareté des communications d’augmenter les effectifs de métier, il faut tendre à maintenir et à en renforcer la valeur de ceux qui demeurent. Les unités seront reconstituées sur le modèle métropolitain :
- régiments d’infanterie avec état-major et soit 2, soit 3 bataillons ;
- cavalerie avec une forte proportion d’unités mécaniques.
40Il serait souhaitable de pouvoir former 2 divisions dont l’effectif avoi-sinerait les 600 officiers et les 20 000 sous-officiers et hommes de troupe11.
41Les troupes spéciales devraient conserver leurs effectifs, avoisinant les 10 000 autochtones, ceci en raison :
- de leur mission prioritaire d’occupation et de défense intérieure ;
- de longues distances qui séparent leur zone de stationnement et d’action vu leurs moyens ;
- de la rareté et de la médiocrité des moyens de communication ;
- de leur non-motorisation ;
- de la nécessité pour la surveillance des frontières d’éléments mobiles à chameau ou à cheval connaissant le pays, la langue et les populations.
42S’ajoutent les gendarmeries libanaises et syriennes, dont l’effectif total de 5 000 hommes peut être considéré comme faisant partie de l’armée.
43La nouvelle constitution des unités devait se faire par la seule utilisation d’éléments d’activé, quitte à les mettre en sous-effectifs. Aucun prélèvement ne peut être effectué sur la 86e division et sur le 12e régiment des tirailleurs tunisiens qui doivent être rapatriés directement en Afrique du Nord.
44La démobilisation ne fut effective qu’à partir du 1ER octobre. Les démobilisés, suivant leur arme, avaient bien été rassemblés antérieurement à cette date. Erreur qui avait transformé ces démobilisés en troupeau indiscipliné, formé de « braillards sales et buveurs. » La base d’aviation d’Alep en avait ainsi constitué un de 1 200 hommes dont personne ne s’occupait hormis pour les nourrir. Ils n’étaient en aucune façon intéressés à la dissidence et leur idée fixe était le retour au foyer. Mais nullement question de se battre.
45Ce n’est que le 17 octobre qu’eut lieu le premier embarquement de 280 officiers et 3 912 sous-officiers et hommes, sur trois paquebots à destination de Marseille. Suivirent des convois aux dates suivantes : 23 octobre avec 3 567 militaires, 31 octobre avec 3 659, 9 novembre, 17 novembre, 22 novembre et 15 décembre à destination de l’Afrique du Nord. Ces bateaux, venant prendre livraison des démobilisés et des indésirables du Levant triés par le général Fougères, avaient par contre amené quelques renforts de jeunes officiers d’active et d’engagés en provenance de l’armée d’armistice, en général spécialistes de chars ou d’artillerie, mais en petit nombre, et qui étaient frappés de découvrir, dans leurs nouvelles affectations, la crainte des initiatives et des responsabilités. Faute d’effectif et de carburant, les unités sont inactives et manquent d’enthousiasme. L’ennui prévaut.
46Dans les unités du Levant subsistaient des appelés des classes 38 et 39, comme dans l’armée d’armistice, en zone libre en France ou en Afrique du Nord. En décembre 1940, il y avait en service au Levant 85 sous-officiers et 1 427 hommes de la classe 38, 26 sous-officiers et 622 hommes de la classe 39, dont 577 Nord-Africains, 663 Sénégalais et 495 Malgaches.
47Les unités maintenues sont toutes en mouvement à travers le Liban et la Syrie : soit qu’elles quittent leur cantonnement TOMO pour rejoindre leurs nouvelles garnisons, soit qu’elles assurent des relèves ou des travaux de piste, soit qu’elles participent à des démonstrations de force pour impressionner les populations.
48Cette promenade militaire à travers le territoire avait l’avantage d’occuper les esprits contraints d’organiser et de prévoir plutôt que de remâcher leurs états d’âme. Cette dispersion des unités fit apparaître qu’il y avait trop de monde dans les états-majors trop nombreux, vivant « luxueusement. » En revanche, le manque d’officiers subalternes se manifesta d’une façon criante, les réservistes étant nombreux parmi les lieutenants et les capitaines. Il était difficile d’assurer au niveau de ces grades une relève car le problème était identique dans l’armée d’armistice. Les gradés officiers lieutenants et capitaines et les sous-officiers avaient été des combattants dont un grand nombre était prisonnier. Parmi les cadres subalternes du Levant, du fait de l’abaissement des limites d’âge, nombreux étaient dégagés des cadres, mis à la retraite ou en congé d’armistice. Le déficit était patent dans les armes de techniciens comme l’arme blindée, le génie ou l’artillerie. Le colonel Keime a appelé cette période : « le temps des illusions et des déceptions. »
49Or, la guerre poursuivait son œuvre en Méditerranée orientale et même s’intensifiait. L’opération de Dakar, malgré son échec, prouvait que les territoires coloniaux français pouvaient être un enjeu dans le conflit. En août-septembre 1940, le Tchad, puis le Cameroun et le Gabon passent à la dissidence avec Brazzaville et Libreville. Cela commence à se savoir au Levant ainsi que l’échec de Djibouti et de Dakar.
C – LA DISSIDENCE AU MOYEN-ORIENT ET LA MISE EN PLACE DE CATROUX
50En cette période de 1940, la France libre, en fait peu connue, n’apparaissait que comme un mouvement militaire. La majorité des hommes qui s’organisent autour du général de Gaulle sont des militaires et l’effort de ralliement s’adresse aux militaires même au Levant. Or, le « complot » de fin septembre à Beyrouth se recrute bien auprès de civils en majorité fonctionnaires, qui ne songent nullement à quitter leur fonction mais à fomenter un changement de pouvoir. Les militaires eux, corsetés par l’esprit de corps et la discipline collective, doivent franchir une double frontière : celle de leur formation et de leur encadrement, puis celle du territoire sur lequel ils exercent leur fonction. Ils deviennent alors des dissidents, si ce n’est des mercenaires. Ils sont d’ailleurs passibles des tribunaux militaires.
51Pour ceux qui ont franchi le pas, l’adaptation à une contrée étrangère, à une administration et une armée différente sera momentanément facile. Ces hommes qui ont tout quitté : famille, milieu, unité et camaraderie, trouvent dans la tradition militaire leur place et leur position vis-à-vis de l’armée britannique. Mais, contrairement aux Tchèques et aux Polonais qui, abandonnant leur patrie, retrouvaient en s’expatriant la légalité et le pouvoir de leur pays, les Français tournaient le dos à leur communauté et à leur autorité. D’insoumis, ils devenaient des rebelles. « Mais à notre sursaut contre l’Allemand, vient vite s’ajouter une immense déception : la capitulation enrôle presque tous nos cadres. Ceci se transforme d’ailleurs en indignation contre ces autorités qui endorment et stérilisent le Levant. “D’autant plus que dans cette Palestine où nos Français libres ont trouvé refuge, les consuls français à Jérusalem et à Haïfa leur sont hostiles”. Et les Britanniques perplexes : “Les Anglais avaient espéré nous voir venir à leur côté avec nos chefs et avec nos armes ; ils tenaient beaucoup moins à ces arrivées irrégulières de déserteurs nus et épuisés”12. »
52En Égypte, le commandant Des Essarts avait été l’officier de liaison du général Noguès auprès du général Wavell. Le voilà dès juillet gaulliste. Il prend en main l’organisation des forces militaires de la France libre comme membre militaire du comité de Gaulle au Caire. Il a installé à Jérusalem un embryon de service de renseignements avec le lieutenant Repiton-Preneuf, polytechnicien. Celui-ci reste presque seul à Jérusalem avec deux missions : garder le contact avec les Français du Levant, soutenir ceux qui ont échappé à l’épuration, aider ceux qui dans leur cœur et leur esprit récusaient Vichy, enfin, récupérer les inconditionnels de l’évasion ; développer les émissions françaises de Radio Jérusalem, assurées par le tempétieux Halleguen, en évitant de provoquer tout incident diplomatique. Car le consul de France ne manquait pas de souligner auprès du haut-commissaire, Sir Harold Mac Michel, que ces trublions de dissidents pouvaient compromettre entre lui et Puaux des relations d’excellent voisinage.
53Mais, cette méditation solitaire, cet espoir de non-acceptation, cette volonté de refus de l’abaissement de la France, qui jusqu’à présent s’est traduit en actes individuels, se mue progressivement en agitation et désir d’action partout où des Français s’interrogent. L’Indochine frémit, le Pacifique s’insurge, l’Afrique agit et de Gaulle est le synthétiseur de toutes ces passions et ces espérances.
54Au Levant, ce sont alors les civils qui, déçus des militaires corporatistes et traditionalistes, prennent conscience qu’aucune transaction avec le nazisme n’est possible. Ce milieu civil au Levant n’a pas assisté et vécu l’effondrement de la métropole. Il est moralement et intellectuellement moins homogène que le milieu militaire et avec une autre vision d’avenir. À part quelques mobilisables, les fonctionnaires dans leurs tâches techniques ou administratives ne risquaient pas d’être irrémédiablement placés devant un dilemme cruel. Beaucoup avaient une situation non transférable dans la métropole. Le Levant était le champ naturel de leur carrière et ils s’y considéraient comme l’élément stable relativement à l’abri des vicissitudes de l’heure. Dans l’administration, les tendances politiques étaient plus marquées que dans l’armée et souvent opposées. De nombreux fonctionnaires avaient accueilli avec satisfaction les traités proposés à la Syrie et au Liban qui leur apparaissaient comme logiques et la finalité de la présence de la France au Levant ; au contraire des militaires qui avaient joué des soutiens des minorités et des communautés religieuses. Le comportement antimandataire lié souvent à l’idéal maçonnique devait forcément provoquer une attitude de réserve vis-à-vis de la « révolution nationale » facilitée au Levant par les militaires et leurs chefs charismatiques comme Weygand et Hunt-ziger13. Les civils avaient aussi des personnalités comme Bounoure, Sché-hadé, Seyrig, Ehrard, Ostrorog, Conty, Gaulmier, Rodinson, intellectuels, poètes et fonctionnaires.
55Justement, le 25 septembre 1940, Ehrard, conseiller financier du haut-commissaire, protestant alsacien aux dehors froids, fait les cent pas en attendant un train imaginaire sur un quai de la gare de Jérusalem avec le lieutenant Repiton-Preneuf pour parler d’avenir. Leur sujet de conversation est, entre autres, la défiance des civils, épaulés par des Libanais et des Syriens inquiets, vis-à-vis des militaires postulant la défaite prochaine de l’Angleterre. Les nouveaux chefs militaires, Fougères et Arlabosse, avaient comme mission de refaire la cohésion de l’armée par l’acceptation de l’armistice, c’est-à-dire de la défaite, ce qui était censé ménager l’avenir.
56« Les jeunes officiers, dit Repiton-Preneuf, se retournent certes vers les Anglais, vers de Gaulle, qui représente le large des combats. Mais ils hésitent, ils posent d’interminables questions. La cohésion de l’armée tient leur cœur chevillé. Très peu viendront à nous, quoique beaucoup à ce stade nous admirent et nous envient ; entre-nous s’est maintenant tracé un cercle magique. Chacun d’eux et de nous, aurait par ses antécédents sa place aussi bien d’un côté que de l’autre ; mais ceux qui ont cru en juin qu’ils pourraient encore réfléchir et différer leur décision se sont trompés ; les positions sont maintenant à peu près irrémédiables14. » Certains, dès l’origine « gaullistes » resteront quelques temps sur place. La position des sous-officiers sera plus simple. Un courant continu parviendra en Palestine.
57C’est le 25 août 1940 que l’hydravion qui transporte le général Catroux, de retour d’Indochine, amerrit sur le lac Tibériade. Quittant l’appareil, un commerçant damascéen salua discrètement le général. Dès le lendemain, le chuchotement de la nouvelle : « Catroux en Palestine pour remettre le Levant dans la guerre », court Damas puis le Levant. Or, cette rumeur alerta Beyrouth qui remettait ses troupes au pas, mais aussi Jérusalem où ce petit groupe de Français tentait de reprendre la lutte avec les Britanniques. Quant au général Catroux, il poursuivit, ignoré de tous au Caire, son voyage vers Londres.
58Le général de Gaulle voguait alors vers Dakar. Ce fut le vice-amiral Muselier qui le reçut, mais surtout Winston Churchill. Celui-ci tout de go lui proposa de prendre la direction de la France libre, ce que déclina Catroux. Il avait mis ses quatre étoiles à la disposition de la France libre et il s’en tenait à sa subordination au général de Gaulle15. Le 27 septembre, il retournait au Caire sous un nom d’emprunt afin d’enquêter et de saisir les problèmes du Moyen-Orient. Il prit contact avec le Comité national français créé et dirigé par le baron de Benoist, directeur de la Société du Canal de Suez qui le reçut chez lui, ce qui lui permit de prendre discrètement contact avec le commandant Des Essars. Puis il visita à Haïfa le centre d’accueil des militaires venant du Levant et le poste d’émission camouflé dans une maison juive où s’activaient Coulet et Schmittlein, deux évadés des pays de la Baltique : l’un de Riga, l’autre d’Helsinki.
59Mais il fallait bien que Catroux rencontrât de Gaulle. Cela eut lieu le 17 octobre 1940, à Fort-Lamy. Catroux se présenta à de Gaulle les talons joints, manifestant ainsi, lui qui était supérieur en grade, son allégeance au général de Gaulle.
60Puis il rentra au Caire, fit une tournée des popotes des unités françaises libres qui broyaient du noir et prit contact avec les Français d’Egypte, qui dans une forte majorité étaient favorables à Vichy. Les notables du canal de Suez et des grands établissements financiers, les professeurs des lycées et des établissements religieux de l’école de Droit et du service des Antiquités étaient portés vers un gouvernement autoritaire. Le traditionnel sentiment d’antagonisme franco-britannique dans les domaines économiques et culturels leur tenait lieu de vision d’avenir. Le tout pimenté d’hostilité à l’égard de la franc-maçonnerie et de l’école sans Dieu. S’y ajoutait le comportement honteux des marins de la Force X, immobilisés dans la rade d’Alexandrie : officiers qui jouaient au tennis avec les jeunes égyptiennes et les filles des riches français, marins débarquant le soir pour faire la fête dans les bars alors qu’autour d’eux tant de jeunes se battaient et mouraient. Cette flotte française d’Alexandrie était neutralisée en vertu d’un accord passé entre l’amiral Cunningham, commandant des forces navales anglaises en Méditerranée, et son chef, l’amiral Godefroy, ce qui lui avait évité le sort de celle de Mers-el-Kébir. Toutes les tentatives pour ébranler cette attitude passive échouèrent. Le « respect de la discipline » fut l’argument de l’amiral Godefroy. Il dut subir les événements faute d’avoir eu le courage d’en déterminer lui-même le cours à un moment décisif16.
61Le général Catroux utilisait la radio pour toucher les Français du Levant et au moins les ébranler. Parallèlement, Repiton-Preneuf maintenait des contacts, surtout en Syrie et auprès de la garnison d’Alep. Un officier de réserve, le capitaine Wermeulen, démobilisé, assurait des missions clandestines de contact avec Damas, avec des commandants d’escadrons tcherkesses, avec des officiers de la Légion. Mais cette action, après les arrestations de septembre, a des résultats fort minces. Le général Catroux n’eut pas plus de succès en écrivant à son ancien collaborateur, le général Arlabosse. Il espérait que son message d’espoir par ce truchement parviendrait au général Fougères, ancien compagnon d’arme de Catroux. Cette lettre fut portée personnellement par le gouverneur Schoeffler. La réponse à laquelle participa le général Fougères, fut une déclaration d’allégeance et de soumission au maréchal Pétain.
62La France libre n’avait en Égypte aucun statut juridique. Ce pays n’était pas belligérant et avait reconnu le gouvernement du maréchal Pétain. Cependant, le 14 novembre 1940, Chartier redevenait le général Catroux, commandant en chef et haut-commissaire dans le Moyen-Orient. Il put adresser sur les antennes égyptiennes un appel aux Français du Moyen-Orient. Il fit aussi une dernière tentative en direction de Puaux, alors que le général Dentz devait le remplacer. Sans succès, car Puaux n’était ni un aventurier ni un baroudeur, mais un fonctionnaire jouant son plan de carrière, et qui trouvait que rejoindre la France libre s’était « s’encanailler. » On retrouve là l’attitude de Paul Morand pressé de quitter Londres en 1940 parce que sa femme lui avait dit à propos des premièrs compagnons de De Gaulle : « Nous ne connaîtrons personne dans les réceptions17. »
63À cette époque, ceux qui comptaient dans la société française, en France et à l’étranger, n’avaient leurs regards et leurs ambitions tournés que vers Vichy où l’on trouvait encore des postes entourés d’honneurs, mais piètre vision du conflit et de son avenir.
64Les élites égyptiennes étaient favorables à la France libre, « car elles redoutaient pour leur pays le tête-à-tête politique avec la Grande-Bretagne, tête-à-tête qu’entraînerait un effacement de la France. Tout ce qui compte en Egypte et tout ce qui y dirige l’opinion avait opté pour nous. De sorte que proscrits et même condamnés à mort par le gouvernement de Vichy, nous trouvant en terre étrangère, nous étions honorés par l’élite de ces habitants et nous ne comptions d’adversaires et de contempteurs que parmi nos propres compatriotes18. »
D – LE GÉNÉRAL DENTZ, HAUT-COMMISSAIRE ET COMMANDANT EN CHEF
65Puaux a été relevé et Pierre Laval avait nommé pour le remplacer Chiappe (ancien préfet de police de Paris), homme de droite, ami et cependant concurrent. Il avait saisi que dans l’exercice de ses nouvelles fonctions, il n’avait peut être pas que les Britanniques face à lui, mais aussi les Italiens et les Allemands, et il s’en était confié à des intimes. Le télégramme chiffré n° 205/A annonçait le départ, le 27 novembre à 21 h 20, depuis Marignane pour le Levant, d’un Farman quadrimoteur d’Air France piloté par un aviateur expérimenté, Henri Guillaumet, avec trois passagers dont Chiappe. Cet avion traverse le 27 novembre 1940 vers midi, au sud de l’Italie, une zone de combat entre forces aéronavales italiennes et britanniques. Il est abattu à 12 h 06 par un chasseur inconnu à environ 70 miles dans le 313 de Bizerte. Il lance un SOS. Le torpilleur Le Typhon appareille de Bizerte le 28 novembre à 6 h 45 ; sur les lieux probables de la chute, ne seront retrouvés que des débris de plancher avec un tronçon de cornière en duraluminium et un gilet de sauvetage.
66Le service de renseignements de la France libre à Jérusalem était au courant du trajet de cet appareil. « Un de nos agents au Levant avait atterri un matin à Tibériade, les yeux rouges de sommeil et du vent du voyage pour nous renseigner sur la route de l’avion ; ce renseignement ne concernait que le trajet Tunis-Beyrouth et notre conscience reste lavée de sa “descente” qui se fit entre Marseille et Tunis, même si nos intentions n’étaient pas absolument pures19. »
67Un télégramme chiffré, n° 966 Diplomatie, annonce le remplacement du disparu par le général Dentz, choisi par le maréchal Pétain lors d’une visite officielle à Marseille où Dentz commande le 15e division militaire. Le général Henri Fernand Dentz était un militaire rigide « qui ne concevait pas que l’on puisse servir [la France] en-dehors des règles de son ordre. » C’est le fils d’un alsacien qui en 1871 a quitté l’Alsace plutôt que de devenir « Prussien »20.
68Le gouvernement a jugé nécessaire de nommer une même personne au poste de haut-commissaire au Levant et de commandant en chef. Ainsi était-il donné satisfaction à une certaine attente de l’armée, exprimée en particulier dans un rapport sur le moral émanant du commandement des automitrailleuses du Levant, en octobre 1940, au chapitre IV/Loyalisme des cadres et de la troupe : « Loyalisme absolu qui sera définitif du jour où le maréchal de France, chef de l’État, aura au Levant rendu à l’armée la place qu’il lui fait en France et soumis les pays sous mandat à un seul chef qui sachant et osant, fera appliquer le programme Pétain21. »
69Il n’empêche qu’au même moment, les événements des Balkans ne laissent pas indifférents, curieusement en particulier les officiers autochtones. Un rapport du commandant des troupes du Liban fait état de cette particularité en précisant que « chez les officiers autochtones, la guerre italo-grecque semble amener une réaction contre l’Italie parmi les rares éléments qui auraient pu avoir de part leur confession – quelque sympathie pour Rome ».
70En revanche, pour les officiers français : « Il subsiste encore quelque anxiété sur les résultats de la politique dite de collaboration. »
71Le général Dentz arrive à Beyrouth le 29 décembre 1940 à 16 h 30. Il avait quitté la France le 16 décembre par le train, car on ne tenait pas que se renouvelle le précédent de Chiappe : ce voyage fut épique car il oblige le général à coucher à Gênes, à passer par la Roumanie ; de là à prendre un bateau qui connut des difficultés en mer Noire ; puis une avarie de locomotive provoqua sept heures de retard à Alep ; « Enfin temps exécrable à Tripoli m’empêchant d’arriver sur le contre-torpilleur que j’avais demandé ; j’ai fait mon entrée à Beyrouth par terre, sous la pluie22. »
72En fait, le général Dentz arrivait à Beyrouth avec une réputation controversée. Il était chef du service de renseignements lors de la révolte druze de 1925, et l’on prétendait que par son attitude, il en était l’artisan, ayant fait arrêter en accord avec le général Sarrail les chefs druzes. « Beau soldat mais malheureusement connu de tous pour avoir été ici le collaborateur de Sarrail, a déçu tous les Français droits et les autochtones qui n’oublient pas23. »
73Alors que Puaux ne lui a pas transmis les pouvoirs, le général à son arrivée trouve quatre problèmes à résoudre :
- la crise du ravitaillement, particulièrement aiguë en ce qui concerne le blé ;
- la nécessité de redresser l’administration libanaise ;
- le réveil de l’agitation politique à Damas en rapport avec l’action de la propagande étrangère ;
- le regroupement des Français dans l’union et la discipline.
74Le premier travail du nouveau résidant est de prendre des mesures pour arrêter la spéculation sur le blé. Elle provenait du grand nombre de militaires français, de la fermeture des frontières qui restreignait les achats extérieurs, les Anglais empêchant les transactions et l’exportation vers la Syrie. Enfin, les Syriens et les Libanais ne se sentaient pas concernés par le conflit et ils n’étaient pas dans leur intention de se priver et de faire des sacrifices. Leur instinct de la spéculation n’était pas apaisé et les mesures prises pour bloquer les prix furent sans effet. Le mécontentement s’accrut fortement dans la population du fait de la cherté des produits alimentaires, particulièrement pain et sucre, amenant à des manifestations.
75Mais ce mécontentement était attisé par un réveil des ambitions politiques aussi bien des Libanais que des Syriens. Le 16 octobre 1940, Béchara Khoury adresse une lettre au maréchal Pétain pour l’alerter sur le fait que le « Liban souffre depuis assez longtemps d’une crise politique chronique ainsi que d’une crise économique et agricole qui s’est aggravée du fait de la guerre européenne ». Il mentionne la charge importante que représente sur le budget libanais les « traitements exorbitants » de notables et de hauts fonctionnaires qui provoquent l’accroissement constant des impôts. Il suggère la suppression de la présidence de la République, du secrétariat général et des directions générales, tous postes jugés inutiles. Il fait appel à la nomination comme haut-commissaire d’un militaire « qui ait effectué déjà un séjour, si bref soit-il, au Liban et qui connaisse les besoins, les espoirs et la situation réelle du pays24 ». La situation économique du Liban ne faisant que s’aggraver du fait du blocus maritime, le président Eddé fut sacrifié et contraint de démissionner. Alfred Naccache fut désigné comme chef d’un gouvernement de fonctionnaires et sans parlement.
76En Syrie, en cet automne 1940, l’affaire de l’assassinat d’Al-Shahbandar a défrayé non seulement la chronique du monde judiciaire, mais aussi des milieux nationalistes. Les aveux des assassins plus ou moins orientés visaient à incriminer comme instigateurs des chefs nationalistes, particulièrement Saadallah al-Jabri, Djémil Mardam bey et Lofti al-Haffar qui avaient réussi à s’enfuir en Irak. Le gouvernement français fit savoir que « l’ouverture d’une procédure judiciaire serait déplacée. » L’opinion arabe, syrienne, libanaise et irakienne s’agitait à l’idée que la justice, inspirée par le haut-commissaire, cherchait à compromettre les chefs nationalistes. Le procès eut lieu en décembre 1940 et il apparut comme un règlement de compte entre deux fractions nationalistes et derrière elles, entre les Britanniques inspirateurs des shahbandaristes et les Allemands soutiens du Bloc national. Il est vrai que la France défaite, ayant torpillée toute velléité d’indépendance, certains milieux nationalistes de Syrie avaient écouté favorablement la propagande allemande.
77Les Italiens en ce mois de janvier 1941 étaient dans le bassin méditerranéen en mauvaise posture, aussi bien en Albanie qu’en Cyrénaïque. Les défaites « ouvraient aux intentions allemandes une voie non entravée par les prétentions italiennes. » Mais les militaires et les diplomates allemands se rendirent compte qu’ils n’avaient pas d’idées arrêtées sur les possibilités d’une action allemande dans les pays arabes non plus que des renseignements précis sur l’attitude des populations. D’où l’envoi d’un diplomate de carrière, Werner Otto von Hentig « pour se renseigner avec précision sur la situation intérieure des pays arabes au Moyen-Orient. »
78La section politique du ministère allemand des Affaires étrangères prévoit : « une mission d’information de quatre semaines dans le cadre de la politique de Montoire et de la politique italienne du Führer25 ». Il attend durant près de trois mois en Turquie son passeport pour pénétrer au Levant, les autorités françaises étant récalcitrantes ; puis arrive à Beyrouth le 11 janvier 1941. Il se présente au général Dentz qui, apaisé par le terme de mission d’information, ne s’enquiert pas de la réalité de cette action. Von Hentig va s’activer sans souci de respect diplomatique. Rudolf Roser va lui servir de propulseur dans un milieu arabe de mécontents, d’ambitieux et de possédés. Il rencontre Riad el-Solh, Monsa Alemi et même des Palestiniens fort actifs. Cela se résuma en palabres ayant soulevé des remous et espérances vite apaisées. Von Hentig avait négligé tout contact avec la commission d’armistice italienne. Il s’est bien aperçu, mais un peu tard, qu’au Moyen-Orient, la politique est un champ clos de rivalités personnelles et de jalousies de clans. « L’indépendance peut s’énoncer en commun mais chacun l’interprète comme la promesse d’un monopole exclusif de pouvoir et de tous les avantages temporels qui y sont attachés26. » Personne n’était prêt à se battre les armes à la main pour obtenir l’indépendance.
79Le procès des meurtriers du docteur Shahbandar s’est terminé le 7 janvier par la condamnation à mort des 6 principaux accusés et par l’acquittement des anciens membres du gouvernement nationaliste Lotfi Haffar, Djémil Mardam bey, Saadallah al-Jabri ainsi que le secrétaire de Mardam bey, Assem Naili. « Le verdict n’a pas provoqué de réactions trops vives de la part des shahbandaristes qui sont déçus et on peut s’attendre à ce qu’ils se livrent à de nouvelles offensives en vue d’obtenir justice contre les dirigeants nationalistes qu’ils persistent à tenir pour les instigateurs du meurtre de leur chef. »
80La question du ravitaillement, de la raréfaction de certains produits essentiels comme le pétrole ou l’essence, alimentaires comme la farine et le sucre, provoque un profond mécontentement, entretenant des manifestations de rue. Le contrôleur général Laporte demande une enquête approfondie et estime urgent de remanier le service du ravitaillement général. Dans un télégramme chiffré n° 14 L du 29 janvier 1941 au ministre de la Guerre, cabinet militaire, il propose : « de remplacer la plupart des cadres insuffisants ou très suspects. Opinion publique écœurée par réputation en partie fondée de vénalité de certains agents, est très irritée contre échec de l’équipe actuelle qui a laissé le ravitaillement de Beyrouth, Damas et certains pays devenir extrêmement précaire. Il est indispensable de rappeler sans retard l’intendant Freby qui personnifie ce régime aux yeux de tous et dont la présence leur fait déclarer que rien n’est encore changé principalement à cause du foyer maçonnique qu’il entretient autour de lui aux dépens de la bonne composition de ce service. Il devrait quitter le Levant. Faute d’homme apte sur place, il faudrait envoyer rapidement un remplaçant qualifié avec rang d’officier général et présentant garantie de fermeté et loyalisme envers le gouvernement du maréchal27. »
81Ces problèmes critiques vont provoquer des manifestations populaires qu’il va falloir réprimer durement. Cela tourne à l’émeute, la gendarmerie débordée est soutenue par l’armée avec des blindés. Les étudiants, excités par des fausses rumeurs interviennent les premiers. Mais par la suite, la décision de la municipalité de Damas d’augmenter le prix du pain provoque des mouvements en ville, mais aussi à Alep, Homs, Hamma, puis Beyrouth, Tripoli et Saïda, avec des blessés et des morts. Il apparaît au général Dentz nécessaire de reporter une partie des pouvoirs aux autochtones parce qu’ils les réclament et aussi pour leur faire prendre part à des responsabilités et subir une partie des reproches actuellement adressés à l’autorité mandataire.
82Le général Dentz cherche la détente. Il désire rassembler les Français : « Je n’appartiens à aucun clan, à aucune chapelle. » Ce n’est pas ce que pensent les fervents pétainistes, surtout de Lassus, président d’une compagnie concessionnaire qui tente avec difficulté de recruter une légion locale des anciens combattants. Il se scandalise de la mollesse apportée à l’application des directives de Vichy et des intrigues des MAJ (maçons anglo-juifs).
83En cette période d’instabilité au Moyen-Orient, la guerre s’installe en Méditerranée orientale et au-delà vers les sources du Nil ou vers l’Euphrate. La Syrie est forcément, dans ce contexte, soumise à des facteurs contradictoires qui touchent à l’influence que la France y exerce.
84Pour des raisons stratégiques d’une immédiate actualité, l’Angleterre se doit de penser à la Syrie qui lui a échappé en 1919. Elle peut avoir un intérêt évident à la faire rentrer dans le bloc des pays qui poursuivent la guerre à ses côtés contre l’Axe ; elle peut aussi souhaiter que la France maintienne une sorte de neutralité passive qui lui évite des responsabilités, interdisant tout accès étranger. Le « risque français » réside dans la présence, réduite il est vrai, de l’ennemi à Beyrouth à travers la commission d’armistice italienne. La parade possible est anglo-turque par une éventuelle action et un éventuel partage des États du Levant.
85Depuis l’armistice franco-allemand, le blocus anglais en Méditerranée orientale minimise le danger italien et allemand et maintient une pression sur la France : l’asphyxie économique gêne le quotidien syrien et paralyse les affaires, entretenant de la sorte des relations difficiles entre une France aux possibilités réduites, Vichy, et les nationalistes arabes.
86Le facteur panarabe n’est pas négligeable. Alors que la France est affaiblie, les voisins de la Syrie tentent à nouveau de satisfaire leurs convoitises. L’émir Abdallah de Transjordanie se reprend à espérer d’être un jour roi de Damas. Désir partagé par Ibn Séoud pour son second fils, avec l’appui des tribus bédouines qui transhument au Nedj. Enfin, les Irakiens promoteurs du panarabisme, voudraient voir la Syrie entrer dans le giron d’une « patrie arabe. »
87Les services français prêtent aux Turcs des ambitions sur Alep et le Djézireh, malgré des assurances de désintéressement affirmées depuis le règlement du Sandjak. S’y ajoutent les Allemands, champions de l’idée d’indépendance que propagent ses agents avec un certain succès.
88Les Syriens, inquiets du fait de ces ambitions, ces désirs et ces jeux, ressentent un malaise qui les divise. Quelle carte doivent-ils jouer ? Celle de la France présente un avantage indéniable : la connaissance et la pratique de l’interlocuteur français fondées sur vingt ans de présence. Le nouveau haut-commissaire se doit d’évaluer et d’évoluer au milieu de ces forces souvent contradictoires sans oublier la guerre si proche avec un gouvernement lointain, sans grande préoccupation des problèmes arabes, faible sans véritable audience internationale et surtout préoccupé de ses relations essentielles avec l’Allemagne gage de survie.
89Autre sujet avec la Syrie : la politique intérieure. Si Puaux a réglé le problème des pouvoirs, en supprimant à la satisfaction des militaires l’administration des nationalistes, la structure mise en place, un directoire ayant Béhij bey el-Khatib à sa tête, a permis de maintenir la tranquillité durant la période de belligérance française ; mais à l’arrivée de Dentz, elle s’essouffle. Pour les peuples du Levant, les Français sont des vaincus.
90Heureusement qu’en ce début de 1941, la situation n’est guère plus brillante pour les autres nations européennes, hormis les Allemands qui sont encore loin. La situation intérieure et politique reprend le dessus et les nationalistes n’ont plus de raison de demeurer silencieux. L’assassinat de Shahbandar et le procès de ses assassins raniment les nationalistes portés par les problèmes économiques.
91La mise en place de l’armée Weygand, les impératifs de la guerre, ont fait que la Syrie fut calme et même active économiquement. La défaite et la démobilisation ont inversé les problèmes. Les difficultés du ravitaillement, la spéculation et le ralentissement des activités marchandes ont favorisé le ralliement des masses populaires aux aspirations nationalistes qui considèrent le problème de l’indépendance comme simplement différé.
92D’autre part, est-il de l’intérêt des autorités françaises d’assurer un contrôle étroit du pouvoir alors que de nombreuses décisions nécessaires sont présentement source d’impopularité ?
93Or les événements de 1940 qui ont fortement affaibli la France permettent difficilement de poursuivre ce jeu. Il faut au contraire renforcer l’unité pour éviter un morcellement économique et un éparpillement administratif source de frais généraux plus élevés. Mais aussi soustraire ces autonomismes à la convoitise d’États voisins, comme il est à craindre, s’agissant de la province d’Alep, de la montagne alaouite ou du Djebel Druze.
94Il existe chez les nationalistes syriens, une impatience d’émancipation et une xénophobie latente ; peut-être est-il possible de composer avec eux afin de parer à des heurts envisageables. Car dès à présent, Allemands et Anglais ont promis aux Arabes l’indépendance. Leurs agents, du fait de la politique française actuelle d’administration plus ou moins directe, insinuent que la France cherche à étouffer les aspirations à l’indépendance pour rétablir un protectorat. Actuellement, les fonctionnaires français s’impliquent trop à Damas dans un contrôle étroit du pouvoir qui leur fait assumer, devant l’opinion, toutes les responsabilités. Il paraît préférable de laisser aux Syriens le risque de certaines décisions. Cela augmenterait les relations interarabes et le ravitaillement en serait amélioré par la réduction des effets du blocus économique.
95Les conseillers de Dentz ne proposent pas le retour au pouvoir de Mardam bey, ce qui apparaîtrait comme un désaveu inutile. Le parlementarisme n’est pas actuellement en faveur, mais cette poussée nationaliste mérite d’être apprivoisée et dirigée plutôt que d’être heurtée de front. Il est envisagé en premier un replâtrage du directoire actuel auquel une figure syrienne suffisamment représentative serait superposée. Il pourrait être question de Hachem al-Atassi.
96En réalité, Dentz, malgré son ouverture, reçut de Vichy des instructions qui recommandaient le maintien d’un statu quo plus présentable par de modestes changements. Il n’est plus question de nommer un chef d’État, ni un président du Conseil, ni bien entendu Hachem al-Atassi intransigeant. Il n’est plus question que de nommer un secrétaire d’État, assisté de trois ou quatre sous-secrétaires avec autorité sur les fonctionnaires de haut niveau. En revanche, le haut-commissaire relâcherait son contrôle28.
97Alors le parti nationaliste s’agita sous la direction de Choukri al-Kouatli. La position du Bloc fut clairement définie par Sabri al-Assali lors d’un meeting : « Nous avons promis à notre peuple l’indépendance. Nous avons affronté la France et nous nous sommes battus pour recouvrer nos droits sur la base du traité de 1936. Ni aujourd’hui, ni demain, ni à l’avenir nous ne reviendrons sur notre position. Nous nous sommes tus dans le passé récent, non par peur mais parce que la situation internationale nécessitait notre silence ; cependant, nous ne permettrons pas à qui que ce soit d’exploiter cela pour diviser nos rangs. Que tout le monde sache que nous ne soutenons aucune puissance étrangère, qu’il s’agisse des Anglais, des Allemands, des Italiens, des Français ou d’autres. Nous œuvrons dans l’intérêt de notre nation et pour la liberté de notre peuple29. »
98La présence de von Hentig a animé le milieu nationaliste mais a surtout fait forte impression sur la jeunesse étudiante et progressiste. Pour la France, le danger est que ce mouvement jeune, non encadré par les partis nationalistes traditionalistes, soit capté par l’Allemagne qui dans ce premier semestre 1941 se rapproche. Cette jeunesse est entraînée au Liban par la phalange libanaise de Pierre Gemayel qui avait été dissoute en 1937 du fait de ses sympathies nazies. En Syrie, se sont les Najjadehs qui s’agitent. Ils s’intitulent : « Une association qui tend à affranchir le pays et à le délivrer de la colonisation, de l’esclavage, de l’ignorance et des autres aspects de sa faiblesse. » La devise des Najjadehs est : « le pays arabe est aux arabes. »
99La crise de Beyrouth le 1er avril est le sommet d’une série de manifestations et d’émeutes qui ont flambé à travers toute la Syrie. Ainsi le 7 mars dans la grande mosquée d’Alep, Ishan Djabri entouré des chefs nationalistes a fait un discours contre « l’oppression des colonisateurs. » Homs, Hamma, Deir-ez-Zor voient leurs souks se fermer sous l’action des Najjadehs. La répression de l’armée est brutale et provoque morts et blessés ; le haut-commissaire lance une action le 3 avril pour faire dissoudre les Najjadehs et la phalange libanaise, dont le chef, Pierre Gemayel, interpellé par la police, est interrogé puis incarcéré.
100À Damas, les communications téléphoniques ont été interrompues grâce à la mainmise des militaires sur le téléphone ; les déplacements en voiture ou en train sont interdits, et le 2 avril les pouvoirs de police sont passés aux mains des militaires. Dans toutes les villes en effervescence, les agitateurs de quartier sont arrêtés. Pour Damas, quarante sont dans ce cas.
101Toute cette effervescence résultait de la perte de prestige de la France au Moyen-Orient, subie du fait de sa défaite contre l’Allemagne qui à ce moment du début 41 apparaissait comme puissance libératrice. Cette agitation découlait aussi du refus français de respecter le traité de 1936 et du blocus britannique envenimant la situation économique.
102Le 2 avril 1941, Khaled bey al-Azem, président de la chambre industrielle de Damas, est désigné comme chef du gouvernement syrien. Il a pris contact avec Al-Kouatli qui a promis de lui laisser une chance et de faire cesser les grèves. Ceci pour éviter l’effusion de sang qui était à craindre, à cause des mesures répressives établies par les militaires français et aussi de l’évolution de la situation internationale ; l’arrêté n° 70/LE du 2 avril 1941 met en place un pouvoir syrien bâti sur trois principes essentiels : le pouvoir exécutif est assuré par un chef de gouvernement nommé par le haut-commissaire ; le chef du gouvernement est assisté d’un conseil de 5 ministres ; les ministres sont nommés par le chef du gouvernement.
103Le général Dentz fit publier dans la presse la déclaration présentant son projet de coopération avec les Syriens.
104Al-Azm avait comme tâche de prendre en main le contrôle de la distribution des vivres. Sur ce point, il se heurta aux conseillers français qui cherchaient à maintenir la priorité du ravitaillement de l’armée. D’autre part, il se devait de faire libérer les détenus politiques : 26 furent relâchés, 8 par contre furent déférés devant les tribunaux militaires. Les étudiants demeurèrent en prison ce qui provoqua de l’agitation dans la jeunesse des villes.
105Au Liban, le ravitaillement déficient perturbe la situation sociale. Beyrouth connaît de véritables émeutes de la faim. Le président Emile Eddé présente le 4 avril 1941 sa démission du fait que son pouvoir était contrecarré par l’action autoritaire de Dentz qui décidait de tout au Liban. Il est alors remplacé par un fonctionnaire libanais, Alfred Naccache, juriste et compétent, alors président de Chambre à la cour d’appel de Beyrouth. Le 9 avril, les arrêtés 80-81/LR réglementent l’organisation du pouvoir exécutif et législatif assumé par un chef d’État, en l’occurrence Alfred Naccache qui gouverne par décrets-lois, assisté d’un conseil de cinq sous-secrétaires d’État.
106En ce mois d’avril 1941, la France se retire de la Société des Nations, risquant ainsi de mettre en cause le statut de mandataire. Les nationalistes adressent à Dentz un mémorandum pour demander le retour à un régime constitutionnel. Ils prétendirent que la France se dégageant de ces accords internationaux n’avait plus de justification légale et de légitimité d’une présence en Syrie. La Turquie fit savoir qu’elle considérait que le retrait français de la Société des Nations s’accompagnait d’une renonciation à ses droits mandataires au Levant30.
107Une fois de plus la situation intérieure instable de la Syrie et même du Liban va être rattrapée par les événements de politique extérieure et à nouveau par la guerre. En avril, après sa victoire dans les Balkans, l’Allemagne borde la frontière turque d’Europe. Aussi, le 29 avril, le consul général britannique Havard rencontre le général Dentz pour l’entretenir sur la gravité de la situation. Il pense qu’une attaque allemande sur Chypre est à envisager, les Allemands ayant la tentation de prendre pied par un coup de force sur les aérodromes syriens en vue de les utiliser pour prendre Chypre à revers. Cette visite déclenche le télégramme n° 344 du 30 avril 1941, à 19 h 25, du commandement des troupes du Levant pour guerre Vichy dans lequel le général Dentz déclare qu’il prend « des mesures nécessaires pour résister à une action de force31 ».
E – LA GUERRE AU MOYEN-ORIENT
108Les Italiens ont provoqué l’explosion du bassin méditerranéen au grand dam des Allemands qui trouvèrent l’action italienne précipitée. Les Allemands comme les Britanniques souhaitaient, pour des raisons différentes, maintenir un statu quo dans le Moyen-Orient.
109Le général Jodl, chef d’état-major de l’OKW, proposa début août 1940 à Hitler de porter la guerre en Méditerranée et d’apporter aux Italiens l’aide possible pour se saisir de l’Egypte.
110Le 26 septembre 1940, l’amiral Raeder procéda devant le Führer à une analyse de la situation. Il déclara qu’il fallait se saisir de Suez, et déborder vers la Palestine et la Syrie pour obliger la Turquie à changer de politique. Ainsi l’attaque de l’URSS serait facilitée et l’Angleterre, évincée de la Méditerranée, se réfugierait sur l’Afrique. Conjuguée avec une guerre sous-marine active qui détruirait le tonnage de transport, cela permettrait d’envisager la victoire. « Si nous pénétrons en même temps dans le monde arabe, disait Raeder, tout l’empire britannique se mettra à chanceler sur ses bases. Certes l’Allemagne ne pourra rien résoudre seule, mais il faut aider l’Italie, car elle possède des points d’appuis. » Mais Hitler se méfiait des ambitions de l’Italie en Méditerranée et il n’avait guère confiance dans la valeur de son armée. Cependant, le 9 octobre 1940, le maréchal Badoglio s’entretenant avec le général Pohl lui assura qu’après l’atteinte du delta du Nil et du canal de Suez par les Italiens, « la Palestine et la Syrie s’effondreraient d’elles-mêmes. » Mais un tel plan n’enthousiasmait guère l’OKW, par manque de points d’appui en Méditerranée. Cette conception assez classique se cristallisait sur Gibraltar et Malte. L’opération sur Gibraltar fut préparée en novembre sous le nom d’opération Félix, directives du Führer nos 18 et 19. Mais le général Franco ne se montrait absolument pas coopératif. Et le Duce tournait ses regards vers la Roumanie cherchant à barrer l’accès des Balkans aux Allemands. Mais ceux-ci jouaient avec Bucarest la carte économique. Les experts germaniques, trop nombreux aux bouches du Danube, cachaient des militaires qui aidèrent l’adhésion, le 23 novembre 1940, de la Roumanie au pacte tripartite après la Hongrie et la Slovaquie. Le destin roumain était entre les mains du maréchal Antonesco, allié et ami des nazis.
111Mais depuis le 15 octobre, Mussolini concentrait des troupes en Albanie, qui franchirent la frontière grecque dans la nuit du 27 au 28 novembre. Hitler, qui n’était pas dans la confidence mais se doutait, se précipita en Italie. En l’accueillant en gare de Florence, le Duce lui annonça que les troupes italiennes victorieuses avançaient en Grèce. Elles firent effectivement dans la plaine d’Épire, 35 km et atteignirent la rivière Kalamas. Mais dans les gorges désertiques du Pinde, les Grecs contre-attaquèrent et enfoncèrent le front sur une profondeur de 48 km ; des troupes du général Papagos entrant en Albanie prirent Korce, firent 5 000 prisonniers. Le mauvais temps et la neige évitèrent aux Italiens le désastre.
112Le 11 novembre 1940, une flotte anglaise composée d’un porte-avions, l’Illustrious, escorté de quatre croiseurs et quatre destroyers pénétrait dans l’Adriatique pour attaquer le port de Tarente. Deux vagues d’avions-torpilleurs mirent hors de combat trois cuirassés italiens en mouillage dans la baie.
113Une fois de plus, les États du Levant vont se trouver bloqués dans leur espérance en une modification de leurs statuts et dans leur évolution vers l’indépendance. La relative tranquillité de l’automne 1940 va, dans tout le Moyen-Orient, être bousculée, retrouvant la guerre qui s’étendra cette fois-ci au Levant.
114Le 9 décembre 1940, l’armée de 150 000 Italiens de Graziani a été attaquée par les 36 000 Britanniques de O’Connor qui la bousculent et occupent Benghazi, le 6 février 1941. Mais le 31 mars, Rommel et l’Afrikakorps récemment débarqués à Tripoli passent à leur tour à l’offensive. Le 19 janvier, les troupes britanniques et la brigade d’Orient des FFL attaquent les Italiens d’Érythrée. Hitler est mécontent de ces actions personnelles de Mussolini. Il pense pouvoir régler le problème des Balkans par la diplomatie. En ce début de 1941, les Hongrois, les Roumains puis les Bulgares se sont joints au pacte tripartite. Manque la Yougoslavie qui couvre la route de Salonique.
115Le régent Paul, frère du feu roi Alexandre, est un timoré réaliste. Il sait que la sympathie des Serbes, composante principale de l’État yougoslave, va à la Grèce et à l’Angleterre. Il comprend aussi que l’armée yougoslave dans un conflit avec l’Allemagne se disloquerait, Slovènes et Croates n’étant pas sûrs.
116Le 21 juillet 1940, Hitler s’ouvrit à von Brauschitsch de son idée d’attaquer à l’est. Dans l’après-midi du 29 juillet 1940, le général Jodl, chef du « Wehrmachtführungsamt » (section de la direction de la Wehrmacht) apprit au chef de la section Landes Verteidigung, le colonel Warlimont et aux chefs de « groupes opérations » armée, marine, aviation, l’intention du Fuhrer d’attaquer et de réduire la Russie des Soviets, en mai 1941 même si l’Angleterre n’était pas vaincue32. Aussi, l’action italienne du 28 octobre 1940 contre la Grèce fut une surprise et une remise en cause des intentions allemandes. Les conceptions d’Hitler se trouvaient dérangées car il tenait à ce que le Sud-Est européen demeure calme. L’initiative italienne risquait de provoquer l’établissement des Anglais en Grèce et en mer Égée, menaçant ainsi les pétroles roumains, ce qui avait été l’idée stratégique majeure du général Weygand. De son côté, l’amiral Raeder, opposé à l’idée de l’attaque contre l’URSS, insista plusieurs fois sur l’importance de la Méditerranée et de l’Afrique du Nord française. Le général Jodl, conseiller militaire du Fuhrer, aidé par Warlimont, se mit au travail pour élaborer des plans – qui devinrent des directives pour la Méditerranée33. Sont mis en place les directives n° 19 Attila concernant l’Afrique du Nord, liée à Félix (attaque de Gibraltar), la n° 20 Marita concernant la Grèce, la « Sonnenblüme » pour la campagne de Rommel puis la n° 30 pour le Moyen-Orient. La directive n° 18 du 12 novembre 1940 disait : « Le but de ma politique envers la France est de coopérer avec ce pays de la manière la plus effective possible pour la poursuite de la guerre contre l’Angleterre. Pour le moment la France assumera le rôle d’une puissance non belligérante. Elle devra tolérer des mesures militaires allemandes sur son territoire et spécialement dans ses colonies africaines et leur donner le plus large appui possible. La tâche la plus urgente des Français est la protection défensive et offensive de leurs possessions contre l’Angleterre et le mouvement gaulliste34. »
117Ce n’était donc pas en cette année 1941 la paix qui était la préoccupation. Il était donc dangereux de laisser la Yougoslavie neutre sur le flanc allemand. Aussi, Hitler exigea-t-il que les Yougoslaves se rallient au pacte tripartite. Le 25 mars ce fut chose faite à Vienne. Mais depuis le 7 mars, des troupes britanniques débarquent au Pirée et la flotte anglaise, le 28 mars, remporte la victoire contre deux escadres italiennes au large du cap Matapan. À l’annonce, le 27 mars 1941 à Belgrade, de la signature d’un traité avec l’Allemagne, l’émeute de la rue et la révolte des militaires serbes laissent éclater les sympathies serbes pour les Britanniques et les Grecs. La réponse allemande fut le bombardement aérien durant deux jours de Belgrade (17 000 morts) et le franchissement depuis la Bulgarie de la frontière par la xiie armée du maréchal von List. Les Serbes résistent douze jours, les Croates ne s’étant pas battus. Le 17 avril, les dernières forces yougoslaves capitulent. Depuis le 8 avril, les premiers blindés allemands étaient à Salonique. Le général Wilson commandant des forces britanniques (2 divisions australiennes, 1 néo-zélandaise, 1 brigade blindée et 1 brigade polonaise) bat en retraite jusqu’au Péloponnèse pour réembarquer dans la nuit du 27 avril, les Grecs ayant capitulés dès le 20 avril.
118Les Allemands sont maîtres de la Grèce. Leur drapeau flotte sur l’Acropole. Ils ont atteint les côtes de la mer Égée et de la Méditerranée. L’île de Crète leur barre la route de l’Afrique. Le général Strudent, commandant en chef des parachutistes, obtient l’accord d’Hitler de tenter une action sur la Crète en mettant en jeu toutes les unités parachutistes allemandes renforcées de bataillons de Gebirgsjäger. La garnison de l’île est composée de 10 000 soldats grecs passablement armés, renforcée par des éléments de la 6e division australienne et la 2e brigade néo-zélandaise, commandées par le général australien Berbard Freyberg. Les zones de défense sont constituées autour des aérodromes et de quelques ports côtiers sans véritable communication entre elles, car les troupes britanniques ont abandonné dans la retraite de Grèce leur meilleur matériel, surtout celui de transmission. À l’aube du 20 mai 1941, les premiers planeurs allemands atterrissent et le ciel se remplit de parachutistes. S’ensuivit une dure série de combats éparses auxquels prennent part même des villageois, combats acharnés allant jusqu’à l’arme blanche, succession d’attaques et de contre-attaques. Les Allemands sont maîtres du ciel, ce qui leur permet d’amener des renforts. Les Britanniques reculent vers la côte sud où la Royal Navy embarque chaque nuit, entre le 28 et le 31 mai, les derniers défenseurs qui ont pu se frayer un chemin de retraite. Les Allemands ont conquis l’île, mais à quel prix ! Le projet d’une attaque de Chypre sera-t-il alors abandonné ? Les pertes allemandes ont été tellement lourdes qu’Hitler en tire la leçon : fin de l’ère des parachutistes ; alors que Churchill héritera de la crainte de l’action parachutiste.
119En ce printemps 1941, la Méditerranée orientale est un chaudron en ébullition. Malte est l’objectif de la Luftwaffe, basée en Sicile. Le 10e corps aérien commandé par le général Geisler y avait été transféré. La bataille pour le passage des convois anglais se dirigeant vers l’Égypte est chaque fois une épopée.
120Le 31 mars, Rommel débarque à Tripoli avec les renforts allemands motorisés destinés à sauver ce qui reste d’Italiens en Tripolitaine. Il attaque des Anglais, assoupis sur la position d’El-Agheila en Tripolitaine, avec sa seule division légère. Le 11 avril, il est devant Tobrouk où le rejoint la tête de sa Panzer Division. Mais, fin avril 1941, il piétine à hauteur de la frontière égyptienne, retenu dans sa fougue par l’envoyé de l’OKW, le général von Paulus35. Le 3 avril 1941, l’armée italienne a capitulé à Addis-Abeba, devant les troupes britanniques. Cet ensemble de désastres italiens au Moyen-Orient représente la première grande catastrophe militaire dans la sphère des puissances de l’Axe. Par son intervention, l’Allemagne pare à une installation de l’Angleterre en Grèce avec double menace sur l’Italie et les pétroles roumains. Mais, des défaites italiennes marquent la fin de plans antérieurs d’hégémonie mussolinienne et des possibilités ouvrant la voie à des intentions et des possibilités allemandes. Hitler n’avait-il pas dévoilé à quelques diplomates réunis en décembre 1940 à Munich ses intentions de marcher jusqu’à la mer Égée, de progresser d’île en île jusqu’à Chypre et de là, tendre la main à la Syrie et à l’Irak révoltés ?
121Voilà justement que l’Irak s’agite. Au début d’avril 1941, un nouveau coup d’État a renversé le gouvernement Taha-Pacha et remis au pouvoir son prédécesseur Rachid Ali Keylani. C’est un putsch militaire, provoqué à l’origine par des demandes anglaises au gouvernement irakien au cours des conversations du Caire, entre Eden et Tewkik Soueidi, ministre des Affaires étrangères irakien. Les Anglais désirent :
- l’autorisation de faire transiter les troupes britanniques en armes à travers le territoire irakien ;
- le contrôle des chemins de fer par l’autorité militaire britannique ;
- l’octroi d’une base à Bassora ;
- la destitution de cinq des généraux irakiens les plus opposés à l’Angleterre.
122Avant de répondre à ces demandes, le président du Conseil irakien consulte le chef d’État-Major qui est ainsi mis au courant des intentions anglaises, ce qui permet de déclencher le coup d’État dans la nuit du 3 au 4 avril 1941, l’armée prenant le contrôle des centraux téléphoniques et de la radio.
123La chambre irakienne est dissoute et le régent s’enfuit pour Bassora où se trouvent des troupes anglaises. A la radio, le chef d’État-Major général et les autres généraux comploteurs, formant une société secrète dénommée le « carré d’or », justifient le coup de force par l’attitude du régent qui s’est employé « à semer la division dans les rangs de la nation. » Pour sa part, Rachid Ali Keylani promet de « ne pas engager le pays dans les dangers de la guerre, de sauvegarder ses engagements territoriaux et notamment le traité anglo-irakien. » Mais le nouveau chef du gouvernement n’arrive pas à composer un cabinet et doit constituer un Conseil supérieur de défense. L’Angleterre, inquiète de voir arriver au pouvoir des hommes connus pour leur sympathie en faveur de l’Axe, refuse de reconnaître ce pouvoir en raison de son caractère inconstitutionnel ; mais aussi parce que les Anglais ne tenaient pas à ce que des nationalistes musulmans soient au pouvoir dans un pays arabe. Effectivement l’enthousiasme se manifeste en Syrie, en Palestine et en Transjordanie. Dentz télégraphie à Vichy : « Les événements d’Irak provoquent en Syrie et au Liban une vive agitation. La cause irakienne est présentée comme étant celle de tous les États arabes et la lutte entreprise à Bagdad comme le prélude à leur libération36. » La Palestine agitée par les mots d’ordre du grand mufti, installé momentanément en Irak, voit se répandre incidents et même attentats. En Transjordanie, l’émir Abdallali ayant accueilli l’ex-régent Abdul Illah est déconsidéré au profit de son fils Tallal, connu pour ses attaches allemandes et dont le prestige va grandissant.
124Les troupes irakiennes de Bassora se rallient au « Conseil de défense », ce qui permet au parlement irakien avant sa dispersion de désigner un nouveau régent, le chérif Sharah, oncle du roi Fayçal Ier, et Rachid Ali pouvait enfin constituer un nouveau gouvernement de huit ministres. Le pays semble calme mais les Britanniques sentent bien qu’il lui est devenu hostile. Ils ont comme atout leur prépondérance économique. Ils vont l’utiliser en refusant d’acheter les dattes et les céréales, afin d’exciter contre les nouveaux dirigeants irakiens les masses paysannes ainsi appauvries.
125Le 19 avril 1941, l’ambassadeur britannique Sir Cunnahan Cornwally fait savoir au gouvernement irakien que des troupes britanniques débarqueraient à Bassora. Or, le traité d’alliance de 1930 prévoyait qu’en cas de guerre de l’Angleterre avec une tierce puissance, le passage des troupes britanniques devait s’effectuer entre le golfe Persique et l’Ouest de l’Euphrate et ne pas excéder l’effectif d’une brigade renforcée. Or, voilà que les troupes débarquées n’ont pas encore franchi la frontière irakienne, qu’une seconde unité partie des Indes commence à débarquer à Bassora. Le gouvernement irakien considère cela comme une agression manifeste37.
126Ce conflit anglo-irakien va devenir le pivot de la situation politique dans le Proche-Orient. Chacun des protagonistes avait en fait des objectifs dépassant la simple question de transit de troupes. Les Anglais, sachant les partisans de Rachid Ali leur être hostiles, cherchent à rallier leurs partisans, les tribus du bas Euphrate, la bourgeoisie riche de Bagdad et les partisans de l’ancien régent. Les nationalistes poussés par leurs visions de libération se sont embarqués dans un conflit mal préparé, sans assurance des puissances de l’Axe, sans appui ni de la Turquie ni de l’Arabie Saoudite. Rachid Ali n’a pas pris en considération l’importance de l’Irak pour les intérêts britanniques. « Pour ces derniers, la perte de l’Irak signifierait la perte de la péninsule arabique et de ses voies de communication avec l’Europe. Ils ne pouvaient simplement pas céder. Les mesures militaires adoptées par les Anglais pour infliger une défaite au gouvernement irakien constituaient ainsi un avertissement à tous les nationalistes arabes. Il s’agissait de leur faire comprendre que, s’ils suivaient la même voie, ils subiraient le même sort. »
127Les Syriens comprirent parfaitement la leçon, d’autant plus que Mardam bey et Al-Jabri se trouvent alors à Bagdad. Choukri al-Kouatli en fut averti, ce qui explique sa modération à Damas et son influence pour éviter une attitude provocatrice vis-à-vis des autorités françaises qui, dans le contexte de l’affaire irakienne n’auraient pas hésité à utiliser des mesures répressives avec l’emploi de l’armée.
128L’armée irakienne comptait sur un rapide succès et commença à être démoralisée devant l’opiniâtreté britannique. Ceux-ci, forts de 2 500 combattants, assiégés dans la base aéronautique de Habbanieh ont petit à petit desserré l’étreinte irakienne dont l’aviation fut rapidement inexistante, et les 11 bataillons appuyés par 50 canons, incapables d’enlever les positions anglaises. Les avions britanniques ont mitraillé leurs assaillants, puis survolé Bagdad, calmant l’enthousiasme guerrier d’une population déjà impressionnée par l’arrivée des blessés dans les hôpitaux. Les chefs de la révolte, pour enrayer toute démoralisation, annoncent des succès aériens hypothétiques, puis utilisant les chefs religieux, cherchent à développer le mouvement en faveur de la guerre sainte contre les Anglais. Les dignitaires religieux se cantonnent prudemment dans le domaine théologique.
129Aussi, Rachid Ali et ces acolytes tentent de tenir en haleine l’opinion irakienne avec l’annonce d’une prochaine aide des puissances de l’Axe. Nadji Sewadi en mission à Riad aurait trouvé un Ibn Séoud prudent et attendant pour agir de voir la tournure des événements. La Turquie pour sa part, demeure réservée. Elle refuse à von Papen, actionné par Nadji Chawkat, un transfert d’armes que les Allemands ont prélevé sur celles prises en Grèce afin de renforcer l’équipement de l’armée irakienne. Les Allemands imaginèrent alors de les faire transiter par l’Afghanistan. En ce mois d’avril 1941, ils ne sont pas actifs en Irak. Ils n’ont pas vraiment provoqué la révolte de Rachid Ali. Ils n’ont d’ailleurs à Bagdad aucune représentation diplomatique ; l’Axe y est représenté par la légation italienne. En revanche, il se pourrait que les Anglais eux-mêmes aient favorisé par leur attitude cassante et même arrogante ce mouvement, et contraint Rachid Ali à se découvrir. Car celui-ci su se garder de tout acte d’hostilité et il accepte, le 15 avril, le débarquement d’une brigade indienne en transit. C’est le débarquement, le 30 avril, d’une seconde brigade, alors que la première n’a pas transité et se trouve toujours sur le territoire irakien, qui va pousser au soulèvement.
130Le 2 mai, l’Irak fait appel à l’Allemagne. La situation est très critique jusqu’au 6 mai, date de l’apparition des premiers appareils de la Luftwaffe dans le ciel irakien.
131L’arrivée des premiers avions allemands provoque un raffermissement de confiance chez les dirigeants irakiens qui la ressentirent comme le prélude d’une aide importante et crurent à une action prochaine d’une force du Reich chassant ainsi les Britanniques. Ceux-ci ne se montrent pas encore très actifs. Les assiégés de Habbanie ont desserré l’étreinte. Les troupes indiennes débarquées se sont assurées la maîtrise de Bassora et de ses environs et cherchent le contact avec la colonne de la Légion jordanienne commandée par le colonel Glubb et de la Habforce constituée de 6 escadrons motorisés, 1 bataillon d’infanterie et 1 régiment d’artillerie.
132C’est en fait le 15 février 1941 que l’Abteilung L. (Landesverteidi-gung) de l’OKW dont le chef est le colonel Warlimont, reçoit de la section Ausland – Abwehr (Canaris) le rapport d’un entretien avec l’ancien ambassadeur de Bagdad, le docteur Grobba sur les modalités d’une réactivation de la politique allemande au Proche-Orient, d’un rétablissement d’une liaison avec l’Irak. Mais les militaires allemands après recoupement du rapport von Hentig n’y semblent pas trouver matière à une action de la Wehrmacht. La Wilhemstrasse ne trouvait pas matière, elle aussi, à une action politique qui du côté arabe lui semblait très verbale. Le soulèvement irakien provoqua une surprise générale ; les services de renseignements allemands n’avaient pas réussi à connaître à temps ni le développement du mouvement ni le moment. C’est Hitler qui décida que l’Irak devait être soutenu dans sa lutte « par l’usage de tous les moyens praticables. » Le 6 mai à Vienne, sous la direction de Warlimont, eut lieu une séance de travail réunissant militaires et diplomates et dont les résultats furent rassemblés sous le titre « Activisation de l’enjeu allemand au Moyen-Orient. » Cette activisation devait être réalisée : en Egypte, par un renforcement de la propagande ; en Arabie Saoudite, par une reprise des relations et l’envoi de quelques officiers pour y établir un point d’appui allemand ; en Iran, par l’installation d’un autre point d’appui même clandestin, précédant une mission militaire ; en Turquie, par l’établissement d’une centrale coordonnant l’action allemande au Moyen-Orient.
133La mise en place de ces intentions fut freinée par les négociations avec Vichy et par les réactions italiennes devant cette intervention allemande dans un espace considéré par Mussolini comme « chasse réservée. » Cela n’empêcha pas l’OKW de mettre sur pied la directive n° 30 paraissant le 25 mai 1941, intitulée « Mittlere Orient » codifiant certaines mesures déjà en cours et traçant un plan d’ensemble. D’abord l’exposé des intentions générales de Hitler : « Le mouvement arabe de libération est au Moyen-Orient notre allié naturel contre l’Angleterre. Dans cette perspective, le soulèvement de l’Irak prend une signification particulière. Il renforce les efforts contre l’Angleterre au Moyen-Orient, trouble les communications anglaises et fixe les troupes comme la marine britannique sur d’autres théâtres d’opérations. Je me suis donc résolu à poursuivre le développement de la lutte au Moyen-Orient par le soutien de l’Irak. »
134Si et comment l’action contre la position anglaise entre la Méditerranée et le golfe Persique, en liaison avec une offensive contre le canal de Suez, sera finalement à conduire plus tard et décidé seulement après Barbarossa.
« Je décide pour le soutien de l’Irak :
— l’envoi d’une mission ;
— un secours au moyen de la Luftwaffe ;
— des livraisons d’armes.
La mission militaire (Sonderstab F) est placée aux ordres du général d’aviation Felmy. Ses missions sont :
— conseiller et soutenir l’armée irakienne ;
— suivant les possibilités établir des relations militaires avec des forces ennemies de l’Angleterre en dehors de l’Irak ;
— pour la Wehrmacht tirer des enseignements et préparer des points d’appuis.
Les membres de la mission militaire seront considérés comme des volontaires. Ils porteront l’uniforme tropical avec des insignes irakiens (il en fut ainsi pour la légion Condor en Espagne). Ces insignes seront aussi à porter par tous les avions.
Pour la Luftwaffe, sa présence limitée sert, en dehors de l’action militaire, à renforcer la confiance et la volonté de résistance des Irakiens. La façon de conduire les attaques allemandes relève du commandant en chef (Oberbefehls-haber) de la Luftwaffe.
Les livraisons d’armes seront effectuées soit par le soin de l’Allemagne, soit d’après les conventions conclues avec les Français, le tout réglé par le chef de l’OKW.
La propagande au Moyen-Orient est du ressort des Affaires étrangères en liaison avec l’OKW. Les thèmes en seront : la victoire de l’Allemagne apporte aux pays du Moyen-Orient la libération du joug anglais et le droit de disposer d’eux-mêmes, car qui aime la liberté doit faire parti du front contre l’Angleterre. Par contre la propagande contre la position française doit cesser. »
135Cette directive n° 30 ne reçut dans les faits qu’une application partielle. Elle prenait appui sur une résistance prolongée de l’Irak. Ce fut une illusion de l’Oberkommando de la Wehrmacht qui se réduisit à terme à la propagande. La poussée de Rommel jusqu’à la frontière égyptienne n’eut pas plus de résonnance. Le général Warlimont reconnut que ses faits n’offrirent aucune perspective dans ces pays du Moyen-Orient d’ouverture d’une plus vaste plate-forme permettant l’utilisation des nationalistes arabes, et que cela confirmait un vieux dicton d’après lequel on ne doit pas montrer le poing quand le bras ne suit pas (Dass man die Faust nicht zeigen solle wenn der Arm nicht hinlangt »)38.
F – PRÉLIMINAIRES À UN CONFLIT VENU DU CIEL
136Le 6 mai 1941, les opérateurs radio de la marine reçoivent un télégramme « Réserve de Réservé » extrêmement urgent n° 8206/07 chiffré personnel d’après la clef du contre-amiral Gouton, commandant de la marine au Levant, destiné personnellement au haut-commissaire et ainsi rédigé :
137« Primo : des conversations d’ordre général sont en cours entre les gouvernements français et allemand.
138Secundo : il importe au plus haut point pour leur réussite que si des avions allemands à destination de l’Irak atterrissaient sur un terrain des territoires sous mandat vous leur fassiez donner toutes facilités pour reprendre leur route.
139Tertio : accuser réception par intermédiaire marine, fin citation. Faites-moi aperçu. » Signé : Darlan, à Comar/Beyrouth n° 8206/07.
140Ce document était le point de départ d’une aventure qui allait se dérouler inexorablement vers un conflit sanglant. Dentz répondit : « Reçu et bien compris vos messages. Je donne des instructions en conséquence. »
141En réalité, ce document ne provoqua pas réellement la surprise à Beyrouth. Le 30 avril, le télégramme n° 344 évoquait la poussée allemande s’orientant en direction de Suez et de l’Irak. Il était émis par « Troupes du Levant », avec comme destinataire « guerre Vichy. » Il s’accompagnait du descriptif des prises de mesures pour résister à une action de force, en faisant allusion implicitement au Reich. Il provoqua une réponse prudente et même équivoque du général Huntziger par un long télégramme du 4 mai 1941. Le consul général britannique rencontre Dentz le 2 mai, sous prétexte de lui signaler le danger pour le Levant d’une concentration d’avions allemands et italiens sur l’île de Féros et lui demander quelle serait son attitude face à une tentative de débarquement allemand. Dentz lui assure « qu’il appliquerait les consignes qui étaient de résister. »
142L’inquiétude était grande à Beyrouth car, outre ses messages télégraphiés, le général Dentz envoyait à Vichy le colonel Montrelay, chef de l’état-major de l’air au Levant, avec l’accord de son supérieur le général Jannekyen, pour expliquer les craintes de Beyrouth d’une action allemande et pour obtenir des ordres quant à l’attitude à adopter pour défendre la Syrie contre une attaque étrangère. Divers renseignements en provenance des Balkans et de la Turquie faisaient craindre l’arrivée prochaine des Allemands en Syrie. Cette liaison avait pour but d’exposer ces craintes aux autorités de Vichy.
143De ses rencontres avec les généraux Huntziger et Bergeret, Montrelay espérait des instructions précises sur « l’attitude qu’il conviendrait de prendre en Syrie au cas où elles se réaliseraient. » Le 7 mai au matin, le colonel Montrelay fut reçu successivement par Huntziger et Bergeret. Le général Huntziger remit des instructions écrites pour le général, accompagnées de commentaires rassurants : « Nous n’avions pas à nous préoccuper d’une situation que le gouvernement français suivait avec attention. Si quelque chose devait se passer en Syrie, le gouvernement serait consulté et serait à même de nous donner des instructions en temps opportun39. »
144Le 8 mai, Montrelay embarque à Berre sur un hydravion Achenar pour amerrir le 10 mai à Tripoli où son patron, le général Jannekyen, l’accueille avec une nouvelle stupéfiante : un avion allemand a atterri la veille à Alep, débarquant deux notabilités civiles, l’une française mais l’autre allemande. Car le 8 mai 1941, le général Dentz avait reçu des Affaires étrangères, par l’intermédiaire du réseau marine, un télégramme personnel :
« 1. Major von Blomberg de l’aviation arrivera terrain Damas neuf mai en vue mission.
2. Mettre à disposition un officier pour l’introduire et lui fournir aide et protection au cours sa mission reconnaissance terrain.
3. L’avion sera de type militaire et vraisemblablement sous insignes allemands.
4. Les avions allemands qui survoleraient de nuit la Syrie utiliseront signal reconnaissance : fusée rouge à trois étoiles blanches.
5. Signaler à Major Von Blomberg intérêt qu’il y a pour discrétion à revêtir tenue civile pour mission.
6. Prendre toutes précautions pour secret. Accusez réception, rendez compte. »
145Chose curieuse, le général Dentz se trouve sous un prétexte d’inspection à Damas, le 7 mai, en fait dans l’attente de l’arrivée du major von Blomberg. A-t-il été alerté par d’autres que les Affaires étrangères dont le télégramme est du 8 ? Toujours est-il que Dentz aurait quitté Damas le 8 mai à 6 heures du matin, pour rallier Alep à bord d’un Potez 540.
146Or, le 9 mai à 3 h 30 du matin, le capitaine Veyssière, officier de jour du QR II/3S est réveillé par le commandant de la base de Mezzé-Damas, qui lui signale qu’un avion allemand, ayant à son bord le major Axel von Blomberg, va se poser, et que désigné comme officier de liaison, il doit se présenter et se mettre à la disposition de l’officier allemand. Du fait de cette arrivée, le personnel civil de la base est évacué et les militaires y sont consignés. Le général Dentz est revenu à Damas. Se présente à lui le capitaine de corvette Voisard, sous-chef d’état-major de la marine du Levant, pour l’avertir d’un message parvenu à Beyrouth par le réseau Marine qui annonce : « Envoyez capitaine Voisard à Alep accueillir un monsieur français dont le nom commence par G. Mission de votre officier est de reconnaître et de garantir par la vue de mon écriture la validité des pouvoirs de mon émissaire, puis de faciliter son action. Secret le plus absolu doit être gardé sur cette affaire. »
147À 8 h 30 le 9 mai, Voisard, à bord du Potez 540, part pour Alep suivant les instructions reçues pour accueillir le mystérieux monsieur G. A 11 heures, le général Dentz reçoit Veyssière afin de lui communiquer les modalités à observer pour sa mission auprès de von Blomberg, qui atterrit effectivement sur l’aéroport de Damas. Et, à 19 heures, trois Heinkel atterrissent à Alep. L’un des appareils est celui de Ribbentrop qui a été hâtivement repeint aux couleurs françaises lors de son passage à Rhodes. De cet appareil descend un groupe dont se détache un homme qui se présente au capitaine Voisard : « Je suis monsieur G. » L’ordre de mission vérifié, il exige de voir le haut-commissaire. Voisard, appelle Damas où on lui répond à l’état-major que le haut-commissaire ne peut voir personne, étant le lendemain au djebel Druze. Monsieur G. se saisit du téléphone et se prévalant d’être le représentant de l’amiral Darlan, obtient la communication avec le général Dentz et un rendez-vous pour le lendemain à Beyrouth, à la résidence à 11 heures.
148Ce monsieur G. n’est pas seul. Il est accompagné d’Allemands : un certain R., qui s’avère être Rudolf Rahn, conseiller à l’ambassade d’Allemagne à Paris, qui parle couramment français, et qui est épaulé par son adjoint Eitel Friedrich Malhausen, et par un opérateur radio pour les liaisons avec Berlin. S’est joint à eux depuis Rhodes, Grobba, qui fut ambassadeur d’Allemagne en Irak avec la guerre et qui rejoint à nouveau son poste. Tout ce monde est accueilli pour la nuit au mess de la base aérienne où l’atmosphère est froide et courtoise. Les pilotes allemands prétendent aller se promener en ville en uniforme ! Un avion français vient chercher monsieur G. et Rahn pour les amener à Beyrouth. Les Heinkel s’envolent pour l’Irak40.
149L’entrevue de 11 heures à la résidence permet au général Dentz de découvrir que monsieur G. est en fait Jacques Guérard, inspecteur des Finances et ami de Benoist-Méchin. Ils ont fait tout deux partie de l’équipe de la banque Worms qui préfigure la « synarchie » et il sera un artisan du retour au pouvoir de Laval.
150Guérard, en ce début 1941, présidait le Comité d’organisation des assurances. Mais il avait une expérience du Moyen-Orient, ayant été durant trois années conseiller financier auprès du gouvernement iranien. Le général Huntziger qui le connaissait, le qualifie de patriote intelligent et loyal et le signale à l’amiral qui, pour cette mission au Levant, désirait quelqu’un qui ne fût pas militaire. Guérard était à Munich lorsqu’il fut contacté et rappelé d’urgence à Paris. Son retour fut organisé par les Affaires étrangères du Reich qui le mirent dans un avion dans lequel il fit la connaissance de Rahn convoqué par son ambassadeur Otto Abetz. Dès son arrivée à Paris, Benoist-Méchin vient le voir, lui annonce les raisons de son rappel et l’entrevue prévue avec l’amiral Darlan pour le lendemain. Celle-ci a lieu à l’hôtel Majestic le 6 mai et durant une heure, l’amiral Darlan lui présente un tableau dramatique de la situation de la France, au lendemain du 13 décembre. Voulant renouer avec l’Allemagne, l’amiral est prêt à faire un geste en accordant au Reich une concession portant sur la Syrie et la livraison d’armes au bénéfice de l’Irak révoltée. Guérard durant la préparation de son procès en 1947 a raconté au juge d’instruction41 : « L’objectif de ma mission était d’informer Dentz de la raison de cette concession ; elle était aussi d’accompagner Rahn afin de contrôler son activité tout en lui donnant l’idée que cette concession française était importante, ce qu’il répercuterait sur l’administration centrale allemande. Des pouvoirs écrits lui étaient conférés lui donnant accès direct et personnel auprès du général Dentz. » Il prétend même que la question du transit d’avions allemands n’a pas été évoquée et qu’il l’ignorait. Il n’est pas reçu à Vichy par le Maréchal en vue d’une confirmation de cette mission. Tout cela est hâtif et paraît désordonné. Il en est réduit à accepter de partir à bord d’un avion allemand pour ne pas être précédé par Rahn. Il ignorait, et personne ne l’affranchit de la mission Montrelay et de la possibilité d’utiliser son hydravion aux couleurs françaises.
151Le texte de l’ordre de mission de Guérard n’a jamais été retrouvé. Il prétend que la lettre de Darlan l’accréditait comme représentant direct du vice-président du Conseil chargé d’expliquer à Dentz la raison d’être des concessions qu’on attendait de lui. Le capitaine de corvette Voisard, chargé de contrôler à l’arrivée de Guérard l’authenticité de la signature de Darlan, a dit : « Le texte de l’amiral Darlan prescrivant d’accorder aux Allemands des facilités en Syrie était impératif. » Le général Dentz confirme qu’après communication par Guérard des instructions de l’amiral, Rahn fut introduit et formula ses demandes et exigences quant au transit des avions et aux livraisons de matériel de guerre, ce que Guérard appuya.
152D’ailleurs, Rahn confirme dans un télégramme n° 60 du 28 mai à la Wilhemstrasse : « Après des entretiens répétés qui ont duré des heures et pendant lesquels Guérard m’a secondé d’une façon excellente, le haut-commissaire s’est laissé convaincre et a promis d’appuyer loyalement la politique de Darlan. »
153Guérard a surtout pour mission d’organiser avec Rahn la livraison d’armes françaises à l’Irak. Peut-être aussi d’épauler la fidélité de Dentz au gouvernement de Vichy et de lui ôter toute idée de transaction avec les Britanniques. Cependant, la présence de Guérard ne tarde pas à être divulguée. Les cadres supérieurs ont ressenti un sentiment de malaise tempéré par l’ignorance dans laquelle ils étaient tenus de certaines négociations. François de Conty, directeur des Affaires politiques, avait jusqu’à présent l’oreille de Dentz. Accusé de gaullisme mais ayant la confiance du haut-commissaire, il voit en Guérard un concurrent. C’est alors que Dentz juge utile d’adresser le 11 mai un télégramme aux Affaires étrangères : télégramme 3 215 – 20 à amiral Darlan, 17 h 45, le 11 mai 1941 :
154« Veuillez faire télégraphier par ministre des Affaires étrangères (l’amiral Darlan) modalités détaillées de la mission économique de Monsieur Guérard sera “officiellement et apparemment” chargé savoir : ravitaillement, rationnement, accord éventuel avec Turquie pour livraison et transport denrées alimentaires. »
155Curieusement, Beyrouth recevra le 14 mai 1941, à 20 h 40, le télégramme n° 632 en provenance de Vichy ainsi libellé :
« Monsieur Guérard, inspecteur des Finances, est chargé par le gouvernement français d’une mission économique ayant pour objet l’organisation dans les pays du Levant du ravitaillement et du rationnement des denrées alimentaires. Il pourra notamment à cet effet, étudier les modalités d’accords éventuels à passer avec le gouvernement turc pour assurer le transport et la livraison des marchandises. Je vous prie de bien vouloir lui prêter toute votre assistance dans l’accomplissement de sa mission.
F. Darlan »
156Ce télégramme n’est pas passé par le réseau marine bien que signé par l’amiral !
157À partir de cette date du 12 mai 1941 vont se dérouler parallèlement deux types d’événements :
- ceux en rapport avec le jeu diplomatique de l’amiral Darlan pour honorer la politique de collaboration et faire participer la France au conflit en soutien de l’Allemagne ;
- ceux ayant trait à l’action militaire allemande en soutien de l’Irak, avec des tentatives pour entraîner l’armée française dans un conflit avec l’Angleterre, ce qui se produira en fin de compte, mais celle-ci épaulée par les gaullistes.
1 – Les manœuvres diplomatiques allemandes
158Dans les premiers mois de l’année 1941, les relations franco-allemandes sont assez tendues. Depuis le départ de Laval, les autorités nazies pensent que la collaboration est inapplicable et Darlan, devenu vice-président du Conseil, a fait établir une liste de questions importantes en suspens entre les deux gouvernements, dont la principale est la révision du montant des frais d’occupation. Au printemps 1941, l’Allemagne, après la campagne des Balkans, est maîtresse de l’Europe. Darlan est persuadé que cette suprématie est appelée à durer. « Il faut donc que la France redevienne, dans le cadre européen à prépondérance allemande, une nation cohérente et disciplinée42. »
159Toutes les demandes françaises de quelque nature sont refusées. Le problème de l’Irak va soudainement provoquer une remise en cause de cette attitude. Ce sont les Allemands qui cherchent une négociation globale, mais en s’en tenant aux problèmes militaires, alors que les Français vont tenter de l’élargir au politique.
160Poussé par Benoist-Méchin, secrétaire général adjoint du gouvernement et germanophile, l’amiral reprend la négociation qui doit être traduite en actes dont l’assistance à l’Irak est présentement l’essentiel. L’allégement de l’occupation ne peut se concrétiser qu’en contrepartie d’une utilisation des bases aériennes syriennes par la Luftwaffe. Le Maréchal en est persuadé puisqu’il écrit à Hitler pour lui demander de recevoir Darlan43. Dans cette attente, celui-ci négocie, les 5 et 6 mai à Paris, avec Abetz qui fait miroiter « un assouplissement notable de la ligne de démarcation, une réduction des frais d’occupation et la libération d’un nombre substantiel de prisonniers. » C’est alors que l’amiral est piégé : Abetz lui demande, sans attendre les résultats de la négociation, d’autoriser immédiatement l’atterrissage des avions allemands se préparant au déplacement vers l’Irak.
161En fait, l’amiral ne veut pas ralentir les négociations qui doivent s’engager sur des problèmes importants tels que : retour dans leur foyer des prisonniers de guerre anciens combattants, assouplissement des règles de passage de la ligne de démarcation ; réduction quotidienne de 100 millions de francs de l’indemnité d’occupation ; renforcement en cadres et en matériels de nos forces coloniales ; réintégration des deux départements du Nord et du Pas-de-Calais dans l’administration française ; garantie du maintien des États du Levant sous mandat français ; même garantie quant aux territoires de l’Empire. S’y ajoutaient des restrictions de discrétion pour les avions allemands : utilisation unique de l’aéroport d’Alep-Neyrak, mise des appareils aux couleurs irakiennes, personnel navigant en civil, et consigné lors des étapes. Rien de cela n’avait été négocié et accepté avec les administrations allemandes compétentes. L’amiral leur abandonne « son arme » face à Abetz qui n’est pas un décideur.
162Le lendemain, 7 mai 1941, les deux délégations abordent les différents sujets militaires et civils mais du côté français, sont présents le vice-président du Conseil et des ministres ; du côté allemand un ambassadeur, des fonctionnaires militaires et civils n’ayant que le droit de négocier. La négociation se termine mal, éveillant chez Darlan « des doutes sur la bonne foi de ses interlocuteurs. »
163Mais, le 11 mai, Hitler reçoit, dans l’après-midi, l’amiral au Berghof à Bertchtesgaden. Il se lance dans une longue tirade sur les responsabilités de la Grande-Bretagne et de la France dans le déclenchement de la guerre. Puis il déclare « qu’il appartient à la France de conserver son Empire colonial et de ne pas le livrer à l’Amérique. » Darlan demande au Führer « de faciliter la tâche du gouvernement français pour amener la majorité des Français dans le camp de sa politique de collaboration par l’octroi de concessions. » Enfin, après le thé et en présence de Ribbentrop, d’Abetz et de Benoist-Méchin sont traitées les modalités de l’aide allemande à l’Irak. Puis sur la fin de l’entrevue : « Vous avez bien compris ma pensée, dit Hitler, l’Allemagne et ses alliés gagneront cette guerre. C’est un fait indiscutable. La France ne saurait en aucun cas modifier l’issue du conflit. Je n’ai pas besoin d’elle pour vaincre. Mais la France peut, si elle est compréhensive, m’aider à raccourcir la durée de la guerre. La politique franco-allemande est avant tout une question de confiance. C’est à vous de la mériter44. »
164L’amiral Darlan rentre à Vichy et expose la situation lors d’un conseil des ministres du 14 mai 1941. Il est en fait convaincu de l’invincibilité de l’armée allemande et mésestime totalement la puissance économique et la qualité militaire des États-Unis. Que faisaient donc nos diplomates à Washington ? Notre service de renseignements devait être indifférent en ce domaine ! Mais l’OKW, proche des idées d’Hitler, ne cherche « qu’à obtenir la disposition d’installations et de points d’appui français pour des opérations militaires allemandes45. » Il va en être ainsi des terrains d’aviation en Syrie et il ne sera jamais proposé aux Français d’appuyer militairement la révolte irakienne. En réalité, les contreparties n’intéressent qu’Abetz et peut-être Ribbentrop poussés par Benoist-Méchin à jouer le grand jeu du renversement d’alliance. Darlan est cependant prêt à l’octroi de certaines facilités qui risquent d’amener une rupture avec la Grande-Bretagne.
165Pétain est pour une « avance à petits pas » et nage dans l’équivoque. Ce ne sera pas sans subir des pressions des personnalités favorables à la collaboration. En témoigne la lettre que lui adresse l’ambassadeur de Brinon, délégué général du gouvernement dans les territoires occupés et qui dévoile les arrières pensées des dirigeants allemands et même du chancelier du Reich : « exposer la France à des actes diplomatiques et militaires entraînant l’hostilité de la Grande-Bretagne, l’engager à une coopération militaire qui devra provoquer l’appel au concours du Reich pour s’opposer aux actions anglaises. »
166Cette ambiguïté dans laquelle se complaît Pétain se traduit par le télégramme suivant du chef de l’État (télégramme au départ Vichy, 15 mai 1941 à 16 h 30) :
167« Le maréchal Pétain chef de l’État à monsieur le général Dentz haut-commissaire de France en Syrie 635
168L’amiral de la flotte Darlan vous a télégraphié hier au sujet des négociations franco-allemandes.
169Je tiens à insister personnellement sur la haute portée de ces négociations et sur la volonté que j’ai de poursuivre sans arrières-pensées la politique qui s’en dégage.
170L’allusion faite à la Syrie doit vous confirmer dans votre désir de défendre par tous les moyens, le territoire placé sous votre autorité, d’assurer comme à Dakar la liberté de son ciel, d’y donner dans des conditions que je sais politiquement et matériellement délicates, la mesure de notre désir de collaboration à l’ordre nouveau.
171Je vous fais confiance. Ph. Pétain. »
172Ceci s’accompagne d’un message secret et personnel adressé par l’amiral à tous les amiraux ayant des commandements maritimes ainsi qu’aux personnels de l’amiral Platon, alors ministre des Colonies. Mais le général Dentz est oublié ; cette instruction ne lui parviendra jamais directement.
173Cette entrevue de Berchtesgaden amena le Maréchal à prononcer à la radio un texte sec et sans élan : « J’avais approuvé le principe de cette rencontre. Ce nouvel entretien nous permet d’éclaircir la route de l’avenir et de continuer les conversations engagées avec le gouvernement allemand. » Rien de net alors que l’amiral avait pris face à Hitler des engagements précis que releva Benoist-Méchin : « diriger la politique française dans le sens d’une intégration au nouvel ordre européen ; ne plus tolérer une politique dite de bascule entre les groupes de puissance en conflit ; assurer la continuité de cette ligne politique et l’exécution de ses engagements. »
174Le 20 mai 1941, s’ouvrait à l’ambassade d’Allemagne à Paris la conférence militaire franco-allemande qui devait déboucher sur les protocoles de Paris. Une fois encore, les plénipotentiaires français, chef de gouvernement et ministres : l’amiral Darlan, le général Huntziger, ministre de la Guerre, l’amiral Platon, secrétaire d’État aux Colonies et divers officiers des trois armes. En face, le général Warlimont, délégué de l’OKW, représentant le maréchal Keitel ; le colonel Böhme, chef d’état-major de la commission d’armistice de Wiesbaden, l’ambassadeur Abetz et Schleir, ministre plénipotentiaire. Dès l’ouverture fut établi le protocole concernant la Syrie, qui renforçait l’accord du 5 mai :
« 1. Cession à l’Irak, contre paiement, du matériel stocké en Syrie jusqu’à concurrence des trois quarts du dit matériel, exception faite des armes nécessaires à la défense immédiate de la Syrie.
2. Pour la durée de l’état de choses actuelles en Irak, escale et ravitaillement d’avions allemands et italiens, avec octroi à l’armée de l’air allemande, d’un point d’appui dans le Nord de la Syrie (Alep).
3. Utilisation de ports, routes et voies ferrées syriennes pour la livraison à destination de l’Irak.
4. Instruction donnée en Syrie à des soldats irakiens en ce qui concernait le maniement des armes françaises cédées.
5. Transmission au haut-commandement allemand (à charge de réciprocité) de tous renseignements recueillis par le commandement français, sur les forces et les mesures de guerre anglaise dans le Proche-Orient46. »
175En contrepartie, les délégués français demandèrent une garantie du gouvernement allemand sur le maintien de la souveraineté française en Syrie. Cocasserie, les Allemands en appelèrent à la SDN pour refuser cet engagement, la souveraineté française découlant d’un mandat temporaire confié à la France par la Société des Nations ! On s’accorda sur cette formule : « Le gouvernement français affirme qu’en vue de maintenir en Syrie et au Liban la souveraineté française, il est décidé à défendre ces territoires contre toute attaque, avec tous les moyens dont il dispose. »
176En échange de cet engagement, le haut-commandement allemand accorda à l’armée française un certain nombre de matériel et un renforcement de la défense aérienne. En fait, il s’agissait là d’un transfert de matériel stocké de la France vers le Levant. Le haut-commandement allemand s’engageait à faciliter le transport par mer et le transit par air, ainsi que le remplacement de l’essence consommée par la Luftwaffe.
177Puis, les négociations se poursuivirent, ayant trait à la mise à disposition de Bizerte pour le ravitaillement de l’Africakorps et de Dakar comme base de ravitaillement de la marine et de l’aviation allemande.
178Les trois protocoles furent signés, à 3 h 30 du matin, le 28 mai 1941, du côté allemand par le général Warlimont, du côté français par l’amiral Darlan, le général Huntziger s’y étant refusé. Le protocole additionnel à caractère politique le fut par Abetz et Darlan. Ce document évoquait le danger de guerre pour la France en fonction des accords militaires et particulièrement ceux concernant Bizerte et Dakar. Pour y faire face, la France réclamait, préalablement à leur mise en œuvre, l’obtention des renforts nécessaires ainsi que des concessions politiques et économiques permettant de justifier, devant l’opinion publique française, un conflit armé avec l’Angleterre et les États-Unis.
2 – L’arrivée des Allemands
179Parallèlement à cette fébrilité diplomatique aux éventuelles conséquences fort graves pour la France, le général Dentz se trouve presque seul à Beyrouth avec une méconnaissance de ce « cirque diplomatique. » Bien encadré par Guérard et par Rahn (Renouard sur sa carte d’identité française), les télégrammes pleuvant, les bombes aussi !
180Le général Dentz pressentait l’équivoque puisque le 7 mai à 19 h 25, il fit adresser au général Koeltz, vice-président français de la commission d’armistice le message n° 2501/G – Troupes Levant n° 828/88 : « Les mesures dans conditions prescrites relatives à conduite à tenir en cas d’action aérienne étrangère seront appliquées strictement au Levant. Toutefois, dans le cas où avions allemands ou italiens feraient acte d’hostilité, soit en lançant des parachutistes en grand nombre, soit en jetant des bombes, torpilles ou mines, soit en faisant usage de leurs armes à feu, en vol ou après atterrissage, j’estime que les commandants de terrains auraient le devoir d’assurer leur mission par tous moyens dont ils disposent. » Aucune réaction, mais le 5 mai, Dentz avait fait passé à Air Levant, à 8 h 30, le télégramme n° 281 : « En cas d’atterrissage avions allemands ou italiens sur les territoires du Levant, ne pas les traiter en ennemis. Leur signifier que les conventions de l’armistice ne leur donnent pas le droit de survol ou de stationnement. Isoler les équipages et les prier de reprendre leur vol au plutôt – ne leur apporter que l’aide indispensable pour favoriser le départ. »
181Ce document était repris dès le 6 mai, 12 h 30, sous n° 356-357, par le commandement de l’Air Levant et diffusé aux bases de Rayack, Damas, Alep, Palmyre et Deir-ez-Zor. Puis le 7 mai, même origine, mêmes destinataires avec apport d’une variante au texte 1 208 : « Remplacez la dernière phrase par la suivante : leur donner toute facilité pour reprendre le départ -prendre toutes mesures pour éviter incidents et exiger tenues et attitudes correctes du personnel en contact avec avions passagers. Le général commandant de l’air au levant compte sur l’esprit de discipline de tous pour que cet ordre soit exécuté strictement et correctement. Les conséquences d’une non-observation rigoureuse sont aussi bien d’ordre national que d’ordre local. »
182Dès le 12 mai, autre télégramme qui annonce l’arrivée d’avions allemands sur Damas. Il y est fait mention de la demande aux Allemands d’atterrir à Palmyre par discrétion, 30 000 litres d’essence y étant à leur disposition. Cette date du 12 mai représente des arrivées allemandes dispersées, 18 appareils ayant atterri à Damas, 1 à Alep. Il est fait mention d’équipages qui « déchargent du matériel et des rechanges et qui semblent vouloir s’installer à demeure. » Les pilotes allemands expérimentés et dépourvus de cartes détaillées auraient atterri au jugé ! À la lecture de tous les télégrammes de Dentz pour Huntziger, apparaît nettement son manque d’information sur les conditions d’arrivées, d’atterrissage, de ravitaillement de ces appareils allemands qui se posent en désordre. Confirmation en est donnée par deux documents. Le premier est le télégramme EM – armée de l’air, 2E bureau, 12 mai, 20 heures, pour le commandant de l’air au Levant :
« Suite message n° 1227 :
1. Vous appliquez les instructions du général Dentz.
2. Accord pour diriger Allemands sur Palmyre.
3. Éviter contact Allemands avec population civile. Les maintenir sur les terrains dans leur intérêt.
4. Subsistance et couchage mis à disposition des Allemands.
5. Prévoir réactions britanniques – Prévoir desserrement des unités. »
183Le réalisme curieusement, provient de la commission d’armistice allemande, sous couvert du télégramme n° 2451-52-53 du 13 mai 1941 – guerre DSA à Dentz :
1. « Amiral Darlan a concédé utilisation terrain aviation Nord-Syrie. CAA propose Alep et demande accord.
2. Amiral Darlan a donné son accord pour assurer défense du terrain par moyens français. CAA demande que protection actuelle soit renforcée par batterie lourde à prélever ailleurs en Syrie.
3. CAA demande que groupe de chasse à Rayack soit basé à Alep pendant la durée de l’opération. Si besoin se fait sentir sur d’autres points, CAA demande au minimum une escadrille à Alep.
4. CAA demande un météorologiste allemand à Alep. Mission limitée à transmission renseignements météo service français. Renforcement des postes d’observation sur itinéraire serait à prévoir sur demande du fonctionnaire ci-dessus.
5. Question des signaux à mettre au point.
6. Seront munis d’un laissez-passer seulement personnel permanent du commandement aviation Alep (allemand) et personnel détachement de liaison près contrôle italien à Beyrouth. Chef de l’ensemble : colonel von Manteuffel (de la Luftwaffe). »
184L’État-Major de Manteuffel se composera d’une trentaine de personnes auxquelles se joindront des mécaniciens et du personnel de maintenance des appareils en transit et retour vers Mossoul, tous en uniforme, et dépassant la centaine de personnes.
185Le général Dentz recevra le 15 mai des instructions de Huntziger qui ne feront qu’officialiser les directives de la commission d’armistice allemande, c’est-à-dire que seul le terrain Alep soit utilisé par forces aériennes allemandes, que la DCA soit assurée par les Français et que soient évacuées les forces françaises d’Alep à l’exception d’un détachement de sécurité.
186La réalité ne peut plus être dissimulée. Dentz tente de la minimiser dès le 13 mai 1941, par deux télégrammes qu’il adresse à ses subordonnés civils et militaires sous l’effet des instructions parcimonieuses qu’il reçoit et des réalités qu’il minimise. Il reconnaît ainsi l’atterrissage d’une quinzaine d’avions allemands alors qu’il déclara lors de son procès le chiffre de 106 appareils. Le Centre d’écoutes de la France libre mentionne dans son rapport : « À Alep se crée une base entièrement allemande. Les Allemands semblent avoir obtenu de s’installer sur la partie sud du terrain de Nerab où se trouvent leurs baraquements et ateliers. »
187Les baraquements de Nerab-Sud furent occupés par plusieurs centaines d’Allemands et d’Italiens. Ce fait fut constaté par le conseiller pour les Travaux publics Syrie-Nord qui eut à traiter l’immatriculation de 150 camions achetés par les Allemands par l’intermédiaire de compères syriens et qui fut le concepteur des travaux de Nerab-Sud et de l’allongement de la piste47. Afin de le neutraliser parce qu’il clamait partout la réalité de l’occupation allemande de Nerab, Dentz le fit mobiliser (il était lieutenant d’artillerie) pour pouvoir le faire arrêter en juin 1941, en chemisette, puis embarquer entre deux gendarmes en avion pour Salonique ; il fut incarcéré sur le Patricia en rade de Salonique, puis expédié, via Brindisi et Istres, à Marseille et enfermé au fort Saint-Jean, sans papiers d’incarcération.
188À partir du 15 mai, la base d’Alep-Nerab-Nord n’est plus occupée que par un personnel de maintenance français, par les servants de la batterie antiaérienne de 75 prélevée à Beyrouth et par les membres français de l’escadrille de Potez 63 à six avions qui en assurent la protection. Von Manteuffel a exigé un approvisionnement journalier de 10 000 litres par jour d’essence, mais les besoins n’iront qu’en augmentant pour arriver à 24 000 litres par jour, mais les effectifs allemands s’accroissent, occupant le camp sud, partie importante de la base. Des mécaniciens de la Luftwaffe ainsi qu’un personnel de maintenance de base qui doit représenter plus de 200 militaires.
189Si le général Dentz a reçu le 15 mai 1941 un message d’encouragement du maréchal Pétain, cette journée va voir se préciser des réactions à la compromission française en faveur des Allemands. Le général Dentz a un entretien ce jour avec le consul général d’Angleterre au Liban, qui lui remet un mémorandum concernant le transit des avions allemands par la Syrie. Dentz n’a su lui répondre qu’en lui signifiant qu’il devait cesser ses fonctions ! Havard lui a fait connaître qu’il quitterait le Liban pour la Palestine le 21 mai. Ce n’est que le 17 mai 1941, que Dentz transmet à l’amiral de la flotte la note verbale qui lui a été transmise par Havard : « D’après les informations parvenues au gouvernement de Sa Majesté, les autorités françaises en Syrie permettent aux avions allemands l’usage des aérodromes de Syrie pour leur vol pour l’Irak. En conséquence, le gouvernement de Sa Majesté a donné son autorisation entière pour les mesures à prendre contre les avions allemands sur les aérodromes de Syrie. Le gouvernement français ne saurait éviter la responsabilité de cette situation. L’acte du gouvernement français qui obéissant aux ordres allemands, permet ces vols est une violation des termes de l’armistice et il est en contradiction avec les engagements souscrits par le gouvernement français48. Cette communication sera faite aujourd’hui à la Chambre des communes et le texte sera communiqué par l’ambassadeur des États-Unis à Vichy à Son Excellence le chef de l’État. »
190Puis voilà qu’un non-belligérant manifeste son étonnement et présente une mise en garde. L’amiral Leahy, ambassadeur des États-Unis à Vichy, a adressé la note suivante :
« Ambassade des USA le 15 mai 1941
n° 588
Sur instructions télégraphiques de mon gouvernement
Les comptes rendus indiquent que les autorités françaises en Syrie apportent une assistance militaire qui comprend l’envoi de matériel de guerre aux forces allemandes et italiennes qui appuient l’action de Rachid Ali en Irak. L’assistance jusqu’à présent ne s’est pas manifestée sur une large échelle, mais si l’utilisation du territoire syrien par les Allemands se poursuit, il est clair qu’une telle participation à l’effort militaire du Reich va au-delà des exigences de la convention d’armistice et constituerait en fait une aide active à l’Allemagne. Ceci n’est pas conforme aux assurances antérieures que j’ai reçues de Son Excellence le maréchal Pétain49. »
191L’amiral Darlan y répondit dès le 17 mai d’une manière assez cavalière et même mensongère, réfutant tout envoi de matériel à l’Irak et prétendant que le survol d’avions allemands découlait des clauses de l’armistice. Cette diatribe se terminait ainsi : « Je ne puis, toutefois, m’empêcher à cette occasion de constater qu’aucune protestation n’a été élevée par le gouvernement fédéral, lorsque l’Angleterre a interné arbitrairement des marins et des bâtiments français, attaqués sans provocation. »
192Voilà qu’à la présence allemande, va s’ajouter celle de l’Italie. Le 12 mai, la DSA par télégramme n° 815 fait savoir que les Italiens décident d’envoyer en Irak un groupe aérien devant faire escale en Syrie. Le 21 mai, Dentz demande à surseoir. Mais, le 22, Turin annonce pour le lendemain l’atterrissage à Alep de 15 appareils CR 42 et d’un S 81, avec mise à disposition de 14 000 litres d’essence.
193Toute cette activité dans le ciel syrien finit par alarmer les Anglais qui dès le 15 mai mitraillent le terrain de Palmyre et bombardent celui de Rayack. Il n’est alors pas de jour où des appareils britanniques ne survolent la Syrie, observent, lancent des tracts ou des bombes (17 mai : Alep et Palmyre ; 18 mai : Alep et Rayack ; 19 mai : Damas et Palmyre ; 20 mai : Damas ; 24 mai : Alep), mitraillent, endommageant des appareils allemands mais aussi français50.
3 – Le rôle de Dentz
194Parallèlement à cette activité aérienne, l’envoyé allemand Rahn s’agite à terre ; le collaborateur de l’ambassade d’Allemagne à Paris a débarqué de l’avion de Ribbentrop sur l’aéroport d’Alep en compagnie de Guérard, venu s’assurer du comportement de Dentz dans le cadre des instructions émises par Vichy. Le 16 mai, Malhausen, journaliste à La Gerbe s’adjoint à Rahn, devenant Paul Malaucène avec pièce d’identité française signée par Dentz, comme Rahn était devenu Renouard. Celui-ci avait comme première mission d’alimenter en armes la révolte irakienne. Dès son arrivée à Alep, le 11 mai au soir, le consul d’Irak lui annonce que les troupes irakiennes sont mal équipées et que l’arrivée d’armes par le désert est impossible car les camions fortement chargés rompent leurs essieux. Des armes devaient avoir été expédiées par les Allemands en provenance de Grèce. Guérard avait apporté à Dentz l’ordre de livrer des armes des dépôts C, situés au Levant et sous contrôle de la commission d’armistice italienne. Rahn presse le mouvement, recrute autoritairement de la main-d’œuvre locale, réquisitionne des camions et camionnettes, fait bloquer le trafic ferroviaire afin qu’un premier train de matériel puisse quitter Alep le 12 mai à 10 heures du matin51. Le 4e bureau de l’État-Major ordonna à la direction des Chemins de fer, d’obtenir des Turcs une autorisation de transit puisque la voie ferrée suivait la frontière. Pour faire illusion vis-à-vis de ceux-ci, ce premier train de 26 wagons emportant 15 500 fusils, des mitrailleuses, des cartouches et de l’artillerie, soit 300 tonnes d’armes, était convoyé par un officier de l’état-major de Beyrouth et une demi-compagnie de tirailleurs du 16 RTT. Deux heures plus tard, un second train, lui aussi convoyé par des tirailleurs, suivait avec 160 tonnes d’armes et de munitions. Trajet : Alep, Djerablous, Telle Kotcheck, frontière irakienne. Arrivée là, pas de locomotive irakienne ! Que cela ne tienne, ordre est donné d’accrocher les deux trains ensemble, tractés par une locomotive syrienne. Un officier allemand réceptionne le train qui part pour Mossoul.
195Le général Dentz pour sa défense argue avoir réduit les prétentions quantitatives de Rahn : 200 mitrailleuses livrées alors que la demande était de 800. Le matériel fut effectivement vendu au gouvernement irakien, mais en fait à l’Allemagne sur une estimation de 120 millions de francs. En réalité, le conseiller politique du haut-commissaire, de Conty, recevra des Allemands, le 3 juin, 85 millions en billets neufs de la Banque de France. La différence doit en principe être réglée par des importations d’Irak : blé, huile, dattes et essence. Deux trains en provenance de l’Irak apporteront ces matières en quantité suffisante pour faire baisser les prix sur les marchés syriens. L’essence de Mossoul, cependant, ne sera pas utilisable pour l’aviation. Mais cette livraison inquiète Dentz qui réclame, certainement sur suggestion de Rahn ou de Huntziger, du matériel de remplacement éventuellement pris sur des stocks allemands en Grèce. Enfin, Rahn exigea dès le 17 mai, une nouvelle cession de matériel militaire pour les Irakiens.
196Les Britanniques réagissent le 24 mai. Le flight lieutenant Bartlette du 216 squadron décolle d’Héliopolis en Egypte avec un Vickers ayant à bord une équipe spéciale de sapeurs. Après escale, cet appareil se pose dans le Nord-Est de la Syrie aux environs de Telle Haddad. Les sapeurs britanniques minent un pont de la voie ferrée qui saute à quelques kilomètres de la frontière irakienne. Mais le génie français intervient rapidement pour réparer ce pont, permettant ainsi le passage de deux autres convois d’armement dès le 25 et 27 mai, qui purent atteindre l’Irak sans encombre. Le premier de ces trains transportait 28 camions d’essence avion, 170 tonnes d’armes et de munitions et une batterie de 75. Le second train était chargé de 38 camions d’essence avion, de 125 tonnes d’armes et de munitions et une batterie de 155 C. L’officier français responsable des convois les remit à l’agent allemand à Telle Kotchek. Dès le 14 mai, le major Hansen de la Wehrmacht avait été chargé d’assurer la liaison avec les autorités françaises.
197Ces transferts de matériel militaire par voie ferrée posaient problème. Entre Alep et la frontière irakienne (Telle Kotchek), le chemin de fer, sur 400 km entre Tchoban Bey et Nissibine passe en Turquie, puis ressort en Syrie. Or, les conventions franco-turques prévoyaient pour la France seule un droit de transit avec autorisation des Turcs. Pour passer tout ce matériel militaire, Dentz accepta de mettre en place une comédie plausible. Il fallait donc faire croire que ce matériel devait renforcer des unités du Bec-de-Canard (région du Tigre), matériel accompagné de renfort, d’où l’utilisation des tirailleurs du 16 RTT qui ne comprirent rien à ce va-et-vient sur voie ferrée. D’où aussi l’emploi d’un officier français responsable d’un convoi qui était en fait allemand, puisque le matériel transporté était acheté par l’Allemagne.
198Pour couronner cet ensemble de mensonges, le général Dentz va jusqu’à nier la réalité. Il apostrophe Jean Gaulmier, directeur de l’Instruction publique à Alep, qui prétend avoir croisé des pilotes allemands par un « vous rêvez ! Il n’y a pas d’avions allemands en Syrie. Tenez-le vous pour dit et cessez de répandre ce bruit52. » A la radio, il rejette sur l’Angleterre la responsabilité de l’insécurité des aéroports du Levant.
199Mais les complications pointent lorsqu’il reçoit, le 26 mai, un télégramme d’Huntziger l’informant que « les Allemands exigent l’utilisation des ports de Beyrouth, Tripoli, Lattaquié. » Il répond :
« — Primo : Je vous demande d’exclure formellement Beyrouth et Tripoli en raison conservation du secret et réaction possible des Anglais plus grave encore que réaction sur terrains d’aviation.
— Secundo : Après étude avec la marine, je propose appontement cimenté Iecheikka à 20 km au sud de Tripoli qui permettrait d’accoster aux bateaux calant 3 m et déchargement rapide par grues électriques d’une tonne et demie, d’où le matériel serait chargé sur wagons gare de Tripoli. »
200Voilà donc le général Dentz consentant sous certaines réserves à un débarquement par mer exigé par les Allemands, sans véritable précision de l’usage : matériel certainement mais troupe peut-être. Il existait dans l’armée allemande stationnée en Grèce une unité spéciale 288 qui a été prévue sous le commandement du colonel Monton pour être engagée en Irak. Elle possédait même une compagnie de chasseurs alpins. Il semble que cette demande d’utiliser certains ports provienne d’échelons intermédiaires. Bien sûr, il y avait la directive n° 30 du Führer qui avait décidé du soutien à la révolte irakienne avec l’envoi d’une mission. Cette mission militaire Sonderstab F est placée aux ordres du général d’aviation Felmy. Son action plutôt improvisée s’appuyait en fait sur l’espoir d’une résistance prolongée de l’Irak. Ni l’Allemagne, en pleine préparation de Barbarossa (l’attaque de la Russie), ni l’Italie n’étaient capables de monter une opération d’envergure. Les combats de Crète se poursuivaient et la flotte italienne n’osait se montrer en Méditerranée orientale. Le Sonderkommando Junk (commandement spécial) apparaît le 14 mai et rejoint Mossoul. Von Blomberg qui le commande, y a été tué dès cette date. Les appareils allemands arrivés en Irak après de nombreuses pannes dues à la chaleur et à des vols trop longs n’effectueront que six bombardements contre Habbaniya et sept vols de reconnaissance.
201Les appareils italiens semblent avoir surtout servi à marquer l’affirmation des visées italiennes au Moyen-Orient.
202Le général Dentz avait télégraphié dès le 13 mai : « Avons impression côté allemand de solutions improvisées sans plan défini. Choix ne paraît pas fait entre intervention militaire d’envergure et simple manifestation sans portée réelle sur sort Irak. Nous espérons réaction anglaise modérée s’il s’agit seulement de transit, mais en cas d’installation de base, nous devons prévoir réaction brutale53. »
203Cependant, des Allemands s’installent au Levant. Le colonel von Manteuffel, désigné comme chef d’un Verbindungskommando (détachement de liaison) s’installe à Alep-Nerab. Ce détachement comprend 7 officiers dont 1 de l’Abwehr. Il fut même prévu que le général Felmy s’installerait avec un état-major à Alep. De son côté, Rahn suggérait au ministère des Affaires étrangères à Berlin d’être nommé consul général d’Allemagne à Beyrouth. Dentz mis au courant par Rahn prit peur et pria Darlan d’intervenir.
204Enfin, le 17 mai, Rahn suggérait à Berlin l’envoi à Beyrouth du major Meyer-Ricks. Ce qui fut fait puisqu’il s’envola pour Beyrouth, accompagné de deux officiers de la Luftwaffe. Rahn dans un de ces rapports54 avait proposé de conserver une zone entière côtière au Liban pour constituer une base de départ éventuelle en cas d’intervention au Moyen-Orient.
205Guérard avait eu des accrochages avec de Conty qui exigeait la prudence. Dès le début de sa mission, il avait proposé la nomination du lieutenant de vaisseau Messud comme chef de la propagande presse et radio55, ce qui « permettrait peut-être avec l’aide de R. de maintenir Conty qui a toute la confiance du haut-commissaire et auquel il tient. »
206Le 31 mai 1941, le général Dentz est une nouvelle fois mis à l’épreuve. Le colonel allemand Jung est à Alep, en uniforme, et fait état d’une collaboration militaire décidée à l’échelon des gouvernements allemands et français. Dentz s’empressa d’alerter l’amiral Darlan. D’où une série de télégrammes sans numéro, adressés par Comar Beyrouth ainsi qu’une réponse de Darlan faisant état d’aucune collaboration militaire.
207Mais les Allemands présents en Syrie semblent chercher tous les moyens pour demeurer. Ainsi, ce télégramme de Dentz pour le cabinet du ministre n° 241-2/20 secondes du 8 juin à 0 heure : « Je suis avisé de source R. que le colonel Manteuffel serait maintenu avec un personnel réduit auprès de la délégation mixte pour la Syrie. J’ai l’honneur de demander instamment qu’il ne soit pas donné suite à ce projet en raison des répercussions sur l’opinion publique qui déduirait que le commandant allemand n’a pas renoncé à utiliser des bases en Syrie. Il avait été entendu que le maintien de R. éviterait la présence d’officiers allemands et la CDA avait admis qu’aucun ne paraîtrait à Beyrouth. Signé : Dentz. »
208Voilà donc l’aveu qu’il y a bien des officiers allemands installés à Beyrouth auprès de la commission d’armistice italienne ; que même si les Allemands quittent la Syrie, Rahn y demeurera avec toutes ses entrées auprès du haut-commissaire. Pourquoi faire ?
209En effet, Guérard est désireux de terminer sa mission et le haut-commissaire en est d’accord. Il adresse un télégramme à Darlan à ce sujet. Dentz télégraphie le 31 mai à 21 heures sous n° 875 : « Monsieur Guérard part ce soir par train pour Ankara d’où il rejoindra Vichy si possible par avion pour vous rendre compte de sa mission et situation actuelle. Prière communiquer à Benoist-Méchin. Signé : Dentz. » Guérard rentrera donc à Vichy où son action ne semblera plus intéresser personne. En fait, l’amiral l’avait aussi choisi parce qu’il n’appartient pas à la fonction publique ce qui laissait toute liberté à son égard jusqu’à le désavouer si nécessaire. Bien sûr il recevra cette lettre de l’amiral Darlan sous en-tête des Affaires étrangères, datée du 15 juin 1941 :
« Monsieur, je tiens à vous exprimer ma satisfaction pour la manière dont vous avez exécuté, avec honneur, la mission dont je vous avais chargé en qualité de ministre plénipotentiaire auprès du général Dentz, en Syrie, du 6 mai au 1er juin 1941.
Je vous remercie et vous prie de croire, Monsieur, à mes meilleurs sentiments.
L’amiral de la flotte, vice-président du Conseil, ministre secrétaire d’État aux Affaires étrangères. »
210Guérard devait rencontrer devant l’hôtel du parc le journaliste J.D. Canavaggio et lui raconter : « Pour un échec, c’est un échec, j’étais allé là-bas pour éviter un conflit entre l’Angleterre et nous ; et voici qu’il vient d’éclater. Je viens de rendre compte au maréchal de ma mission. Il avait oublié que j’étais allé en Syrie. J’ai eu à peine le temps de lui expliquer en gros la chose ; il s’est levé, a pris une de ses photos et y a apposé la dédicace que voici : “À Jacques Guérard en le félicitant du succès de sa mission”56. »
211À l’hôtel Baron à Alep, la discussion reprend entre militaires français et allemands à 22 heures. Jannekyen appuyé par Rahn déclare que l’entreprise irakienne est un échec pour les Allemands avec le risque d’une violente réaction britannique si les Allemands s’accrochent en Syrie. De même les Français n’auront plus aucune confiance dans leur parole. Puis tout le monde va se coucher. Mais le 1er juin à 7 heures du matin, le commandant de la base d’Alep avertit que cette fois un général allemand vient d’atterrir. Il s’agit de Felmy, commandant les troupes allemandes de Crète. Nouvelle réunion à 9 h 15, à Alep. Le général Felmy annonce qu’il est venu sur place pour se rendre compte. Rahn expose que les troupes françaises sont nerveuses et qu’il y a un risque de voir se modifier leur état d’esprit. Demeurer en Syrie peut amener un second échec allemand après celui de l’Irak, à moins de n’entreprendre cette nouvelle opération qu’avec des forces suffisantes, une ligne de communication sûre, donc à travers la Turquie, et un ravitaillement assuré. Le général Felmy en convient mais dit rester pour l’instant à Alep. Jannekyen repart pour Beyrouth présenter son rapport à Dentz.
212Le 7 juin un télégramme de Wiesbaden à guerre DSA n° 20318/EM à 18 h 55 précise : « Par suite du changement survenu dans la situation, les tâches particulières du détachement de liaison allemand auprès délégation italienne en Syrie disparaissent. En conséquence réduction du personnel. » Ceci semble prouver que des Allemands se trouvaient à Beyrouth, auprès de la commission d’armistice italienne, ce que confirme un autre télégramme rédigé par les Allemands.
213Ce document était suivi le 8 juin du télégramme commission d’armistice allemande, Wehrmacht/Ia à délégation française :
« Pour répondre au désir du gouvernement français et du haut-commissaire en Syrie, le haut commandement de la Wehrmacht a décidé, après nouvel examen, de retirer complètement le détachement allemand de liaison près la délégation italienne de contrôle. Le détachement de liaison a reçu l’ordre de quitter d’urgence la Syrie. Signé : Bohme57. »
214Darlan confirme à Dentz par deux fois qu’il n’y a aucun accord de collaboration franco-allemande contre les Anglais.
215Le colonel von Manteuffel quittait la Syrie le 9 juin 1941. Depuis vingt-quatre heures, les forces anglaises et françaises libres avaient franchi la frontière libanaise et syrienne et affrontaient les forces militaires vichystes.
G – VEILLÉES D’ARMES
216Le général Huntziger écrit dans ses notes personnelles à la date du 2 juin : « L’Irak se dégonfle, j’insiste pour qu’Allemands et Italiens vident le Levant au plus tôt. Darlan est d’accord ; démarche faite aussitôt. Qu’adviendra-t-il maintenant de nos rapports avec les Britanniques au Levant ? »
217Or, Darlan dans son télégramme du 2 juin déclare : « Qu’il n’existe aucun accord de collaboration contre les Anglais, en-dehors de l’accord relatif à l’Irak. » C’est reconnaître qu’autoriser des appareils d’une aviation ennemie de l’Angleterre à utiliser une base française peut sembler un acte inamical ; que fournir des armes françaises à des unités rebelles combattant les Britanniques peut apparaître comme une position de non respect de la neutralité et même cet acte étant répétitif, de belligérance ; d’autant plus que les protocoles de Paris prévoient l’instruction sur le sol syrien de soldats irakiens dans le maniement des armes françaises cédées. Enfin, durant les trois semaines passées vont se déplacer à Alep, Palmyre et même Beyrouth, des officiers allemands de la Wehrmacht et de la Luftwaffe en civil et parfois en uniforme, qui n’évacuent le territoire syrien qu’entre le 2 et le 9 juin, jour de l’envol vers Athènes du colonel von Manteuffel. Tous ces actes et préventions ajoutés bout à bout ne peuvent-ils constituer un casus belli ?
218Le général Dentz doit en être conscient si l’on se rapporte au télégramme adressé le 30 mai 1941 à Darlan, et au texte de sa proclamation radiophonique du 21 mai, avec la coupure de presse qui la mentionne58. Comme nous l’avons écrit plus haut, le général Huntziger s’interroge aussi. La dissidence gaulliste feint de s’en inquiéter, mais surtout cherche à exploiter une attitude ambiguë et trouve un prétexte et une occasion d’acquérir un supplément de territoire et d’adhérents. Les Anglais eux-mêmes et les Turcs sont aux aguets.
219La lettre que le général Catroux avait fait parvenir au général Arlabosse par l’intermédiaire du gouverneur Schoeffler avait entraîné une réponse ainsi résumée des gens de Beyrouth : « Si belles qu’elles soient, à quoi bon se leurrer de chimères : la victoire de l’Allemagne est définitive ; nous devons nous en accomoder59. »
220Les dissidents se rendent compte « qu’aucun autre espoir ne reste de rallier le Levant que la force. Force qui, dans les conditions du moment, pouvait encore n’être qu’un appoint, mais qui, au fur et à mesure que les mois allaient s’écouler, devait inéluctablement envahir petit à petit, toute la scène. Car si l’envoûtement des chefs du Levant laissait de moins en moins de place aux autres facteurs de ralliement, il faisait aussi d’eux un élément progressivement étranger, bientôt inassimilable, puis ennemi, qui ne pourrait plus être toléré sur la position qu’il occupait60. » Ce texte, extrait des carnets personnels de Repiton-Preneuf, illustre parfaitement l’état d’esprit des dissidents de Palestine qui devenaient des gaullistes. Ces révoltés avaient à l’origine constitué une « bande » de militaires, s’étoffant au fur et à mesure qu’elle conquérait des territoires en Afrique équatoriale française. Dès le début 1941, la France libre prenait du corps et « disposait d’une armature valable. »
221Elle disposait d’un Conseil de défense de l’Empire, reconnu par l’Angleterre depuis le 24 décembre 1940, et d’une administration centrale comprenant des hommes ayant eu des responsabilités diplomatiques ou administratives en France. Enfin, ces dissidents, militaires déserteurs, devenaient des soldats, formés en unités, en bataillons, qui défilèrent fièrement le 26 mai, au camp de Gastina en Palestine devant le général de Gaulle, leur chef. « Entre-nous, écrit Repiton-Preneuf, le seul spectateur étranger étant le chauffeur de taxi qui nous avait amené de Jérusalem. La grande et droite silhouette de De Gaulle regardait s’avancer pour le défilé, une première fois réunis, ces Français qui un peu partout dans le monde s’étaient accrochés à l’idée qu’il personnifiait61. »
222Ce mois de mai 1941, offrait aux alliés de sombres perspectives. Rommel était en Égypte à Sollum, les forces grecques étaient défaites par von Litz, la Crète était un champ de bataille et l’Irak en révolte, appuyée par la Luftwaffe. Le général Catroux a jusqu’alors pratiqué une politique d’expectative, se contentant d’entretenir des noyaux d’affiliés, de « travailler la masse apathique et résignée des Français en y suscitant des réactions viriles. » Jusque-là, les Britanniques tiennent à la tranquillité des masses arabes, ne désirant entreprendre aucune action pouvant les provoquer.
223C’est pourquoi ils favorisent dans une certaine mesure une entente économique avec Dentz. Cela explique aussi leur attitude prudente face à la situation irakienne jusqu’à la révolte de Rachid Ali. Et le général Wavel, commandant en chef britannique pour le Moyen-Orient, tenait avant tout à sa mission de défense du canal de Suez. Il avait dû contre son gré fournir un corps expéditionnaire pour défendre Grèce et Crète ; il devait réprimer l’insurrection irakienne. Il ne tenait pas à s’aventurer dans les agitations gaullistes.
224Début mai, Catroux ébauche des plans d’intervention en Syrie à la suite de différentes hypothèses qui sont présentées et discutées au Caire, le 6 mai, au Haut État-Major britannique, qui reste de « glace. » Cette attitude n’entrait pas dans les vues et intentions du général de Gaulle qui se maintenait dans son « Olympe africain » et incitait Catroux à quitter ces fonctions et le Caire. Celui-ci n’en eut cure, car il ne peut croire que les Français du Levant à la vue des Allemands « ne se révoltent pas contre le régime qui leur impose cette humiliation ? Était-il possible qu’ils ne tournent point leurs armes contre l’ennemi et que déchirant l’armistice, ils ne reprennent le combat en même temps que leur fierté ? »
225Il fait jeter par avion des tracts qui s’envolent sur la Syrie sans grand effet. Sous la foi de renseignements qui sont plutôt des rumeurs, il force, le 18 mai, la porte de la résidence de Wavel pour tenter de convaincre que l’entrée au Levant s’imposait. Cette discussion remise au lendemain devant l’aréopage des responsables de la politique britannique au Caire se heurte au même « non possumus. » Alors dit Catroux : « Nous les FFL nous marcherons seuls sur Damas. » Il en avertit aussitôt le général de Gaulle qui intervient auprès de Winston Churchill, démarche convergente avec celle de Spears depuis le Caire. Le cabinet de Londres passe donc outre aux obligations de Wavel et lui prescrit de préparer l’opération. Churchill télégraphie à de Gaulle à Brazzaville pour lui demander de ne pas retirer Catroux de Palestine « où il agit » et pour l’inviter à se rendre au Caire.
226En cette même période, le colonel Collet, qui commande sur la route Jordanie-Damas le dispositif d’avant-garde des vichystes avec son groupe d’escadrons tcherkesses, a demandé à rencontrer Catroux. C’est vers le 19 mai qu’eut lieu la rencontre sous un pont de chemin de fer à la frontière jordanienne.
227Collet annonce sa décision de passer avec ses cadres et ce qu’il pourra entraîner de ses escadrons chez les FFL. Il demande d’en recevoir l’ordre, réaction toute militaire, qu’il reçoit aussitôt de Catroux. Puis, il lui annonce que les forces du Liban et de Syrie sont en place et s’opposeront à toute poussée vers Beyrouth ou Damas. Aucun vichyste ne fera défection ; même les cadres qui sont acquis à de Gaulle se battront. Se rendre à Damas est une véritable opération militaire. Catroux termine la rencontre par ces mots : « Il me faut donc renoncer à aller seul à Damas. Je ne peux me passer des forces britanniques. » Ces renseignements de Collet sur l’état d’esprit des troupes du Levant seront confirmés au général de Gaulle lors d’une entrevue avec le lieutenant Buis qui venait de quitter Beyrouth et de passer la frontière clandestinement : « Tireront-ils sur nous ? Oui, sans nul doute. »
228Le 23 mai, deux télégrammes sont adressés par le général commandant supérieur des troupes du Levant à guerre de Vichy. L’un fait état de la présence des troupes noires gaullistes en Palestine et de l’arrivée prochaine de troupes blanches gaullistes en vue d’une participation dans l’attaque de la Syrie et du Liban62, l’autre annonce la défection d’un capitaine et d’un lieutenant, d’une compagnie légère du désert, avec trois sous-officiers et du matériel de combat. Dès cette date, il y a effervescence sur la frontière. Parallèlement, dans la nuit du 21 au 22 mai, le lieutenant, colonel Collet a tenté le passage de la frontière jordanienne avec ses escadrons tcherkesses. Ceci a donné lieu à un rapport du général Arlabosse au général italien de Giorgis, devenu chef de la délégation mixte de contrôle pour la Syrie.
229Ce passage de Collet à la dissidence ne peut être dissimulé à l’armée vichyste. Ce fait est l’objet d’un ordre du jour du général Huntziger, ministre de la Guerre du gouvernement français, qui cherche à flétrir publiquement un acte d’abandon de la communauté militaire63.
230Cette armée du Levant, depuis janvier 1941, s’est réorganisée et concentrée en 19 bataillons d’infanterie. Les états-majors ont été réduits. Les effectifs sont de 50 000 militaires, officiers compris dont : 12 000 Français ; 20 000 indigènes nord-africains et coloniaux ; 17 000 autochtones.
231Vingt pour cent des troupes régulières sont des cadres français (4 % d’officiers et 16 % de sous-officiers). Cette réorganisation répond à un triple but : n’avoir que des unités susceptibles de se déplacer et de combattre ; réserver le maximum de Français pour les unités combattantes ; utiliser les autochtones comme « valets d’armes. » Mais à cela deux difficultés : les habitudes du Levant qui provoquaient la multiplication des services, plus par souci du confort que par nécessité ; la dispersion géographique des unités partagées entre les missions de maintien de l’ordre et celles d’une armée de combat devant défendre les frontières. Au point de vue emploi, administration et commandement, ces troupes sont placées sous les ordres de trois commandants de territoire : Liban, Nord-Syrie, Sud-Syrie.
232Les unités autochtones sont encadrées de 252 officiers et 1 300 sous-officiers libanais et surtout syriens, provenant soit de l’ancienne armée turque, soit de l’école militaire d’Homs. Mais des 141 officiers et quelques 315 sous-officiers français complètent cet encadrement. Elles ont une valeur combative relative, surtout en cas de troubles, face à des compatriotes. Les meilleurs sont certains bataillons libanais (1er et 3e BCL) et parmi les bataillons syriens, ceux composés d’Alaouites (1er, 2e, 3e et 7e BDL). Leur emploi va cependant soulever une certaine réticence nuancée des autorités libanaises64.
233Fin janvier 1941, un bateau, le S/S Providence, put passer. Venant de Marseille et amenant ainsi un renforcement d’effectif en provenance de France, soit 32 officiers de grade subalterne et 342 sous-officiers en majorité de la cavalerie ou du train. Il devait en février ramener en France environ 500 démobilisés des classes 37 et 38 qui espéraient, parqués dans un médiocre camp, leur démobilisation depuis novembre 1940.
234Ce renfort remplit d’aise le commandant de la cavalerie, le colonel Keime. En janvier 1941, les unités de cavalerie et de chars avaient fusionné, formant une brigade motorisée pourvue de 90 chars R 35 et d’une centaine d’automitrailleuses renforcées en blindage et armement par les soins et l’ingéniosité du personnel du parc automobile militaire de Beyrouth. Par contre, l’effectif français dans ses unités à technicité importante était insuffisant : 300 par régiment où il en aurait fallu un millier.
235Le recrutement des autochtones s’avéra nécessaire, considérés comme des militaires, sous appellation d’auxiliaires autochtones, nourris et couchés au quartier.
236Pour les quatre régiments de cavalerie, ils furent plus de 750 dont 600 dans les deux unités blindées (6e et 7e régiment de chasseurs d’Afrique) où ils conduisirent des engins blindés. Mais tous les autres corps de troupes en employèrent, ce qui fait qu’au 4 avril 1941, leur nombre total utilisé par les unités dites françaises est de 3 127. En fait, il n’existe aucune unité française homogène. Les « troupes françaises » constituent une véritable mosaïque de races : Nord-Africains, Sénégalais, Indochinois, Malgaches, Libanais, Syriens et légionnaires étrangers de toute origine, mais surtout Allemands et Espagnols.
237L’armée française du Levant a senti instinctivement, lentement et progressivement venir le danger qu’elle se prépare à affronter. La note du général Fougères, l’instruction personnelle et secrète 2 812 de Dentz65 marquent cette progression. Cela fait penser au fort Bastiani du Désert des tartares de Dino Buzzati où la garnison, et spécialement les officiers, maintiennent la consigne de défense de la frontière et attendent indéfiniment l’ennemi. En fait, en Syrie, quelles que soient les vicissitudes de la diplomatie, de la guerre, des bouleversements du monde, l’agresseur ne pouvait être que l’Anglais.
238Dentz a pris lui-même la décision, le 25 mai 1941, d’un nouveau plan de défense en recensant tous ses moyens.
239L’occupation de la zone de résistance66 avait accentué l’isolement moral des troupes appelées à être les premières à recevoir le choc. Démunies de toutes informations, de postes de radio, elles étaient sourdes à toute propagande. Les cadres avaient pris leur décision. S’ils étaient attaqués, ils se défendraient et résisteraient :
- pour défendre le Levant injustement convoité par d’anciens alliés profitant de la situation ;
- pour ne pas attirer les représailles allemandes sur les troupes de métropole ou d’Afrique ;
- pour se justifier militairement et prouver leur valeur combative ;
- par honnêteté professionnelle, car il n’était plus temps de faire son choix et il était inconcevable d’opérer un lâchage en cours de combat.
240En ce mois de mai 1941, les Britanniques au Moyen-Orient ont à faire face militairement à de nombreux problèmes. La reconquête de l’Irak n’est pas terminée. Bagdad ne sera occupé par les forces britanniques que le 30 mai. Après l’échec en Grèce, où un important matériel blindé a été abandonné, les forces anglaises se battent en Crète face aux parachutistes allemands. Enfin, Rommel a dépassé la frontière égyptienne. Aussi Wavel est-il rétif aux objurgations de Catroux. C’est Winston Churchill qui d’accord avec de Gaulle va l’amener à sortir de sa réserve, en lui adressant le 21 mai un télégramme comminatoire :
241Ainsi secoué, Wavel change de cap :
242« Général Wavel à Premier ministre. Cette affaire de Syrie est alarmante, car les forces aériennes ennemies établies sur ce territoire sont plus près du canal de Suez que si elles étaient à Mersa Matrouh. Les partisans de Vichy semblent à présent tout acquis aux Allemands. J’expédie des renforts en Palestine après en avoir longuement délibéré avec Cunningham, Tedder et Blamey, parce que nous estimons qu’il faut être prêt à intervenir en Syrie et qu’en agissant mollement on n’obtient aucun résultat. Tout l’ensemble de la situation dans le Moyen-Orient dépend surtout à présent de la maîtrise de l’air et des bases aériennes. Celles que l’ennemi a installées en Grèce rendent précaire notre position en Crète, à Chypre et en Syrie, il nous serait difficile de nous maintenir en Egypte. L’armée doit se donner pour objectif de rejeter l’adversaire aussi loin que possible à l’ouest en Cyrénaïque, de lui disputer la Syrie et de tenir en Crète et à Chypre.
243Ce ne sera pas aisé avec les ressources de l’aviation et celles dont nous disposons nous-mêmes. Je sais que vous vous rendez compte de tout cela et que vous faites tout ce qui est en votre pouvoir pour nous fournir les moyens nécessaires ; de notre côté, nous agissons de notre mieux pour assurer notre position au Moyen-Orient. Des mois difficiles nous attendent, mais nous ne perdrons pas courage. »
244En fait, les Britanniques se rendant maîtres du Levant gagnaient sur tous les tableaux ; celui de la sécurité stratégique, et aussi celui de l’élimination des Français, objectif de la politique britannique moyen-orientale depuis 1920. Aussi Churchill s’agaçait-il de la position « obtuse » de Wavel. En revanche, de Gaulle parfaitement conscient que le prestige français en Orient était en jeu se résigne à accompagner les Britanniques au risque d’une guerre civile67.
245Le général Wilson est alors chargé dans la hâte et la précipitation d’étudier un plan d’opération. « Jumbo » comme on l’appelait familièrement à cause de sa corpulence et de son petit œil, revient de Grèce où il a abandonné sur les plages le matériel des unités qu’il commandait et ses propres bagages. Le voilà commandant des forces britanniques de Palestine. Il prépare une incursion politique en armes et ne cherche pas à monter une opération régulière. Pour ce faire, il lui fut alloué la 7e division australienne à base de 2 brigades à 3 bataillons (21e et 25e brigades), 3 régiments d’artillerie de campagne soit 72 pièces, 1 régiment antichars, 1 régiment de cavalerie composé d’automitrailleuses et de chars légers et d’autres unités de cavalerie assez disparates et enfin, de la 5e brigade autonome indienne. On lui adjoignit la division française libre à 2 brigades d’infanterie68. Celle-ci était mal équipée alors que les unités britanniques avaient un matériel moderne, des moyens de transport automobile très poussés, des appareils de radio jusqu’aux petits échelons.
246Au printemps 1941, la Turquie, du fait d’une déclaration de neutralité de l’URSS, n’a plus le souci de sa frontière orientale. Les événements d’Irak semblent se dérouler en faveur de l’Angleterre ce qui la libère d’une préoccupation : celle de ne plus recevoir du matériel de guerre britannique par le chemin de fer de Bassora. Cependant, la présence allemande à la frontière européenne inquiète les Turcs qui craignent l’encerclement par la présence allemande dans les îles turques. Et voilà que les Allemands occupent des bases aériennes françaises à Alep et Palmyre.
247La Turquie rappelle des réservistes qui renforcent leurs unités le long de la frontière syrienne, avec la crainte de voir couper le chemin de fer, soit par des bandes rebelles influencées par les Irakiens révoltés, soit par la carence des forces militaires françaises à assurer la protection de la frontière nord-syrienne. La diplomatie turque est l’objet d’une négociation habile de von Papen qui joue de la carte économique comme ce fut le cas pour amener la Roumanie dans le camp germanique.
248D’un autre côté, la Turquie joue l’amitié anglaise qu’elle considère comme élément de paix, d’autant plus que la position française lui paraît s’affaiblir. L’armée turque est la garante de l’indépendance ; à une époque de conflits, il lui faut accroître et moderniser son potentiel ; elle ne possède qu’une seule division mécanique, manque de chars modernes, d’armes antichars que la France ne lui a livrés qu’au compte-gouttes au mépris de ses engagements ; son aviation est quasi inexistante.
249Lors d’entretiens diplomatiques en mars 1941, avec Eden et le général Dill, les dirigeants turcs se sont montrés réservés, évitant de donner prétexte par une position trop pro-britannique à l’intervention militaire allemande. L’occupation d’Alep ne pourrait être le fruit que d’une entente germano-turque, mais certainement pas anglo-turque, les Britanniques compromettraient leurs relations arabes en favorisant une mainmise des Turcs sur les Syriens, en détruisant ainsi l’unité syrienne.
250Cette possibilité n’a été qu’un fantasme de diplomates français n’ayant rien compris à l’arabisme : Dentz dans un télégramme n° 370-371 du 6 mars 1941 fait état d’informations en provenance de Budapest et de Belgrade au sujet : « D’un plan turco-britannique tendant à l’occupation de la Syrie. » Il ajoute d’ailleurs : « Les renseignements recueillis ici ne m’apportent aucune indication précise me permettant de conclure à l’imminence de cette action. Je serais heureux de savoir de quelles sources proviennent les informations dont il est fait état par notre presse officielle (Office français d’information à l’origine de cette dépêche). S’il s’agit d’une simple manœuvre, je crois devoir souligner que ses répercussions locales sont pour le moins inopportunes. »
251Guérard en quittant la Syrie est passé par Ankara où il y a rencontré von Papen, ambassadeur d’Allemagne. Celui-ci lui déclare que : « L’Allemagne n’a pas d’intérêt à ce que “l’incident” du passage des avions allemands ne dégénère en un conflit anglo-français en Syrie, où l’équilibre des forces terrestres peut être rompu en faveur des Anglais et où une intervention allemande poserait de nombreux problèmes non résolus. »
252Il apprit d’autre part « que la Turquie ne souhaiterait pas davantage un conflit anglo-français qui risquerait de troubler le statu quo dans lequel elle voit la meilleure garantie de paix pour elle-même69. »
253Cette longue montée d’une tension n’échappe pas aux dirigeants libanais et syriens. Mais les premiers restent encore trop liés aux Français pour ne penser qu’à leurs affaires, qui d’ailleurs fonctionnent plutôt mal. Les Syriens sont obnubilés par l’indépendance. Les Allemands ne se contentent pas de Mossoul ou des aéroports syriens. Ils jugent indigne l’obligation de ne pas se présenter en uniforme et d’être concentrés dans les baraques médiocres, comme des captifs. Ceux qui sont à Beyrouth s’agitent, dont deux délégués de l’Abwehr ; le major Arnold et le capitaine Rosen contactent les nationalistes les plus outranciers. Ils veulent distribuer des armes, en cachette des Français, à des nationalistes surveillés comme Choukri Kouatli et l’émir Adel Arslan. Ils veulent faire venir une vingtaine d’officiers pour encadrer ces conspirateurs, Rahn l’apprendra, s’opposera à cette venue et à toute distribution d’armes. Seul s’installera à Beyrouth le commandant Meyer-Ricks, à la vue de Dentz.
254Mais les responsables syriens se sentent totalement étrangers à ce ballet militaire qui subjugue les états-majors. L’affaire irakienne a même amené la majorité des dignitaires à la réflexion et à la prudence. La population avait la perception que si le canon tonnait, elle en ferait les frais, ce qui pouvait l’amener à ressentiment, voire à hostilité.
255De plus, les agents allemands avaient sans cesse parlé d’indépendance, mais sans jamais évoquer d’éventuelles contreparties. Aussi, gaullistes et Britanniques approchent dès la fin mai, certains nationalistes syriens, afin de mettre au point une proclamation d’indépendance qui leur agrée et permettre de justifier vis-à-vis des populations la marche des armées. Le général de Gaulle avait des soupçons sur les ambitions britanniques en Syrie. Aussi, va-t-il déclarer : « Je proclamerai et respecterai la neutralité des États du Levant moyennant un traité avec eux qui consacrera les droits et les intérêts spéciaux de la France. Toute politique qui apparaîtrait sacrifier ses droits et ses intérêts sera dangereuse du point de vue de l’opinion française. » Or, voici l’équivoque : les Syriens tenaient à la réalisation de leurs espérances, l’indépendance complète sans obligation de signer un traité perpétuant une suprématie française.
256Les Britanniques, pour leur part, ne désiraient nullement laisser les Français négocier avec les Syriens, alors qu’il leur fallait en pleine guerre sauvegarder leurs intérêts vitaux avec les Arabes. Alors s’établit un compromis sur des termes d’indépendance qui respecterait les espérances syriennes tout en favorisant l’appui de la Grande-Bretagne à cette formulation.
H – LA BATAILLE
257Le 8 juin 1941, « pour la première fois dans cette guerre, les Britanniques se comporteront comme des Allemands, cachés à proximité d’une frontière paisible, prêts à une invasion par surprise70. » À l’heure H (2 heures du matin), les colonnes de toutes armes largement étalées franchissent la frontière sans préavis de la mer à Déraa, précédées dans chaque brigade par des détachements spéciau chargés d’exécuter un coup de main sur les destructions préparées. La 7e division australienne envahit le Liban. Ses deux brigades nouvellement levées n’ont encore jamais connu le feu. Mais elles ont été soumises durant une année à un entraînement intensif. Leurs officiers supérieurs sont des vétérans, de la Première Guerre mondiale, et l’encadrement est composé de jeunes officiers hardis. La 21e brigade commandée par le brigadier Stevens attaque par la côte. La 25e brigade sous les ordres du brigadier Baxter Cox progresse vers Merdjayoum, importante bourgade de 2 500 habitants, perchée à 700 m d’altitude et dominant une plaine fertile qui s’abaisse vers les dépressions du Jourdain. Cette position se trouve être le carrefour de la rocade Kuneitra-Saïda et de la route vers la Bekaa. C’était une charnière qui, si elle cédait, pouvait permettre de couper en deux l’armée vichyste, d’un côté le Liban, de l’autre Damas. Ces deux unités étaient précédées d’éclaireurs juifs des organisations combattantes, car si l’adversaire était bien des Français, on s’attendait aussi à trouver des Allemands.
258Du côté vichyste, l’attitude était contrastée. Certains se comportaient avec indifférence : « Euphorie complète à la frontière. » Voilà si longtemps que l’on parle de menace d’attaque anglaise ; les habitants circulent des deux côtés ; aucun mouvement des troupes anormal. Cependant, le 7 au soir, à proximité de la frontière, les habitants de la plaine, paraissent anxieux : ainsi à Khiam et à Kirbé, résultat d’un possible « téléphone arabe ». Mais les militaires vichystes n’ont aucun renseignement, même à l’échelon des sous-secteurs commandés par des officiers supérieurs. Le général Dentz fait le tour des unités du secteur sud. Le 7 juin 1941, dans l’après-midi, il se trouve à Merdjayoum où il déclare aux officiers et sous-officiers : « Si vous ne vous battez pas, si vous ne défendez pas le terrain qui vous est confié, c’en sera fait de l’armée et de notre pays. Les Allemands diront que nous n’avons pas tenu notre parole, que nous sommes incapables de défendre ce qui nous appartient et qu’en conséquence nous n’avons plus qu’à disparaître. Nous serons alors rayés de la carte du monde. » Et le 4 juin, un bataillon en position sur le Litani avait été gratifié d’un discours analogue. Un capitaine s’était avancé vers le commandant en chef, et lui avait dit : « Mon général, mon père a été tué à la guerre de 1914-1918. J’accepte de défendre les pays sous mandat, mais pas de faire partie d’une avant-garde de l’armée allemande. » Et Dentz de répondre : « Je vous offre une automobile, allez où vous voudrez. Si vous rencontrez des soldats allemands quelque part, je vous autorise à le faire savoir à tous vos camarades. » Bien entendu, cela en resta là ; aucune voiture ne fut réellement fournie, surtout pour se rendre à Alep-Neyrak, ni croiser le sieur Rahn qui fourrait son nez dans les plans de défense de l’État-Major et donnait son avis sur des modifications à prévoir.
259Du côté gaulliste, cette attaque pouvait poser problème : « Nous étions des volontaires. De Gaulle a donc demandé à chacun s’il était d’accord pour faire cette guerre civile. Tout le monde le fut, sauf un officier qui n’accepta, dans la première phase, que n’être employé en deuxième échelon. Au bout de huit jours, il était au casse-pipe, comme tout le monde71. »
260L’attaque même serait précédée de parlementaires : des officiers français et anglais brandissant un drapeau blanc et des drapeaux nationaux devaient tenter de prendre contact avec les vichystes. Ce ne fut pas une réussite. Voici ce qu’écrivait à sa mère un officier français libre, intervenant en plénipotentiaire dans le secteur de Merdjayoum : « Je pars donc agitant un drapeau tricolore et criant de toutes mes forces “Français”. J’arrive sans encombre à une murette. Je monte debout dessus. J’aperçois des tirailleurs à une cinquantaine de mètres et j’entends une voix bien française qui crie : “Tirez sur cet idiot avec son drapeau, tirez, tirez-donc !” Quelques balles claquent, l’une d’elles déchire le col de mon chandail. Je n’insiste pas et je rejoins mon capitaine australien. » Ce que ne savait pas l’auteur de ce récit, c’est que justement dans ce secteur de Merdjayoum, une note de service avait été diffusée à l’échelon du 1er bataillon de Chasseurs libanais ainsi rédigée :
« Je précise l’attitude à tenir en cas d’action gaulliste, déjà indiquée verbalement à la dernière réunion du commandant du PA :
1. Tirez sans sommation sur tout groupe d’individus, quel que soit son uniforme, qui cherche à parlementer, à faire de la propagande.
2. Capturez vivant tout parlementaire isolé et le conduire au PC du sous-secteur. Le capitaine Rouvin, commandant la 2e compagnie du 1er BCL72. »
261« J’ai fait partie de ces types chargés de marcher en avant de l’échelon d’attaque, écrit Georges Buis, et de parlementer avec les camarades de Vichy. C’était abracadabrant. Partout on a été accueilli au fusil et à la mitrailleuse. »
262En fait, l’ordre de bataille vichyste est le suivant : au Liban, un groupement côtier commandé par le colonel Aubry, axé sur la défense de Saïda avec 2 bataillons d’infanterie et 7 batteries d’artillerie, et l’appui de quelques unités blindées. Un autre groupement à Merdjayoum entre le Litani et le Jourdain, commandé par le lieutenant colonel Albord, composé de 3 bataillons d’infanterie, 2 batteries d’artillerie et de cavaliers libanais.
263Ces unités sont attaquées sur le front de mer par la 21e brigade australienne et, face à Merdjayoum qui couvre la Bekaa, par la 25e brigade.
264Or, en cette journée du 8 juin, face à ces deux groupements, l’avance des Australiens est modeste : « À la fin de la journée, on n’avait pas gagné grand-chose. Bien que la défense française fût une mince coquille placée à la frontière qui pourrait être percée par une attaque de nuit vivement menée, elle se révélait installée sur une position bien préparée, si loin du nord de la frontière que les Australiens n’étaient pas arrivés à sa vue avant le lever du jour. Les postes de tir étaient soigneusement situés pour donner des feux d’enfilades et défilés par rapport au front. La zone était parsemée de petits tas de pierres qui indiquaient les distances. Les Français avaient habilement retenu leur tir jusqu’à ce que les assaillants fussent presque sur eux et ils eurent ainsi la possibilité de leur infliger des pertes paralysantes. »
265En Syrie, le dispositif français avait été quelque peu désorganisé par le passage du colonel Collet à la France libre en Palestine. Le général de Verdilhac, tout nouvel arrivant au Levant, sans aucune expérience du pays, reçut le commandement des troupes du Sud-Syrie. Il avait fait mettre en état de défense les villes de Déraa, Ezraa et Kuneitra qui furent prises en quarante-huit heures par les éléments de la 5e brigade autonome indienne, composée de 2 bataillons de « couleur » ; le 4/6 Rajpoutana Rifles et 3/1 Punjab et 1 bataillon « blanc » ; le 1er régiment des fusillés auquel était adjoint le 1er régiment d’artillerie. Cette brigade était commandée par un officier de l’armée des Indes, le brigadier Lloyd, qui va se révéler comme un chef très entreprenant ; ces troupes sont des vétérans de Keren (Abyssinie) et de Sidi Barrani (Cyrénaïque) habituées à la chaleur, la soif et l’action directe. Puis la brigade indienne, après la prise de Kuneitra, enlève Cheikh Meskine sur la route de Damas ; elle passe le relais à la lre DFL, commandée par le général Legentilhomme, avec une avant-garde, le 1er bataillon d’infanterie de marine rallié à la France libre à Chypre, alors qu’il était le 3e bataillon du 24e régiment d’infanterie coloniale. Le choc entre Français se produisit dans la soirée du 9 mai, à Kouneyé, à 20 km au nord de Cheikh Meskine, en direction de Damas, entre les éléments du 1er BIM et un détachement retardateur vichyste du 6e régiment étranger. A la fin de la journée du 10 mai 1941, l’avant-garde de la DFL était devant Kissoué, à 25 km de Damas. Sur la droite de ce dispositif Déraa-Kissoué se trouvait le djebel Druze, occupé par des troupes vichystes commandées par le colonel Bouvier qui va s’enfermer dans son réduit de la montagne druze et se manifester avec grande prudence.
266Au troisième jour de l’attaque anglo-gaulliste, les axes d’offensive sont bien caractérisés :
- bataille pour Saïda pour atteindre Beyrouth ;
- bataille pour Merdjayoum pour atteindre la Bekaa ;
- bataille pour Kissoué pour atteindre Damas.
267L’impétueux brigadier Stevens, commandant la 21e brigade australienne, doit d’abord franchir le Litani, profond, rapide et large d’une trentaine de mètres. Il y est aidé par le débarquement sur la côte de commandos venant de la mer (commando Pedder et commando More) et par l’action d’artillerie d’une escadre britannique (5e escadre du vice-amiral King) comprenant 3 croiseurs et 6 contre-torpilleurs. L’amiral Gouton à Beyrouth, mis au courant de ces débarquements de commandos, a mis en œuvre ses 2 bâtiments le Guépard et le Valmy pour attaquer « toute force navale rencontrée » dans la journée du 9 juin. Heureusement pour les bâtiments français, l’escadre King a pris le large. Car ces deux contre-torpilleurs armés de canons de 138 sont les seuls représentants de la marine française au Moyen-Orient, et sont donc en situation d’infériorité face à l’escadre britannique ; de ce fait, ils ne peuvent apporter aucun appui efficace à la bataille terrestre. Les incohérences de commandement et d’utilisation des unités, face à une action mordante des Australiens, font que le 15 mai, les vichystes ont évacué Saïda et se font déborder dans la montagne à Djezine.
268La progression de la 25e brigade australienne est lente et prudente en face de la localité de Merdjayoum, évêché, perchée à 780 m d’altitude, entre le Litani et le Jourdain. Cette position protège l’accès à la riche plaine de la Bekaa.
269Le groupement vichyste a organisé sa défense entre le château croisé de Beaufort, les avancées de Merdjayoum dont la citadelle de Kiam et à sa gauche, vers la source du Jourdain, la localité de Hasbaya. Une partie de ce dispositif est couverte par des troupes libanaises (1re BCL) et de la cavalerie libanaise et tcherkesse. Le général Dentz n’a pas hésité à utiliser dans son dispositif les troupes autochtones. Certaines ont été utilisées dans le dispositif de défense vichyste, d’autres ont gardé des bâtiments militaires dans la zone intérieure ou ont assuré le maintien de l’ordre. Cette utilisation n’était pas régulière. Les troupes autochtones avaient une mission se rapportant aux États et non à la politique française ; c’est ce que rappelle le chef du gouvernement libanais dans une note au général Dentz. Ces unités avaient d’autre part une formation militaire restreinte basée sur l’utilisation d’armes personnelles (fusil, revolver, fusil mitrailleur). Elles n’étaient nullement habituées aux feux d’artillerie. C’est ainsi que sur le front de Merdjayoum, le 1er bataillon de chasseurs libanais en position à Ibel-es-Saki dut subir le 11 juin au matin le bombardement de 2 régiments d’artillerie australiens, soit 40 pièces de 105 modernes, à cadence de tir rapide. Sous ce déluge de feu les chasseurs libanais se dispersent et battent en retraite, abandonnant la position d’Ibel-es-Saki ; la cavalerie libanaise à gauche du dispositif a lâché elle aussi. L’ensemble du dispositif vichyste pour ne pas être tourné et débordé retraita de Merdjayoum et s’installa sur la montagne dominante, crête rocheuse bordée à droite par le Litani et se poursuivant jusqu’à Hasbaya.
270Le général Legentilhomme, FFL, a reçu le commandement de la Gent-force composée de la 1re division française libre et de la 5e brigade indienne du brigadier Lloyd. Il a prévu d’attaquer le 15 au matin sur Kissoué, qui est effectivement occupé au matin par le bataillon du Punjab qui a bousculé un bataillon de tirailleurs algériens ; la légion gaulliste (13e demi-brigade) a pris pied au Tel Kissoué. Par contre, l’aile droite du dispositif d’attaque gaulliste fait du surplace. C’est alors que Legentilhomme apprend vers 15 heures que les vichystes attaquent Kuneitra à 30 km sud-ouest de ses arrières et Esraa à 50 km plein sud sur ses voies de communication73.
271Dentz, quatre jours après le début de l’attaque anglo-gaulliste, est partout sur la défensive, sur le plan moral comme sur le plan militaire. Dès le 9 juin, il a reçu du général Huntziger un télégramme n° 10455/0/Cab précisant malencontreusement l’attitude à adopter face aux « dissidents », particulièrement ceux fait prisonniers. « Ceux pris combattant contre nous les armes à la main, doivent être considérés comme traîtres, traités comme prisonniers de droit commun et déférés immédiatement en cour martiale74. » C’est ainsi qu’un volontaire FFL de la compagnie de chars sera fait prisonnier avec ses compagnons dans la région de Souieda, par une patrouille motorisée vichyste. Ils seront traînés, enchaînés, de prison en prison, comme des droits communs, depuis Damas jusqu’à Beyrouth, Lattaquié et Alep où enfin, ils rejoindront du fait de l’armistice un camp de prisonniers de guerre anglais75.
272Puis le 12 juin 1941, Huntziger lui adresse des instructions personnelles, précisant que le commandant en chef doit demeurer le plus longtemps possible sur le territoire des États du Levant pour « affirmer notre volonté de résistance à l’agression anglaise et le maintien de notre autorité sur le pays76. »
273Mais Dentz est impressionné par les conditions du combat, particulièrement sur la côte, en raison de l’intervention de l’artillerie des bateaux britanniques. L’action de cette artillerie, du fait des pièces de marine, est surtout destructrice des lieux et des bâtiments ; elle a un effet restreint sur les combattants, qu’elle impressionnait plus par inexpérience et nerveusement que par des effets réels, entraînant une désorganisation des unités pour des pertes relativement faibles. Dentz lui-même n’échappe pas à l’émotivité de la vision de la déroute de ces bataillons, il réunit son état-major de crise (généraux : Arlabosse, Jannekyen, amiral Goutton) pour évoquer la situation. Le plan de défense des États du Levant était d’une conception désuète basée sur l’alignement en front de résistance étirée. L’adversaire ne peut, une fois les points faibles de ce dispositif de défense linéaire découverts, que le bousculer et le percer. Alors, il faut boucher en prélevant ailleurs, puisque les vichystes ne possèdent que peu de réserves. Les bataillons vont s’user et s’exposer en marches et contre-marches, détruites par la fatigue autant que par le combat.
274Une partie de l’encadrement, officiers et sous-officiers, est depuis longtemps au Levant. Souvent originaires de la troupe, sa valeur militaire et morale est médiocre, ses connaissances militaires, techniques et sa qualité de commandement tout autant. En dehors des cadres venus de France après l’armistice, il y a méconnaissance de la guerre nouvelle faite de mouvement et de puissance de feu. La troupe est constituée en forte majorité de mercenaires, fidèles au charisme de leurs chefs, mais sujets à des paniques lorsque ceux-ci manquent d’autorité. Durant cette bataille, nombre d’unités opèrent des retraites intempestives, sous l’effet totalement inconnu des feux roulants d’artillerie ou de l’action d’engins blindés. Les chars utilisés par les 6e et 7e régiments de chasseurs d’Afrique n’ont que leur chef de char ou leur tireur comme élément français, les conducteurs étant souvent autochtones. Cette guerre n’a aucun sens pour la majorité des hommes de troupe vichystes ; ils combattent par ordre et obéissance et s’étonnent de trouver parfois face à eux des Français aussi métissés qu’eux, car des « Noirs » s’opposent à d’autres « Noirs » sous les mêmes couleurs. Les FFL au contraire sont animés d’un patriotisme ardent de revanche.
275Les unités britanniques engagées sont en majorité « blanches. » Les Australiens combattent bien encadrés par de jeunes officiers sportifs et des cadres supérieurs connaissant la guerre en Afrique. La brigade indienne a l’expérience du combat puisqu’elle s’est déjà battue en Cyrénaïque. De nombreux cadres anglais viennent de se confronter aux Allemands en Grèce ou aux Italiens en Somalie.
276Autour de Dentz, une seule solution envisagée : faire appel aux Allemands. L’amiral Goutton, qui en tant que marin n’aime pas spécialement les Anglais, envoie le 12 juin un télégramme à l’amirauté n° 91. Très secret. Réserve de Réservé 2 553 :
277« J’ai insisté dès hier matin auprès du général commandant en chef, pour autoriser Stuka à utiliser terrain État Levant pour nous soulager, pilonnage escadre anglaise gagnant chaque jour vers le nord, seul moyen efficace dans l’état actuel de nos forces. Je suis certain que cette mesure, à rejeter avant l’attaque britannique, serait aujourd’hui très bien accueillie par, ce qui suit est très secret tous combattants. Dentz aujourd’hui d’accord vient entrer en relation avec R. sur ce point. J’insiste auprès de vous pour action très rapide et continue qui doit avoir grande influence sur situation. » Amiral DNL (division navale du Levant)77.
278Et voilà l’avis du seul opposant à ce recours :
279Fafom 2e bureau/n° 1417, 12 juin 1941, 11 heures, destination air vichy : « Difficulté situation Saïda provient principe de l’action artillerie de la flotte britannique. Amiral DNL est d’avis que aide Stuka serait décisive. Ai pris position contre telle proposition pour raisons suivantes :
- Primo : Mes moyens en effectifs, en essence, en hommes, ne permettent pas de donner à formation allemande l’assistance et la défense qu’elles seraient obligatoirement conduites à demander si elles étaient appelées ;
- Secundo : J’estime que la situation générale de la France impose aux forces françaises en Syrie, le devoir de combattre seules sans le secours des forces étrangères basées en Syrie.
- Tertio : L’appui demandé serait peut être efficace contre la flotte britannique, mais serait sans action décisive sur l’issue de la bataille terrestre. Ce serait un redoutable compromis et sans avantages compensateurs qui risqueraient de ruiner tous les gains en puissance mérités par la défense du Levant. Mieux vaut succomber seul, qu’à deux.
280Signé : Jannekyen, commandant Air au Levant78. »
281Sur ces entrefaites, Dentz se ressaisit. Il reçoit une dépêche où Vichy prend alors position.
282Télégramme Réserve de Réservé n° 2555, à Comar Beyrouth. Ce qui suit est à déchiffrer par officier qualifié, est signé Darlan, Huntziger, Bergeret pour Dentz, se réfère à vos messages de 13 h 05 et 13 h 10, du 12 juin.
- Primo : Le groupe d’Istres Léo un sur douze est entraîné pour bombardement navires. Il doit arriver le 13 ;
- Secundo : Les 8 avions marine de la XB sont spécialisés dans ces attaques ;
- Tertio : Arriveront le 14 juin, un nouveau groupe Léo 45, également capables de bombarder bâtiments et un groupe Dewoitine 520 de protection de ces bombardiers ;
- Quarto : Aide Stuka peut avoir grave répercussion politique générale, ne doit être demandée que si elle peut être rapide, massive et continue ;
- Quinto : Assurez-vous que problème technique peut être résolu pour remplir conditions quarto ;
- Sexto : Si oui, attendons nouvelle demande du général Dentz, pour lancer demande officielle pour assistance Stuka.
283Dentz répond immédiatement qu’il ne peut assumer le quinto, et qu’il renonce à demander l’utilisation d’Alep pour la Luftwaffe. Puis il développe le lendemain cette reculade :
« 1. Pour être efficace, elle exigerait effectivement l’emploi de moyens aériens massifs, ce qui comporterait finalement l’occupation de fait de toute la partie septentrionale de la Syrie, par les troupes allemandes ;
2. Une aide intermittente ne saurait nous assurer le succès, alors qu’elle nous ferait perdre le bénéfice de notre attitude et de notre politique générale. »
284Dentz pense alors que l’emploi des escadrilles de renfort « spécialisées » qui lui sont annoncées lui permettra de faire face à la situation. En fait, chacun se repasse la proposition, ne désirant prendre une décision aux conséquences imprévisibles.
285D’ailleurs, l’amiral Darlan a écrit de sa main une brève note, datée du 14 juin, où on lit « Aucune aide extérieure. »
286Pour redresser le moral de Dentz et de son entourage, arrivent trois télégrammes : l’un du maréchal Pétain adressé à l’armée, l’autre de Hunt-ziger aux « amis libanais et syriens » et enfin l’annonce de la nomination de Dentz au grade de général d’armée. Curieuse manière d’honorer un chef qui sent venir la défaite ! Dentz comprend en cette journée du 13 juin qu’il a une occasion de stopper l’offensive de ses adversaires dont les lignes de communications en Syrie sont étirées. Bien que la menace essentielle soit sur Beyrouth, il ne peut rien entreprendre sur la côte du fait de l’escadre anglaise. Pourquoi ne pas dégager Damas, en fonçant sur Kuneitra et Ezraa, et ainsi atteindre les arrières des troupes australiennes ? Cette action peut se compléter par une reprise de Merdjayoum avec action secondaire sur Djezine. Il fait appel au commandant de la cavalerie, le colonel Keime, pour monter l’opération.
287Trois groupements sont constitués :
- le premier comporte un groupe de 30 chars, de 10 automitrailleuses, d’une compagnie portée accompagnée d’artillerie antichars, sous les ordres du lieutenant-colonel Le Coulteux, objectif Kuneitra, couverture ouest, assurée par deux escadrons tcherkess ;
- un second groupement est formé avec 12 automitrailleuses, 1 groupe d’artillerie antichars, et 1 escadron porté commandé par le chef d’escadron Simon, ses objectifs sont Chaaba, Ezraa, Cheikh Meskine, aidé par des unités en provenance du djebel Druze. Le 15 juin, ces deux actions offensives sont déclenchées. Le groupement blindé atteindra Kuneitra, où la population est hostile aux vichystes, mais qui sera occupé après une bataille de chars dans les rues de la localité. Un bataillon anglais, soit 32 officiers et 500 hommes, dépose les armes. Mais le groupement, non ravitaillé en munitions et essence, doit revenir vers Damas. D’autant plus que les forces gaullistes ont attaqué à Kissoué et établi une importante tête de pont au nord de Kissoué en direction de Damas. Le second groupement motorisé vichyste a pu atteindre puis prendre Ezraa par effet de surprise. Mais il échoue devant Cheikh Meskine, est contre-attaqué par une unité de FFL et doit abandonner sa prise d’Ezraa. Le 17 juin, ce groupement se retrouve dans la région de Damas.
288De même, le groupement blindé de retour de Kuneitra qui a perdu la moitié de son matériel, se retrouve sur la lisière ouest de Damas où les bataillons indiens attaquent avec vigueur, prennent Mezzé et atteignent les lisières ouest de Damas (17 juin). Au groupement Albord a été notifié le 15 juin l’ordre d’attaquer avec, en renfort, un bataillon de la Légion, un escadron de chars R 35 et un d’automitrailleuses. Il avance, reprend Merdjayoum et Kiam, mais personne ne l’a renseigné sur les buts de cette contre-offensive, sur la vision d’ensemble et sur l’existence de l’action, Le Coulteux sur Kuneitra et celle de Simon sur Ezraa. Les Australiens désorganisés, Albord s’interroge sur une action sur Nabaligé, afin d’aider les défenseurs de Saïda. Mais le 16 juin, les Australiens reprennent et attaquent à leur tour les 17 et 19 juin, sans pouvoir reprendre Merdjayoum.
289Le 15 juin 1941 fut donc un moment fugitif durant lequel les troupes vichystes du Levant pouvaient faire match nul. Mais Dentz avait morcelé ses contre-offensives, sans liaisons entre-elles et sans concentration de moyens vers un objectif payant. Ramener les Anglais vers leur base de départ était utopique, alors que les Australiens, maîtres de Saïda, menaçaient Damour à 30 km de Beyrouth et que le groupement de Legentilhomme était en train d’encercler Damas. Certains historiens militaires crient victoire. En réalité, ces actions aux médiocres résultats étaient les prémices de la défaite. Le général Dentz se rendit tellement compte de l’échec qu’il enfourcha à nouveau son idée d’un appel aux Allemands. Partout ses forces sont à nouveau sur la défensive. Saïda est perdue et les troupes de la côte se retirent vers Damour. Le groupement de Merdjayoum a du abandonner cette localité et se retirer sur la « crête rocheuse » qui la domine sur un front de 20 km, de Balate à Rachaya-el-Fokhar. Le commandant du groupement appréhende une forte et vive attaque britannique avec des moyens blindés qui bousculeraient ses unités étirées et dépourvues de moyens blindés, bousculade qui favoriserait la percée britannique vers la Bekaa, la prise de Zahlé et de Rayack, ce qui couperait en deux l’armée vichyste. La DFL aidée par la brigade indienne menace directement Damas.
290Aussi, le 16 juin, Dentz adresse-t-il par l’intermédiaire de Comar/ Beyrouth à l’amiral Darían, le télégramme n° 14/15 très urgent et très secret : « Je suis actuellement en position équilibre instable particulièrement à Damas. J’ai trouvé ce matin troupes très fatiguées. Menace se confirme sur mon flanc venant de “R 4” où groupement gaulliste est signalé. D’autre part renforcement sensible de la chasse britannique. Dans ces conditions, intervention immédiate de Stukas basés en Syrie et agissant contre terre et accessoirement contre flotte serait décisive. Monsieur R. affirme que les visiteurs partiraient aussitôt affaire réglée. Signé : Dentz. »
291Ce texte secoue rudement Vichy. Darían écrit lui-même la dépêche de réponse à Dentz : « Secret 328, Réserve de Réservé 2 619 adressé à Comar Beyrouth. Officier qualifié doit déchiffrer. Pour général Dentz vos messages n° 14/15.
— Primo : Demande doit être examinée par gouvernement, en raison répercussions probables sur situation générale ;
— Secundo : Général Bergeret sera près de vous mardi 17 juin après-midi ; après conversation avec vous, il télégraphiera résultats ;
— Tertio : En attendant, aviation partant de Crète peut obtenir résultats appréciables sur flotte. Prier R. de faire intensifier cette action, ce que je demande de mon côté. 16 h 15 – transmission. Signé : amiral Darlan79. »
292Sur le plan militaire, la contre-offensive a eu un effet sur les combattants qui ont pu être au courant de son existence. Ce fut pour eux une victoire surtout morale, mais une victoire sans lendemain qui assura la perte de Damas par les vichystes. Car Damas, qui paraît protégé au sud par le triple rempart de la Nahre-el-Aouadj, la zone des collines et de la Ghouta, va être tourné par les deux ailes. Le brigadier Lloyd, commandant la brigade indienne, remplace le général Legentilhomme blessé et décide d’attaquer à l’ouest de Damas, en direction du djebel Madani, ce que facilite l’attitude d’un bataillon de tirailleurs vichystes, battant en retraite sans combattre.
293Sur le plan politique, sous l’influence de Rahn, toujours présent, Dentz a donc fait appel aux Allemands. Il a mis le gouvernement de Vichy dans l’embarras et a provoqué une prise de conscience de Pétain qui enfin semble se rendre compte de la gravité de l’affaire syrienne. Il est alors décidé d’envoyer en mission de reconnaissance au Levant le général Bergeret secrétaire d’État à l’Air.
I – CONFUSION, MISSION BERGERET ET TENTATIVE DE RENFORTS
294Le 16 juin, Bergeret est convoqué chez le Maréchal ; s’y trouvent Darlan et Huntziger. Il est mis au courant de la situation militaire au Levant et de la demande par Dentz d’une intervention de l’aviation allemande. Le Maréchal est inquiet du sort de l’armée du Levant ; il appréhende les conséquences politiques d’une intervention allemande. Bergeret propose de se rendre au Levant, pour enquêter et pour fournir à son retour des données précises et objectives de la décision à prendre. Bergeret part sur l’avion de Huntziger, accompagné du lieutenant-colonel Clogenson, chef du 3e bureau de l’EMA et du colonel Gaudillière du 3e bureau Air, spécialiste de l’étude des problèmes des troupes terrestres. Il désire accomplir cette mission pour éviter l’intervention allemande, donc la collaboration militaire avec l’Axe. Au départ de Vichy, il était persuadé que la situation était grave le long de la côte et que Beyrouth allait tomber80. En atterrissant, il fut étonné d’apprendre que les forces australiennes n’étaient qu’à 30 km de Beyrouth. Il a aussitôt des entrevues avec Dentz, puis Arlabosse, Goutton et Jannekyen. Il retire de l’entrevue avec ce dernier, qu’on attendait au Levant, le salut de l’intensification des actions aériennes et qu’il fallait éviter l’aide allemande. En effet, depuis le 8 juin, l’aviation de Vichy avait eu la maîtrise du ciel. Mais voilà que les combats sur le front d’Égypte ayant cessé, Wavel avait ramené sur la Palestine quelques escadrilles. Depuis peu l’aviation britannique se montrait, dans le ciel, mordante. Au début des hostilités, l’aviation du Levant possédait 19 Morane, 12 Glenn Martin et 12 Potez 63. Les autres appareils ne pouvaient subir le choc d’une aviation anglaise plus performante. Mais voilà que l’aviation du Levant reçoit des renforts particulièrement en chasseurs Dewoitine (93) et en Léo 45 de bombardement (49) et en Glenn Martin (22), ce qui rétablit la supériorité en faveur des Français.
295Bergeret lors de ces visites aux unités terrestres se rend compte de leur fatigue, et même pour certaines de leur manque de mordant. Il pense nécessaire d’assurer des relèves et donc de recevoir des renforts en hommes et matériels. D’où ce télégramme rédigé le 17 juin au soir – n° 1647, adressé :
pour maréchal de France et amiral Darlan, amirauté de Comar/Beyrouth n° 230-26
« La situation très améliorée que je trouve en arrivant n’impose plus décision immédiate, quant à l’intervention de Stuka. La mise en œuvre de ces avions pose d’ailleurs des problèmes techniques non résolus. Pour poursuivre amélioration de la situation par des moyens français, il faut à mon avis :
1. Continuer efforts de l’aviation dans le sens commencé, effort que je suis disposé à poursuivre.
2. Acheminer renforts toutes armes par autre voie que celle par avions de transports actuellement prévue et nettement insuffisante.
Je compléterai demain, renseignements ci-dessus.
Signé : Bergeret. »
296Que se passe-t-il pour que Bergeret adresse un tel télégramme ? Le 17 juin, les offensives blindées ont été stoppées et le colonel Keime qui a reçu le commandement des troupes Sud-Syrie les fait revenir sur Damas. Or, dans la nuit du 17 au 18, les forces vichystes sont débordées dans la région de Mezzé, par des éléments indiens et par le BM1 gaulliste. Mezzé est occupé par les Indiens, puis contre-attaqué et enfin repris par un mélange d’Australiens et de légionnaires gaullistes. Le 20 juin, la DFL pénètre dans Damas qui est totalement occupé le 21 juin 1941.
297À Merdjayoum, le groupement Albord arrive péniblement à résister à deux attaques australiennes, les 17 et 19 juin. Comment dans ces conditions Bergeret peut-il évoquer une amélioration de la situation dans ce contexte et alors qu’il propose d’acheminer depuis la France des renforts de toutes armes. Bien entendu, il prêche à Dentz, à Arlabosse, à de Conty, à toute l’administration civile et militaire de Beyrouth, la nécessité de localiser le conflit actuel avec la Grande-Bretagne à cet unique problème du Levant, tout en maintenant une défense par les seuls moyens français, pour calmer les Allemands et empêcher leur intervention. D’accord avec Jannekyen, il met en exergue la faiblesse des réserves d’essence à haut degré d’octane, les munitions différentes et le manque de moyens d’entretien de matériel étranger. En fait, Bergeret avouera par la suite que par son télégramme, il désirait faire admettre à Darlan et à Huntziger que la situation militaire au Levant ne rendait pas urgente une intervention des Stuka81 ; que les impossibilités d’ordre technique « dont j’ai fait état dans le télégramme du 17, étaient intentionnellement exagérées. » Mais face à Rahn, Bergeret aura une autre attitude. Il a avec lui, le 19 juin, un long entretien au cours duquel il évoque l’espoir de vaincre les Anglais, avec des forces purement françaises ; la demande d’assistance de l’Allemagne n’interviendrait qu’en cas où la situation ne serait plus tenable. Il ajoute avoir parlé avec les officiers du Levant et avoir constaté dans leur état d’esprit, un changement important favorable à l’Allemagne, avec une disposition à accepter de se battre jusqu’aux dernières limites. Rahn lui pose alors la question : « Étaient-ils disposés à combattre si nécessaire aux côtés des Allemands ? Les aviateurs accepteraient-ils d’assurer la chasse aérienne de protection des Stuka ? » Ce à quoi ils auraient répondu par l’affirmative, dixit Bergeret82. Rahn ajoute même : « Attaquer Chypre sous-entend occuper Alep, 240 kilomètres les séparent. » Ces propos reçoivent confirmation par le télégramme du 22 juin de l’attaché de l’Air en Grèce, alertant Dentz sur une demande allemande d’aide française pour une attaque de la flotte anglaise, que Jannekyen neutralisera. D’ailleurs, le commandant Gaudillière, du 3e bureau Air, avoue dans sa déposition au procès Jannekyen, que Bergeret se posait deux questions importantes :
« 1. L’intervention éventuelle d’avions allemands de bombardement en piqué. Cette proposition contre laquelle il s’était élevé énergiquement, trouvait de nombreux partisans au Levant.
2. L’état-major de Dentz demandait à l’aviation des missions de sacrifice auxquelles l’officier en liaison Air, ne parvenait toujours pas à s’opposer. Curieuse mentalité que celle du général Jannekyen, commandant de l’aviation au Levant « affligé d’avoir à commander les opérations en cours et préoccupé avant tout d’en minimiser l’importance et de faire courir des risques trop graves aux équipages sous ses ordres83. »
298Ce qui surprit au Levant, ce furent les propos et les attitudes défaitistes de Bergeret, membre du gouvernement de Vichy. Jannekyen d’autre part a fait une guerre aérienne de l’ancien temps. Les pilotes agissent trop souvent en individualistes et chaque soir rentrent coucher chez eux, en ville. Les pertes à l’ennemi pour la période du 15 au 20 juin sont de 9 appareils français pour 2 britanniques ; le rapport pour la période du 8 au 14 juin avait été de 12 à 9 ; pour celle du 21 au 27 juin, elle sera de 24 à 584. Gaudillière restera auprès de Dentz à titre de conseiller aérien, manière de mettre Jannekyen sous tutelle ! Bergeret dans ses conversations avec Dentz, le 18-19 juin 1941, évoquera l’hypothèse de la cessation des hostilités. Et ce même jour, le général Huntziger adressera un message aux troupes de tenir, manière d’évoquer l’arrivée de renforts !
299Bergeret rentre le 21 juin à Vichy où dit-il : « Il fallut faire admettre que la situation militaire au Levant ne rendait pas urgente l’intervention des Stuka », alors que ce même jour Damas était perdu pour Dentz, qui n’avait plus alors que deux bataillons en réserve. Le lendemain, Bergeret présentait au Maréchal un télégramme reçu par le réseau spécial Air, où il était mentionné que les équipages demandent à continuer seuls le combat et préfèrent succomber sous le nombre, plutôt que de devoir coopérer avec les équipages allemands.
300Le général Huntziger note dans son carnet personnel : « Il a fallu nous défendre à plusieurs reprises contre le désir des Allemands, de venir nous aider au Levant avec des avions. Goering a même voulu que Dentz fut informé que s’ils ne venaient pas, la faute en était à nous. » Effectivement, dès le 10 juin, les Allemands proposent un plan de coopération de leur aviation. La réponse française fut ambiguë. Assertion que confirme un télégramme de Koeltz à DFA Wiesbaden, en date du 20 juin 1941. Les propositions allemandes d’aide aérienne furent renouvelées les 14 et 18 juin. Le 1er juillet, une demande a été présentée à nouveau par la France, sous la signature Huntziger ambiguë quant à ses intentions, puisque le général Doyen y répond en précisant une fois encore les conditions de l’aide aérienne allemande.
301La délégation française à Wiesbaden recevait même une note de la Luftwaffe, déclarant : « Le Reichsmarchall demande que le haut-commissaire soit avisé par l’intermédiaire du gouvernement français, que pour des motifs politiques, le gouvernement français a refusé un terrain d’atterrissage intermédiaire en Syrie pour les unités allemandes, afin que le haut-commissaire en Syrie n’ait pas l’impression que les forces aériennes allemandes aient refusé d’elles-mêmes d’exécuter des atterrissages intermédiaires. »
302Cependant, Hitler et Ribbentrop devant les réactions de Mussolini ne semblent plus s’intéresser à une éventuelle participation française, même limitée à la guerre. Cependant, il demeurerait dans une frange de la Wehrmacht et à la Wilhelmstrasse des « orientalistes » partisans d’une stratégie méditerranéenne à l’inspiration de l’amiral Raeder. Huntziger écrit : « L’opinion s’est retournée au Levant, d’après les nécessités de l’heure. Les troupes admettraient maintenant les Allemands combattants à leurs côtés, alors qu’elles n’en voulaient à aucun prix85. » Est-ce vraiment là l’opinion des combattants vichystes, officiers de troupe, sous-officiers et hommes de troupe, le nez dans la poussière des explosions, l’échine courbée sous la mitraille dans l’angoisse de leur survie ? Ne s’agit-il pas plutôt d’opinions changeantes d’une camarilla de généraux et d’officiers supérieurs menant le combat du Moyen-Orient, avec la même incohérence, la même pusillanimité, le même manque de caractère et d’imagination que ceux qui furent débordés dans la bataille de France, l’année précédente. Dentz, est prié depuis huit jours déjà, de mettre sur pied des possibilités de transmissions rapides, de renseignements aériens devant permettre à la Luftwaffe d’opérer sur la flotte britannique ou des objectifs en Palestine et de Transjordanie mais hors du territoire du Levant. Il a reçu le 25 juin un télégramme de Huntziger confirmant l’envoi de renfort et le priant de poursuivre le combat dans le réduit libanais, et de maintenir la liaison avec la Turquie. Il lui est demandé aussi, de transmettre son appréciation de la situation.
303Le général Huntziger écrit dans son carnet à la date du 25 juin 1941 : « Avant hier, Damas est tombé. Le Levant et de plus en plus menacé. On lui a envoyé beaucoup d’aviation. Ce n’est pas suffisant. Il faut des renforts terrestres. Sept trains sont partis pour Salonique, mais de là à Beyrouth ? Les Turcs refusent le passage obstinément. Benoist-Méchin, parti hier, arrivera-t-il à le faire ouvrir ? » Cette solution d’acheminement de renfort à l’armée vichyste du Levant est préconisée dès le 17 juin par Bergeret.
304Depuis le retour de Bergeret le 21 à Vichy, quelle hâte, quelle précipitation à chercher des moyens de sauver Dentz. Dès le 20 juin, l’EMA se préoccupait de mettre sur pied des unités susceptibles d’être envoyées en renfort au Levant. Un télégramme n° 8730-1-EMA enjoignait Alger de mettre sur pied trois unités pour embarquement rapide : une demi-brigade de tirailleurs algériens, un bataillon de légion, un groupe d’artillerie motorisé.
305Ces unités furent assez rapidement constituées et prêtes à embarquer à Alger et à Oran, à partir du 26 juin.
306D’autre part, pour constituer des renforts en provenance de l’armée d’armistice de France, il était demandé dès le 20 juin des volontaires officiers, sous-officiers et hommes de troupe, même parmi les appelés de la classe 39. Le 27 juin, il était prévu de former le 3e bataillon de chasseurs de marche et le groupe d’escadrons mixtes chars et automitrailleuses du Levant, rassemblés pour être constitué au camp de la Valbonne. Le nombre de volontaires avait permis de former ces deux unités. Quelles étaient les raisons de ce volontariat ?
307De nombreux engagés de l’armée d’armistice étant anti-Allemands et certains avaient ainsi échappé à l’existence sous la férule allemande ; les appelés de la classe 39 étaient partagés entre indifférents subissant ce maintien sous les drapeaux et attendant avec une certaine impatience leur libération, et ceux qui aspiraient à la reprise de la guerre contre l’Allemagne, surtout parmi les aspirants et les sous-officiers. Les officiers volontaires étaient dans leur grande majorité pétainistes ; beaucoup de volontaires parmi les sous-officiers et les hommes de troupe espéraient rejoindre, par ce biais, les gaullistes. Malheureusement pour eux, le bataillon d’infanterie ne fut jamais réellement formé, les détachements de volontaires restant constitués dans leur garnison d’origine prêts à faire mouvement sur ordre spécial. Par contre, les volontaires des deux escadrons de chars furent rassemblés à la Valbonne, puisqu’ils constituèrent un détachement précurseur comprenant 1 officier, 4 sous-officiers, 16 caporaux, 25 chasseurs mécaniciens de chars et 20 chasseurs conducteurs de poids lourds. Ce détachement embarqua dans la nuit du 7 juillet, dans quatre wagons qui furent accrochés à un train en provenance de Marseille, transportant une compagnie de tirailleurs et un bataillon de légion.
308Ce furent sept trains de troupes qui quittèrent la France, par l’itinéraire Mulhouse, Stuttgart, Salzbourg, Graz, Zagreb, Belgrade, Salonique. Le septième train emportant le personnel des chars sera arrêté à Belgrade. Les voyages ne furent pas de tout repos, Huntziger écrit dans son carnet : « Les contingents de renfort pour le Levant, transportés par chemin de fer jusqu’à Salonique ont été injuriés à Vesoul et à Belfort ; on leur a refusé le nécessaire, on leur a même jeté des pierres parce que ces troupes symbolisaient aux yeux des Français, la collaboration avec l’occupant haï. » Le septième train fut même pris à parti en gare de Mulhouse. Croisant, en gare de Stuttgart, un convoi d’officiers français prisonniers libérés, ceux-ci s’inquiètent, craignant de quitter leur camp pour devenir rapidement combattants au Levant. En revanche, dans les gares allemandes, l’accueil de la Rotekreuz était trop chaleureux, le café coulait à flot et les sandwichs étaient abondants.
309Le 20 juin 1941, Huntziger se référant à la visite et à l’opinion de Bergeret tente de conforter Denz en l’incitant à tenir86, des renforts étant en préparation. Les trains roulant vers Salonique sont chargés en personnel, mais aussi en matériel : armement, munitions et même médicaments. Dès le 20 juin, depuis Istres, s’envolent quelques Amiot 143, apportant sur Athènes quelques 12 tonnes de fournitures militaires. Le cheminement par voie ferrée traverse sur sa presque totalité des territoires contrôlés par les forces allemandes, les trains français prennent place dans le dispositif ferroviaire allemand dirigé par la Wehrmacht. Même les avions français ne peuvent rejoindre les bases aériennes du Levant qu’en faisant escale sur les bases italo-allemandes de Brindisi, Athènes ou Rhodes, afin de se réapprovisionner en carburant ou d’effectuer les révisions techniques nécessaires. Dentz s’impatiente. Il demande l’arrivée aérienne de cadres et de spécialistes. Hunt-ziger pour lui donner du moral lui annonce des renforts au départ de Salonique et lui suggère de « continuer la résistance dans le réduit libanais et sur la côte, tout en vous efforçant de maintenir le plus longtemps possible la liaison avec la Turquie. »
310Humour des événements ! Les Français qui rêvaient, il y a un an encore, d’installer et d’organiser une base à Salonique, vont sous le contrôle des Allemands et avec leur assentiment en constituer une en juillet 1941. Sur demande de la délégation française à Wiesbaden, le gouvernement du Reich autorise l’expédition de renforts vers le Levant, empruntant le territoire allemand ou des contrées sous le contrôle de la Reichwehr. Les trains doivent transporter troupes françaises et matériels nécessaires à la poursuite des combats en Syrie et au Liban. Point d’aboutissement : Salonique, la poursuite du mouvement étant du ressort des moyens purement français. Il est envisagé un accord de passage des trains par la Turquie ou l’utilisation de la voie maritime, puis aérienne. Le gouvernement de Vichy se leurre en pensant que la résistance opposée aux forces anglaises peut être efficacement prolongée par l’arrivée de renforts. Ceux-ci ne peuvent provenir que de l’Afrique du Nord en importance limitée et avec un armement dépassé par rapport à celui du début du conflit mondial. Cela est encore plus flagrant pour les renforts envisagés depuis les forces de l’armée d’armistice, sous-équipées. Le matériel blindé souhaité pour faire face à l’équipement moderne des unités britanniques est refusé par la commission d’armistice allemande. Après tergiversation, elle admet le destockage de matériels déjà périmés d’AFN. L’État-Major à Vichy entretient l’illusion d’une rétrocession d’un matériel déjà obsolète cédé aux Turcs sous le prétexte de leur non-règlement.
311Dans un premier temps, le matériel prévu comprend surtout des moyens anti-aériens (canons de 25 et de 75 anti-aériens) et anti-blindés, puis 27 tonnes d’aviation et 33 tonnes de munitions. Les demandes du général Dentz s’amplifiant, un septième train est prévu, avec à son bord des spécialistes de chars, d’artillerie et de transmission, mais aussi des munitions de tout genre et des pièces détachées d’engins blindés. Le premier train quittera Avignon le 11 juin. Les six autres se succèdent au rythme d’un train par vingt-quatre heures. Chaque train met en moyenne sept jours pour parvenir à sa destination : Salonique. Par décision ministérielle du 8 juillet 1941, une base française, aux ordres du lieutenant colonel-Tourret, est créée en territoire contrôlé par l’armée allemande. Bien entendu, cet officier français est sous la dépendance du général allemand commandant les troupes et du colonel allemand commandant d’armes. Les rapports sont quotidiens avec l’officier de la Kriegsmarine, commandant la rade de Salonique, et le chef de bataillon de la Wehrmacht dirigeant les transports ferroviaires et terrestres87.
312Cette base va comprendre 4 officiers, 8 sous-officiers et 26 hommes de troupe utilisant 8 camions, 2 camionnettes et 2 voitures. L’intendance allemande pourvoira à l’alimentation de l’effectif de la base, mais aussi des unités arrivées soit : 142 officiers et 2 321 sous-officiers et hommes de troupe qui caserneront dans différents bâtiments de Salonique, sans pouvoir poursuivre vers le Levant. Par contre, 76 officiers et 431 sous-officiers et hommes seront embarqués entre le 26 juin et le 7 juillet et transportés par avion sur Alep, à raison de 3 rotations moyennes par jour, accompagnés de 10 tonnes d’armement.
313Pour ce parcours aérien, Salonique-Beyrouth ou Alep, seront utilisés quatre Dewoitine 338, trois Farman 222 et deux Amiot 143, basés sur l’aéroport de Sedes (20 km de Salonique) où s’établissent quelques éléments français. Arriveront par avion, depuis Istres, 13 Farman et 6 Potez 65, qui atterriront au terrain d’Eleusis à Athènes. La commission d’armistice allemande autorisera l’utilisation ultérieure de 17 Amiot 143, transformés en appareils de transport et de 16 Dewoitine de la compagnie Air France. Mais les aviateurs militaires français ne maîtrisent pas la technique du transport aérien de matériel.
314Dentz aura la curieuse idée d’alimenter le retour de ces appareils en y plaçant des prisonniers britanniques dont 54 officiers supérieurs, ainsi que des « indésirables » (un civil Kalham Matouk et un lieutenant de réserve, ingénieur des Travaux publics, dont il a été question à propos de la base d’Alep, arrivé à Salonique le 7 juillet pour être expédié en France non occupée). Afin de poursuivre le mouvement des troupes de renfort et du matériel au-delà de Salonique, le commandant du transport espère disposer de deux cargos venant de Beyrouth, le Saint Didier de 4000 tonnes et l’Oued Yquem de 2 000 tonnes.
315Ces deux bâtiments arrivent le 20 juin, le lendemain du jour où s’est présenté le Théophile Gauthier, paquebot des messageries maritimes, venant de Marseille, qui a échappé au contrôle britannique.
316Le chargement du Saint Didier commence le 21 et celui de l’Oued Yquem le 22. Leurs mâts de charge sont insuffisants, rendant les chargements difficiles. Les autorités allemandes pour dégager le port et la gare encombrés ont exigé que l’embarquement ait lieu par trains entiers au fur et à mesure de leur arrivée. Ce qui rend le chargement hétéroclite. Le 25 juin, ils sont terminés.
317Le 1er juillet, à 3 h 30, le Saint Didier appareille et le lendemain à la même heure, l’Oued Yquem. Mais le mouvement des renforts vers le Levant s’amplifie ; aux navires de troupes s’ajoutent des trains d’essence et de mazout. À cette période sont présents à Salonique le bataillon d’infanterie coloniale de Fréjus et un bataillon du 9e régiment de tirailleurs marocains. Pour tenter d’amener ces hommes au Levant, arrivent à Salonique les trois contre-torpilleurs de la marine du Levant : le Guépard, le Valmy et le Vauquelin. Sur chacun de ces bâtiments est embarquée une compagnie du bataillon colonial avec son matériel.
318Le 5 juillet 1941, cette flottille prend la mer. Le même jour le Saint Didier est coulé en rade turque d’Adalia par un avion britannique, et le 9 juillet les contre-torpilleurs reviennent à Salonique ramenant les trois compagnies d’infanterie coloniale n’ayant pu, cette fois, forcer le blocus britannique favorisé par le beau temps et des nuits de pleine lune. Le Saint Didier a coulé avec tout son matériel entraînant une cinquantaine de personnes dans la noyade. 266 militaires dont 22 blessés ont survécu et ont été internés par les Turcs. Enfin, le transport aérien s’arrête le 8 juillet, l’aviation britannique étant trop active. L’Oued Yquem attaqué par un avion britannique a réussi à lui échapper et rentre à Salonique. Cette base devient lieu d’embouteillage, du fait du double flux, celui venant de France et celui venant du Levant. C’est alors 2 800 militaires français des trois armes qui encombrent Salonique. Certains trains militaires français sont arrêtés échelonnés sur la ligne entre Belgrade et la frontière grecque. Il faut alors stopper l’opération et étudier le repli de tout ce monde à travers l’Europe centrale. Le 17 juillet, l’ordre est donné de préparer le retour. Le 21 juillet, les aviateurs quittent la base de Sedes.
319Entre le 23 et le 28 juillet, 7 trains vont transporter les unités et le matériel stocké, sans oublier les prisonniers britanniques, vers la France de Vichy. Le commandant de la base quitte Salonique, le 28 juillet 1941 à 14 heures. Or, depuis l’échec du transport maritime et l’échec au 2 juillet, de la mission Benoist-Méchin, tout espoir de renforcer le Levant est perdu. Dentz le pressentait depuis le 4 juillet 1941.
J – L’ÉCHEC DE LA NÉGOCIATION AVEC LA TURQUIE, POURSUITE DES COMTATS
320Le gouvernement de Vichy sent bien que le problème des renforts serait facilité si la Turquie acceptait un transit de troupes et de matériel à travers son territoire en permettant l’utilisation du chemin de fer. Les effectifs prévus et le matériel représenteraient au 21 juin 1941, environ 26 trains turcs, ceux-ci ne pouvant être chargés qu’à 100 tonnes de charge utile, alors que les trains français arrivant à Salonique portent de 300 à 500 tonnes. De toute façon, il faudrait utiliser la mer sur un parcours Salonique-Izmir et obtenir des Turcs au moins 3 trains par jour.
321Tous ces impératifs techniques ne sont rien face au problème de fond que doit régler Benoist-Méchin en débarquant à 17 heures le 27 juin 1941 à l’aéroport d’Ankara, attendu par le chargé d’affaires français Outrey. Mis en contact avec le protocole, Saradjoglou, ministre des Affaires étrangères de Turquie, fit connaître son accord pour le recevoir le lendemain matin. De même le président du Conseil, Soydam, fixa l’entrevue à l’après-midi du même jour.
322L’ambassadeur d’Allemagne, von Papen, reçut Benoist-Méchin dans la soirée du 27 juin, pour une visite de courtoisie, et lui annonça la négociation d’un traité d’amitié germano-turc. C’est dire si les Turcs tenaient à la neutralité et éviteraient toute intervention dans un conflit à leur frontière avec la Syrie. La mission de Benoist-Méchin a quatre objectifs :
- un objectif commercial : favoriser le transit des trains d’essence ;
- deux objectifs militaires : le passage des bataillons français de renfort et la rétrocession des armes cédées par la France ;
- un objectif diplomatique : l’assurance de la non-intervention des troupes turques.
323L’entrevue de Benoist-Méchin avec Saradjoglou fut assez mouvementée, car l’envoyé français contraint le ministre des Affaires étrangères turc à manifester son intérêt et son désir de neutralité amicale avec la Grande-Bretagne. Le seul moment où il sortit de cette attitude eut trait à l’évocation de l’Italie, à l’égard de laquelle il manifesta une agressivité violente88. Le président du Conseil, Rewfik Saydam fit à 18 heures, le même jour, en recevant Benoist-Méchin, une proposition de gros bon sens : « Au lieu de vous battre, de nous demander des choses qui nous gênent et qui vous coûtent, pourquoi ne remettez-vous pas officiellement les États du Levant au général de Gaulle ? Les combats s’arrêteraient et la Syrie serait sauvée. De Gaulle en serait gérant jusqu’à la fin des hostilités. La France, l’Angleterre, la Turquie, tout le monde y trouverait son avantage. »
324Benoist-Méchin, cet ambitieux à œillères, partisan et partial, en fut abasourdi. Voilà un dirigeant qui donnait une leçon aux Français : il ne comprenait pas qu’un pays vaincu, ruiné, démantelé, se permette un tel antagonisme alors que la presse turque mentionnait « le cabinet de Vichy, les troupes de Vichy », alors que la France libre avait droit au terme « gouvernement français. »
325Chose curieuse durant ce séjour, Benoist-Méchin passe plus de temps à l’ambassade d’Allemagne, auprès de von Papen, qu’à celle de l’État français. Il est vrai qu’elle est en pleine décomposition. L’ambassadeur peu efficace et sans rapport solide avec le gouvernement turc est décédé d’une crise d’appendicite. Le personnel de l’ambassade est divisé, certains de ses membres sont gaullistes. À l’ambassade d’Allemagne, Benoist-Méchin retrouve Rahn qui s’agite et fait preuve d’initiatives hors du commun.
326Il préconise, pour amadouer les Turcs, que la France leur cède une partie de la Djezireh moyennant l’autorisation de laisser passer les troupes de renfort. Devant la perplexité du négociateur français, Rahn ajoute « Offrez leur au moins le Bec de Canard avec le contrôle complet de la ligne de chemin de fer d’Anatolie. » Ces suggestions sont en accord avec la politique de von Papen, qui cherche à entraîner la Turquie vers l’Allemagne, pour la faire participer à la guerre contre l’URSS. Dentz lui-même suggère à Benoist-Méchin d’agir sur von Papen pour qu’il intervienne auprès du gouvernement turc. Il lui adresse dans le long télégramme du 20 juin 1941, que voici :
Télégramme Vichy 20 juin 1941. Ankara 479-480. Je me réfère à vos tel. 1103-1105.
« Veuillez insister auprès gouvernement turc en soulignant l’extrême importance que présente pour notre résistance en Syrie, l’arrivée de munitions et de renforts. Vous rappellerez que la Turquie a exprimé à plusieurs reprises son souhait de voir la France conforter sa situation en Syrie, et sa volonté de ne permettre l’installation d’aucune autre puissance dans cette zone. Le gouvernement turc sert donc ses propres intérêts en facilitant la mise à disposition du général Dentz des moyens de résistance à l’agression dont la S. est l’objet. Le G. français est résolu, comme il l’a déclaré, à assurer par ses propres moyens, la défense du territoire syrien et il ne reculera devant aucun sacrifice à cet effet. J’ajoute qu’il a décliné à plusieurs reprises des offres de coopération qui lui ont été présentées par le G. allemand. Demandez à M. von Papen de renouveler son intervention auprès du G. turc, le G. allemand portant intérêt au renforcement de nos moyens de défense en Syrie.
F. D. Signé : Dentz »
327Un second télégramme suit demandant une rétrocession du matériel antichars.
Télégramme 21 juin pour Ankara n° 87.
« Veuillez demander gouvernement turc, s’il est disposé à nous céder une partie du matériel antichars si possible une cinquantaine de canons 25 avec munitions, que nous lui avons remis il y a quelques mois. La valeur viendra en déduction de la créance. »
328L’inanité de la mission Benoist-Méchin apparaît à travers les termes du télégramme n° 36489 de l’attaché militaire français à Ankara relatant ses visites auprès des autorités militaires turques avec un résultat négatif. Benoist-Méchin se prévaut d’avoir obtenu le passage des trains d’essence, mais c’est Rahn, toujours réaliste, qui trouva la solution en confiant, depuis le territoire bulgare, leur transport à travers l’Anatolie, à la maison Schenker de Hambourg qui avait des succursales aux principaux embranchements du réseau anatolien.
329Le même attaché militaire renforçant cette impression d’échec par son télégramme n° 366 du 29 juin, qui mentionne que le gouvernement turc n’a pas donné réponse à la « constitution des commissions chargées d’examiner les proportions de M. Benoist-Méchin. » L’audience du 1er juillet 1941 du président Inönü avec Benoist-Méchin ne fut que conversation protocolaire masquant poliment le refus opposé à un gouvernement d’une nation signataire du traité de 1939. Le 2 juillet, la mission de Benoist-Méchin prenait fin.
330Huntziger reconnaît l’intérêt des Allemands pour le Moyen-Orient. Et les Français de Vichy se sont prêté au jeu de leur en ouvrir la porte : non seulement dans l’affaire des bases, mais plus important peut-être en utilisant ces facilités offertes : utilisation de bases aériennes italo-germaniques : Brindisi, Eleusis et Sedes, avec ravitaillement en carburant et entretien mécanique, mise en place d’une base terrestre et maritime à Salonique avec un commandement français et une administration militaire française intercalés dans le dispositif allemand ; facilités pour la marine française de stationner et de se ravitailler à Salonique ; traversée des convois ferroviaires français sur le réseau ferré allemand. Enfin, l’idée de vouloir acheter 50 Junker de transport à la Luftwaffe, qui était prête à intervenir sur les bases britanniques, aile contre aile, avec l’aviation française. Révélateur aussi, ce télégramme n° 946 du 16 juin 1941, 21 h 30 : « Réponse à votre télégramme n° 805 du 13 juin. La liaison avec Monsieur R. est entretenue de la façon la plus étroite tant par moi-même, que par mes collaborateurs. Signé : Dentz. »
331L’aviation britannique connaît un renforcement en chasseur Curtiss P 40, favorisé par la tranquillité recouvrée en Irak et par un arrêt des combats en Egypte. Les forces aériennes de l’armée du Levant ont, elles aussi, vu s’accroître leurs disponibilités. De 85 appareils en place au déclenchement des opérations, c’est 215 appareils qui sont envoyés en renfort. Au 20 juin, elle aligne 117 appareils de combat modernes face à 75 chez les Britanniques. Elle a pendant une quinzaine de jours la maîtrise du ciel qu’elle va perdre du fait d’une conception dépassée de son utilisation, uniquement tactique, au profit des combattants terrestres. Les Britanniques, plus pragmatiques, n’attaquent pas les aviateurs français en vol, mais leurs terrains, par un mitraillage systématique de tout ce qui est au sol. Les vichystes ne perdent que 35 appareils au combat, mais 37 sont détruits au sol et 119 accidentés. Les Anglais attaquent en plein jour, provoquant sur les terrains français de nombreuses destructions consécutives à l’immobilisation. Cela oblige les appareils à quitter leurs bases, la majorité de l’aviation vichyste s’éloignant vers Alep et les environs, sur des terrains de secours mal aménagés et mal protégés. Le matériel doit être dispersé, d’où les importants délais pour rassembler les avions avant chaque mission. S’enchaînent alors la diminution des sorties, la fatigue du personnel, le temps de patrouille en est écourté. Petit à petit, l’outil de combat de l’aviation vichyste se dégrade. S’y ajoute la discipline relative du personnel navigant, imprégné d’individualisme et d’une conception désuète de la guerre aérienne. Les pilotes rentrant en ville comme en temps de paix. Aucun pilote du groupe de chasse II/3 n’aura réalisé plus de 35 missions en 30 jours de guerre, alors qu’en face les pilotes britanniques ne détellent pas.
332Et puis, une fois de plus, les chefs de l’aviation sont en retard d’une guerre : dans leur manière de mener les opérations ou d’utilisation de l’outil aérien, où est l’enseignement tiré de la guerre d’Espagne, de la stratégie d’emploi de l’aviation allemande en mai-juin 1940, de la tactique de combat dans le ciel d’Angleterre ? Où est le souci de l’organisation des terrains avec des infrastructures de protection, d’écoute et d’alerte ? Ainsi l’aviation de Vichy aura manqué l’occasion, alors qu’elle n’était pas en situation d’infériorité numérique ou même technique, d’une réussite qui eut pu changer l’issue de la bataille90.
333Aux premiers jours de juillet, les forces vichystes sont partout sur la défensive, la zone des combats s’étant étendue à l’ensemble de la Syrie. Dentz, les espoirs de renforts épuisés, livré à ses seules forces fatiguées par un mois de combats presque ininterrompus, ne peut qu’utiliser les ultimes moyens de combat pour préserver Beyrouth et Alep et tenter de négocier la fin de cette lutte.
334La prise de Damas par les FFL n’a pas ralenti les opérations. La division française gaulliste reçoit l’ordre de se porter en direction de Homs, tout en assurant la sécurité intérieure de Damas. Apparaît alors la 6e division britannique ayant pour mission de se diriger sur Rayack et Beyrouth. Puis venant d’Irak, une brigade mécanisée anglaise sous les ordres du général Clark avait pour objectif Palmyre, pour faire ensuite la jonction à Homs avec les Français libres.
335Les Australiens, au Liban, tentent de trouer la défense côtière vichyste. Le 6 juillet, ils atteignent la lisière sud de Damour et après de violents combats, dépassent cette ville. Le 9 juillet, la nouvelle ligne de résistance vichyste couvre Beyrouth au sud et la route Beyrouth-Sofar.
336Cette nouvelle position risque de transformer la ville de Beyrouth en champs de bataille. Le président Naccache, dès le 10 juin, est intervenu auprès de Dentz pour attirer son attention sur les effets des combats sur la population civile et particulièrement pour Beyrouth. Il lui adresse le 12 juin 1941 une lettre lui demandant de déclarer Beyrouth « ville ouverte »91, ce que refuse Dentz. Ce sera au général Wilson de renouveler cette demande : « Je vous répète mon appel. Retirez vos troupes de Beyrouth et déclarez Beyrouth “ville ouverte”. Ceci éviterait les pertes de vies civiles et les dommages aux propriétés civiles. Si vous ne répondez pas à cet appel, je serai amené à user de tous les moyens nécessaires pour m’emparer de la ville, y compris le bombardement naval, terrestre et aérien des objectifs militaires. Signé : commandant du Moyen-Orient92. »
337Le groupement de Merdjayoum doit alors se replier dans la nuit du 9 au 10 juillet, sur la ligne Caraoun-Rachaya en faisant liaison sur sa gauche avec le groupement Keime qui défend l’accès est de Beyrouth, sur la route de Damas, en suivant une ligne Yannta-Medoukha-Masnaa. Dans le Nord-Est syrien, les maigres forces de Dentz font face aux éléments de la Habforce jordanienne, débouchant d’Irak, qui occupent dès le 3 juillet Deir-ez-Zor et prennent Ragga sur l’Euphrate, le 5 juillet. Le 10 juillet, la DFL ayant atteint Nebek pousse vers Baalbek. Le général Dentz a décidé, le 8 juillet, d’adresser par la voie du consul des États-Unis au commandement britannique, une demande en vue d’une réunion de plénipotentiaires devant étudier les conditions de cessation des hostilités93. Le montant des pertes humaines et matérielles ne cesse de s’alourdir. L’armée du Levant compte alors une centaine d’officiers tués ainsi qu’environ 1 500 sous-officiers et hommes de troupe. Les pertes en matériel s’accroissent : les escadrons de chars et d’automitrailleuses ont perdu la moitié de leur matériel.
338Or, le 18 juin 1941, le directeur politique du haut-commissariat, Conty, eut une entrevue avec Engert, consul général des États-Unis à Beyrouth, afin de s’enquérir des conditions d’un arrêt des combats. Celui-ci avertit immédiatement le State Department. Eden mis au courant répercuta l’information à l’ambassadeur britannique au Caire. Dans ce télégramme, il est mentionné que « Conty a laissé entendre qu’il parlait au nom du haut-commissaire et que l’on devait le traiter avec une grande discrétion, car les autorités françaises ne tiennent pas à donner l’impression qu’elles implorent la paix. »
339Le général de Gaulle, informé, remit à l’ambassadeur et aux commandants en chef britanniques au Caire une note datée du 19 juin confirmant son avis de conclure un arrangement avec Dentz. Il y précise particulièrement que son représentant doit participer aux négociations et que la réponse à Beyrouth soit donnée en son nom, comme au nom des autorités britanniques94.
K – PRÉLIMINAIRES À UN RÈGLEMENT DU CONFLIT
340Le 21 juin 1941, le consul général des USA à Beyrouth remet à 13 heures, au directeur des Affaires politiques auprès du haut-commissaire, le document suivant : « Loin de vouloir imposer des conditions déshonorantes au général Dentz, le gouvernement de sa Majesté est absolument disposé à lui accorder tous les honneurs de la guerre, ainsi qu’aux officiers et fonctionnaires qui n’ont accompli que ce qu’ils considéraient comme leur devoir à l’égard de leur gouvernement.
341En conséquence, il ne saurait être question de condamner le général Dentz, ni aucun officier ou fonctionnaire, à la peine de mort ni à aucune autre peine.
342Le haut-commissaire, son état-major, tous les officiers et fonctionnaires français qui ne désireront pas rester au Levant, seront rapatriés aussitôt que les circonstances le permettront.
343Les négociations en vue d’une cessation des hostilités seront menées par le général Sir Henry Maitland Wilson, en tant que représentant du commandant en chef des forces britanniques, et par les représentants du général Dentz. Les hostilités cesseront aussitôt et les honneurs de la guerre seront accordés aux forces militaires. »
344Ce mémorandum est immédiatement porté à la connaissance du gouvernement à Vichy. Il est examiné le 29 juin, lors d’une réunion provoquée par l’amiral Darlan à l’amirauté. Y participent : Huntziger, Bergeret, Leluc, Negaudelle, Fontaine, officiers de marine, Rochat des Affaires étrangères, deux envoyés de Dentz : le commandant Tézé et le colonel Gaudillière. Ceux-ci transmettent la demande pressante de Dentz d’arrêt des combats. Darlan prétendant qu’il faut négocier en demandant plus pour obtenir quelque chose d’acceptable, propose que l’on négocie un partage du Levant sur la ligne d’arrêt des combats. Tézé et Gaudillière émettent des objections et soulignent qu’une pareille position est irréaliste95. Ils sont congédiés et Darlan enjoint à Rochat, des Affaires étrangères, de soumettre à l’amiral Leahy un mémorandum précisant le point de vue du gouvernement, donc le sien, à transmettre aux Anglais :
345« Le gouvernement français est disposé à autoriser le général Dentz, à entrer en contact avec le général Wilson pour examiner les conditions de cessation des opérations militaires. Il s’estime d’autant plus justifié à donner pouvoir à cet effet, au général Dentz, qu’il n’a jamais cessé de considérer que l’ouverture des opérations n’était fondée sur aucun motif réel et que le gouvernement britannique en portait l’entière responsabilité.
346Il va de soi que les négociations projetées impliquent la reconnaissance par le gouvernement britannique du maintien de tous les droits et prérogatives que le mandat assure à la France, au Liban et à la Syrie.
347Le principe de l’arrangement devrait être la fixation d’une ligne de démarcation déterminée en fonction de la position actuelle des forces armées en présence, ligne au sud de laquelle le commandement britannique aurait les pouvoirs qui sont reconnus par le droit des gens à une force d’occupation. C’est dans ces conditions que le gouvernement français est disposé à envisager la cessation immédiate des hostilités sur terre, dans les airs et sur mer (Méditerranée orientale et mer Égée).
348Si les dispositions à convenir ne répondaient pas à son souci de respecter ces obligations envers les populations locales et n’étaient pas conformes au sentiment de dignité qui anime en toutes circonstances sa ligne de conduite, le gouvernement français reste résolu à continuer et à assurer par tous les moyens en son pouvoir, la sauvegarde des territoires du Levant. »
349Ces illusoires prétentions ainsi officialisées sont confirmées par une note « sur la possibilité d’une négociation franco-britannique » non datée et non signée. Peut-être émane-t-elle du cabinet de l’amiral Darlan, ou des Affaires Etrangères96. Or, Dentz dans une série de télégrammes a nettement fait savoir qu’il ne fallait plus escompter une victoire, qu’en cas d’arrivée, les renforts permettraient seulement de prolonger la résistance ; à son avis c’est le moment de négocier.
350Mais le 28 juin, Huntziger par dépêche n° 11796/0/Cab pour général Dentz personnellement précise : « N’êtes pas autorisé à entamer conversations dont automatique effet serait énerver résistance que vous avez le devoir de poursuivre avec même détermination. » Dernière instruction du télégramme qui posera problème par la suite : « Faites évacuer vos prisonniers en lieu sûr. »
351Par ailleurs, Vichy l’avise de l’accélération de l’envoi des renforts. Il est donc invité à prolonger la résistance dans l’intérêt des tractations engagées97.
352Sans attendre des instructions précises sur des négociations, l’éventualité d’un abandon du territoire avait donné lieu à des instructions du haut-commissaire ou de Vichy. La première est un document du cabinet militaire de Dentz du 14 juin 1941, et fixant les modalités de fonctionnement sur les territoires éventuellement abandonnés par les autorités vichystes.
353« Instructions personnelles et secrètes pour le secrétaire général, le chef d’état-major, les délegués et les délegués adjoints :
- En cas où, par suite des fluctuations de la situation militaire dans le conflit actuel, une partie des territoires des États cesserait de se trouver sous notre contrôle, toutes mesures seront prises pour assurer au mieux la sauvegarde des personnes et des biens dans les régions occupées.
- Dans ces régions :
- les fonctionnaires civils seront maintenus sur place et prêteront leur concours aux autorités anglaises d’occupation. Mais tout concours sera refusé, si l’administration du pays passait aux mains des Français dissidents.
- les autorités françaises maintenues sur place prendront toutes mesures utiles pour assurer la sauvegarde des familles françaises et des biens. »
354Puis il est demandé aux chefs d’entreprise de demeurer sur place ; les approvisionnements de l’armée devront servir au ravitaillement de la population civile et des mesures prises pour garantir la sécurité des centres urbains. « Les fonctionnaires français et nord-africains qui exercent des fonctions techniques doivent rester à leurs postes. Ceux qui exercent des fonctions politiques ou d’autorité, recevront des instructions personnelles. Signé : Dentz. »
355De son côté, Vichy sous la signature de M. Rochat prescrivait au haut-commissaire par télégramme AE du 14 juin, 21 h 30, de prévoir le déménagement de l’encaisse or de la Banque de Syrie.
356Le 1er juillet, Dentz accuse réception du mémorandum remis à l’amiral Leahy. Bien entendu, il confirme qu’il n’entrera en contact avec le général Wilson que sur instructions formelles. Mais il trouve le moyen de glisser son opinion personnelle sur ce document :
357« D’après les déclarations faites par les officiers britanniques prisonniers, l’entreprise anglaise au Levant a pour but essentiel l’occupation de la Syrie nord, notamment les aérodromes en vue :
- de prévenir une éventuelle installation des forces allemandes.
- d’assurer la protection de Chypre et de l’Irak.
- d’établir une jonction avec la Turquie.
358Les prétentions formulées dans le mémorandum paraissent fort éloignées des prétentions britanniques. Signé : Dentz. »
359Ces objections amènent le général Huntziger à répondre dans une lettre personnelle du 3 juillet au général Dentz : « Nous savons bien que les Britanniques ne traiteront pas sur la base du mémorandum. Le gouvernement ne pouvait pas tant, vis-à-vis des Allemands que des autres puissances, ne pas affirmer d’abord ses droits. Il s’agit d’une première prise de contact, la manœuvre est à plusieurs détentes98. »
360Puis le 7 juillet, jour où le naufrage du Saint Didier est connu, Huntziger par télégramme n° 680/CFT autorise, au nom du gouvernement, Dentz à engager des tractations avec les autorités locales britanniques, en vue d’une cessation des hostilités. Ceci en considération :
- d’une impossibilité d’accélérer le rythme d’arrivées de renforts ;
- d’une non-réponse anglaise aux demandes de négociations ;
- du risque de désordres locaux.
361Suit une liste de conditions dont certaines correspondent à une crispation sur des vues peu réalistes, alors que d’autres sont partisanes au point de sacrifier tout avenir français au Levant99.
362Cette impossibilité, ou ce refus de Vichy de saisir la réalité des événements du Levant, amène à des positions de crispation. Le 8 juillet, Rochat accompagne la remise d’une note à l’ambassade des États-Unis d’un commentaire sur les deux points essentiels pour le gouvernement français :
363« 1. Nécessité d’une affirmation solennelle du respect de nos droits de puissance mandataire en Syrie et au Liban, car on ne saurait mettre en cause dans une convention d’armistice des droits politiques de cette nature.
3642. Impossibilité pour les négociateurs français de traiter avec des représentants gaullistes. Les pourparlers doivent être menés avec des chefs militaires britanniques. Ils deviendraient impossible si on cherche à imposer aux “Français loyaux” des interlocuteurs gaullistes. »
365Ce même jour à 22 heures, Dentz précise sa position logique et réaliste :
366« Reconnaissance solennelle par le gouvernement britannique de nos droits sur la Syrie et le Liban.
367Mais cette reconnaissance de principe a été admise par les Anglais en faveur des Français dissidents, en autorisant l’ex-général de Gaulle, à annoncer la conclusion pour la fin des hostilités d’un traité franco-syrien.
368Maintenir notre autorité par fraction de territoire : ce programme paraît difficile à réaliser, alors que l’objectif britannique est d’occuper les positions stratégiques de nature à assurer la défense de Suez, Chypre et l’Irak.
369La possession de la côte du Levant et des aérodromes est une condition sur laquelle toute transaction sera vraisemblablement refusée. Pour Vichy, garder le haut Liban jusqu’à la Bekaa avec neutralisation de Beyrouth, pourrait contenter les chrétiens pour échapper à la guerre, mais entraînerait certainement des réactions de la population musulmane dont le panarabisme serait exacerbé par la présence d’une Grande Syrie anglo-gaulliste. Du point de vue économique, ce petit Liban vivrait sous dépendance anglaise et politiquement sous la pression gaulliste. Ce compromis pourrait aussi apparaître comme une acceptation de la France d’être évincée de Syrie. » La réponse de Rochat fut dans la grande tradition du Quai d’Orsay : un magnifique jeu de mots et d’idées hors de toute réalité.
370Et voilà que le 10 juillet, les services du ministère de la Guerre à Vichy s’empressent de faire exécuter les prescriptions italiennes et allemandes et enjoignent à Dentz de faire exécuter les destructions d’éléments importants de l’économie syrienne et libanaise100. À cette date, les torpilleurs tentant d’amener à Tripoli les trois compagnies du bataillon d’infanterie coloniale, viennent de rentrer à Salonique. Plus d’espoir de recevoir des renforts. Alors, le 11 juillet, les événements se précipitent. Les Anglais prennent enfin position, ce qui va permettre à Dentz de négocier. Il en a besoin car les Australiens sont aux portes de Beyrouth. Le général Wilson somme Dentz de déclarer Beyrouth « ville ouverte. » À la même heure, Dentz avertit Vichy que le consul général des États-Unis, vient de lui remettre le texte d’un mémorandum « où se trouvent formulées les conditions auxquelles le gouvernement britannique envisage la suspension des hostilités. Le cabinet de Londres me fait savoir qu’il est disposé à suspendre immédiatement les hostilités et à engager les pourparlers. Sauf instructions contraires de votre part, je ferai connaître demain à 8 heures – heure locale – au commandement britannique local, que je suis disposé à suspendre les hostilités et à entamer les pourparlers. Je considère comme un avantage considérable le fait de pouvoir traiter tant que je suis encore maître de Beyrouth. Cette position me mettra peut-être en mesure d’obtenir des concessions sur le plan militaire, notamment la destruction du matériel militaire au lieu de sa livraison. En ce qui concerne, la flotte et l’aviation, je vous confirme qu’elles ne peuvent être livrées du fait d’un départ antérieur. »
371Les trois contre-torpilleurs sont à Salonique après l’échec de la tentative d’amener des renforts sur Beyrouth. Pour l’aviation, c’est une centaine d’appareils qui rentreront vers la France ou l’AFN sur 300 en service aux environs du 15 juin.
372Dans la nuit du 10 au 11 juillet, l’ambassade des États-Unis a transmis au gouvernement à Vichy la réponse des Anglais attendue depuis 10 jours : « Les alliés n’ont au Levant d’autre but que d’empêcher les puissances de l’Axe, d’y établir des bases terrestres et aériennes et d’assurer l’indépendance promise aux populations arabes en accord avec le général Catroux. Les conditions sont les suivantes :
- la représentation des Français au Levant sera assurée par les autorités françaises libres ;
- l’amnistie sera accordée à tous les militaires qui ont combattu les forces alliées ;
- le matériel de guerre sera livré ;
- les militaires des troupes françaises auront toute liberté pour se rallier aux forces alliées ou pour obtenir leur rapatriement ;
- l’outillage économique du Levant devra être laissé intact ;
- les Allemands et Italiens en Syrie devront être livrés. »
373Le gouvernement de Vichy continue d’ergoter. Il fait remettre ce même jour, à 16 heures, une note à l’ambassade des États-Unis :
374« a) Le gouvernement français a pris connaissance des conditions britanniques.
375b) Il a le regret de constater que les conditions politiques sous n° I, sont inconciliables avec ses droits et prérogatives de puissance mandataire. La France a toujours considéré comme objet essentiel de la mission que lui assigne le mandat, de conduire à l’émancipation de la Syrie et du Liban, pour en faire des nations libres. C’est sous sa seule responsabilité qu’il choisira le moment de déterminer les modalités de cette indépendance. La déclaration par laquelle le gouvernement britannique prétend émanciper la Syrie et le Liban ne peut être que nulle et non avenue.
376c) Il ne saurait d’autre part se prêter à des négociations avec des Français traîtres à leur pays comme de Gaulle et Catroux.
377d) Le gouvernement français ne peut signer un armistice qui prétend imposer des clauses si contraires à ses intérêts et à sa dignité.
378e) Le gouvernement français fait confiance au général Dentz pour prendre les mesures répondant à la situation de fait devant laquelle il se trouvera si le gouvernement anglais assume la responsabilité de prolonger inhumainement la durée d’une lutte qu’il a initialement engagée. »
379Le général Huntziger a fait venir le 9 juillet, dans son bureau, l’attaché militaire américain, le colonel Schow pour lui faire le leçon et lui transmettre un message : « Que l’Angleterre ne nous impose pas des conditions indignes, nous ne les accepterions pas, comme d’installer les gaullistes à notre place ou de nous obliger à traiter avec eux. » Le colonel y va de son compliment : « Les Français ont été très corrects dans cette affaire, car nous savons qu’ils n’ont pas accepté l’aide que les Allemands leur ont offerte à deux reprises », et Huntziger de poursuivre : « Ce que vous ne savez pas, c’est que les combattants français qui, au début, ne voulaient pas des Allemands, les ont réclamés ensuite, quand ils ont vu leur impuissance à arrêter l’invasion. Si dans d’autres territoires, une agression analogue se produisait, nous nous défendrions de même, mais peut-être serions-nous moins timorés que cette fois, et accepterions-nous alors le concours allemand, ne l’oubliez pas. » Et voilà pour le message d’avenir, que le général Huntziger ne vivra pas. D’ajouter : « C’est le gaullisme qui nous hérisse contre l’Angleterre. Je vous ai exprimé mon opinion personnelle qui est celle du gouvernement et celle de l’armée101. » Elle complète la déclaration Darían du 20 juin aux Français libres102.
380Toujours à cette date du 11 juillet, Huntziger adresse à Dentz les dernières instructions pour « encadrer » Dentz dans une négociation jugée acceptable. Chose curieuse, ce télégramme a deux rédactions, la seconde étant celle transmise. Dentz avertit à 17 h 29, qu’il adresse à 18 heures un message au haut-commmandement britannique et en donne le texte103.
381Cet événement était prévisible pour un homme comme le général Huntziger, intelligent, ouvert et cependant limité pour les devoirs et l’esprit militaire. Il était le 25 juin 1941 adressé à l’armée du Levant ; mais derrière elle, c’était l’occasion de toucher toute l’armée française, celle d’armistice, celle d’AFN et celle des territoires coloniaux encore sous la dépendance de Vichy. Il lui reconnaît la qualité d’être « la gardienne de l’unité française. » Cela explique son refus viscéral de la dissidence et son antipathie pour le gaullisme. Sa capacité de visionnaire et d’évolutionniste est limitée par son profond conservatisme et son respect des structures existantes104. À ce texte crispé s’oppose au même instant l’idéalisme et l’espérance des écrits de Repiton-Preneuf.
L – L’ARMISTICE DE SAINT-JEAN-D’ACRE ET LES ACTES QUI EN DÉCOULENT
382Avant que ne s’engagent les négociations d’armistice, les autorités vichystes sont soucieuses de savoir ce que Britanniques et gaullistes se proposent de faire en ce qui concerne :
- l’armée française du Levant ;
- les fonctionnaires français en poste au Liban et en Syrie ;
- les citoyens français ayant une activité au Levant et leurs familles.
383Le général de Gaulle y avait réfléchi et avait rédigé une note à ce sujet, suite à une réunion avec Wavel, Catroux et Miles Lampson, ambassadeur britannique au Caire. Dans cette note, il précise les termes d’un accord à conclure avec le haut commandement au Levant :
- traitement honorable pour les militaires et les fonctionnaires ;
- la représentation de la France au Levant assurée par la France libre, dans le cadre de l’indépendance promise aux États du Levant et garantie par la Grande-Bretagne ;
- maintien de leur présence au Levant aux militaires et fonctionnaires, avec leur famille, désireux de servir avec les alliés ; rapatriement de ceux qui ne le désireraient pas ;
- remise de tout le matériel de guerre aux alliés ;
- aucune traduction en justice des militaires ayant combattu les gaullistes ;
- nécessité que la France libre soit présente aux négociations et que la réponse à Beyrouth soit donnée en son nom, comme au nom des autorités britanniques.
384Or, dans les télégrammes de Eden à l’ambassade britannique à Washington, cette dernière exigence de De Gaulle est escamotée. Le général averti, proteste avec vigueur, dès le 20 juin auprès de Eden, d’une réponse unilatérale, peut-être provoquée par les Américains dont le secrétaire d’état, Welles, avait une sympathie très relative pour la France libre et son chef. Pour y faire face, dès le 24 juin, de Gaulle nommait le général Catroux, délégué général et plénipotentiaire, commandant en chef au Levant.
385En fait, le gouvernement de Vichy, en désaccord avec les Anglais sur les problèmes politiques et sur la garantie des intérêts français au Levant, transmet au général Dentz la responsabilité de négocier une cessation des hostilités sur une base essentiellement technique et militaire, ce qu’il fait aussitôt en adressant au Caire par l’intermédiaire de l’amiral Godefroy une demande de négociation. Par chance, les Anglais sont d’accord ; à moins que ce fût par calcul. Le général Wilson invite Dentz à envoyer ses représentants le 12 juillet 1941, à 8 heures, vers l’avant-garde australienne sur la route côtière libanaise.
386Dentz avait prévenu sa hiérarchie des intentions anglaises. Dans un télégramme n° 1 006/1 007 du 1er juillet, à 13 h 40, il écrit : « D’après les déclarations faites par les officiers britanniques prisonniers, l’entreprise anglaise au Levant a pour but essentiel l’occupation de la Syrie-Nord, notamment les aérodromes en vue : a) de prévenir une éventuelle installation des forces allemandes ; b) d’assurer la protection de Chypre et de l’Irak ; c) d’établir une jonction avec la Turquie. »
387Il ajoute même : « Les prétentions formulées dans le mémorandum des Affaires étrangères paraissent éloignées des prétentions britanniques. »
388Au moment où la délégation française se prépare à partir, le Maréchal se manifeste par deux messages, l’un pour les troupes du Levant, l’autre pour les populations du Levant, les deux dans des termes stéréotypés sans émotion.
389La délégation de Vichy arrive vers 9 heures du matin au camp de Safad aux environs de Saint-Jean-d’Acre. L’y attendent le général Wilson, l’air commodore Brown, le capitaine Morse, des civils (Havard et Levarak, consuls) et des officiers de la Royal Navy et de la RAF ainsi que des Français libres (général Catroux, colonel Brosset, capitaine Repiton-Preneuf). Le commandement britannique avait donc rejeté la prétention vichyste d’un tête-à-tête anglo-vichyste et avait respecté les termes de son télégramme n° 1 620 qui prévoyait une délégation alliée.
390Les négociations vont durer toute la journée du 12 juillet. Elles furent longues et tendues du fait des vichystes. Le général de Verdilhac président, le général Jannekyen qui n’ouvrit pas la bouche, de Conty conseiller politique, diplomate en diable et Chambard. Plusieurs fois les délégués furent au bord de l’impasse, certains points étant particulièrement critiques : reddition complète des armes, remise des bases et des installations militaires et civiles intactes, rapatriement des troupes françaises.
391Le général Wilson fut intransigeant sur la remise totale des armes aux Britanniques, au point de menacer d’une reprise des hostilités. L’intervention de Catroux, devenant arbitre et affermissant ainsi sa présence, permit de trouver un compromis acceptable : les vichystes conserveraient leurs armes personnelles : « Que serait le retour de ces hommes aux bras ballants, troupeau plutôt qu’armée, captifs graciés plutôt que soldats ? »
392Quant aux bateaux du retour, Wilson avait reçu instruction de Londres que ce fut des britanniques : Verdilhac réclama qu’ils fussent français. La balance pencha vers cette seconde possibilité, lorsque Verdilhac suggéra que la solution française offrait une meilleure sécurité dans une Méditerranée, théâtre d’affrontement.
393Le problème de l’option pour tous les Français du Levant, civils et militaires, entre Pétain et de Gaulle, souleva aussi une âpre discussion, car cette question contenait la reconnaissance de faits de la France libre. Les gaullistes désiraient que les cadres fussent séparés des troupes. Les vichystes réclamaient le maintien des unités constituées. Les Britanniques penchèrent pour cette formule. À l’interrogation sur le pourquoi du transit des prisonniers anglais et FFL par Salonique et en territoire ennemi, de Verdilhac opposa une réponse confuse. Le moment du déjeuner détendit l’atmosphère, café et cigarettes permettent des rencontres, des discussions et même des confidences. Mais à la reprise de la séance, « les officiers de Dentz se tourneront entre “gentlemen” vers les Britanniques pour mieux marquer que les contacts encore nécessaires avec nous Français libres sont la plus dure rançon de leur défaite105. »
394Tard dans la soirée, un projet de convention était rédigé qui devait être approuvé par les autorités respectives puis, en principe signé le 14. Dentz adresse le 13 juillet, tôt le matin, un texte de commentaires au projet de convention d’armistice. Dans la même journée, lui étaient adressées les modifications à apporter au texte du projet106 et suggérées par Huntziger et Darlan. Dans le même temps, Dentz avait directement prévenu Huntziger des résultats :
395« Les négociations de Saint-Jean-d’Acre avec les Anglais sont terminées. Elles ont abouti à un accord purement technique et militaire dont les termes qui sont tous transmis par ailleurs ont été paraphés ce soir. La question du rapatriement par bateaux français est réglée favorablement. Les résultats obtenus sont très honorables du point de vue militaire. Signé : Dentz. »
396Le 14 juillet fut une longue journée de discussions, les gouvernements britannique et français ayant suggéré un certain nombre de modifications. Ce qui apparaît nettement, c’est le refus du gouvernement français de signer un traité avec le gouvernement britannique ; en fait dans cette journée sera mis au point et signé un accord local entre deux généraux. C’est tard dans la soirée que fut signée la convention. Le télégramme de Dentz du 13 juillet précise bien l’atmosphère des discussions et la complicité tacite des Britanniques en faveur des vichystes. À l’accord de cessation des hostilités, la commission de rédaction émit deux annexes :
« Annexe I – En ce qui concerne l’article 8 de l’accord du 14 juillet 1941, il est convenu entre les généraux Wilson et de Verdilhac.
A. Il n’y aura aucun contact personnel entre les individus français et alliés pour influencer le libre choix des militaires français.
B. Les autorités alliées pourront faire usage de tracts, de la radio, de haut-parleurs pour faire connaître leur point de vue.
C. Le choix de chaque individu revêtira un caractère personnel sans qu’aucune pression ne soit exercée.
D. L’intervention d’officiers britanniques pourra être requise par les autorités françaises si ces dernières la considèrent comme nécessaire.
Annexe II – En se référant à l’article 9 de l’accord, sont considérés comme fonctionnaires d’autorité, le secrétaire général du haut-commissariat, le personnel des cabinets civils et militaires et de la direction des Affaires politiques, le conseiller aux Affaires financières, économiques et celui aux affaires législatives, les délégués et délégués adjoints, les conseillers administratifs, les officiers du cadre actif de l’intendance, les officiers des services spéciaux, les fonctionnaires français et la Sûreté générale de la police et de la gendarmerie ; tous les autres fonctionnaires sont considérés comme appartenant à des services techniques. »
397Le général Dentz, signale le 14 juillet 1941, à 24 heures, la signature définitive de la convention mettant fin aux hostilités en Syrie et au Liban. Puis le 15 juillet, dans un long télégramme, il fait un récapitulatif des après-négociations de la journée du 14 juillet et des modifications apportées au premier texte portant surtout sur le terme armistice, ainsi que la référence aux avions allemands, grâce à une démarche personnelle de Conty. Enfin, une clause apparaît qui permet aux Français demeurant au Levant de ne pas se rallier à de Gaulle.
398Dès la signature, les troupes vichystes quittent leurs positions de combat pour se reconcentrer en unités organiques dans une zone Tripoli, Bekaa, Homs, Alep, adossée à la frontière turque. Le 14 juillet, les autorités vichystes ont utilisé la fête nationale pour provoquer à Beyrouth des manifestations de loyalisme de la population, alors qu’en France non occupée, cette journée est occultée. D’ailleurs, Le Temps du 14 juillet écrit : « Il s’agit d’un accord militaire honorable, conclu en toute dignité. La France ne connaît dans le Levant ni humiliation militaire, ni abdication politique. Les droits sur la Syrie et le Liban qu’elle tient de son mandat, demeurent entiers et en ce qui les concerne personne ne peut valablement se substituer à elle. »
399Le général Dentz, selon les habitudes militaires, publia l’ordre général n° 41, qui fait appel au « reflet de gloire qui fait vibrer toute la France et a forcé l’admiration du monde : vous allez être rapatriés avec les honneurs de la guerre. »
400Mais ces force qui « ont retrouvé l’espoir de la vieille armée française et qui a jeté un voile sur le sombre tableau de nos récents revers » ont abandonné sur le terrain des morts et des blessés ; l’état-major des troupes du Levant évalue, pour ces six semaines de combat, les pertes à 3 500 dont 815 tués, 1 500 blessés et environ 1 050 disparus. Les forces britanniques comptabilisent : 3 400 tués et blessés. Les Forces françaises libres : 164 tués et 654 blessés. Les tués français, qu’ils soient vichystes ou Français libres, reposent ensemble dans un cimetière militaire des environs de Damas avec la seule mention « Mort pour la France. » Mais cette image de réconciliation dans la mort n’a de valeur que dans la grandeur des sentiments d’un homme : le général Catroux.
401Dans la France de Vichy on pouvait lire : « C’est alors que nous avons eu la douleur profonde de voir ce pays où nous avons déjà tant donné de sang français, passer sous la domination étrangère et, bien pis, de la dissidence107. »
402Avec plus d’allure, le général de Gaulle fournit une sorte d’hommage : « La résistance fut assez forte. Elle est due en grande partie au sentiment de l’honneur, au goût du métier et aux habitudes de discipline des officiers et des troupes qui ayant reçu une mission, l’exécutent108. »
403Il ne suffit pas de signer un traité. Son application provoque souvent embûches, traîtrises, jeux faussés, mauvaise foi et arrière-pensées, sinon incompréhensions. La convention de Saint-Jean-d’Acre, discutée et établie dans la hâte, ne déroge pas à cette ambiance d’autant que les trois présents, qui ne sont que deux signataires, cultivent des ambitions contradictoires.
404Il n’y est fait aucune allusion à la France libre et à sa responsabilité à venir au Levant, ni à l’indépendance des États du Levant, ni à la représentation des Français au Levant. Cependant, dès le début des combats du 8 juin, le général Catroux avait accompagné l’intervention des Forces françaises libres d’une proclamation au nom du général de Gaulle qui fait état de la fin du régime du mandat et proclame les Syriens et les Libanais « libres et indépendants »109. Une adresse aux Français du Levant déclare qu’il faut « laver la honte des capitulations du gouvernement de Vichy » et que, lui, Catroux « assume les pouvoirs, les responsabilités et les devoirs de la France au Levant. »
405De son côté, Vichy se targue du fait que cet accord du 14 juillet, n’est ni une capitulation militaire – les troupes ne sont pas internées et devront recevoir les honneurs militaires – ni une capitulation politique – la France ne renonce pas à son mandat sur les États du Levant. C’est d’ailleurs ce qu’exprime Le Temps dans son numéro du 17 juillet 1941 : « Il s’agit d’un accord militaire honorable, conclu en toute dignité. La France ne connaît dans le Levant ni humiliation militaire, ni abdication politique. Les droits sur la Syrie et le Levant qu’elle tient de son mandat demeurent entiers et en ce qui les concerne, personne ne peut valablement se substituer à elle. » Le Temps se garde bien de mentionner qu’aux négociations participaient les représentants de la France libre.
406Enfin, si les Britanniques exigent la remise de toutes les armes hormis les armes individuelles, c’est sous la pression de Catroux. Par contre, ils ont hâte de voir les 30 000 hommes de Vichy évacuer le Levant, cela représentant trop de militaires français face aux forces anglaises qui ne sont guère plus nombreuses dans le Proche-Orient. Les troupes et tous les ressortissants le désirant pourront être rapatriés par des transports français. Les Anglais ne désirent pas, par une attitude de raideur, mener Vichy dans les filets hitlériens, surtout par le non-retour éventuel de l’armée de Dentz.
407Dans la période où le consul des États-Unis remit à Dentz la première note d’acceptation d’une négociation possible avec les Anglais, soit le 21 juin, et la signature de l’accord du 14 juillet, vingt-et-un jours s’écoulèrent, offrant au haut-commissaire des possibilités de contrecarrer le succès des Britanniques et des gaullistes. Eden avait cherché en vain à joindre de Gaulle pour l’entretenir de l’offre de Dentz d’arrêter les combats sur la ligne de feu vers le 9 juillet, assurant ainsi l’occupation britannique de la Syrie, alors que les vichystes se maintiendraient au Liban. Les transmissions au Moyen-Orient étaient qualitativement déficientes ce qui rendait difficile des négociations entre le quartier général britannique, Damas, Jérusalem et Le Caire.
408Dès le 13 juin 1941, un ordre de réquisition fut établi dans les termes suivants : « Le général de corps d’armée Dentz, haut-commissaire de France en Syrie et au Liban requiert le directeur de la Banque de Syrie et du Grand Liban, de lui remettre l’encaisse or de la Banque aux fins de son expédition en France. »
409La réquisition sera exécutée à Zahle, le 14 juin dans la matinée, par un officier de gendarmerie, le lieutenant Silvain, accompagné de douze gendarmes pour assurer le convoyage du chargement. Or, cette note correspondait au télégramme n° 938-944 AE à Afrique Levant, haut-commissaire Beyrouth n° 808-809 :
« Veuillez prendre toutes dispositions appropriées pour évacuer en temps utile, l’encaisse or du service émission de la Banque de Syrie et du Liban et la faire transporter en lieux sûrs, si possible en AFN.
Pour rendre l’opération régulière, vous devez prendre au préalable un arrêté prescrivant à la Banque de Syrie de faire transporter, dès que le haut-commissaire le lui prescrira pour des fins de sécurité générale, l’encaisse du service émission au lieu et dans les conditions qui lui seront indiqués.
Le directeur de la Banque a reçu de son côté de son président, l’instruction de se conformer aux ordres du haut-commissaire en ce qui concerne la sécurité de l’encaisse.
Au départ des caves de la Banque, le poids d’or fin pris en charge devra être constaté et inscrit sur un récépissé de transport, qui devra être remis à la Banque qui restera propriétaire de l’or transporté, mais les risques et frais de transport seront à la charge de l’État. Signé : Rochat. »
410En fait, ce n’est pas seulement l’or de couverture, mais aussi l’or détenu par la compagnie du Port et l’or acheté par le gouvernement de Vichy, qui sera transféré avec les valeurs de change déposées en garantie au haut-commissariat. A ce sujet, un dossier minutieusement établit par Dentz sera oublié à Beyrouth et sera retrouvé par les gaullistes110. Deux tonnes et demie d’or, partie en lingots, partie en livres sterlings, seront acheminées vers la France, par trois avions militaires de transport. Ces avions s’envoleront de Rayack via Athènes et Brindisi. L’or sera déposé à la Banque de France à Royat, soit 119 millions de francs.
411Or, dans un mémorandum de la France libre, les articles g et h mentionnent qu’aucun avoir et surtout qu’aucune exportation d’or en-dehors des États du Levant ne seraient autorisés.
412Dès le 9 juillet, les dossiers des procédures de tribunaux militaires devaient être rassemblés et évacués, ainsi que les minutes de jugement du Tribunal militaire de cassation. Ceux des deux tribunaux militaires devaient être évacués sur Alep pour retrouver ceux du tribunal militaire de cette ville. Le contenu comprenait les archives des années 1938 et 1939, puis celles des années 1940 et 1941. Tous les dossiers des officiers déserteurs (passés en Palestine), des nationalistes syriens, des membres du PPS et des phalangistes étaient du transport par voie ferrée, direction l’ambassade de France à Ankara, complétés par les dossiers des « déserteurs en Palestine, soit un total de 9 paquets111. »
413Quant aux prisonniers militaires de l’armée du Levant, ils furent en juin sortis de prison à condition de combattre. Ainsi fut mis sur pied la compagnie Gandolphe le 15 juin 1942, encadrée principalement d’aumôniers militaires, avec comme contrepartie soit une réduction de peine ou l’amnistie. Cette unité a été engagée dès le 16 juin, chargée de la défense de la côte dans la région de Kissoué.
414L’antipathie sinon la haine des vichystes pour les gaullistes apparut après l’arrêt des combats comme un élément primordial, empêchant tout rapport entre Français ainsi opposés. Dentz se chargea de l’entretenir. Dans un message d’adieux à ses troupes, il traite les Français libres et ceux, qui lors du choix, les ont rejoints : Les tarés, les endettés, ambitieux aigus, militaires, ils ont violé leur signature sous des prétextes fallacieux parce qu’ils sont sous la domination de politiciens du Front populaire112.
415Le 20 juillet 1941, guerre Vichy/cabinet adresse le télégramme n° 13410 à l’attaché militaire à Ankara, précisant :
416« En ce qui concerne liaisons secrètes avec général Dentz, vous signale qu’officiers services spéciaux doivent toujours être en place. En particulier capitaine B. à Alep. Nécessaire preniez dès maintenant liaison secrète avec cet officier. Signé : Lacaille. »
417Or cet officier général, chef de cabinet du commandant en chef des forces terrestres à Vichy, réitérera en août ce type d’instruction :
418« L’État-Major de l’armée est prié de vouloir faire connaître de quelle façon il se propose d’organiser en Syrie, l’action politique destinée à y contrecarrer l’influence anglaise et à y ruiner le prestige gaulliste. Des propositions à ce sujet ont été demandées par une note n° 725/CFT du 15 juillet 1941.»
419En fait, l’article 9 de la convention d’armistice prévoit que les officiers des Services spéciaux doivent rester en fonctions, pour assurer la continuité de l’administration du pays jusqu’à leur rapatriement, à moins qu’ils optent pour la France libre. Sur 54 en place le 14 juillet, 9 seulement demeureront en optant pour la France libre. Le comportement des autres ne sera pas neutre avant leur rapatriement. Ils vont propager auprès des populations ou des tribus de faux bruits et même une propagande germanophile. Ils leur présentent un retour possible de parachutistes allemands auxquels se joindraient alors des forces vichystes en stationnement au Liban. C’est ainsi que des officiers SS auraient cédé des armes à des chefs de clans et de tribus de la Bekaa. Les Chammas, connus comme trafiquants d’armes, le groupe Toufie Haoulou Haidar, qui participa à la révolte de 1926 dans la région de Baalbek, ont été armés depuis l’armistice par les officiers SS vichystes. Un télégramme des F.F.L signale que : « Vers le 10 juillet, 600 fusils ont été distribués aux Chammas à Tebdani par l’officier SS de Tebdani, sur les ordres du chef des S.S. de Damas. On estime qu’il y a donc maintenant 2 000 fusils dans la région de Tebdani-Sergaia-Rayack. » Cette dernière ville fut attaquée par deux fois par cette tribu dévalisant des trains.
420Ces rumeurs devaient avoir suffisamment de consistance pour que Collet devenu commandant militaire du Sud-Syrie, dans un télégramme à Catroux (Damas, 26 juillet 1941) demande : « En raison inactivité et résistance des officiers SS, dangereuse pour le pays, vous demande intervention urgente auprès commission d’armistice, pour que :
- « Ordres soient donnés à tous officiers SS et contrôle bédouin de rejoindre, reprendre et exercer effectivement leurs fonctions.
- Ces officiers reconnaissent autorité de votre représentant en Syrie et suivent ses instructions dans cadre article 9 convention armistice. »
421En revanche, Huntziger demandait leur rappel dans le télégramme n° 13095/3/Cab :
422« J’estime très désirable que ces militaires soient maintenus le moins longtemps possible en contact avec la nouvelle administration, même s’il doit en résulter des inconvénients locaux. »
423Le général Catroux devait écrire, le 14 octobre 1941 (note n° 2136), au général Collet : « Le rapatriement massif et récent des officiers en service dans les missions de réorganisation des gendarmeries des États, nous interdit désormais de maintenir ces missions. »
424Dentz n’hésita pas à s’en prendre aux installations industrielles. Dès le 9 juillet il pose le problème : « J’ai fait détruire les vannes de répartition du pipeline à Tripoli, rendant ainsi impossible l’alimentation directe des pétroliers en rade. Il pourrait être opportun de faire intervenir éventuellement dans les négociations, la menace d’autres destructions et notamment celles de la raffinerie et des réserves de brut (environ 100 000 tonnes). Je vous serais reconnaissant de bien vouloir me donner d’urgence, toutes les instructions utiles à ce sujet. Signé : Dentz. »
425De telles instructions ne vinrent jamais ! La direction britannique de l’Iraq Petroleum Company pensa alors à faire arrêter l’exploitation du pipeline nord. À la réflexion, il s’avéra utile de l’exploiter même à débit réduit, les stations de pompage de la ligne sud vers Haïfa ayant été pillées et incendiées durant la révolte irakienne. La raffinerie de Tripoli avait été construite après l’armistice de 1940, du fait de l’isolement brutal de la Syrie et du Liban en combustible. En quatre mois, fut ainsi réalisée une unité de distillation pouvant traiter 300 m3 de pétrole par jour, une unité de traitement chimique, un parc de stockage de 14 bacs et une centrale vapeur. Cette raffinerie fut l’œuvre de l’armée et de la marine aidées par la DHP (Chemin de fer) et l’Iraq Petroleum Company et mise en route le 20 décembre 1940. Elle produit de l’essence, du gas-oil et du fuel, permettant de faire fonctionner les centrales électriques, l’industrie et les cimenteries113.
426Rescapée d’une destruction brutale imaginée par Dentz, cette raffinerie échappera au complot britannique du général Spaer, qui imaginera de la faire arrêter pour renforcer les moyens de distillation de Suez.
427En réponse, la France libre s’acharna à l’amélioration de son fonctionnement, à son amélioration technologique et donc de sa survie. Ce fut l’œuvre d’un ingénieur français des pétroles, lieutenant FFL, combattant de Bir Hakeim, que Catroux rappelle d’urgence au Levant et épaula, afin de faire de cette remise en route une œuvre exaltante pour le personnel civil aidé par des Libanais.
428L’article 8 de la convention de Saint-Jean-d’Acre, prévoit que « l’alternative de se rallier à la cause alliée ou d’être rapatrié sera laissée au libre choix de chaque individu, tant civil que militaire. »
429Dentz et Arlabosse firent en sorte de regrouper les unités de combat dans leur corps de troupe d’origine, afin de les tenir en main. Cela est précisé dans un télégramme :
430n° nb 3757/s du 23 juillet 1941, 19 h 30, pour guerre cabinet Vichy :
« Vous rends compte :
1. Regroupement unités Levant a été effectué dans zone Djounieh, Tripoli, Lattaquié, Alep, Homs, Beka, Bhamdoun, Soukeighare. Troupes djebel Druze vont rejoindre incessamment Bekaa. Mouvements nécessaires ont été faits pour que corps de troupe aient leurs éléments groupés.
2. Reversement armes, munitions, matériel divers est en cours. Commissions fonctionnement vraisemblablement à partir 26 juillet, pour déterminer matériel à détruire.
3. Commission contrôle unité fonctionne Beyrouth pour régler divers détails exécution de convention de fin des hostilités... »
431Si les troupes étaient bien rassemblées ainsi que mentionné ci-dessus, les officiers et les sous-officiers parcouraient la Syrie et le Liban afin de pourvoir au sort de leurs familles.
432Majoritairement vichystes, cela facilitait les effets de propagande antibritannique, mais surtout anti-gaulliste auprès des civils et des autochtones. C’est ainsi qu’un rapport du BSM de la France libre n° 1055 Beyrouth, le 28 juillet 1941, fait état des propos d’» un des plus hauts fonctionnaires de l’ancien haut-commissariat, resté à Beyrouth bien qu’il ait été remis à la disposition de son administration depuis dix jours déjà, s’est vanté en public de reprendre son poste dans trois mois, quand les Allemands arriveront. »
433Ce problème de l’option est clairement défini par une note de procédure du Commitee for opting :
« Des tracts et des brochures seront distribués orientant le choix de chaque militaire. Aidé des renseignements qu’ils vous donnent, vous choisirez si :
1. Vous préférez rester avec les troupes françaises pour être rapatrié sur la France ou une colonie française.
2. Rejoindre les Forces françaises libres des alliés et être envoyé immédiatement dans leurs cantonnements.
La procédure par laquelle vous indiquerez votre choix, sera telle que vous conserverez le secret de votre décision jusqu’au moment où vous quitterez le camp avec tous vos effets. »
434Dans ce but, il est prévu que les unités sont rassemblées, prêtes à être embarquées. Les hommes passent l’un après l’autre, dans l’ordre inverse de la hiérarchie, se dirigeant devant la table correspondant à leur choix où se trouve un officier britannique. Pour les soldats de nationalité polonaise ou tchécoslovaque, ils peuvent rejoindre la brigade polonaise (celle qui quitta la Syrie après l’armistice de 1940) ou le bataillon tchécoslovaque. Ceux qui auront opté pour la France libre seront conduits directement à un centre de rassemblement. Les autres rejoindront leur cantonnement où ils resteront le temps le plus court possible. Mais cet agencement était assez théorique. Pour les cadres français, le choix était affaire d’opinion et de conscience, car après de durs combats, il était beaucoup plus difficile de changer d’opinion. Mais pour les simples soldats dont beaucoup étaient étrangers, nord-africains ou africains, comment rendre intelligible l’alternative Pétain-de Gaulle ? Comme il s’agissait d’entrer par une seule porte, dans une grande salle, pour opter et sortir par l’une ou l’autre des deux portes qui s’ouvraient dans le mur d’en face, il fut expliqué aux tirailleurs : « Tu vois les deux portes ? Si tu sors par la porte de droite, tu restes avec de Gaulle en Syrie et tu continues le baroud. Si tu sors par la porte de gauche, tu prends le bateau et tu retournes en Afrique. » Alors les tirailleurs, librement et sans presque d’exception, sac au dos et fusil à l’épaule, ont pris la porte de gauche. De même leurs officiers, quoi qu’ils pensaient car « chez les tirailleurs on n’abandonne pas ses hommes qui, eux, ne vous ont pas lâché durant la bataille114. » Il ne faut pas oublier que ces combattants n’avaient en majorité pas obtenu de permissions, ni revu leur famille depuis 1938-1939, sinon plus. Ceux qui optèrent pour la France libre le firent souvent en fonction d’attaches en Syrie, où existait une colonie nord-africaine amenée par l’émir Abd el-Kader durant son exil et qui tentèrent même de jouer un rôle politique en 1920.
435En ce qui concerne les civils, Dentz avait prévu que les fonctionnaires dits d’autorité devaient rejoindre la France, alors que ceux des services techniques pourront faire un choix. Pour amener celui-ci dans le sens du maintien au Levant, Catroux avait le 26 juillet 1941 fait connaître son point de vue dans un document daté du même jour :
« L’article 8 de la convention de Saint-Jean-d’Acre prévoit que les Français civils, même non adhérents à la cause alliée, pourront être admis, sur leur demande, à rester au Levant. Les Français demeurant au Levant seront astreints aux obligations ci-après :
— l’accomplissement fidèle du devoir professionnel ;
— la correction entière envers les autorités de la France libre.
1. Il est entendu en outre, que tous agissements ou toute attitude favorables à l’ennemi, c’est-à-dire à l’Allemagne ou à l’Italie, seraient sévèrement réprimés.
2. Sauf pour la défense de la Syrie et du Liban, les Français résidant au Levant ne seront pas mobilisés.
3. Il ne sera exigé des Français aucun acte ou aucune déclaration d’adhésion à la France libre, car celle-ci n’entend recruter que des adhérents volontaires et des dévouements complets. Signé : Catroux. »
436Ce texte libéral ne fut pas compris de tous les Français, particulièrement des religieux. Dans certaines congrégations dont particulièrement les jésuites, la majorité des membres opposèrent un refus d’être mobilisé même dans le cas de défense du territoire syrien ou libanais.
437Dans la réalité, il n’y eut que quelques incidents inévitables lors des opérations de préparation de l’option. Le général Wilson n’autorisa aucun déplacement des unités de la France libre, afin d’éviter une confrontation avec les unités vichystes.
438Une note pour les unités des troupes du Levant émise par le commandement des FFL insiste particulièrement sur le problème moral du choix et précise qu’il n’est en aucune manière une désertion. C’était une réponse à la propagande vichyste qui annonçait que ceux qui opteraient pour la France libre auraient leurs biens confisqués, perdraient la nationalité française et seraient même condamnés à mort.
439Le contrôle britannique accuse le résultat suivant : sur 37 000 militaires de tout grade, 5 688 choisirent le ralliement aux Forces françaises libres.
440La comptabilité des vichystes est fort proche : 32 380 militaires optèrent pour le retour en France, 5 848 pour les FFL dont 99 officiers, 947 sous-officiers et soldats européens, 692 légionnaires, 517 Libanais et 3 593 « hommes de couleur. »
441Le rapatriement devait s’effectuer en huit convois et un bateau de ramassage, entre le 7 août et le 27 septembre 1941. C’est ainsi que le premier convoi, celui du 7 août, comprendra trois paquebots : Djenné, Koutoubia et Alsina. À chaque départ, un bataillon australien, à quai, rendra les honneurs avec musique, les troupes embarquées étant alignées le long des bastingages au « garde-à-vous. »
442Bien entendu, la convention des Saint-Jean-d’Acre a prévu l’échange des prisonniers que détenaient les deux partis. Cela n’aurait dû entraîner aucune difficulté si Dentz, sur suggestion d’ailleurs de Huntziger, n’avait embarqué en avion 53 prisonniers britanniques dont 13 officiers supérieurs pour la base française de Salonique en territoire occupé par l’armée allemande.
443Mais ces officiers prisonniers furent embarqués dans les trains de retour de l’évacuation de cette base. Ceci explique qu’à un certain moment, personne ne sut réellement où ils se trouvaient. Ce qui est certain, c’est qu’ils étaient en territoire allemand. Le 3 août 1941, de Verdilhac était incapable de fournir le moindre renseignement à leur sujet. Le général britannique Chrystall obtint de reporter au 5 août, 19 heures, la réponse du gouvernement de Vichy. À cette date, celui-ci informait de l’arrivée de ces prisonniers en France non occupée. Mais faute de précision sur leur destination réelle, Chrystall avertit de Verdilhac qu’un certain nombre d’officiers français étaient désignés comme otages et devaient rejoindre le 1er corps australien à Aley, en Palestine. D’autre part, les Britanniques maintenaient prisonniers les officiers supérieurs français qu’ils détenaient. Cette liste d’otages comprenait un général, 8 colonels, 6 lieutenants-colonels, 4 commandants, 1 capitaine, 3 intendants et 1 médecin-capitaine ainsi qu’1 officier détaché auprès du général.
444Voilà que le 6 août, fut connu officiellement que 38 officiers et 13 sous-officiers anglais sont arrivés et sont hébergés à Toulon. Qu’un lieutenant hindou est hospitalisé à Belgrade, donc dans un hôpital de l’armée allemande. Mais l’information fait aussi état de 14 officiers demeurés à Scarpento sans précision de nationalité. Devant ces informations inquiétantes : pourquoi Toulon, base d’une marine hostile et que faisaient ces 14 officiers en territoire italien ? Le commandement britannique arrête les généraux Dentz, Arlabosse et Jannekyen qui sont courtoisement internés à Jérusalem. Le problème se complique du fait des gaullistes, qui réclament le retour de France de leurs partisans évacués en mai, juin et juillet et dont certains sont incarcérés (l’un au secret au fort Saint-Nicolas à Marseille). Le 14 août, sont arrêtés Conty et cinq de ses collaborateurs enfermés au château de Rayfoun. Puis de Conty libéré, un autre de ces collaborateurs le remplace. Une délicate négociation s’engage par personnes interposées. Le gouvernement de Vichy va renvoyer au Levant celles de ces personnes qui désirent absolument y revenir, l’ingénieur des Travaux publics d’Alep que nous avons vu passer à Salonique, ainsi que son compagnon de captivité, notabilité libanaise arrêtée pour injures au chef de l’État. Ils reviendront sur le Levant par le dernier bateau et le 25 septembre, les fonctionnaires vichystes retenus comme otages à Rayfoun pourront rentrer en France115. Certaines notabilités civiles seront arrêtées par les gaullistes puis relâchées.
445En ce qui concerne les prisonniers de guerre, l’échange des hommes de troupe fut rapide. En Palestine, les Anglais ont interné 3 077 hommes de troupe dont 1 024 se sont ralliés. Les officiers vichystes prisonniers au nombre de 112 sont tous libérés à la date du 18 août. Les blessés graves, officiers et hommes, sont soignés en hôpital et pourront quitter Beyrouth le 25 septembre 1941, sur navire-hôpital. Les 30 officiers vichystes otages en Palestine seront libérés courant septembre.
446Le 8 août, le général de Verdilhac reçut de Dentz (ordre général n° 60/ A) le commandement des troupes françaises du Levant. Il en est « dégommé » le 14 août, par le général Catroux, qui publie un ordre général n° 1, rédigé ainsi :
« Le général d’armée, commandant en chef, a signé le 11 août 1941, l’ordre général n° 1, suivant :
L’armée à laquelle vous appartenez est dissoute. Je salue vos drapeaux, j’évoque les hauts faits qu’elle a accomplis en Orient, depuis vingt ans. J’honore ses morts. À partir de ce jour et jusqu’à l’heure de leur rapatriement ses cadres et ses troupes sont placés sous mon commandement. Ils se conformeront à mes ordres.
Cette subordination laisse entière liberté d’option que la convention d’armistice leur accorde. Officiers, sous-officiers et soldats, vous choisirez sans contrainte mais, avant de vous prononcer, vous vous demanderez si votre devoir n’est pas de rester au Levant, avec moi, avec vos camarades, au service de la France dont je défends ici le drapeau, les droits et les intérêts.
La France vous inspirera comme elle nous inspire.
Fait au quartier général de la France libre au Levant
Le 11 août 1941,
Le général d’armée, commandant en chef. Signé : Catroux »
447Bien entendu, cette décision et ce texte amènent de Verdilhac à protester auprès du commandement britannique et à faire appel de la validité de cette décision. Il attendra en vain une réponse. En revanche, il lui sera notifié que les forces vichystes, dès le 11 août, passent sous le commandement du commandant de zone FFL. Ces officiers sont placés à Beyrouth, Tripoli, Homs, Alep, Djennick, Rayack et Lattaquié avec le titre de major de zone, contrôlant la discipline générale, la circulation, la propagande et les déplacements.
448Les vichystes évacueront toute la Syrie-Est, puis leurs zones de concentration au fur et à mesure des options et des embarquements en emportant toutes les archives et en contraignant les officiers SS, ceux du contrôle bédouin, du service des douanes et de la gendarmerie syrienne à abandonner leurs fonctions et leurs territoires sans passage de la moindre consigne, en emportant leurs archives.
449De Verdilhac s’acharne à obtenir réponse des Britanniques sur la dissolution de l’armée du Levant. Il écrit encore le 31 août, au général Chrystall, président de la commission de contrôle. « Pratiquement la chose n’a plus d’importance puisque j’ai été mis par la force dans l’impossibilité d’exercer le commandement que m’avait donné le commandement français. Mais il vous apparaîtra sans doute de la plus haute importance que ce gouvernement sache si les autorités britanniques ont bien donné le commandement d’une armée française à un officier étranger116. » Considérer et nommer ainsi un général d’armée de l’armée française, c’est manifester sectarisme et haine. C’est l’expression éclatante d’une attitude de guerre civile.
450Il est vrai qu’après s’être battu souvent durement, les adversaires avaient du mal à reprendre leur sérénité. Durant ce premier semestre 1941, l’armée du Levant avait été peu informée de la situation internationale : pas de radio, la TSF environnante et écoutable ne parlait qu’anglais, turc ou arabe. La presse libanaise et syrienne de langue française était incapable d’analyser la situation française, dans sa complexité et sous la pesanteur allemande. Dans cette quasi-impossibilité de se rendre compte de la situation de leur pays, les militaires français ne pouvaient s’en remettre qu’aux avis de leurs chefs. Dentz, Fougères, Arlabosse, Jannekyen, de Verdilhac qui connaissaient les événements français de 1940, étaient encore sous le coup de l’émotion et ralliés sans hésitation à l’État français. De même, pour les jeunes officiers de l’armée de terre et de l’aviation arrivés en renfort en février 1941. L’annonce de l’entrevue de Montoire, entre Pétain et Hitler, a éveillé l’illusion d’une prise de considération de la France de Vichy par les Allemands et l’espoir que le pays « rénové » par le régime Pétain pourrait espérer ne pas être démantelé à la signature d’une paix qui ne soit pas un « dicktat »117. Peu après, un chef de corps d’une unité de tirailleurs pouvait écrire dans son rapport sur le moral : « Le loyalisme envers le gouvernement du maréchal Pétain est maintenant quasi unanime. »
451Les aviateurs vichystes vivant dans leur monde particulier sont mis au contact de la présence allemande. C’est ainsi que sur la base de Damas-Mezzé, le 10 mai 1941, ils ont pu compter sur les pistes la présence de 12 Messerschmidt 110, 3 Junker 88 de transport et 3 Junker 52, avec chacun 10 militaires allemands comme passagers. Par la suite, s’établit à Mezzé, un va-et-vient journalier d’environ 25 appareils aux couleurs allemandes ou irakiennes. Le bar de la base était rempli d’environ 80 officiers et sous-officiers de la Luftwaffe, dont un certain sergent Dumas prit des photos.
452Les militaires de l’armée de terre ont très parcimonieusement connu les débarquements d’avions allemands, sur les bases françaises de Syrie, et les événements d’Irak. Il faut dire que la hiérarchie à commencer par le commandant en chef a tout fait pour étouffer l’affaire. Il s’agissait d’aider une révolte qui touchait gravement les Anglais. Alors l’anglophobie reprit le dessus. L’armée du Levant n’est pas étonnée dans ce contexte lorsque les Britanniques attaquent le 8 mai. Mais que s’y joignent des Français est vu comme une trahison. La propagande gaulliste de la radio de Jérusalem n’avait pas toujours été heureuse et avait semblé être aux ordres des Britanniques. Le combat fratricide va exacerber l’incompréhension. Et lorsque les troupes vichystes virent à l’armistice les troupes FFL, l’incompréhension fut à son comble. Les premières, troupes de l’armée d’Afrique habituées à la discipline tatillonne et stricte, aperçurent les combattants de la seconde, plus animée d’idéal mais indifférente à ces marques de respect extérieur, commandée par des officiers plus libres, plus exigeants des réalités de la guerre que celles des défilés, ce ne fut qu’un cri : « Nous avons affaire à des aventuriers avec toutes les images que véhicule ce mot. »
Notes de bas de page
1 G. Buis, op. cit.
2 Notes personnelles du colonel Keime, documents de la famille Keime.
3 Papiers personnels du colonel Bourget, lettre n° 939/cabinet 24/9/1940, objet : mesures prises contre les agitateurs.
4 Ibid.
5 Carnet personnel du général Huntziger.
6 Papiers personnels du colonel Bourget, télégramme n° 4/BT du colonel Bourget.
7 Fonds Albord 1 K 408, papiers personnels du colonel Bourget, S.H.A.T 4H 276 et 4H 277 d6.
8 G. Buis, op. cit.
9 S.H.A.T., 4 H 277 d.
10 M.A.E. 39, télégramme n° 11 872/1547-1550, du 4 novembre.
11 S.H.A.T., 4 H 272 et 273.
12 Repiton-Preneuf, carnet et notes personnelles.
13 Entretiens avec Jean Gaulmier et Maxime Rodinson.
14 Repiton-Preneuf, op. cit.
15 Catroux (général), Dans la bataille de Méditerranée, Paris, Julliard, 1949.
16 Ibid.
17 P. Morand, L’Homme pressé, Paris, Gallimard.
18 H. Greiner, Die oberste Wehrmachtführung, 1939-1943, Berlin ; Catroux (général), op. cit.
19 Repiton-Preneuf, op. cit.
20 M.-C. Davet, La Double Affaire de Syrie, Paris, Fayard, 1967.
21 Troupe du Levant Cavalerie, rapport sur le moral n° 669/C.
22 M.-C. Davet, lettre du général Dentz à son frère André. M. C. Davet, op. cit.
23 Papiers du colonel Bourget, lettre de Tilly de la Légion des combattants au colonel Bourget.
24 M.A.E. 37, lettre au maréchal Pétain de Monsieur Beichar Khoury.
25 W. otto Von Hentig, op. cit.
26 Catroux (général), Revue de Paris, janvier 1950.
27 S.H.A.T., 4H277.
28 M.A.E., vol. 37, 27 février 1941.
29 S.- Mardam Bey, op. cit.
30 M.A.E., vol. 38, 16 mai 1941 ; S.- Mardam Bey, op. cit. ; A. Laffargue, Le Général Dentz, Paris, Les Iles d’or, 1954.
31 S.H.A.T., 4 H 278, cf. télégramme n° 344, pour le cabinet du ministre.
32 Warlimont (général), Cinq ans au GQG de Hitler, Bruxelles, Elsevier, 1975.
33 Warlimont (général), Kriegstagebuch der Oberkommandos der Wehrmacht, Strasbourg, Bernard & Graefe Verlag, Francfort-sur- le-Main, 1962.
34 H. Greiner, Die oberste Wehrmachtführung 1939-1943, et papiers personnels du général Warlimont, Strasbourg.
35 A. Hensinger, « Carnet du général Hadler», dans Hitler et l’O.K.H., Paris, Berger Levrault.
36 M.A.E., vol. 37, 4 mai 1941.
37 Note du 2 mai 1941 du ministère des Affaires étrangères irakien à la légation française à Bagdad, document personnel.
38 Manuscrit inédit du général Warlimont, document personnel, op. cit., A. Hensinger Hitler et l’O.K.H., op. cit. ; Warlimont (général), Cinq ans au GQG de Hitler, op. cit.
39 Archives nationales, témoignage du colonel Montrelay, procès Dentz.
40 Documents personnels et dépositions 60/C, 46/C, 99/C et 2955, procès Dentz, 3W 165-168, Archives nationales.
41 Archives nationales, procès Guérard, 3 W 188.
42 H. Coutau-Begarie et C. Huan, Lettres et notes de l’amiral Darlan, Paris, Economica, 1992 ; Entretiens avec l’ambassadeur Abetz, 19 février 1941.
43 AN 3W 191 ; H. Coutau-Begarie-C. Huan, op. cit.
44 J. Benoist-Méchin, L’Épreuve du temps, t. 2, Paris, Julliard, narration de l’entrevue Hitler-Darlan, 1989.
45 E. Jaeckel, La France dans l’Europe de Hitler, Paris, Fayard.
46 J. Benoist-Méchin, De la défaite au désastre, les occasions manquées, Paris, Albin Michel, 1984 ; A.N., procès Benoist-Méchin, 3 W 62.
47 Papiers personnels de J.-B. Journès.
48 S.H.A.T., H 282.
49 A.N., 3 W 166 et H. Couteau-Bégarie-C. Huan, n° 202, op. cit.
50 J. Ehrengardt et F. Shores, L’Aviation de Vichy au combat, Paris, Lavauzelle, 1987, télégramme n° 419 du 14 mai 1941 pour la base de Palmyre.
51 S.H.A.T., 4 H 277, note de service EM, 4e bureau, Beyrouth.
52 Entretien avec J. Gaulmier.
53 A.N., 3 W 168, télégramme, 22 mai, 13 heures, Dentz à guerre DSA, n° 1 032.
54 R. Rahn, Ruheloses Leben, Dusseldorf, 1949.
55 A.N., 3 W 188, procès Guérard, télégramme n° 3 288/89. A.N., 3 W 168, procès Dentz.
56 A.N., 3 W 188, procès Guérard, récit au juge d’instruction.
57 A.N., 3 W 168, procès Dentz, télégramme des services français Wiesbaden à Guerre DSA n° 20 318/EM et télégramme Commission d’armistice allemande, Wehr-macht/Ia, 8 juin 1941 à délégation française.
58 Télégramme 16 à 19,10 mai 1941. Coupure de presse du 21 mai et commentaire de la presse syrienne.
59 Catroux (général), op. cit.
60 Ibid.
61 Repiton-Preneuf, L’Affaire de Syrie, récit inédit.
62 S.H.A.T., 4 H 281, télégramme n° 485,23 mai 1941, à 1h30, pour guerre de Vichy.
63 S.H.A.T., 4 H 281, ordre du jour du général Huntziger.
64 S.H. A.T., 4 H 283, lettre du chef du gouvernement libanais au haut-commissaire.
65 S.H.A.T. 4 H283, instruction personnelle 2812/S du général Dentz, 18 mai 1941.
66 S.H.A.T., 4 H 283, ordre de bataille, le 8 juin 1941.
67 C. de Gaulle, Mémoires de guerre, L’Appel, Paris, Plon ; Catroux (général), op. cit.
68 Y. Gras, « Australia in the War of 1939-1945 », la 1re DFL, Constitution des troupes des forces françaises libres dans le Proche-Orient.
69 A.N., 3 W 188, télégramme pour A.E, d’Ambassade de France à Ankara, le 3 juin 1941, 19h 28, n° 883/884 de Guérard à amiral Darlan.
70 Y. Gras, « Australia in the War of 1939-1945 », op. cit.
71 G. Buis, Les Fanfares perdues, op. cit.
72 S.H.A.T., 4 H 288.
73 Legentilhomme (général), « Opérations dans le Levant », document personnel, 1941.
74 S.H.A.T., 4 H 285, télégramme n° 10 455/0/Cab. 9 juin 1941.
75 J. Herry, « Au Moyen-Orient, menottes aux mains », Revue de la France Libre, 1998.
76 S.H.A.T., 4 H 283.
77 A.N., 3 W 165-168, procès Dentz.
78 S.H.A.T., 4 H 285 – A.N, 3 W 196-197, déposition du lieutenant Dietz, déposition Jannekyen.
79 A.N. 3 W 166.
80 Archives nationales, procès Jannekyen, dépositions Bergeret.
81 A.N., 3 W 64-67, procès Bergeret.
82 Télégramme n° 3 306, Rahn à Wilhemstrasse, 19 juin 1941, 16h 27. 50 474, Archives de Berlin, A.E du Reich, bordereau n° 2 743, pièce 7.
83 A.N., 3 W 196-197, déposition du commandant Gaudillière, procès Jannekyen.
84 C.-J. Ehrengardt, C. -F. Shores, op. cit.
85 Notes personnelles du général Huntziger.
86 S.H.A.T., 4 H 294, télégramme personnel manuscrit de Huntziger.
87 S.H.A.T., 4 H 294, note de service réglant l’organisation et le fonctionnement de la base de Salonique.
88 J. Benoist-Méchin, De la défaite au désastre. Les occasions manquées, Paris, Albin Michel, 1984.
89 S.H.A.T., 4 H 285, télégramme n° 364, Ankara, attaché militaire à Guerre Vichy, 26 juin 1941.
90 C- J. Ehraigardt, C- F. Shores, op. cit.
91 P. Ziadé, Histoire diplomatique de l’indépendance du Liban, Beyrouth, 1969.
92 Télégramme du Caire pour la station de Jounié, W/92/91, 11 juillet 1941, 13h 14, 0/80 784.
93 Rapport d’opérations, campagne de Syrie, général Dentz. Opérations dans le Levant par le général Legentilhomme : rapport sur la campagne de Syrie du général Keime.
94 Ch. de Gaulle, note du général de Gaulle à l’ambassadeur et aux commandants en chef britanniques, Mémoires de guerre, 19juin 1941 (481). A.N., 3 W 165-168, procès Dentz.
95 Lettre de N. Tezé, document personnel et fonds Clogenson, chef du 3e bureau de l’E.M.A. Vichy.
96 S.H.A.T., 4 H 294, note sur la possibilité d’une négociation franco-britannique.
97 S.H.A.T., 4 H 294, télégramme n° 11 796/0/Cab, 30 juin, guerre Vichy à Dentz.
98 S.H.A.T., 4 H 294, lettre de Huntziger à Dentz du 3 juillet 1944, annexe 98.
99 S.H.A.T., 4 H 294, télégramme n° 680/CFT, Guerre Vichy à Haut-Commissaire, 7 juillet 1941, signé Huntziger.
100 S.H.A.T., 4 H 294, télégramme n° 12 752/0/Cab, signé Lacaille et n° 702/CFT signé Huntziger, 10 juillet 1941, à Dentz ; et télégramme n° 2 232/1/EM, DFA Wiesbaden à DSA, 10 juillet 1941.
101 Carnet personnel du général Huntziger.
102 Déclaration Darlan aux Français libres, A.N./2 Affaires étrangères, 1 828, lettres et notes de Darlan.
103 S.H.A.T., 4 H 294, télégramme n° 1049-1050, 11 juillet pour Affaires étrangères, signé Dentz.
104 S.H.A.T., 4 H 294, « Aux officiers », texte du 25 juin 1941.
105 Repiton-Preneuf, carnet et notes personnelles.
106 S.H.A.T., 4 H 291, télégramme n° 935-940 des Affaires étrangères, 13 juillet 1941, 22h 15, télégramme n° 1 097, Beyrouth, 13 juillet 14 h 30 à Guerre cabinet Vichy.
107 Le Temps, 31 août 1941.
108 Télégramme de de Gaulle à Churchill, 1941.
109 Catroux (général), proclamation du général Catroux au nom du général de Gaulle, chef des Français Libres, Dans la bataille de Méditerranée, op. cit.
110 A.N., 3 W 168, procès Dentz, déposition Ehrhardt Lucien.
111 S.H.A.T., 4 H 282, note du service n° 10 200, quartier général, Justice militaire avec état des archives à évacuer.
112 A.N., 2 W 196, procès Jannekyen.
113 Note sur la raffinerie de Tripoli de Jean Jochem, ingénieur E.C.P. et lieutenant F.F.L., document personnel.
114 Récit du colonel Dillemann, documents personnels.
115 Entretien avec J.-B. Journès.
116 S.H.A.T., 4 H 291, lettre du général de Verdilhac au général, président de la commission de contrôle.
117 Benoist-Méchin, op. cit.
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