Introduction à la première partie
p. 21-26
Texte intégral
1L’arrivée au pouvoir de Mussolini et de Hitler bouleverse le champ intellectuel et la conception de l’éducation des sociétés italienne et allemande. Les fascistes et les nazis mettent rapidement en place un système d’endoctrinement des masses, destiné à créer un consensus politique national les rituels collectifs envahissent la vie sociale. Parallèlement, ils se posent la question de l’éducation des générations futures, afin de permettre la poursuite de ‘‘l’œuvre révolutionnaire”. Former l’Homme nouveau et le mettre en scène sont donc les deux revers d’une même ambition totalitaire.
Former l’Homme nouveau…
2Tant en Allemagne nazie qu’en Italie fasciste, les élites qui accèdent au pouvoir sont le produit d’une longue période de gestation idéologique, tout en appartenant à une même génération, entrée dans l’âge adulte dans l’enfer des tranchées. Elles exaltent la jeunesse et attendent de l’école et du parti qu’ils défassent « chez les jeunes générations tout ce que les civilisations chrétienne et libérale avaient sédimenté de conceptions et de comportements humanistes1 », afin de refonder la nation en changeant le style de vie des citoyens. Le fascisme choisit ainsi comme hymne officiel Giovinezza, Giovinezza2, qui était celui des Arditi, « un vieil air estudiantin adapté aux mythes de la guerre qui exaltait le courage physique, la jeunesse, la passion, le mépris de la mort3 ».
3Dans cette optique, les masses font l’objet de toutes les attentions. Hitler explique dans Mein Kampf comment aborder les masses : « Celui qui veut gagner les masses, doit connaître la clef qui ouvre les portes de leur cœur. Elle ne s’appelle pas l’objectivité, c’est-à-dire la faiblesse, mais la volonté et la force4. » La politique sociale que mettent en place les fascismes cherche à atteindre la sensibilité des masses pour imposer uniformément une vision du monde et l’idéologie dont elle découle. Les masses sont éduquées à penser dans le sens de la doctrine. C’est pourquoi l’enseignement est total : tous les domaines sont couverts par l’éducation nationale-totalitaire, ou sont susceptible de l’être la pénétration des savoirs et des mythes – dont la frontière est abolie – est censée toucher l’ensemble de la population, transcendant la frontière privé-public. En Italie fasciste et en Allemagne nazie, les organisations de loisirs, touchant les domaines les plus divers, de la puériculture aux sports en passant par l’art, sont appelées à transmettre aux populations le sens des « nouvelles valeurs ».
4Le sport, en particulier, est un instrument d’éducation des masses plébiscité par la doctrine fasciste. En Allemagne nazie, le but premier de l’encadrement völkisch est l’éducation du corps. Hitler part du principe « qu’un homme qui a peu de culture scientifique, mais qui, en contrepartie, est physiquement sain, pourvu d’un caractère bon et fort et qui est aussi déterminé et possède une grande force de volonté, est plus précieux pour la communauté qu’un homme spirituel sans énergie5. »
5On comprend que dès leur arrivée au pouvoir, fascistes et nazis entreprennent d’organiser ou de réorganiser le mouvement sportif. Il s’agit de créer les conditions administratives, idéologiques et matérielles d’une pratique sportive de masse.
6En Allemagne, les dirigeants sportifs sous la République de Weimar avaient déjà réalisé le plus gros du travail, mais dans une perspective de « démocratisation » du sport. Le sport était considéré comme une pratique éminemment allemande, inscrite dans la célébration communautaire de la fusion des individus dans le corps du peuple, tout en visant un accomplissement de l’individu, une forme d’émancipation (notamment par rapport au joug familial, pour les jeunes filles). Les nationaux-socialistes prolongeront cette tradition, la vidant de son aspect ‘‘individualiste-libérateur”, pour la mettre au service de leur projet d’encadrement total des masses.
7En Italie, en revanche, l’ensemble de la tâche incombait au nouveau gouvernement fasciste. En particulier, la carence d’équipements poussa les autorités fascistes à élaborer un véritable programme de construction d’équipements éducatifs pour le sport.
8Dans cette partie, on étudiera donc comment l’Italie fasciste et l’Allemagne nazie ont cherché, concrètement, à favoriser la plus large pratique sportive possible des masses, dans le sens de la doctrine officielle du régime, et en fonction de ses projet internes (créer l’Homme nouveau) et externes (la conquête). On insistera ainsi sur la conception et la construction des espaces du sport nécessaires pour permettre une telle pratique. Car les nombreuses constructions sportives réalisées sont le produit direct de l’évolution politique de ces deux pays. La croissance du sport et le besoin d’équipements sportifs sont impulsés par la volonté de modeler une société prête au combat. L’Italie mussolinienne et l’Allemagne hitlérienne suivent dans cette entreprise des chemins différents, du fait d’une expérience du passé dissemblable entre les deux pays. Mais on ne saurait sous-estimer la proximité – grandissante au fil des années – des programmes italien et allemand dans le domaine de la pratique sportive. Ils sont unis par une même ambition faire du peuple un bataillon dévoué des nouveaux empires. Dans cette optique, les équipements sportifs sont comme des casernes d’un genre nouveau.
…Et le mettre en scène
9Dans un texte célèbre, Cornelius Castoriadis critique le spectacle, « performance d’un individu ou d’un groupe devant le public impersonnel et transitoire », en tant que « modèle de la socialisation contemporaine, dans laquelle chacun est passif relativement à la communauté et ne perçoit plus autrui comme sujet possible d’échanges, de communication et de coopération, mais comme corps inerte limitant ses propres mouvements ». Et il lui oppose la fête, cette création immémoriale de l’humanité permettant une communication positive entre les individus, sans qu’ils soient soumis à un pôle extérieur à eux et ayant pour fonction de faire exister la fête – annihilée par le spectacle6.
10Les rencontres sportives relèvent apparemment du spectacle au sens de Castoriadis ; les athlètes s’affrontent devant des spectateurs et sont chargées de « faire le spectacle ». Mais dans la mesure où la rencontre sportive se déroule dans une enceinte commune aux spectateurs et aux acteurs, et dans la mesure où tous – par l’identification totale des premiers aux seconds – se rattachent à une même communauté ainsi mise en scène, le spectacle sportif se veut festif d’autant plus festif qu’il s’inscrit, dans les régimes totalitaires fasciste et nazi, dans le prolongement de cérémonies politico-religieuses. L’architecture sportive, par la mise en scène de la masse – dont les sportifs ne se distinguent en rien – qu’elle peut induire, abolit donc la distinction entre le spectacle et la fête.
11Les fascistes italiens, pourtant, furent longtemps réservés à l’égard du spectacle sportif. Cette réserve est visible dans la politique sportive lancée à partir du milieu des années 1920, qui privilégie les équipements multisports nécessaires pour la pratique sportive de tous les Italiens. Les supporteurs de football, par exemple, sont mal vus : ils manquent de discipline, leur fanatisme désordonné paraît difficilement conciliable avec l’idéologie fasciste. Puis, avec la Coupe du monde de football de 1934, organisée en Italie, cette réserve tombe. Alors que l’utilisation du sport à des fins politiques n’est, par exemple, pas du tout admise en Grande-Bretagne7, les dirigeants fascistes voient dans le spectacle sportif le moyen de faire la propagande de leur régime et de leur doctrine. De plusieurs façons par la mise en scène de masses disciplinées, c’est-à-dire conformes aux codes fascistes par la mise en évidence de la bonne organisation fonctionnelle permise par le fascisme par les performances des sportifs, elles aussi mises au crédit du régime fasciste – il n’est, en 1934, pas encore question, ou peu, de « race italienne » : le champion témoigne davantage de la supériorité politique du régime fasciste que de talents innés dus à sa race.
12L’orientation de la politique sportive fasciste vers la valorisation des performances sportives répond à la priorité dorénavant donnée, en Italie, au spectacle, qui représente en outre l’intérêt d’offrir aux masses populaires un exutoire précieux : « Le spectacle sportif est nécessaire pour que la jeunesse s’enflamme à la vue des matchs qui donnent aux spectateurs l’impression d’une douche réparatrice après une semaine de travail8 », écrit ainsi l’auteur fasciste Barbarino.
13Cette évolution ne se fit pas sans conflits – où l’on comprend que les régimes fascistes, de structure composite, « ne furent pas statiques9 ». En ce sens, l’évolution du sport vers le spectacle, en Italie fasciste, est aussi l’expression d’une évolution qui tend vers la radicalisation, vers le totalitarisme. Selon Renzo De Felice, le fascisme italien s’est mué, à partir de 1937-1938, en « un authentique régime totalitaire. […] Le trait spécifique de ce totalitarisme résiderait dans la politisation à outrance de la société civile, entamée au lendemain de la guerre d’Éthiopie, et s’effectuant parallèlement à la dépolitisation de l’État10 ». Après la prise de l’Éthiopie, « l’excitation et l’effort de guerre » s’accompagnent en effet d’une « révolution culturelle » et d’un « bond totalitaire » dans la nation11.
14Mais si l’avènement du spectacle sportif coïncide avec l’installation du totalitarisme en Italie fasciste et en Allemagne nazie, il n’en est pas moins lié à des traditions festives nationales, pour certaines anciennes, pour d’autres inventées par ces régimes totalitaires sur le modèle de la religion chrétienne. Régulièrement sollicitées pour des fêtes politiques ou nationales, les populations s’adonnent avec joie au ‘‘supportérisme” dans les manifestations sportives.
15Cet aspect est plus important en Allemagne qu’en Italie ; ou, pour être plus précis, le lien entre les grandes manifestations sportives et les rituels festifs nationaux s’y est opéré de façon plus harmonieuse et donc plus efficace : les Jeux olympiques de 1936 sont un exemple qui ne trouve pas d’équivalent. Si toute mise en scène des Jeux olympiques est enfermée dans un cadre de cérémonies obligatoires, le régime nazi, avec ses nombreuses et gigantesques infrastructures, grâce à la mobilisation de Berlin et de l’Allemagne, et en puisant dans sa tradition festive, a dominé la scène au point de réduire les traditions olympiques à un faire-valoir nazi.
16L’Italie n’en possédait pas moins, notamment avec le culte du Licteur, toute une série de célébrations (fêtes de la nation, anniversaires du régime, culte des morts au combat, etc.) qui préparèrent le terrain aux manifestations sportives de masse12.
Notes de bas de page
1 Philippe Burrin, « Nazisme et homme nouveau » in Marie-Anne Matard- Bonucci, Pierre Milza (dir.), L’Homme nouveau dans l’Europefasciste, op. cit., p. 73.
2 Cet air précédait toujours la Marche Royale. Sur les activités de la jeunesse en Italie fasciste, cf. A. M. Fabbri (Luigi Preti), Giovinezza, giovinezza…, Milan, Mondadori, 1964.
3 Emilio Gentile, Le origini dell’ideologia fascista. 1918-1925, Bologne, II Mulino, 1996 [1975], p. 166.
4 Adolf Hitler, Mein Kampf, 2 Bde in einem Bd., Munich, 1937 (Bd. i 1925, Bd. ii 1927), p. 160 et suiv., cité in Ernst HOJER, Nationalsozialismus und Pädagogik. Umfeld und Entwicklung der Pädagogik Ernst Kriecks, Würzburg, Königshausen & Neumann, 1997, p. 7.
5 Adolf Hitler, Mein Kampf, op. cit., p. 452, cité in Ibid., p. 32.
6 Cf. Cornelius Castoriadis, Capitalisme moderne et révolution, Paris, Union générale d’édition-10/18, 1979, p. 168 et suiv.
7 Cf. Richard Holt, Tony Mason, « Le football, le fascisme et la politique étrangère britannique : L’Angleterre, l’Italie et l’Allemagne, 1934-1935 » in Pierre Arnaud, Alfred Wahl (dir.), Sports et relations internationales Actes du colloque de Metz-Verdun, 23-25 sept 1993, Metz, 1994, p. 73-95.
8 Camillo Barbarino, Lo sport fascista e la razza, Turin, G. B. Paravia, Collana “L’Italia nuova”, 1937, p. 57.
9 Robert O. Paxton, Le Fascisme en action, op. cit., p. 203.
10 Pierre Milza, Les Fascismes, op. cit., p. 154.
11 Renzo de Felice, Mussolini : il Duce. Lo stato totalitario, 1936-1940, Turin, Einaudi, 1996 [1981], p. 100.
12 Emilio Gentile, Il culto del littorio, op. cit., p. vii.
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