Précédent Suivant

Fiction et vie commune

p. 368-371


Texte intégral

1Il existe en Occident une longue tradition de critique, voire de condamnation, de la fiction. Elle va de la dénonciation par Platon de la mimèsis épique, et surtout dramatique et picturale, jusqu’aux polémiques contemporaines à propos de la supposée « puissance aliénante » du cinéma, des séries télévisuelles ou des jeux vidéo.

2Ceux qui s’en prennent aujourd’hui à la fiction font généralement une exception pour la fiction romanesque et le théâtre. Du point de vue historique, ce « sauvetage » est assez déconcertant, surtout en ce qui concerne le roman. En effet, depuis le xviie siècle jusqu’au dernier tiers du xixe, les adversaires de la fiction s’en étaient pris surtout à la fiction romanesque. On lui reprochait d’enfermer son lecteur (et surtout sa lectrice, selon un préjugé bien ancré) dans un monde imaginaire privé, voire solipsiste, notamment parce que la réception d’une fiction narrative est un acte de lecture solitaire. Enfermant la lectrice et le lecteur en tête à tête avec les puissances et les monstres de l’imagination, sans médiation sociale susceptible d’opérer une distanciation, les romans affaibliraient leurs capacités à interagir de façon réfléchie et responsable avec le monde réel et avec autrui, et du même coup seraient dangereux pour la société.

3Emma Bovary, l’héroïne de Flaubert, est devenue dans la conscience commune l’incarnation par excellence du mal causé par l’abus de romans. En fait, son destin tragique illustre les deux lignes d’attaque classiques de l’argumentaire anti-fictionnel. La première, qui remonte à Platon, insiste sur les risques de la fiction de déborder sur la vie réelle. Les entreprises amoureuses d’Emma étaient censées illustrer ce risque. La deuxième, d’ailleurs contradictoire avec la première, insiste sur les effets escapistes de la fiction : elle propose des solutions purement imaginaires dans lesquelles les lecteurs se complaisent.

4L’argumentaire antifictionnel, pour convaincant qu’il puisse paraître à première vue, méconnaît en fait à la fois le mode d’agentivité et la fonction anthropologique de la fiction. Il faut rappeler d’abord que c’est dans un roman que Flaubert met en scène l’infatuation romanesque d’Emma et ses conséquences tragiques. Le but de de la fiction qu’est Madame Bovary est précisément de permettre à la lectrice ou au lecteur de peser les conséquences malencontreuses d’une vie qui en arriverait à confondre imagination fictionnelle et réalité. Or, en opérant de la sorte, le roman de Flaubert déploie une dimension indubitablement cognitive, ce qui va à l’encontre de la thèse platonicienne selon laquelle la fiction ne pourrait créer que de fausses apparences, ne contribuant en rien à augmenter notre intelligence du monde réel.

5Oui, mais les fictions lues par Emma (selon la diégèse du roman) n’en restent pas moins de simples imaginations vaines sans aucune portée cognitive, semble-t-il. En réalité, il se pourrait que la faute en incombe à Emma plutôt qu’aux fictions. Pour s’en rendre compte il faut regarder d’un peu plus près quelle est la nature de la fiction. Cela permettra aussi de comprendre quelles sont ses fonctions primordiales, positives celles-là.

6Selon une conception reçue, la fiction n’est qu’une pratique marginale dans la vaste famille des échanges communicationnels entre humains et ne contribue en rien à la construction de notre forme de vie. Pourtant elle est présente dans toutes les sociétés humaines connues, ne serait-ce que pendant l’enfance. En effet, dans toutes les sociétés les enfants s’adonnent dès un âge précoce à des jeux de fiction, qui ne diffèrent d’ailleurs guère d’une culture à l’autre (sinon dans leurs thèmes). Or, ces jeux, loin d’être de simples « enfantillages », ont une fonction indispensable dans la maturation développementale des compétences sociales des individus. La raison en est que la fiction est intrinsèquement liée à une compétence mentale qui joue un rôle central dans le développement cognitif et émotif des êtres humains : la simulation. On peut définir la simulation mentale comme la capacité de produire de manière « endogène » des représentations, et en particulier des séquences événementielles. Une représentation « endogène » est une représentation qui n’est pas directement produite par une cause extérieure (par exemple une perception), mais est générée de manière interne à travers une collaboration de l’imagination et de la mémoire (épisodique et sémantique). De telles simulations jouent des rôles importants dans un grand nombre de conduites humaines, notamment dans la planification d’action, dans la compréhension et le souci d’autrui. Le souci d’autrui qui constitue une des vertus prosociales les plus importante, est en effet généré à travers des processus d’identification empathique, qui sont implémentés grâce à des simulations projectives (je me mets « à la place » d’autrui, comme on dit couramment).

7Les fictions publiques – et en particulier les fictions artistiques – sont des externalisations de simulations mentales, incarnées sous des formes actantielles (théâtre), verbales (littérature de fiction), visuelles ou audiovisuelles (image, film…). Il y a fiction en ce sens dès qu’une représentation est reconnue publiquement comme étant générée par une activité de simulation, par un « faire comme si », et que donc sa fonction pragmatique n’est pas de se référer à des faits, mais, comme Aristote l’avait déjà soutenu, de modéliser imaginativement une situation vraisemblable ou possible. C’est cette reconnaissance du statut pragmatique des représentations qui permet aux autres (les spectateurs, les lecteurs, etc.) d’entrer eux aussi dans le jeu, c’est-dire de réactiver la simulation encodée dans l’œuvre. Les fictions sont ainsi toujours (y compris lorsqu’elles sont réactivées par une lecture privée) des représentations socialement partagées et non pas des univers solipsistes. Le risque d’une contagion des croyances ou des comportements n’est donc pas dû au dispositif fictionnel comme tel, puisque celui-ci se présente avec le caveat qu’il est fictionnel, mais plutôt à des dysfonctionnements de son cadre pragmatique ou, comme dans le cas d’Emma, de la séparation psychologique entre représentations factuelles (donc vraies ou fausses) et représentations fictionnelles. De tels dysfonctionnements existent sans conteste, et il est important de comprendre leur mode d’action. Mais ils ne touchent pas réellement à la question de la nature de la fiction.

8Qu’en est-il enfin de la question du mode opératoire « non rationnel » des représentations fictionnelles ? Envahissent-elles réellement notre esprit au point de nous faire confondre fiction et réalité ? La réponse à cette question passe par une compréhension adéquate des processus d’immersion à travers lesquels nous faisons l’expérience du monde fictionnel et à travers lesquels la fiction opère cognitivement et émotivement. Comme Proust le note en parlant de ses lectures d’enfance et d’adolescence, lorsque l’on s’engage dans la lecture d’un récit de fiction, on « s’abstrait » d’une certaine façon du monde environnant, qui dès lors n’opère plus qu’à la périphérie de l’attention. Mais il ajoute aussitôt que la conscience de l’environnement réel n’est jamais totalement abolie : le monde réel flotte toujours sur les bords du monde romanesque, coloré par lui et le colorant à son tour. Dans Noé, Jean Giono décrit le même phénomène, mais vu du côté du créateur de fictions. Dans des pages célèbres, il décrit comment les personnages de son roman Un roi sans divertissement, une fois créés par son imagination, se sont mis à coloniser peu à peu l’espace réel de son bureau, et même le paysage des Alpes de Haute Provence se déployant au loin, de l’autre côté de la fenêtre. D’ailleurs l’immersion est une potentialité inhérente à tout processus attentionnel. Par exemple, le type de relation que nous entretenons avec notre propre corps lorsque nous vaquons à nos occupations quotidiennes est du même ordre : immergés dans notre activité, nous vivons notre corps comme une sorte de bruit de fond indistinct duquel s’élèvent de temps en temps des îlots de sensations, de perceptions ou d’impressions plus vivaces.

9Il est en fait doublement erroné de soutenir que lorsque nous lisons une fiction nous nous abîmons dans un théâtre d’ombres de nature solipsiste. D’une part, la situation d’immersion fictive a comme effet paradoxal de rehausser aussi notre présence au monde, mais une présence libérée du cercle perception-réaction. Dans l’immersion fictionnelle l’environnement réel et le monde fictionnel ne cessent de se toucher, de s’affecter, de se mêler. D’autre part, l’enjeu central des fictions est le même que celui de la vie humaine réelle : explorer les équilibres et déséquilibres entre ce qu’exige de nous notre irréductible dépendance d’autrui et ce que réclame notre non moins irréductible individualité. Les fictions narratives sont les terrains d’expérimentation virtuelle privilégiés de ces interrogations. Ce faisant, elles nous permettent de faire l’expérience de la contingence des formes de vie commune, dont celle dans laquelle nous sommes nés et avons grandi.

Bibliographie

Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.

Genette G., Fiction et diction, Paris, Le Seuil, 2004.

Goldman L., Child’s Play: Myth, Mimesis and MakeBelieve, Providence, Berg Publishers, 1998.

10.2307/j.ctv23hcfdp :

Lavocat Fr., Fait et fiction : Pour une frontière, Paris, Le Seuil, 2016.

Schaeffer J.-M., Pourquoi la fiction ?, Paris, Le Seuil, 1999.

Précédent Suivant

Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.