Chapitre 9. Parures en coquillages et dents travaillées
p. 115-126
Texte intégral
1De nombreux sites du Magdalénien témoignent de l’intérêt des chasseurs-collecteurs pour différentes espèces contemporaines de coquillages collectées en Méditerranée et en Atlantique mais également pour des spécimens fossiles, parfois d’origine très distante des lieux d’abandon (Taborin 1992, Affolter et al. 1994, Eriksen 2002, Peschaux 2011). Au cours du Magdalénien supérieur, la circulation des coquillages s’intensifie et les différences régionales dans la sélection des supports apparaissent particulièrement marquées (Taborin 1992, Álvarez Fernández 2006, 2011, Maier 2015). Ces objets allochtones, échangés sur des distances dépassant 400 km dans certains cas, ont accumulé de longues et complexes biographies au cours de leur circulation jusqu’à leur fonction finale, avant d’être abandonnés ou perdus sur les sites. Les données technologiques montrent une grande variabilité des techniques d’aménagement et des usages des objets de parure (Taborin 1993, Álvarez-Fernández 2011). Les matières dures d’origine animale sont abondamment utilisées pour la confection d’objets de parure, et ce notamment au Magdalénien. L’emploi des dents comme matière première est fréquent et une vaste gamme de taxons est exploitée, incluant des ongulés, des carnivores et même des mammifères marins dans les régions relativement proches de la côte (Corchón et al. 2008, Álvarez Fernández 2010, Gutiérrez-Zugasti et Cuenca-Solana 2015). Les techniques employées pour la transformation des supports et les modalités d’usage des objets finis ont été décrites dans de multiples contextes (Álvarez Fernández 2006, Campmas et al. 2011, Vanhaeren et d’Errico 2017).
2En combinant les données relatives à l’origine des coquillages mis au jour à Peyrazet et à leurs modalités de transformation et d’utilisation, cette étude participe à la diagnose des activités menées sur le gisement. Par ailleurs, l’analyse des dents aménagées de Peyrazet vise à explorer si l’acquisition et la gestion des matières dures animales vouées à la confection des parures résultent de la même stratégie de collecte et s’intègrent aux autres activités du groupe en lien avec l’exploitation des ressources animales.
La parure en coquillages
Méthode
3L’identification des espèces de coquillages présentes dans l’assemblage suit les classifications disponibles dans la base de données CLEMAN pour les coquillages marins1. À la suite du travail d’identification taxinomique, la surface des coquillages, façonnés ou non, a été examinée à l’aide d’un microscope Leica Z6 APO afin de relever les modifications ante ou post mortem. Dans le cas de coquillages collectés et modifiés par l’homme, ces observations fournissent des informations sur l’environnement de collecte ainsi que sur les modifications taphonomiques et anthropiques qui ont suivi (d’Errico 1993, Dupont 2006, Vanhaeren et al. 2013, Rigaud et al. 2014, Rigaud et Gutiérrez-Zugasti 2016). Le degré de fracturation s’appuie sur l’analyse des altérations structurelles de la forme de la coquille : absence d’apex sur les gastéropodes, fractures sur le bord de l’aperture, modification de la forme de la coquille causée par le ressac (Barusseau 1973, Taborin 1992, Lozouet et Vigne 1994, Gorzelak et al. 2013), traces de prédation (Dietl et Kelley 2006, Rigaud et al. 2014, 2017). Les modifications d’origine anthropique résultant de la collecte, de l’aménagement et de l’utilisation des pièces ont été systématiquement relevées. Les traces de manufacture ayant entraîné la modification de la forme de la coquille ou consistant en l’aménagement d’un système de suspension ont été enregistrées, ainsi que les traces d’utilisation prenant la forme d’usure de surface ou de volume (Bonnardin 2009). Des données métriques de comparaison ont été utilisées pour vérifier les possibles modifications d’origine anthropique des scaphopodes présents dans l’assemblage. Deux référentiels constitués de dentales collectés par un ramassage à vue non sélectif ont été utilisés (Vanhaeren et d’Errico 2001, Vanhaeren 2002) : un référentiel actuel composé de 339 Dentalium vulgare, récolté sur les plages du bassin d’Arcachon, et un référentiel fossile regroupant 244 Dentalium sp. provenant du falun miocène de Saucats (Gironde). Les mesures enregistrées sur les dentales de Peyrazet et des collections de comparaison ont été enregistrées avec un pied à coulisse numérique et comprennent la longueur des dentales et le diamètre de leurs ouvertures (fig. 78).
Identification et origine des espèces
4Six espèces de gastéropodes et une espèce de bivalve ont été identifiées dans le Magdalénien de Peyrazet (tabl. 21, fig. 79). Le matériel est très souvent à l’état de fragments.
5Deux espèces de gastéropodes, Homalopoma sanguineum et Tritia sp., ont une origine exclusivement méditerranéenne au cours du Pléistocène (Poppe et Goto 1991). Les coquillages appartenant au genre Tritia peuvent être attribués aux espèces Tritia neritea et Tritia pellucida. Toutefois, leur grande variabilité intra-spécifique ne permet pas de les distinguer sur la base de critères morphométriques. Littorina obtusata est une espèce principalement atlantique, mais de rares mentions font état de sa présence en Méditerranée occidentale (Williams 1990, Hayward et Ryland 2017) et sur quelques sites paléolithiques du Sud de la France et de l’Est de l’Espagne (Cataliotti-Valdina 1984, Taborin 1992, Jordá Pardo et al. 2010). Cette espèce a donc pu être sporadiquement présente sur les rivages méditerranéens au Pléistocène. Les autres espèces de gastéropodes, de scaphopodes et de bivalves sont présentes tant sur les côtes atlantiques que méditerranéennes (Poppe et Goto 1993). Les deux Trivia peuvent être attribuées aux espèces T. monacha ou T. artica dont la seule distinction s’appuie sur la présence ou non de points noirs sur la portion dorsale de la coquille (Dommergues et al. 2006). Or ce critère n’est pas observable à Peyrazet. Le degré de préservation des surfaces et l’état fragmentaire des dentales limitent également leur identification spécifique, classiquement basée sur la présence et le nombre de cotes à la surface des pièces ainsi que sur leur courbure. Les dentales et le bivalve du genre Glycymeris sont des espèces aussi bien atlantiques que méditerranéennes qui se développent en eau profonde.
Analyse fonctionnelle
6Les bivalves sont exclusivement présents à l’état de petits fragments sur lesquels aucune intervention anthropique n’est identifiable.
7Un exemplaire de Tritia sp. présente une perforation en forme de croissant de lune proche du premier tour de spire, résultant d’une abrasion naturelle dans le ressac. Des traces du passage d’un spongiaire (petits puits de dissolution à la surface de la coquille) sont également visibles sur la pièce. Ces modifications indiquent que cette coquille a été collectée au sein d’une thanatocénose. Deux Tritia sp. portent une perforation dorsale complète (fig. 80, a-b). Le micro-écaillement des bords des perforations indique l’emploi d’une percussion posée depuis l’intérieur de la coquille. La pièce la mieux conservée présente en face ventrale une facette d’usure proche de l’aperture (fig. 80, c) résultant du frottement de l’objet sur une matière souple (cuir ou peau). Ce résultat indique qu’elle a été portée face ventrale contre le support, avant d’être perdue ou abandonnée sur le site. Les autres Tritia sp. sont munies d’une perforation envahissant le dos de la coquille dont les bords de fracture sont irréguliers et montrent de larges enlèvements sous forme d’écailles (fig. 80). Les bords de ces fractures anciennes ne sont pas usés et résultent de processus post-dépositionnels.
8Quatre spécimens d’Homalopoma sanguineum présentent une perforation dorsale complète réalisée par percussion posée depuis l’intérieur de la coquille (fig. 81). Les pièces restantes arborent aussi une perforation envahissante sur le dos de la coquille, dont les bords de fracture sont irréguliers et montrent de larges enlèvements sous forme d’écailles (fig. 81). Aucune usure d’utilisation n’a été observée sur cette espèce.
9Un exemplaire de Littorina obtusata est presque complet, seuls quelques millimètres de coquille semblent manquer au niveau du labre. Ce vestige ne présente aucune modification d’origine anthropique. Les autres spécimens sont très fragmentaires.
10Sur une des Trivia, peut s’observer le vestige d’une perforation dorsale associée à une facette d’usure (fig. 82) qui indique que cette pièce a été utilisée et suspendue avant d’être abandonnée sur le site.
11Les mesures prises sur quatre dentales non fragmentés (tabl. 22) montrent que pour deux pièces, les longueurs n’entrent pas dans la variabilité métrique naturelle des dentales (selon les référentiels), suggérant une intervention anthropique ayant conduit à la réduction de la longueur de ces pièces (Rigaud et al. 2019). À l’état naturel, les ouvertures des dentales intacts se caractérisent par des bords fins et aigus, perpendiculaires à l’axe du coquillage. Les extrémités des exemplaires de Peyrazet présentent des bords nets, larges, interceptant perpendiculairement le cylindre du coquillage. Cette morphologie s’observe sur certaines cassures naturelles dans les référentiels de comparaisons fossiles et modernes, ou après fracturation par flexion (Vanhaeren et d’Errico 2001). Des données expérimentales (Vanhaeren 2002) montrent que de très petits fragments de dentales, présentant des bords irréguliers identiques à ceux de Peyrazet, peuvent aussi être obtenus lorsqu’une aiguille trop large est utilisée pour enfiler les pièces. La pression de l’aiguille à l’intérieur du dentale aboutit alors au détachement du tronçon proximal (Vanhaeren 2002).
Discussion
12Les dentales et le bivalve du genre Glycymeris, qui sont des espèces d’eau profonde, ont vraisemblablement été collectés au sein de thanatocénoses. Les traces de bioérosion observées sur un gastéropode suggèrent également que certains d’entre eux ont été collectés sur une plage. Il y a 15 000 ans, le niveau de la mer était 100 m plus bas que l’actuel (Lambeck et Bard 2000, Lambeck et al. 2014), portant le gisement de Peyrazet à plus de 300 km des côtes atlantiques et méditerranéennes. La présence d’une Littorina obtusata intacte suggère qu’une partie des coquilles a été introduite à l’état brut sur le site. Les données métriques montrent également qu’un dentale de grande dimension pourrait aussi correspondre à un spécimen non modifié. Le reste du matériel présente un état de fragmentation différentiel. Les gastéropodes méditerranéens et un spécimen de Trivia sp. sont entiers et pour certains perforés, alors que les bivalves, gastéropodes et scaphopodes, présents en Atlantique et en Méditerranée, sont très fragmentaires et dépourvus d’aménagement. La petite dimension des fragments de dentales et les bords de fracture irréguliers aux extrémités indiquent qu’il s’agit plutôt de déchets de fabrication de parure réalisée sur place. L’introduction de coquilles non modifiées sur le site (un dentale et une Littorina obtusata), associée à des pièces non usées mais fragmentées (bivalves, Trivia sp. et Littorina obtusata) va dans le même sens. Les gastéropodes exclusivement méditerranéens (cf. Tritia sp. et Homalopoma sanguineum), non fragmentés, sont perforés de la même manière : aménagement d’une perforation dorsale sur le dernier tour de spire par percussion posée. Au moins une de ces pièces est usée. Un spécimen de Trivia sp. (d’origine méditerranéenne ou atlantique) est également perforé et usé. Contrairement aux autres coquillages, ces pièces ont été introduites déjà transformées en parure et en cours d’utilisation. Elles ont pu être perdues soit accidentellement au cours de leur port, soit après leur décrochement en vue d’être recyclées dans un nouveau décor confectionné sur le site.
Tabl. 22 – Mesures effectuées sur les quatre dentales non fragmentés (mm). En raison de la cassure longitudinale sur un des dentales les mesures des diamètres n’ont pas été effectuées (crédits S. Rigaud).
Diamètre maximum | Diamètre minimum | Longueur |
2,69 | 2,54 | 2,67 |
– | – | 3,49 |
2,19 | 2,19 | 0,75 |
3,81 | 2,33 | 17,22 |
Measurements taken on the four non-fragmented tusk shells (mm). Due to the longitudinal break on one of the tusk shells, diameter measurements could not be taken (credits S. Rigaud).
13Les espèces de gastéropodes introduites sur le site sont des espèces qui, à l’état frais, ont des couleurs hautement diversifiées. Les Littorina obtusata peuvent avoir des teintes se déclinant du jaune orangé au vert clair à foncé, jusqu’au rose, blanc, noir et marron. Les coquilles d’Homalopoma sanguineum sont rouge vif. Les Tritia sp. présentent des teintes plus sombres de marron et de vert. Les Trivia sp. sont rose pâle et les dentales sont eux parfaitement blancs. La présence de ces espèces sur le site indique que de multiples combinaisons de couleurs ont pu être constituées au cours de la confection des décors en coquillages, contribuant à matérialiser de potentiels messages visuels. Les espèces de coquillages identifiées à Peyrazet sont relativement ubiquistes au Magdalénien supérieur (Rigaud et al. 2019). Les Littorina obtusata, les dentales et les bivalves du genre Glycymeris et Cerastoderma sont largement répandus dans le Sud-Ouest de la France et le Nord de la péninsule Ibérique. Les Trivia sp. sont présentes sur six sites dans le Nord de l’Espagne et le Sud-Ouest de la France. Les espèces méditerranéennes Tritia neritea et Homalopoma sanguineum sont présentes sur dix-sept gisements au Magdalénien supérieur répartis entre le Nord de l’Espagne, le Sud-Ouest de la France, l’Ain et le Sud de l’Allemagne. Leur distribution illustre l’existence d’un axe de circulation Rhône-Rhin à cette période (Álvarez-Fernández 2001) et d’un vaste réseau de circulation s’étendant entre les piémonts nord-pyrénéens et l’ouest du Massif central, auquel participaient vraisemblablement les occupants de Peyrazet.
Les dents aménagées d’ongulés
Méthode
14L’analyse comprend l’identification anatomique et taxinomique des restes dentaires utilisés en objet de parure. Pour déterminer le nombre minimum d’individus sur lesquels ont été prélevées les dents, les appariements ont été systématiquement recherchés, en se basant sur des critères morphologiques (latéralisation, dimension de la dent, forme de la couronne et forme de la facette d’usure occlusale). Pour les canines de cerf, des critères morphologiques comprenant la forme de la couronne et de la racine, le degré de fermeture de l’apex de la racine et le degré de développement de la facette d’usure occlusale ont été utilisés pour identifier le sexe et l’âge des cerfs sur lesquels les dents ont été prélevées (d’Errico et Vanhaeren 2002). La surface des pièces a ensuite été examinée afin de relever les modifications microscopiques qui attestent d’évènements intervenus au cours de la vie des proies qui les portaient ou post mortem. Comme pour les coquillages, les modifications d’origine anthropique résultant de la collecte, de l’aménagement et de l’utilisation des pièces ont été également systématiquement relevées.
Matériel, identification et NMI
15Le cerf est représenté uniquement par deux canines perforées, appartenant à deux mâles adultes, l’un relativement jeune (fig. 83, A.1) et l’autre âgé (fig. 83, A.2).
16Les dents labiales clairement transformées en objet de parure (cassure en flexion et/ou incision labiale, n = 35) ou dents potentiellement utilisées (cassure ubiquiste, pièces intactes, n = 55) ont été prélevées sur deux espèces : le renne (n = 21 et 32) et le chamois (n = 11 et 3), auxquelles s’ajoutent vingt-et-une dents pour lesquelles l’espèce n’a pu être précisée (tabl. 23, fig. 83, B). Il s’agit principalement d’incisives et secondairement de canines (tabl. 23). Quatre appariements entre des incisives de renne et parfois la canine déciduale (fig. 83, B.1-2 : I1, B.3-4 : I3) et deux remontages (chacun entre deux I2 gauche) ont été effectués. Un remontage d’une I3 droite de chamois et trois appariements d’incisives et de canines déciduales (fig. 83, B.25-35) ont été effectués.
17Ainsi, les I2 de renne (dent majoritaire, tabl. 23) permettent de proposer un minimum de douze individus. Pour le chamois, les canines déciduales permettent de proposer un NMI de quatre individus (tabl. 23).
Analyse fonctionnelle
18Les deux canines de cerf sont perforées sur la racine (fig. 83, A). La canine provenant du jeune mâle présente plusieurs altérations de surface d’origine physico-chimique qui limitent la lecture technique. Ces altérations se traduisent par un émoussé général de la pièce et de petits puits de dissolution à sa surface (fig. 84, A). Des traces de rotation sont néanmoins encore visibles sur la paroi de la perforation (fig. 84, A) et un résidu rouge est présent sur la partie apicale de la perforation. La canine prélevée sur le cerf âgé est mieux préservée. Les faces linguale et vestibulaire de la racine sont couvertes de stries orientées dans l’axe d’allongement de la dent, indiquant que la racine a été raclée sur les deux faces à l’aide d’un tranchant lithique (fig. 84, H). La paroi de la perforation est droite et couverte de stries circulaires indiquant que celle-ci a été réalisée par rotation bifaciale (fig. 84, D-E). Les traces de rotation recoupent les traces de raclage, indiquant que la racine a été préparée par raclage, puis perforée par rotation. L’apex de la racine est absent et la racine est plus courte qu’usuellement observé sur les canines de cerf. L’analyse microscopique de l’extrémité de la racine montre les vestiges d’une hémi-perforation (fig. 84, F). La paroi de la perforation est lisse, brillante et aucune trace de rotation n’est visible, indiquant son usure avancée. L’extrémité de la racine est couverte de stries perpendiculaires à l’axe d’allongement de la dent. Les stries s’étendent de part et d’autre de l’hémi-perforation usée et recoupent les traces de raclage longitudinales de préparation de la racine pour sa perforation proche du collet (fig. 84, G). Ces traces attestent donc l’aménagement d’une nouvelle perforation et du sciage de l’extrémité apicale de la racine sur laquelle avait été aménagée une première perforation dont l’usure était très avancée. Des traces d’un pigment rouge sont visibles dans l’ancienne perforation (fig. 84, F) et sous la seconde perforation (fig. 84, H).
19Quarante-deux incisives ou canines de renne et chamois sont complètes sans aucune modification et treize portent une cassure non diagnostique (tabl. 23). Deux incisives de renne montrent une incision profonde, perpendiculaire à l’axe d’allongement de la dent, sur la face vestibulaire de la racine près du collet (fig. 83, B.1 et 3). L’incision est couverte de multiples stries de découpe indiquant le passage répété d’un outil tranchant pour inciser la dent (fig. 85, G). La racine est absente ou raccourcie sur 34 incisives ou canines de renne et chamois. Les fractures sont obliques et la partie vestibulaire de la surface de fracture est souvent couverte de fines stries de découpe (fig. 85). La forme de la fracture (fig. 85, A-B, I et P) et l’absence de stries de découpe sur la face linguale de la fracture (fig. 85, A-B et P) indiquent que les racines ont été fracturées par flexion après sciage de leur face vestibulaire. La racine est absente sur douze autres dents et aucune trace n’est préservée. La position des fractures et l’orientation oblique des surfaces de fracturation suggèrent néanmoins qu’une technique identique a été employée pour enlever les racines. Deux lots d’incisives de renne appariées sont constitués d’une incisive simplement incisée sur la face linguale de la racine et d’une incisive dont la racine a été sciée en face linguale et fracturée par flexion (fig. 83, B.1-4).
Discussion
20Dans le Magdalénien supérieur de Peyrazet, le cerf est peu fréquent alors que le renne a été abondamment exploité. Les données biostratigraphiques et chronologiques régionales montrent que cette tendance se retrouve sur les autres sites contemporains de la région : le cerf reste rare dans l’ensemble Périgord – Quercy au cours du Magdalénien supérieur et le renne prédomine (Langlais et al. 2012, Costamagno et al. 2016). La présence d’une canine de cerf fortement usée et présentant des traces de réparation pourrait indiquer un soin plus particulier pour des supports rares dans la région. Les canines de cerf perforées sont ubiquistes tout le long du Paléolithique supérieur européen (Vanhaeren 2002, Álvarez Fernández 2006, d’Errico et Rigaud 2011).
21Pour le renne, les données archéozoologiques (Costamagno dans ce volume) montrent notamment une surreprésentation des dents labiales qui suggère leur introduction préférentielle sur le site, accumulées lors du traitement d’une partie des carcasses hors du site. Le chamois est quant à lui également documenté dans la région, à l’abri Murat (Langlais et Costamagno 2019). L’étude archéozoologique indique, comme pour le renne, une surreprésentation des incisives parallèlement à son exploitation pour la viande, la moelle et la peau.
22Les incisives et canines de renne et de chamois ont été transformées et utilisées de manière identique sur le site. Une première synthèse publiée sur ces objets de parure a mis en évidence la fréquence de ces objets au cours du Magdalénien (Poplin 1983). L’actualisation du corpus confirme ce résultat (Rigaud et al. 2019). Le renne et le bouquetin mais aussi le cerf et l’aurochs sont représentés (Desbrosse 1972, Poplin 1983, Bonnissent et Chauvière 1999, Berganza et Arribas 2010, Campmas et al. 2011, Dachary et al. 2020). Plus rarement et seulement dans la région alpine, des incisives de marmotte ont été utilisées (Bullinger et Müller 2005). L’emploi des dents labiales de renne et chamois pour la confection de parure à Peyrazet indique donc son insertion dans une tradition largement répandue en Europe de l’Ouest au cours du Magdalénien.
23Les modifications observées sur les dents, qu’il s’agisse des incisions labiales sur les racines ou des cassures par flexion, ne permettent pas d’identifier de système de suspension évident telle une perforation ou une gorge. Néanmoins, comme cela a déjà été souligné auparavant (Poplin 1983) des exemples historiques de parures réalisées avec de tels objets sont documentés. Deux configurations sont observées : les incisives peuvent être cousues individuellement sur un support et maintenues par un lien passant sur la racine (fig. 86), ou les incisives peuvent être extraites de la mandibule en bloc, encore attachées au ligament gingival, qui est préservé et séché afin de suspendre les rangées complètes de dents labiales (fig. 86). Dans certains cas, les racines peuvent être accidentellement cassées lors de l’extraction ou sciées et fracturées volontairement pour régulariser l’ensemble. La présence à Peyrazet de quelques séries de dents labiales prélevées sur les mêmes animaux renforce l’hypothèse d’un prélèvement des dents encore attachées au ligament gingival. Les incisions labiales et les fractures résultent dans ce cas de la découpe de la mandibule et de l’extraction des dents. La présence sur le site de dents à la racine complète et de dents à la racine fracturée appartenant aux mêmes séries dentaires appuie l’idée de cassures accidentelles au cours de l’extraction.
Une dent de loup travaillée
24Une canine supérieure droite de loup (Canis lupus) a été découverte dans la couche 4 de Peyrazet (fig. 87, A). Cette dent mérite une description particulière pour deux raisons : elle est le seul reste de loup de l’ensemble magdalénien et elle a été travaillée. Une fracture spirale lui a fait perdre sa partie linguale, invalidant toute analyse biométrique. Nous pouvons toutefois affirmer qu’en termes de longueur, cette dent s’inscrit parfaitement dans l’intervalle de variation des loups datés de la fin du Pléistocène (Boudadi-Maligne 2010, Boudadi-Maligne et al. 2012).
25Cette canine présente, au niveau de la partie apicale de la racine et en face vestibulaire, des traces de raclage longitudinales (fig. 87, A). Ces traces ne peuvent, à notre connaissance, être mises en relation avec aucune étape connue de la chaîne opératoire de boucherie. Nous pouvons cependant émettre l’hypothèse d’une préparation de la dent – enlever les derniers lambeaux du ligament péridontal – en vue de sa transformation. Ce type de modifications a été mis en évidence dans d’autres gisements du Magdalénien supérieur : à l’abri du Morin (fig. 87, B-C ; Boudadi-Maligne et al. 2012), dans la couche 3 de la grotte Duruthy (Sorde-l’Abbaye, Landes) et peut-être à la Madeleine en Dordogne (Langlais com. pers.). Cette récurrence indique un intérêt particulier pour cette dent potentiellement porteuse de symboles forts.
Conclusions
26Les stratégies d’acquisition développées pour la confection des parures au Magdalénien montrent que les ornements corporels sont des éléments qui participent à un large système économique et symbolique (Rigaud et al. 2014, 2017, 2019).
27L’analyse des objets de parure en coquillages de Peyrazet montre une origine bidirectionnelle, impliquant un axe de circulation étendu jusqu’aux rivages atlantiques et un autre depuis la Méditerranée. Les données technologiques sont mises à contribution pour discuter de l’accessibilité différentielle de certains types de matériaux. Les supports exclusivement méditerranéens sont plus souvent entiers et aménagés, finis et usés (tabl. 21), abandonnés ou perdus sur le site, alors que les supports atlantiques ou méditerranéens sont plus fragmentaires et non aménagés, sans doute introduits bruts et transformés sur place. Naturellement très colorées, les espèces parvenues sur le site ont pu permettre de coder différents symboles. La présence des mêmes espèces dans certains sites contemporains de la région (tels Combe-Cullier, Murat ou Rochereil) participe à identifier le territoire exploité par des communautés partageant les mêmes standards esthétiques et symboliques que les occupants de Peyrazet au cours du Magdalénien supérieur.
28Pour les dents, aucune usure n’est observée sur les éléments attribués au renne et au chamois, suggérant qu’elles n’ont pas été utilisées préalablement à leur introduction et leur abandon ou perte sur le site. Cette hypothèse s’accorde avec les observations faites sur une partie des coquillages transformés en parure et cousus sur le gisement. L’introduction préférentielle des dents labiales sur le gisement, probablement toujours maintenues dans le ligament gingival, sous-entend une planification de leur apport pour la confection sur place de parure, sans doute en relation avec les autres registres d’activité (Langlais et al. dans ce volume).
Notes de bas de page
1 En ligne : http://biotaxis.fr/clemam/index.clemam.html.
Auteurs
solange.rigaud@u-bordeaux.fr
CNRS, UMR 5199 PACEA, Université de Bordeaux, bâtiment B2, allée Geoffroy Saint Hilaire, 33600 Pessac
costamag@univ-tlse2.fr
CNRS, UMR 5608 TRACES, Université Toulouse-Jean Jaurès, Maison de la Recherche, 5 allées Antonio Machado, 31000 Toulouse
myriam.boudadi-maligne@u-bordeaux.fr
CNRS, UMR 5199 PACEA, Université de Bordeaux, bâtiment B2, allée Geoffroy Saint Hilaire, 33600 Pessac
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