Occupations
p. 376-379
Texte intégral
1Les progrès des transports ont permis une formidable mobilité des humains sur la Terre. Plus que jamais, les peuples circulent et débordent les uns sur les autres, emportant avec eux leurs langues, leurs croyances, leurs savoir-faire. Aussi les sociétés humaines se sont entremêlées et, au cours de leurs innombrables contacts, profondément transformées. Mais l’histoire témoigne à haute voix de la violence de ce mouvement. La conquête, la subjugation, la vassalisation ont été parmi les principaux vecteurs de l’hybridation des cultures. L’expansion coloniale russe en Sibérie, japonaise en Asie de l’Est et dans le Pacifique, chinoise au Tibet et dans le Xinjiang et, bien sûr, ouest-européenne et états-unienne à travers toute l’Afrique, l’Asie, l’Amérique et l’Océanie, tous ces mouvements de prédation constituent un phénomène massif et interconnecté dans le sillage duquel ont circulé des objets de toute sorte : des livres, des films, des médicaments, des machines à coudre, des distributeurs de boissons, des téléphones portables.
2Les cultures naissent de rapports de force et en portent la trace à tous les niveaux. Au sein des pays, les langues officielles, qu’elles soient nationales ou régionales, se sont partout développées contre des langues et des dialectes plus faibles et vulnérables. Au début du xxe siècle sur l’île de Groix, comme sur l’île de Kudaka au large d’Okinawa, on utilisait des parlers qui ont été remplacés de force dans les écoles par le français et le japonais. De même, ce sont souvent les valeurs et le patrimoine de quelques-uns qui s’imposent comme ceux de tous. À l’heure de la constitution des États-nations, le succès de la baguette et des sushis était aussi celui de Paris et de Tokyo sur le reste des territoires. Les références culturelles communes procèdent fréquemment d’une domination physique et politique.
3Dans les relations internationales, le phénomène n’en est qu’exacerbé. Non seulement toutes les conquêtes militaires s’accompagnent de la volonté du vainqueur d’imposer ses lois, ses pratiques, sa religion ou sa langue, mais même les conflits froids entraînent des situations de « guerre culturelle », qu’on appelle aussi « Kulturkrieg », en allemand, « kulturnaya voyna », en russe, « bunka-sen », en japonais. Conformément au principe de rivalité mimétique décrit par René Girard, l’affirmation de supériorité des uns stimule l’affirmation de supériorité des autres.
4Au cours des récents siècles coloniaux, le rêve de dominer l’Univers s’est progressivement insinué au sein même du langage à travers des métaphores utilisées au quotidien. C’est un phénomène profond que l’on connaît pourtant mal. En effet, jusqu’au xviiie siècle, l’activité de l’esprit était principalement rendue en termes de « connaissances » et de « savoirs ». Depuis, le lexique de la préhension a envahi le discours et constitue une caractéristique essentielle des sciences humaines et sociales : prendre, apprendre, comprendre, appréhender, saisir, extraire, tirer de, etc., sont autant de verbes sans lesquels il est désormais difficile d’exprimer en français un savoir nouveau et qui, tous, s’articulent autour de l’image d’une saisie manuelle, d’un geste remontant au fondement de la nutrition par lequel une chose extérieure devient susceptible d’ingestion. En anglais, to get, grasp, seize, catch, obtain, take, comprehend, apprehend sont eux aussi utilisés de façon courante pour signifier l’intellection, soit tels quels, soit au sein de locutions comme « to take notice of something ». En allemand également, citons greifen, fassen, handhaben, aneignen, nehmen, aufnehmen ; en italien, capire, comprendere, catturare, cogliere, prendere. Mais c’est aussi le cas dans des langues extra-occidentales comme le japonais, où l’on utilise de plus en plus depuis le début du xxe siècle des verbes de préhension (toraeru, haaku suru, kakutoku suru, tsukami-toru, etc.) pour signifier un mouvement de l’esprit. Un peu partout aujourd’hui – et par contagion mimétique là encore – l’action de penser se conçoit comme un bras virtuel permettant de s’emparer des choses.
5Occupation nationale par des forces militaires étrangères ; occupation de la nature et des villes par l’industrie ; occupation sexuée des espaces sociaux ; occupation des cerveaux par la publicité… : face au sentiment que le monde est sous la coupe de forces proliférantes, qu’il est difficile d’y trouver sa place, les individus se rassemblent et tentent de retourner la dynamique contre ceux qui empiètent sur ce qui leur paraît essentiel. Dès le milieu du xixe siècle, les ouvriers en grève entreprennent d’« occuper les usines » ; en 1870, les manifestants des Communes prennent de force les bourses du travail et les hôtels de ville ; en 1968, les étudiants parisiens s’installent dans l’université de la Sorbonne. À Narita en 1978, des manifestants opposés à l’ouverture du nouvel aéroport international « occupent » (senkyo) pendant deux mois la tour de contrôle ; à Pékin, au printemps 1989, d’autres étudiants tentent d’« occuper » (zhànlĭng) la place Tiananmen ; en 2011, un vaste mouvement international s’agrège autour du slogan « Occupy Wall Street ». Occuper un lieu est devenu l’un des principaux moyens d’expression et de lutte de ceux qui défendent des espaces et des droits menacés.
6Le concept d’occupation n’est cependant pas uniquement militaire et spatial. Le mot est puissamment polysémique. Prolongeant un sens déjà existant en latin, il désigne aussi toute activité individuelle, qu’elle soit physique ou mentale. Chacun dans la société contemporaine est appelé à avoir un travail, une tache, un rôle, sans quoi il se trouve rapidement suspect et mis à l’écart. La critique actuelle des politiques d’occupation (coloniale, militaire, économique, culturelle) n’a pas débouché sur une mise en cause générale de l’obsession moderne pour l’action et toutes ses conséquences en termes de régulation du temps et d’accaparement des richesses. Pour Sylvain Piron, il s’agit d’un processus spécifiquement occidental. En rupture avec l’otium, l’oisiveté chère à l’aristocratie romaine, « ce besoin d’occupation est la manifestation la plus flagrante des origines chrétiennes de la morale économique [actuelle], qui impose d’avoir toujours quelque chose à faire, que ce soit dans la sphère du travail ou dans celles des loisirs ». Il y aurait dans l’obsession d’un état de busy-ness la trace d’une angoisse métaphysique.
7Peut-on sortir de l’« occupation du monde » ? Pour cela, il faut d’abord comprendre la nature du syndrome. S’agit-il en effet d’une propension occidentale, liée à une cosmologie particulière, auquel cas il faudrait travailler sur cette part irrationnelle de la pensée scientifique et technologique contemporaine ? Ou s’agit-il d’un phénomène universel, qui traverse les cultures ? Le cas du Japon où l’activité humaine se ressent presque partout, où la vie professionnelle a tendance à envahir tout le reste, où enfin la cognition s’exprime de plus en plus à travers le lexique de la préhension, tend à montrer que ce mouvement dépasse les limites de l’Occident. Pour le dire de façon imagée, on est face à une maladie qui semble davantage virale que génétique, dont on peut certes repérer les foyers les plus actifs, mais qui se propage avec rapidité.
8Le second travail à fournir est d’ordre psychosémantique. Peut-on, par un effort sur l’expression, tracer le chemin d’un nouveau rapport à la vie qui ne suggère ni l’exploitation de soi ni celle de tout ce qui nous environne ? Les sciences humaines et sociales, en devenant plus conscientes du caractère auto-réalisateur du langage, en changeant leurs pratiques, en inventant de nouveaux concepts, peuvent contribuer à une transformation salutaire des mentalités. Ce chantier mérite d’être entrepris. Il ne faut toutefois pas être naïf et prêter au travail d’écriture davantage qu’il peut apporter. Car les conditions mêmes d’existence des savants sont puissamment tributaires de cette logique d’occupation et de consommation généralisées. « Publish or perish », le productivisme qui domine le champ contribue à l’épuisement des forces, ainsi que le soulignait Lindsay Waters il y a déjà une vingtaine d’années dans L’Éclipse du savoir.
9Depuis les années 1980, le monde académique anglo-saxon a vu se développer les occupation studies. Consacrées à l’origine à un travail comparatif entre les situations allemande et japonaise après 1945, elles ont vu récemment leur périmètre s’étendre. Non seulement elles prennent désormais en compte des terrains peu explorés, comme l’Asie du Sud-Est, mais encore elles proposent des approches nouvelles en s’intéressant aux langues, aux sons, aux imaginaires. En dépit de ces recherches toutefois, le concept d’occupation n’a ni la même netteté ni la même visibilité que l’aliénation jadis ou l’appropriation aujourd’hui. Bien qu’omniprésent, il demeure ambigu, à la fois positif et négatif, intime et politique. Mais c’est peut-être aussi ce qui lui confère sa pertinence, car il y a dans sa résistance quelque chose qui parle des formes contemporaines de la liberté.
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Baillargeon D. et Taylor J. E. (dirs), Spatial Histories of Occupation. Colonialism, Conquest and Foreign Control in Asia, Londres, Bloomsbury, 2022.
10.5040/9781350257023 :Dechézelle St. (dir.), « Les Mouvements d’occupation : agir, protester, critiquer », Politix, no 117, 2017.
Hein L., 2011, « Revisiting America’s Occupation of Japan », Cold War History, vol. 11-4, 2011, p. 579-599.
10.1080/14682745.2010.524210 :Lucken M., L’universel étranger, Paris, éditions Amsterdam, 2022.
Piron S., L’Occupation du monde, Bruxelles, Zones sensibles, 2018.
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