L’écoute aujourd’hui
p. 364-367
Texte intégral
1Depuis quelques années, la dimension sonore – non musicale – du monde a trouvé sa juste place dans les sciences humaines et sociales. Si, dans les décennies 1970-1980, seuls quelques chercheurs l’avaient prise en compte, l’introduisant en pionniers dans des domaines aussi différents que l’urbanisme, les études cinématographiques ou les sciences du langage, beaucoup d’équipes l’ont désormais intégrée à leurs problématiques ou sont en train de le faire. L’émergence des « sound studies », dans les années 1990, y est pour quelque chose. Ce champ interdisciplinaire où, par principe, on n’abstrait jamais les sons des processus concrets de leur production, de leur diffusion et de leur perception, a rapidement constitué un pôle d’attraction intellectuelle (il répondait à des questions latentes qu’il permettait de formuler), un espace « naturellement » critique (son objet exigeait une révision des habitudes de pensée et de nouveaux modes d’écriture), enfin, parce qu’il ne prétendait pas devenir une entité académique, un lieu-carrefour, suscitant des interdisciplinarités inédites.
2Son succès fut à la mesure de la longue survalorisation du visuel qui avait affecté l’ensemble des sciences humaines et sociales et de la surdité qui s’était installée à l’égard de tout ce qui relevait de l’audition, de l’écoute (impliquant un geste intentionnel) et de l’« auralité » (« aurality »), un néologisme traduisant une réalité non couverte par les deux premières notions : ce qui est entendu, sans être forcément écouté, par un sujet donné, l’est toujours selon les protocoles et les valeurs qui structurent sa perception. L’ajout de ce concept, souvent mis en relation avec celui d’« oralité » (« orality »), témoigne de l’importance accordée à l’écoute au sens large par les sound studies, qui s’appuyaient elles-mêmes sur des travaux précurseurs comme ceux d’Alain Corbin. L’écoute aussi a une histoire, technique, scientifique, culturelle, socio-politique, de telle sorte que le passé, parfois « audible » grâce aux archives sonores, n’en est pas pour autant « entendu » tel qu’il l’avait été.
3Or, à la différence de l’image, le son, selon la formule du concepteur sonore Daniel Deshays, « vit au présent ». Celui de l’archive, par exemple, piège l’oreille de l’auditeur, qui réagit d’abord comme s’il émanait de son propre présent. Le premier travail, quel que soit le domaine de recherche dans lequel on se situe, consiste donc à prendre la mesure de ce phénomène et à définir des protocoles pertinents pour contrôler l’écoute spontanée des enquêteurs et pour exploiter scientifiquement tout enregistrement, même perçu comme récent : reconstituer l’histoire du document, la culture auditive de l’époque et du lieu. Élaborant ainsi leurs méthodologies, les chercheurs-lecteurs – de textes ou d’images – sont progressivement devenus des chercheurs-auditeurs. L’écoute s’est ajoutée à leurs pratiques usuelles et fait elle-même l’objet de nombreuses études (allant de l’imaginaire technique des premiers auditeurs de radio à la sensibilité contemporaine au bruit). Parallèlement, une nouvelle histoire des sciences est en train de s’écrire, mettant au jour la part ignorée des phénomènes auditifs, des savoirs acoustiques et des technologies sonores dans les genèses ou les avancées de disciplines qui, dès la fin du xixe siècle, ont préfiguré les SHS. On peut ainsi parler d’un premier « tournant acoustique », antérieur d’un siècle environ à celui qui a été vécu et désigné comme tel par les « sound students ».
4Si le bouleversement de la façon de penser le son autour de 1900 est indissociable des inventions quasi simultanées, à la même période, du phonographe, du haut-parleur et du téléphone, qui avaient changé l’écoute ordinaire, l’émergence des « études sonores » a coïncidé avec une nouvelle transformation majeure de cette écoute, principalement due au succès du fichier audio numérique : un phonogramme dématérialisé (à la différence du disque et de la bande magnétique), dont le lecteur-« baladeur » était extrêmement mobile (beaucoup plus que le transistor et le lecteur de cassettes). Sa version la plus connue est le mp3, grand gagnant commercial à l’échelle planétaire du fait de sa taille réduite, plus facile à conserver et à transmettre. La réduction des données, ou compression, résultant d’un codage dit « perceptuel », fondé sur la modélisation mathématique des lacunes de l’oreille humaine, avait été calculée de façon à conserver une qualité de restitution jugée communément acceptable. Même si toute compression ne signifie pas dégradation, le phénomène dominant a été la standardisation d’une certaine idée de l’écoute, élaborée à partir du modèle économique de la première téléphonie et de ses deux sources théoriques : la psycho-acoustique et la théorie de l’information. Le fichier audio de basse définition a ainsi participé à la dilution des médias sonores dans le réseau global des technologies de communication et à l’immersion générale des auditeurs dans un monde bruyant, avec une musique de fond envahissante, une cacophonie vocale croissante et un « design sonore » de plus en plus présent.
5À l’égard de ce type de phénomènes liés à des ruptures médiatiques, une des leçons des études sonores est d’éviter les interprétations rapides, en s’appuyant sur les connaissances déjà acquises et en observant de près les effets multiples d’une technologie qui constitue aussi, toujours, une dimension de la vie humaine. Dans le cas du mp3 : la fatigue et l’appauvrissement de l’oreille, l’isolement potentiellement toxique de l’i-pod, mais aussi l’intensité des expériences affectives attachées aux écoutes de basse définition, observée par plusieurs chercheurs, une considérable démocratisation des productions musicales et des podcasts, la création de communautés numériques où l’on copie, transmet, réenregistre et commente, sans oublier la découverte, par ceux qui sont souvent des multi-auditeurs, de phonothèques virtuelles immenses offrant une large gamme de sons et en particulier de voix. Enregistrées en direct (à la radio), pas ou bien compressées (dans les podcasts de création), subtilement microphonées, écoutées à des moments et dans des lieux librement choisis, à l’aide de casques ou d’écouteurs permettant une perception fine et intime, ces voix qui parlent sont au centre d’une culture auditive nouvelle, balbutiante, mais déjà capable de produire et d’inspirer des œuvres.
6Dans un tel contexte, où la prise en compte effective de l’ouïe par les sciences humaines et sociales coïncide avec la formation de ce qu’on pourrait appeler une néo-audiophilie, mobile et fortement orale (alors que celle des années 1950-1960 s’était structurée autour du hi-fi et de la musique), une voie s’ouvre pour une double révision par les sciences humaines et sociales de la façon dont elles se conçoivent et de la façon dont elles conçoivent une transmission large de leurs savoirs. Celle-ci passe souvent aujourd’hui par le recours à l’image ou à l’audio-visuel et les récents podcasts, quelle que soit leur qualité, sont la plupart du temps de simples équivalents sonores de cours ou d’exposés. De nombreux secteurs de la recherche comportant des écoutes méthodiques, il serait assez facile de proposer aux auditeurs certaines d’entre elles, ou certaines de leurs composantes, non seulement pour mieux les éclairer sur ce qui a conduit aux résultats exhibés, mais pour les initier, via ces exercices, à l’exercice de la recherche elle-même. En dehors du champ des arts – en l’occurrence du théâtre – qui sera évoqué pour conclure, de telles propositions existent déjà, dans la formation des urbanistes, par exemple, ou dans l’apprentissage de l’histoire.
7Mais la perspective est plus générale. En 2003, Françoise Waquet (Parler comme un livre. L’oralité et le savoir xvie-xxe siècle) constatait, pour le déplorer, que les pratiques orales en sciences (échanges informels, séminaires, cours, colloques), essentielles dans la constitution individuelle et collective de la pensée, n’étaient pas considérées comme telles, et restaient mal connues. Or ce qu’elle décrit comme l’activité mutuelle d’un locuteur et d’auditeurs participant à un même effort de formulation suppose chez ces derniers un mode particulier d’écoute. Dans la formation à une telle écoute, le modèle théâtral peut avoir une fonction intéressante, puisque la voix dite « parlée », qui occupe dans cet art une place majeure, n’est pas sans points communs avec ce qu’elle est en sciences : la langue utilisée n’est pas quotidienne, la personne privée s’efface au profit d’un autre locuteur, fictif dans un cas, abstrait dans l’autre, l’écoute du public compte dans l’événement. Les spécialistes de théâtre, après avoir rappelé ce que devrait signifier concrètement la reconnaissance de l’oralité par les institutions du savoir (une acoustique des salles adaptée), peuvent indiquer que si l’écoute de discours si peu ordinaires ne va pas de soi (pensons aux difficultés croissantes de l’attention en milieu scolaire), il est possible de faire éprouver, par des exercices appropriés (la réécoute dûment guidée par de brefs extraits d’archives, par exemple), les plaisirs qu’elle peut procurer.
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Corbin A., « Historiographie de l’écoute », in Le son du théâtre xixe-xxie siècle. Histoire intermédiale d’un lieu d’écoute moderne, Larrue J.-M. et MervantRoux M.-M. (dirs), Paris, CNRS Éditions, 2016.
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Faburel G., Guiu Cl., Mervant-Roux M.-M., Torgue H., Woloszyn Ph. (dirs), Soundspaces. Espaces, expériences et politiques du sonore (école thématique du CNRS, 2011), Rennes, PUR, 2014.
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