Des études aréales
p. 372-375
Texte intégral
1Pour faire monde commun, il est nécessaire de se connaître en explorant sa propre société comme l’ensemble des sociétés humaines du passé et du présent. Or la professionnalisation et l’institutionnalisation de la recherche en sciences humaines et sociales en Europe et en Amérique du Nord – continents sur lesquels cet article se focalisera – sont concomitantes de la formation des États-nations et de la nationalisation de leurs sociétés. Pour des raisons tant politiques que financières, les travaux sur le national, parfois le régional, demeurent, dans chaque pays, toujours plus importants que ceux sur le reste du globe. Le choix de soutenir des recherches dépassant ce cadre privilégié ne relève, bien sûr, jamais d’une pure préoccupation scientifique, mais est toujours informé par des motivations géopolitiques, économiques et/ou religieuses. Pourtant, les manières dont les sciences humaines et sociales étudient le monde, à la fois dans sa globalité et dans sa diversité, ne cessent d’évoluer.
2L’intérêt pour la connaissance des sociétés établies sur des territoires extérieurs aux frontières de la communauté de l’observateur remonte à la plus haute Antiquité. Très tôt, et pas seulement dans les mondes gréco-romains, sont rédigées des histoires universelles portant à la fois sur l’ensemble du monde connu et sur la totalité du passé. Cette curiosité prend une acuité et une signification nouvelle avec l’expansion européenne dès la fin de la période médiévale. L’entreprise impériale, coloniale, commerciale et missionnaire s’accompagne d’un processus d’appropriation scientifique du monde. Un partage se met en place entre les sociétés de l’écrit, objet de l’orientalisme qui se concentre sur les questions de langues et de religions, et les sociétés sans écriture, terrain de ce qui va devenir l’ethnologie coloniale. À partir du xviiie siècle, la professionnalisation de la recherche scientifique conduit, en outre, à l’institutionnalisation de deux domaines distincts au sein des humanités, puis des sciences sociales : les champs disciplinaires, d’un côté, et les recherches sur les territoires extra-européens, de l’autre.
3Aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, un nouveau tournant s’opère, cette fois-ci de l’autre côté de l’Atlantique. Jusqu’au milieu du xxe siècle, les chercheurs ne travaillant pas sur les États-Unis y sont cantonnés à l’histoire et à la littérature européenne, aux études classiques et aux sciences religieuses. Mais, dans le contexte de la Guerre froide et de la décolonisation, émerge l’idée qu’il faut encourager les recherches sur l’ensemble du monde extra-occidental, divisé en aires culturelles, afin d’assurer l’expansion du capitalisme et de la démocratie et donner au pays un rôle de premier plan dans le nouvel ordre mondial. Grâce au soutien financier de la Fondation
4Ford et du gouvernement fédéral, un dispositif de formation et de recherche interdisciplinaire permettant d’appréhender globalement tous les phénomènes affectant chaque aire culturelle est mis en place au sein des grandes universités de recherche étatsuniennes.
5À partir des années 1950, cette approche aréaliste s’étend aux autres continents et d’abord en Europe, mais dans des versions remaniées et selon des chronologies différentes d’un pays à l’autre et d’une institution à l’autre à l’intérieur d’un même pays. En fonction des lieux, elle vient remplacer ou au contraire s’adosser et se combiner à l’orientalisme et l’ethnologie coloniale. L’émergence de la critique postcoloniale, dans le sillage de l’ouvrage fondateur d’Edward Said paru en 1978, conduit néanmoins à une disqualification progressive de l’orientalisme et à une remise en cause des fondements colonialistes de l’ethnologie.
6Dans les années 1990, les area studies entrent en crise aux États-Unis sous l’effet de l’essor des études globales dans le contexte de la globalisation des marchés économiques et financiers. Les coupes budgétaires sont justifiées par la conviction que la démarche aréaliste serait invalidée par la convergence et l’homogénéisation croissante du monde. Mais l’inertie des institutions et la prise de conscience progressive que le global ne peut être étudié sans le local permettent aux études aréales de se maintenir. En Europe où le tournant global a été plus tardif, le choix a plutôt consisté à combiner études globales et aréales. Ces dernières n’échappent cependant pas à la critique.
7La notion d’aire culturelle aux fondements des études aréales trouve son origine dans l’école historico-culturelle allemande qui se forme à la fin du xixe siècle avec les travaux diffusionnistes de Friedrich Ratzel, Leo Frobenius et Fritz Graebner. Elle est ensuite investie par l’anthropologie culturelle états-unienne à travers Clark Wissler et Alfred Kroeber, ainsi que par l’école de géographie de Berkeley et son fondateur, Carl O. Sauer. L’extension de son emploi par les études aréales s’accompagne de redécoupages du monde en grandes régions définies comme des aires culturelles ou des aires de civilisation : elles sont censées être marquées par une relative cohérence culturelle sur la longue durée.
8Depuis sa généralisation au milieu du xxe siècle, la notion d’aire culturelle ne cesse d’être l’objet de reproches qui relèvent de trois ordres. Le principal concerne le risque de culturalisme, c’est-à-dire le choix de donner a priori un rôle explicatif sur-déterminant à la culture définie de manière homogène, anhistorique et essentialiste. Le terme d’aire ou de région renvoie pareillement à une compréhension de l’espace comme une surface ou une étendue que l’on peut découper. Or cette perspective ignore des conceptions concurrentes de l’espace qui rendent mieux compte des discontinuités et des différenciations spatiales.
9Enfin, non seulement les découpages que cette vision cartographique du monde a générés ont été imposés depuis les États-Unis ou l’Europe, mais leur mise en pratique soulève encore de nombreux problèmes : l’utilisation de critères de délimitation pluriels et fluctuants (langue, ethnicité, religion, géopolitique, géographie, environnement, etc.) ; leur orientation étatiste derrière l’habillage culturel, les aires culturelles correspondant souvent à des États-nations, des groupes d’États-nations ou des empires ; la grande variation de la taille des aires concernées (du pays à la zone transcontinentale), ainsi que leur fragmentation et leur emboîtement ; et l’invisibilisation de régions périphériques à l’intersection de plusieurs aires culturelles ou la non prise en compte des régions transocéaniques. Le comparatisme est ainsi rendu extrêmement difficile, tandis que les connections, les circulations et les échanges tendent à être minimisés.
10Cette salve de critiques a porté ses fruits : de nos jours, les chercheurs qui situent leurs travaux dans le domaine des études aréales ne travaillent plus de la même façon qu’au milieu du xxe siècle. Ils n’échappent pas à l’approche constructiviste qui s’est répandue dans toutes les sciences humaines et sociales depuis les années 1980 et prennent en compte la critique du concept de culture qui ne cesse d’être interrogé par les anthropologues en particulier. En conséquence, ils n’étudient plus des cultures ou des civilisations mais des collectifs ou des sociétés et déconstruisent et historicisent leurs terrains-objets, problématisent les rapports entre espace et société et jouent des échelles d’analyse pour mieux appréhender les phénomènes qu’ils examinent. Dorénavant, l’expression études aréales renvoie à tous les travaux sur les mondes extra-européens sans plus correspondre au paradigme singulier d’englobement scientifique du monde reposant sur la notion d’aire culturelle stricto sensu. S’opère ainsi un divorce entre les aires culturelles comme terrains-objets et domaines de savoirs, d’une part, et comme dispositif de formation et de recherche, d’autre part.
11Dans la mesure où les recherches sur les sociétés spatialement et culturellement distantes par rapport à celle où l’on fait carrière demandent des investissements collectifs et des efforts individuels particuliers, il paraît toutefois crucial de défendre le dispositif institutionnel des études aréales. Non seulement il favorise l’interdisciplinarité, mais il est aussi indispensable à l’accumulation des savoirs, la transmission intergénérationnelle d’un capital scientifique et l’acquisition d’un savoir-faire relatif aux langues, aux traditions épistémologiques et à la pratique du terrain. Il offre, de surcroît, un éventail d’unités d’analyse situées entre les États-nations et le monde, dont nous avons besoin pour échapper au primat de la perspective nationale sans que l’échelle mondiale soit l’alternative unique.
12Reste qu’il importe de continuer à questionner ce dispositif institutionnel et notamment l’exclusion de l’Europe qui empêche de remettre en cause le grand partage hiérarchique entre disciplines et études aréales et de tenir compte du caractère toujours situé de nos enquêtes. L’internationalisation croissante de la recherche doit aussi nous inciter à dialoguer avec d’autres traditions intellectuelles d’appréhension du monde et à reconsidérer ce que signifie travailler depuis « ici » sur l’« ailleurs ».
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Cécile Vidal est historienne et directrice d’études à l’EHESS, Mondes Américains/Centre d’études nord-américaines (UMR 8168).
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