I. 1747 - 1836. Les origines
p. 9-20
Texte intégral
1La vie de madame Sabatier commence comme un roman d’Alexandre Dumas. Un haut fonctionnaire, futur pair de France, séduit une lingère. Un enfant va naître de cette liaison passagère mais il est naturellement hors de question de le légitimer : le haut fonctionnaire, promis à une brillante carrière, est marié. Toutefois, ce dernier semble éprouver plus de scrupules ou montrer plus d’habileté que le procureur de Villefort du Comte de Monte-Cristo. Il n’abandonne pas l’enfant mais décide de lui trouver un père assez discret pour étouffer le scandale qui n’aurait pas manqué de secouer la petite ville de province dans laquelle il était en poste, compromettant gravement son avenir dans l’administration et le monde politique. L’histoire paraît trop belle pour ne pas avoir été inventée. Cependant, la Présidente assurait tenir cette confidence de sa propre mère et rien ne permet aujourd’hui de mettre sa parole en doute puisqu’au contraire, des documents viennent corroborer cette version. Ce père naturel a été facilement identifié ; Edmond Richard, premier hagiographe de madame Sabatier nous le désigne sans le nommer explicitement :
En parlant de sa nativité [sic, mais Chateaubriand lui-même avait déjà employé ce terme dans une acception équivalente dans les Mémoires d’outre-tombe et le mimétisme n’est pas à exclure] et de son enfance, la Présidente, dans le laisser-aller de ses confidences, évoquant le souvenir de Mézières, rappelait que sa mère devait à sa beauté d’avoir été courtisée exceptionnellement et que la seconde faute dont elle était issue, elle, Apollonie, relevait du plus haut fonctionnaire de l’administration civile, homme riche et titré chez qui Marguerite Martin, de son état de lingère, était occupée à la journée1.
2Le préfet des Ardennes, en 1822, s’appelait Louis Harmand d’Abancourt.
La famille Harmand
3Le 9 janvier 1747 naissait à Souilly2, petite ville de la Meuse située à vingt kilomètres au sud de Verdun, Nicolas-François Harmand. Son père, Étienne Harmand, issu d’une famille de propriétaires ruraux, occupait une charge d’avocat au Parlement. Suivant son exemple, après des études à Sainte-Barbe, Nicolas-François débuta une carrière juridique, d’abord en tant qu’avocat au Conseil supérieur de Châlons-sur-Marne en 1771, puis au bailliage de Château-Thierry, en 1775. Son mariage avec Marie Benoîte Valentine Gaussart fut couronné par la naissance, à Châlons, d’un fils, Anne Pierre Étienne Louis, le 23 août 1774.
4On manque d’information sur les activités de l’avocat, mais on peut penser qu’il sut faire preuve d’entregent et suscita la confiance de ses concitoyens en rédigeant « avec une grande sagesse le cahier [de doléances] de son bailliage3 » puisqu’il fut élu, le 24 mars 1789, député [du Tiers] de Château-Thierry aux états généraux. Composée de 1 139 membres, dans leur immense majorité provinciaux et sans expérience des affaires publiques, cette assemblée, convoquée le 5 mai pour la séance solennelle d’ouverture, autoproclamée le 17 juin Assemblée nationale puis, le 9 juillet, Assemblée constituante, marqua les débuts de Nicolas-François en politique. Il s’y avéra prudent et habile, et ne cessa, nous dit l’abbé Angot dans la notice qu’il lui consacre, de voter avec la majorité. Il se distingua toutefois le 5 octobre 1789, lorsqu’une colonne de femmes du faubourg Saint-Antoine et des Halles conduite par l’huissier Maillard se rendit à Versailles pour réclamer du pain, puisqu’on le compte parmi les quatre députés qui parurent au balcon avec le roi pour calmer la foule4. On sait aussi qu’il signa le serment du Jeu de paume et vota en faveur des assignats et pour le rattachement d’Avignon. En 1791, il publia à Paris un Catéchisme de morale pour l’éducation de la jeunesse, ouvrage réédité en 1793, mais aujourd’hui oublié.
5Après la dissolution de la Législative, il fut envoyé en mission à l’armée du Nord, puis à celle de Sambre-et-Meuse. C’est dans ce cadre qu’il sauva la ville de Maubeuge, menacée de siège, en septembre 1792. On retrouve ensuite sa trace sous le Directoire comme régisseur des subsistances des armées, poste stratégique dans le contexte historique des campagnes d’Italie et d’Égypte. Enfin, sous le Consulat, il fut nommé préfet de la Mayenne5. Créé en 1800 par le Premier consul, le corps préfectoral était recruté en majorité parmi les anciens membres des assemblées révolutionnaires ayant surtout affiché une couleur politique modérée. Nicolas-François avait toutes les qualités requises pour se fondre dans ce moule et il sut, a priori, remplir ses fonctions avec fermeté, comme le prouve ce rapport sur la répression du brigandage qu’il adressa le 3 messidor an XIII [22 juin 1805] au sénateur Lemercier :
Le département dans les premières années de mon administration a été purgé au moins de cent brigands par la peine capitale, les fers, la déportation, la réclusion et la fuite volontaire l’ont délivré d’un nombre au moins égal. Il est depuis plus d’un an tellement nettoyé qu’il serait difficile d’indiquer un seul brigand connu par quelque crime ou quelque violence […]6.
6Le petit avocat s’était mué en implacable défenseur de l’ordre tout en maîtrisant l’art de souligner ses mérites. Préfet jusqu’en 1814, il fut fait baron d’Abancourt par Napoléon par lettre patente du 14 avril 1810 et mourut à Senlis, au domicile de sa fille aînée, le 31 décembre 1821.
7Son fils Louis Harmand, après l’avoir assisté dans l’administration, devint secrétaire particulier du général Victor en Hollande, de 1803 à 1805, puis, bénéficiant de la protection de Chaptal, entra comme surnuméraire au ministère de l’Intérieur. Il obtint la sous-préfecture de Savenay en 1809, puis de Mézières en 1810, année où il fut nommé auditeur au Conseil d’État. Son premier enfant Marie Louise Amélie, naîtra le 8 décembre 1812. La même année, il avait épousé Anne Émilie Desevre.
8En 1814, il fut nommé préfet des Hautes-Alpes. Malgré cette promotion due à l’Empire, il se rallia à Louis XVIII durant la première Restauration et – étape décisive dans sa carrière – y resta fidèle pendant les Cent-Jours. Il lui aurait pourtant été facile de se joindre aux troupes impériales qui, sur le chemin de Paris, firent halte à Gap. Mais, intuition politique ou crainte de l’aventure, il préféra quitter la ville après avoir signé une proclamation dans laquelle il traitait l’empereur d’« aventurier [venu] remettre en question le sort de la France, si heureuse sous le sceptre tutélaire et glorieux des Bourbons ». Destitué par Napoléon le 9 mars 1815, il défendit les frontières de son département aux côtés du lieutenant général Ernouf7 et du comte de Saint-Priest en qualité de commissaire du roi. Il tenait cette fonction du duc d’Angoulême, fils du comte d’Artois, le futur Charles X. Moins d’une semaine après l’abdication de l’empereur, il fit placarder dans son département une nouvelle proclamation dont la veine nous éclaire sur son sens des opportunités, puis réintégra sa préfecture de Gap8 :
Proclamation
Habitants des Hautes-Alpes
La main de la Providence a renversé le trône de l’usurpateur et brisé le joug qu’il appesantissait sur vous.
Votre Roi vous est revenu : il revient à vous – entouré de ce cortège de vertus qui l’ont fait admirer dans l’adversité et bénir sur le trône.
Libres maintenant, et dégagés de toute crainte, vous pouvez donner l’essor à vos sentiments qui furent trop malheureusement comprimés d’abord par l’appareil militaire, par la défection des régiments qui occupaient vos forteresses, et par la terreur qu’on était parvenu à vous inspirer.
Ceux mêmes d’entre vous que des suggestions étrangères ont égaré un moment, pourraient-ils balancer maintenant à donner l’exemple de la soumission et du retour à l’autorité légitime ? Ne savent-ils pas bien que la clémence est la première des vertus de notre bon Roi, et qu’il semble n’avoir reçu du ciel le droit de punir que pour user de celui de pardonner ? Hâtez-vous donc de proclamer vos sentiments, de rejeter les couleurs de la rébellion, et d’arborer celle du Lys ! N’attendez pas que des ordres supérieurs ou le développement des forces militaires vous le commandent.
Que votre conduite actuelle réponde par avance à ceux qui se méprendraient sur les causes de votre conduite passée, et qui seraient tentés d’attribuer à une coupable indifférence ce qui n’était que le résultat de la crainte et d’une influence étrangère.
Gardez-vous de perdre un moment ! Que du haut de vos forteresses et de vos villes, le drapeau blanc, symbole à la fois de fidélité et de paix, atteste votre soumission et votre dévouement ! Je n’attends que ce signal pour me rendre dans votre sein et proclamer au milieu de vos chants d’allégresse, notre retour à la paix, au bonheur et à l’autorité de notre bon Roi.
Vive Louis XVIII ! Vivent les Bourbons !!!9Donné à Aix, le 28 juin 1815
Le commissaire du Roi
Préfet des Hautes-Alpes
Harmand
10Si l’on tient compte de l’épisode des Cent-Jours, son administration dans les Hautes-Alpes dura moins de deux ans, laps de temps cependant suffisant pour qu’il laissât son empreinte dans la région : un canal d’irrigation situé sur la commune de Ribiers, bien que désaffecté, porte encore son nom. Dans un mémoire destiné à faire valoir les droits de cette ville sur le « canal Harmand » à l’occasion d’un conflit juridique qui l’opposait à Sisteron, un avoué de Gap, C. Faure, rappelait en 1863 « l’honorable magistrat qui administrait alors le département9 » et le présentait, non sans quelque pompe, comme « l’habile administrateur qui [avait] inauguré dans les Hautes-Alpes l’ère des grands travaux d’utilité publique10 ».
11Son administration ne laissa toutefois pas toujours dans le cœur des habitants placés sous sa responsabilité un souvenir aussi idyllique. Nommé par le duc d’Angoulême administrateur civil de la huitième division militaire de Marseille en juin 1815, puis, le 14 juillet, préfet du Puy-de-Dôme par un Louis XVIII reconnaissant, on peut penser qu’il manifesta, dans sa nouvelle affectation, un zèle excessif pendant la Terreur blanche. André Billy retrouva le texte d’une lettre anonyme, probablement écrite à la fin de 1816, qui montre que Louis Harmand, suivant l’exemple de son père dans la Mayenne, ne craignait pas d’utiliser la répression11.
Le département du Puy-de-Dôme a été l’un des plus tranquilles du Royaume aux époques désastreuses de la Révolution. Les événements du 20 mars y trouvèrent peu de partisans ; on fut soumis, mais on fut sans dévouement. Durant les Cent-Jours, aucun individu ne fut vexé dans sa personne ou dans ses propriétés.
Le rétablissement de l’autorité royale n’éprouva nulle part d’opposition. L’arrivée et le licenciement de l’armée des Alpes et de celle commandée précédemment par le général Grouchy ne purent altérer le respect et l’obéissance que les lois et le gouvernement ont toujours obtenus en Auvergne.
L’administration de ce département était facile. Il ne lui fallait qu’un homme sage, circonspect et modéré. M. Harmand ne l’a point été ; il s’est irrévocablement aliéné l’esprit de la population.
1) En administrant sous l’influence des sociétés secrètes.
2) En s’entourant d’hommes flétris par une inconduite notoire ou par des excès révolutionnaires.
3) En provoquant ou ordonnant la destitution de 300 fonctionnaires publics.
4) En introduisant dans les fonctions, et notamment dans les justices de paix, des banqueroutiers, des prolétaires, d’anciens laquais et de simples ouvriers.
5) En abusant de la loi du 29 octobre12 par les nombreuses arrestations qu’il a ordonnées.
6) En condamnant illégalement à trois mois d’emprisonnement des citoyens absous par les tribunaux ; en sorte que le département du Puy-de-Dôme a présenté le scandaleux exemple d’un administrateur déclarant constants des délits que les autorités judiciaires avaient déclaré ne point exister.
7) En faisant payer une amende de 1 100 francs sous peine de prison, au S. Luquet, propriétaire à Beaumont, acquitté par le tribunal de Clermont et par la Cour royale de Riom, d’une accusation pour cris séditieux. Le préfet a fait exécuter son arrêté le 21 avril 1816 quoique cet arrêté ait été improuvé par Son Excellence le Ministre de la Police.
8) En sollicitant auprès du même Ministre l’exil ou l’arrestation de 99 pères de famille.
9) En excitant le 8 mai dernier l’indignation publique par une proclamation, de laquelle il résultait l’autorisation pour un simple gendarme ou pour un garde champêtre de passer immédiatement par les armes tout citoyen qu’il aurait déclaré avoir opposé de la résistance à son arrestation.
10) En se prononçant ouvertement contre l’Ordonnance du 5 septembre13.
11) En intriguant pour faire élire des hommes exagérés et notoirement connus pour ennemis du Ministère.
Cet exposé dont M. Harmand lui-même serait forcé de reconnaître la vérité, s’il était communiqué, ne lui permet plus de continuer l’administration du Puy-de-Dôme sans de graves inconvénients.
Quelle confiance peut-il rester à un homme au moins autant signalé par une conduite arbitraire et vexatoire que par une opposition constante à la sage modération du gouvernement, et désigné à la tribune de la Chambre des députés par Son Excellence le Ministre de la Police comme lui ayant fait l’absurde demande de 90 arrestations dont aucune ne fut autorisée ! Cette accusation a retenti dans le Puy-de-Dôme et a immédiatement ravi au préfet le peu de déférence qu’on avait pour lui.
M. Harmand ne peut modifier la fâcheuse position qu’il s’est choisie.
Les partisans du régime constitutionnel repoussent un homme qui a affiché son inimitié pour ce régime.
Les fonctionnaires destitués, les 99 citoyens qu’il a voulu faire exiler et les familles auxquelles ils tiennent par les liens du sang ou par ceux de l’amitié saisissent avec avidité les occasions de faire éclater leur ressentiment.
À leur tour, les furieux dont M. Harmand a eu la faiblesse d’être l’instrument, cesseront de lui appartenir dès qu’il ne voudra ou ne pourra plus servir leurs passions et leurs excès ; en sorte que cet administrateur méprisé par les uns, haï par les autres et délaissé par tous, ne trouvera de point d’appui nulle part.
Le Ministère ne saurait négliger un département de 542 000 âmes, exerçant une influence remarquable sur l’opinion des départements de la Creuse, de la Corrèze, du Cantal, de la Haute-Loire et de l’Allier. L’esprit public y est excellent. Ce département suit la direction du gouvernement ; mais cet état de choses ne serait pas durable sous un administrateur contre lequel il a des préventions que rien ne pourrait affaiblir.
12Le ou les rédacteurs de cette lettre anonyme ne manquaient pas d’habileté dans la forme ni de renseignements précis sur le fond car, même s’il faut probablement relativiser les excès inhérents à ce genre de missive, Louis Harmand fut muté en Corrèze dès avril 1817. Le contexte politique avait, il est vrai, changé. Après la chute du ministère Talleyrand-Fouché, le duc de Richelieu et son ministre de la Police Decazes invitaient à la modération. C’est donc à Tulle que naquit sa seconde fille, Virginie Léonie, le 16 juin. L’événement dut adoucir les effets d’une nomination qui s’apparentait à une sanction. Sanction toutefois de courte durée, car l’homme sut faire oublier l’incident et rappeler en temps opportun au pouvoir en place ses états de service durant les Cent-Jours.
Le préfet des Ardennes
13Il obtint en effet le 16 février 1819 la préfecture de Charleville et la promesse d’une baronnie. Mais ce geste lui paraissait insuffisant : son père, nous l’avons vu, avait déjà été fait baron par l’empereur. Le roi, en récompense de sa fidélité, pouvait au moins lui octroyer un titre de vicomte. Le 7 septembre 1819, trouvant que l’on tardait à Paris à reconnaître ses mérites, il en faisait la demande en ces termes14 :
Monseigneur,
Par sa lettre du 11 février dernier (bureau du personnel), votre Excellence, en m’annonçant la nouvelle destination qu’il a plu à S. M. de m’assigner, me faisait connaître que le Roi avait chargé M. le Garde des Sceaux de lui présenter un projet d’ordonnance pour me créer baron. Ce témoignage de satisfaction royale et de votre bonté, Monseigneur, a eu pour moi un prix infini et j’ai dû attendre avec respect que l’effet des bienveillants rapports de votre Excellence en ma faveur se réalisât.
Cependant, de nombreuses grâces viennent d’être distribuées à une époque qui leur est particulièrement consacrée, sans que mon nom paraisse avoir été remis sous les yeux de Sa Majesté.
Votre Excellence me permettra-t-elle de lui rappeler sa bienveillante promesse. Oserai-je ajouter encore ici que mon père a reçu de l’ancien gouvernement un titre sous le nom de baron d’Habancourt [sic], et qu’un titre nouveau marquerait pour moi une ère et une faveur nouvelle et rappellerait à mes enfants que les services de leur père sont plus particulièrement liés à l’époque de la restauration de la Dynastie de nos Rois.
Le titre de Vicomte serait donc la faveur que j’oserais solliciter, si Votre Excellence, daignant me conserver sa bienveillance, trouve que mes services m’y donnent des droits […].
14Il lui fallut cependant attendre plus de deux ans pour obtenir satisfaction, puisqu’il ne fut fait vicomte d’Abancourt que par lettre patente du 20 avril 1822. Il obtint l’exonération des droits de chancellerie liés à ce titre – 5 000 francs de l’époque [environ 19 000 euros15] – mais on lui refusa le privilège d’insérer la fleur de lys dans son blason, d’ailleurs curieux :
Coupé ; au I parti d’azur à 8 étoiles posées en orle, et des Barons Préfets c.à.d. de gueules à la muraille crénelée d’argent surmontée d’une branche de chêne du mesme ; au II de sinople, au pélican dans sa piété d’or16.
15Les armes de la noblesse d’Empire présentent souvent une complexité et des particularités rarement rencontrées sous l’ancien régime. Certaines forment des rébus, d’autres offrent un mélange hétéroclite de symboles. Dans le cas qui nous intéresse, on peut s’interroger sur la présence de ce pélican, peu commun en héraldique. Symbole du Christ dans la religion chrétienne – il est l’animal qui se sacrifie pour sa progéniture en s’ouvrant le flanc du côté droit comme le Christ répandit son sang pour effacer les souillures des hommes –, il est aussi un symbole maçonnique fort : celui de la charité et du rédempteur. Dans ce dernier cas, il se blesse toujours du côté gauche de la poitrine17. Le dessin du blason manque à la lettre patente qui fit son père baron, mais, ce dernier ayant fait partie de la loge « La vraie espérance » à l’Orient de Château-Thierry, il y a fort à parier que c’est bien un pélican maçonnique qui ornait ses armes.
16Louis Harmand appartint-il aussi à la maçonnerie ? Nos recherches se sont révélées infructueuses, mais voilà qui expliquerait la première accusation de la lettre anonyme de 1816, de « gouverner sous l’influence des sociétés secrètes » ainsi que la bienveillance de Chaptal – lui aussi Fils de la Lumière – dont il bénéficia.
17Mais revenons à notre préfet s’installant à Charleville en 1819. Il a quarante-cinq ans, marié depuis sept ans, il a deux filles de sept et deux ans et ses fonctions lui confèrent des pouvoirs très étendus. Il est peu gêné par le Conseil général, assemblée de notables qui ne possède que des attributions fiscales et un rôle consultatif. Il nomme et révoque à volonté les fonctionnaires qui lui sont subordonnés ainsi que les maires et conseils municipaux, à l’exception des communes les plus importantes pour lesquelles il guide le choix du ministre de l’Intérieur. Son droit de regard s’exerce dans des domaines aussi divers que l’encouragement à l’industrie et le programme des représentations théâtrales. Seules lui échappent l’Église et la magistrature. Il peut compter sur des appuis influents et, arrivant de Tulle, les Ardennes font figure de promotion, même si ce chef-lieu de sept mille habitants qu’il avait déjà connu en 1810 n’offre pas de considérables distractions.
Marguerite Martin
18C’est dans ce contexte a priori heureux qu’apparaît en 1821 une jeune lingère de vingt-quatre ans travaillant pour la préfecture, Marguerite Martin. Elle était née à Mézières le 26 frimaire an VI [16 décembre 1797]. Son père, Charles Théodore Martin était cuisinier et devint, plus tard, distillateur. Il avait épousé Marie Jeanne Plumat. Une légende familiale veut que Charles Martin, avant de devenir cuisinier, ait occupé à Versailles la charge de grand feutier du roi Louis XVI. Cette information, livrée par Richard Savatier, neveu de la Présidente qui fut élevé en partie par Marguerite Martin, figure également dans un arbre généalogique succinct réalisé en 1944 par D.S. MacColl selon les indications de sa femme, arrière-petite-fille de cette dernière. On manque de détail sur son enfance mais nous devons à madame Sabatier la relation d’une anecdote que nous livrons ici. Elle est tirée de la minute autographe d’une lettre que la Présidente adressa à Richard Wallace, probablement entre 1865 et 187018 :
C’est dans notre sang, à ma mère et à moi, d’être dévouées aux personnes de votre nation puisque ma mère sauva la vie à deux de vos compatriotes.
La première fois, elle avait douze ou treize ans. C’était je crois pendant la bataille de Fleurus. Elle était très aimée d’un bon vieux chirurgien qui, voyant son intelligence pour panser les blessés, l’emmenait avec lui faire des pansements pendant qu’il opérait. Un jour, on amena un jeune officier Anglais, beau comme un séraphin. Il avait l’épaule brisée par un biscaïen19. La petite fille le prit en affection et voulut le soigner, ce qui lui valut des reproches du vieux médecin qui, n’ayant pas assez de monde pour soulager tous ces malheureux blessés dont la ville regorgeait, n’admettait pas qu’elle s’attardât à celui-là plus qu’aux autres. Mais elle, attirée par je ne sais quel besoin mystérieux de son cœur, ne voulut le quitter ni de jour ni de nuit. Le deuxième jour, elle vit son malade plus mal ; l’épaule était terriblement enflée. Sonder la plaie, sentir le corps dur du biscaïen et l’extraire lui parut une chose toute naturelle. Elle l’avait vu faire si souvent déjà, cette opération ! Bref, à force de soins affectueux, elle était parvenue à le sauver. Comme il était prisonnier de guerre, on le mit sur une charrette pour l’emmener. La petite fille lui mit le plus de paille possible afin qu’il ressentît moins les cahots de la voiture, puis le pauvre blessé lui prit la main, la posa sur son cœur et sur sa bouche, prononça son nom, le seul mot de français qu’il sut, mit dans son regard tout ce qu’il avait au cœur d’affectueuse reconnaissance, puis ils se séparèrent. La petite fille pleurait son malade, mais au fond, heureuse de l’avoir sauvée. Je voulais toujours vous conter cette petite histoire qui m’a touchée jusqu’aux larmes, puis, comme j’avais à peine le temps de vous regarder, je ne m’occupais que de cela et j’oubliais mes petites stories.
19La bataille de Fleurus à laquelle madame Sabatier fait allusion n’est naturellement pas celle du 26 juin 1794 où Jourdan vainquit les Autrichiens (plus de trois ans avant la naissance de sa mère). Il s’agit de celles connues sous les noms de Ligny et de Quatre-Bras, qui eurent lieu le 16 juin 1815, deux jours avant Waterloo. Quarante mille Anglo-Néerlandais et les troupes de Wellington y participèrent et les pertes se chiffrèrent à plus de trente mille hommes de part et d’autre, ce qui explique l’afflux de blessés. Mais à cette époque, Marguerite avait dix-sept ans et non douze, détail qui nous permet de mieux comprendre le « besoin mystérieux de son cœur » et d’apprécier son esprit ouvert et sentimental.
20Lorsqu’elle entra au service de la préfecture, la jeune fille, fort jolie, élevait déjà seule une enfant, Joséphine Martin20, dont l’auteur – qui nous est inconnu – avait préféré fuir ses responsabilités. Louis Harmand, haut fonctionnaire zélé, père de famille, premier notable du département s’ennuyait-il, voulut-il tromper l’attente d’un titre de vicomte qui n’arrivait toujours pas, fut-il victime de ce que l’on appelle le « démon de midi », était-il coutumier du fait ou suivit-il l’exemple de son oncle Jean Baptiste François Harmand, ancien prémontré de l’abbaye du Val-Secret qui eut une fille de sa gouvernante ? Nous savons seulement qu’il courtisa cette jeune beauté, laquelle, probablement peu farouche, peut-être aussi flattée de plaire à un homme de cette condition, se laissa séduire et, par une belle journée de la mi-juillet 1821, elle tomba enceinte.
21La nouvelle de cette grossesse ne dut pas réjouir Louis Harmand. Rendre officielle cette liaison était socialement inenvisageable. Abandonner la mère et son enfant à naître offrait une solution facile, mais risquait de provoquer un scandale qu’il fallait éviter. On peut aussi accorder au préfet le bénéfice du doute et penser qu’il fut pris de scrupules – le pélican de son blason n’était-il pas symbole de charité ? Il fallait trouver une autre voie. Petit-fils et fils de juriste, Louis n’ignorait pas le principe de présomption de paternité cher au droit civil et qui s’exprime par une expression issue du bon sens populaire : « le père est le mari de la mère ». On devait donc marier la lingère au plus vite.
22Mais la situation invitait à la prudence : il fallait un homme discret, dévoué, digne de confiance et apte à assurer l’avenir d’une femme et de deux enfants. On trouva cet homme en la personne d’un vétéran des armées de l’Empire : André Savatier.
André Savatier
23Il était sergent, l’un de ces héros anonymes qui contribuèrent à l’aura de la Grande Armée. Né à Beaumont-Pied-de-Bœuf, aujourd’hui village de la Mayenne situé à trente-cinq kilomètres au sud du Mans, le 20 juillet 1778, de Claude Savatier, meunier et de Marguerite Frin, il avait été enrôlé dans la Marine à Nantes le 2 août 179921. Embarqué à Brest sur le vaisseau Berwick, puis sur la Salamandre, rescapé d’un naufrage à Grandville en 1800, il rembarqua sur la Didon jusqu’au 20 juin 1801. Prisonnier des pontons anglais, probablement jusqu’après la paix d’Amiens en 1802 ou 1803, il fut versé au 105e régiment de Ligne le 5 octobre 1803. Le drapeau de ce régiment porte les inscriptions « Iéna, 1805, Eylau, 1807, Heilsberg, 1807 et Wagram, 180922 ».
24De fait, en près de vingt-cinq années de services, André Savatier fut de toutes les batailles : campagnes de 1805 en Autriche, de 1806 à 1808 en Prusse, 1809 en Allemagne et 1810 à Cherbourg. Il embarqua à Lorient sur le Marengo en 1811, puis, de 1812 à 1814, participa à l’épopée de la Grande Armée. Blessé d’un coup de feu à la jambe gauche à Eylau le 8 février 1807, puis au genou droit à Ratisbonne le 23 avril 1809 et enfin à l’aine droite à Essling le 22 mai, il s’était distingué pendant la campagne d’Allemagne, soit au Wurtemberg, soit à Wittenberg, suivant les différents documents de son dossier militaire. Caporal le 10 septembre 1811, puis sergent le 17 août 1812, il reçut – fait rarissime pour un sous-officier – la croix de chevalier de la Légion d’honneur le 15 mai 1813. Le 18 mai, un message du comte de Lacépède, grand chancelier, l’informait de cette nomination alors qu’il était en garnison à Wittenberg. Le 12 octobre 1815, on le retrouve à la compagnie provisoire du Loir-et-Cher, puis à la 39e légion du Loir-et-Cher, composée d’engagés volontaires, dès le 1er janvier 1816. Le 23 octobre 1820, cette formation fut intégrée, avec la 2e légion de la Seine, pour former le 47e régiment d’infanterie de ligne, basé à Amiens. Ce régiment commandé par le colonel Peyris, un vétéran de Waterloo (il y commandait le 4e léger), fut envoyé à Mézières dans les premiers jours de 1822. C’est dans cette petite ville de garnison que ce vieux grognard, cette figure dont les traits semblent empruntés à Balzac ou à Victor Hugo, connut une étonnante aventure.
25Louis Harmand se confia-t-il directement au colonel Peyris ou chargea-t-il un proche collaborateur de cette mission ? Le chef de corps, qui connaissait André Savatier depuis 1820, pensa sans doute que le vieux briscard offrait assez de garantie et une situation suffisamment stable pour faire un père honorable. On lui proposa d’épouser la jolie lingère. Rien ne prouve qu’on lui offrit une somme d’argent pour la circonstance et il est bien probable que le sergent accepta avec désintéressement de remplir sa mission. De plus, à quarante-quatre ans et d’un état de santé rendu précaire par ses campagnes, la perspective d’une union avec une belle fille de vingt ans sa cadette lui paraissait peut-être une compensation suffisante. D’ailleurs, n’avait-il pas, le 30 novembre 1819, alors qu’il était basé à Tours, prêté l’obligatoire serment de fidélité au roi, qui incluait de « généralement faire tout ce qui est du devoir d’un brave et loyal chevalier de la Légion d’honneur23 » ? L’inhabituelle mission qu’on lui demandait d’accomplir pouvait peu ou prou se rattacher à une telle disposition.
26Dans la mesure où sa situation de militaire ne lui permettait pas de se marier immédiatement (il fallait à l’époque une autorisation), on lui demanda simplement de reconnaître l’enfant à naître. Le 29 janvier 1822, par-devant maître Nicolas Forest, notaire à Charleville, André Savatier déclarait être « l’auteur de la grossesse de Demoiselle Martin Marguerite […] enceinte de ses œuvres depuis environ sept mois et demi » et vouloir que l’enfant portât son nom. Le même document nous apprend que l’intéressé ne savait « ni lire, ni signer24 ».
27Le régiment n’ayant pris ses quartiers à Mézières qu’au début du mois, l’attention du notaire aurait du être attirée par l’invraisemblance de cette reconnaissance, mais on dut lui recommander de ne pas se montrer trop pointilleux… On notera enfin que, vu la date tardive de l’acte, Marguerite n’avait certainement pas osé informer immédiatement le préfet de son état et attendit que ses rondeurs ne laissent aucun doute.
28On imagine le soulagement de Louis Harmand lorsque l’acte notarié fut enregistré. Désormais, il pouvait se consacrer sereinement à une carrière qui devait se dérouler sans accrocs. Vicomte héréditaire d’Abancourt le 20 avril 1822, préfet de Moulins en juin 1823, il se consacra à la politique et siégea à la Chambre pendant trois législatures consécutives (février 1824, novembre 1827 et juillet 1830) comme député des Ardennes.
29Nommé maître des requêtes au Conseil d’État en août 1824, puis conseiller référendaire à la Cour des comptes le 7 août 1825, reniant la Restauration pour la monarchie de Juillet comme il avait renié Napoléon, il en devint président de chambre en 1829 avant de quitter la députation en mai 1831. Peu après le décès de sa femme à Saint-Cloud (le 14 juin 1837), il fut nommé pair de France, sinécure enviable même si l’hérédité de la pairie avait été supprimée en 1831. Il termina sa carrière le 21 novembre 1846 grand officier de la Légion d’honneur, conseiller d’État honoraire et président de chambre honoraire à la Cour des comptes, non sans avoir assuré l’avenir de son neveu et gendre Étienne Jules François Harmand d’Abancourt25, greffier de cette même institution. Il s’éteignit subitement le samedi 23 mars 1850 en l’église Saint-Sulpice, alors qu’il suivait l’office.
Aglaé Joséphine
30Mais revenons à Mézières en 1822. Dans la nuit du 7 au 8 avril, Marguerite Martin donnait le jour à une petite fille dont l’acte de naissance produit ci-dessous, daté du 8, nous apprend qu’elle s’appelait Aglaé Joséphine.
L’an mil huit cent vingt deux, le huit avril à neuf heures du matin, devant nous, Adolphe Comte de Joubert, maire de Mézières, Chevalier de l’Ordre Royal de la Légion d’honneur, faisant les fonctions d’officier public de l’état civil, est comparue Marie-Jeanne Lottange, épouse Raulin, sage-femme demeurant audit Mézières, laquelle nous a déclaré que Marguerite Martin, âgée de vingt-quatre ans, née audit Mézières, y demeurant faubourg du Pont-de-Pierre, fille non mariée des défunts Charles Théodore Martin et Marie Jeanne Plumat, est accouchée en son domicile audit Mézières, hier 7 avril, à une heure du matin d’un enfant de sexe féminin qu’elle nous présente et auquel ont été donnés les prénoms de Aglaé Joséphine. La comparante nous a, à l’instant, présenté expédition d’un acte reçu par maître Forest, notaire à Charleville, le 29 janvier dernier, enregistré à Charleville le premier février suivant, par lequel le Sieur André Sabatier [sic], chevalier de l’Ordre Royal de la Légion d’honneur, sergent au 47e Régiment d’Infanterie en garnison à Mézières, natif de Beaumont-Pied-de-Bœuf, département de la Sarthe [sic], fils non marié de feu Claude Sabatier [sic] et de Marguerite Frain [sic], son épouse, a reconnu que l’enfant dont était alors enceinte ladite Marguerite Martin provenait de ses œuvres ; a déclaré vouloir qu’il portât son nom et fut ainsi inscrit au registre de l’état civil. Lesdites présentations et déclarations faites en présence de Jean Baptiste Duval, âgé de cinquante quatre ans et Juvin Demart, âgé de trente cinq ans, tous deux sergents de police demeurant à Mézières, lesquels, ainsi que la déclarante, ont signé avec nous le présent acte de naissance après lecture faite.
Ont signé : Raulin-Lottange. Demart. Duval. Le comte de Joubert26.
31Ce document appelle deux remarques que ne manque pas de souligner Edmond Richard dans son manuscrit :
En marge du recto de l’acte ci-dessus, on lit : « cette enfant a été légitimée par acte de mariage célébré à Paris (6e arrondissement) le 27 octobre 1825, entre André Savatier et Marguerite Martin : le père a déclaré que son vrai nom est Savatier. Annoté par nous, Maire de Mézières, le 14 novembre 1825 sur l’invitation de M. le maire de Paris. Signé : le comte de Joubert. » L’enfant, comme on vient de le voir, avait été déclarée à sa naissance, sous le nom de Sabatier et c’est celui qu’elle reprit malgré la rectification officielle lorsque ses relations s’étendirent au-delà du cercle de la famille. Elle rejeta de même le prénom de Joséphine qu’elle remplaça par celui d’Apollonie sous lequel elle avait été nommément déclarée, mais qu’on n’avait pas voulu admettre au bureau de l’état civil, cette sainte ne figurant pas au martyrologe27.
32L’erreur sur le nom provient de l’acte de reconnaissance du 29 janvier 1822 établi au nom de Sabatier et qui fut, lui aussi, expressément rectifié. Le prénom, en revanche, reste une énigme. S’il se confond aujourd’hui avec celui d’Apolline, vierge et martyre morte en 1248 à Alexandrie où elle se jeta volontairement dans les flammes plutôt que d’abjurer sa religion, il paraît bien peu commun, même pour l’époque.
33En avril 1823, le 47e régiment d’infanterie quitta Mézières pour Strasbourg. Marguerite Martin ne suivit André Savatier que plus tard car elle était alors enceinte de sept mois. Elle accoucha à son domicile du Pont-de-Pierre d’un fils, André Alexandre, le 3 juin. Le séjour strasbourgeois fut de courte durée puisque le 28 janvier 1825, l’unité fut envoyée à Paris.
34Le 27 octobre suivant, après avoir obtenu les autorisations administratives requises, André Savatier et Marguerite Martin se marièrent à la mairie du VIe arrondissement (ancien), régularisant leur situation et celle de leurs deux enfants. L’état civil de la ville de Paris ayant été détruit sous la Commune, il nous a été impossible de retrouver l’acte de mariage sur lequel figurait probablement l’adresse des conjoints. André Billy avait avancé à ce sujet le quartier de la Monnaie, mais celui-ci dépendait du Xe arrondissement (ancien), ce qui rend l’information douteuse, à moins que le couple n’ait passé qu’un court moment dans ce quartier pour s’installer plus durablement sur la rive droite. De même, le biographe se trompe en faisant déménager la famille au hameau des Batignolles du vivant du sergent Savatier. Marguerite Martin, nous le verrons, n’y habitera que vers 1844.
35À Paris, l’état de santé du sergent se détériora rapidement et, en 1826, il fit valoir ses droits à la retraite. Le Mémoire de proposition pour la pension de retraite à titre de blessures ou infirmité28 en date du 28 août reprend par le menu les vingt-quatre années, neuf mois et dix jours de service dont quinze ans et neuf mois de campagne du sous-officier, mentionnant aussi ses blessures et décoration. L’avis médical souligne : « ce militaire y voit à peine et ne peut se conduire seul. Faiblesse générale et tremblement involontaire [qui ont pour origine] les fatigues de la guerre ». Un autre document parlera de « tremblement universel ». Le 1er septembre, le sous-intendant militaire approuvait ce mémoire. Compte tenu des lenteurs administratives, il faudra attendre le 12 août 1827 pour que les autorités militaires rendent un avis favorable en ajoutant : « le conseil de santé a évalué ces blessures et infirmité à la perte totale de l’usage d’un membre29 ». La pension de retraite fut rétroactivement fixée à 400 francs [1 520 euros] à compter du 1er janvier 1827. L’intéressé déclarait vouloir en jouir à Mézières.
36La vie à Paris, même dans un logement modeste, représentait certainement une charge trop lourde pour le couple et ses deux enfants, c’est pourquoi ils retournèrent dans les Ardennes où, semble-t-il, Marguerite avait gardé sa maison.
37La Présidente avait conservé peu de souvenirs de son enfance. Edmond Richard évoque dans son manuscrit le nom « d’un médecin à la figure consolante, le docteur Am Stein qui l’avait guérie d’une dangereuse entéralgie30 ». Si l’on se réfère aux témoins qui déclareront la naissance des nouveaux enfants du couple, un horloger, un menuisier et un tisserand, tous dans la cinquantaine, on peut penser que la famille vivait en bonne intelligence avec les artisans du faubourg du Pont-de-Pierre, choisis dans la classe d’âge d’André.
38Gérard de Senneville, biographe de madame Sabatier et de Maxime Du Camp, rapporte que ce dernier avait évoqué dans son roman autobiographique Le Livre posthume une petite fille du nom d’Apollonie (la blonde Apollonie qui était si jolie avec sa robe noire, précise Du Camp) avec laquelle son héros Jean-Marc jouait à Mézières31. Souvenir réel ou imagination du romancier ? Né la même année que la Présidente, il séjourna bien trois mois à Mézières en 1830, ce qui rend cette anecdote plausible. Ils avaient alors tous deux huit ans.
39La famille s’agrandit encore à deux reprises : le 26 mai 1828, naissait un second fils, Louis Joseph et le 6 septembre 1832, une fille déclarée sous le nom d’Irma Adelina Savatier, plus connue, nous le verrons plus loin, sous le prénom d’Adèle ou le surnom de Bébé. Mais le bonheur du père fut de courte durée. Déjà déclaré infirme dans l’acte de naissance de Bébé32, il mourut à son domicile trois semaines plus tard, le 27 septembre.
40On ignore la date et les circonstances dans lesquelles la jeune veuve et ses quatre enfants gagnèrent de nouveau Paris. Edmond Richard reste assez flou sur ce point.
41Comme l’avance Jean Ziegler33, on peut penser qu’elle vendit sa maison du Pont-de-Pierre pour s’installer dans la capitale où elle reprit son métier de lingère. La famille avait élu domicile en 1837 au 29, rue du Faubourg-Saint-Denis34, puis déménagea dans le village des Batignolles, rue des Dames.
Paris
42Lorsqu’en février 1837 Marguerite Savatier fait la demande d’une pension de veuve au ministère de la Guerre, c’est en effet rue du Faubourg-Saint-Denis qu’elle déclare habiter. L’administration lui accordera une « pension annuelle et viagère de cent francs [380 euros], conformément au tarif annexé à la loi du 11 avril 183135 ». Maigre revenu pour cette famille de cinq personnes qui dut alors s’éloigner du centre de la capitale.
43 L’adresse de la rue des Dames nous est connue par deux sources : Edmond Richard qui, dans son manuscrit parle d’un « logis mieux aéré et de prix modeste36 » sans mentionner de date, et la Présidente qui livre à Richard Wallace une nouvelle anecdote concernant sa mère et ses services rendus aux Anglais, expressément datée37 :
L’autre [anecdote] se passait rue des Dames, aux Batignolles, où ma mère demeurait. Elle était à la fenêtre. Tout à coup, un homme s’élança dans cette rue. Il était blanc comme un mort. Depuis la gare Saint-Lazare, il était poursuivi par des ouvriers français armés de pioches et de bâtons, qui voulaient le tuer. Elle s’élança, prit le blessé, pauvre mécanicien anglais, presque de force car il ne savait pas au juste si c’était pour le sauver ou le livrer, le cacha chez elle, le réconforta. Puis elle descendit et fit l’officieuse auprès des forcenés en leur contant qu’elle avait vu cet homme se sauver par les jardins. Il paraît qu’à cette époque, les ouvriers français avaient juré de tuer tout ouvrier étranger qu’on introduirait parmi eux. C’était en 1844.
44L’histoire est certainement réelle. Il y eut effectivement en 1844 un large mouvement anti-Anglais qui agita la population parisienne pendant quelques semaines.
45À Paris, Apollonie qui présente déjà une personnalité attachante, mais qu’il faut bien encore appeler Aglaé, suit les cours d’un modeste pensionnat voisin où, selon Edmond Richard, « prise en affection par la directrice, elle est admise à prix réduit. Sa jolie voix lui vaut la gratuité des leçons de musique38 ».
46C’est vers 1837 que la jeune fille, adolescente dont la beauté s’était révélée, commença, semble-t-il, à fréquenter le monde artistique, ignorant encore que cette innocente distraction allait lui ouvrir les portes de la postérité.
Notes de bas de page
1 MSFR, f. 9.
2 André Billy (ABLP, p. 7) le fait naître par erreur à Tricourt [sic] (il s’agit en fait de Triaucourt), dans la Brie.
3 Abbé Angot, Dictionnaire historique, topographique et biographique de la Mayenne, Laval, Imprimerie-Librairie Goupil, 1900-1903, tome II, p. 404. Sur Nicolas-François Harmand et Louis Harmand d’Abancourt, nous avons également consulté les ouvrages suivants : Edna Hindie Lemay, Dictionnaire des Constituants 1789-1791, Universitas, 1991, p. 449 ; René Bargeton, Pierre Bougard, Bernard Le Clère, Pierre-François Pinaud, Les Préfets du 11 ventôse an VIII au 4 septembre 1870, Archives nationales, 1981, p. 157-158 ; G. Bonnefoy, Histoire de l’administration civile dans la province d’Auvergne ; R. d’Amat, Dictionnaire de biographie française, tome XVII. Des extraits de ces deux derniers ouvrages nous ont été aimablement communiqués par Mme Hélène Servant, conservateur adjoint des archives départementales du Puy-de-Dôme et Mme Nicole Lépron. Citons enfin le récent ouvrage de François Colcombet, Modeste contribution d’un préfet de l’Allier à l’histoire littéraire de la France, Saint-Pourçain-sur-Sioule, Bleu autour.
4 Dictionnaire de l’abbé Angot, op. cit., p. 404-405.
5 Il prit ses fonctions le 11 germinal an VIII [1er avril 1800].
6 Catalogue de la librairie Les Autographes (M. Thierry Bodin), 1999.
7 Dans une lettre non datée du maréchal Lefebvre au lieutenant général Ernouf faisant état d’une intervention auprès du duc d’Angoulême pour lui faire obtenir un gouvernement de province, on pouvait lire : « il [le duc d’Angoulême] m’a apparu qu’il le fera avec d’autant plus de plaisir que vous vous étiez parfaitement bien comporté dans les cent jours » (Catalogue d’autographes, librairie de l’Abbaye n° 312, 1999).
8 ABLP, p. 8-9.
9 Canal Harmand, Gap, P. Jouglard, 1863, p. 8.
10 Ibid., p. 12.
11 ABLP, p. 9-11.
12 Cette loi, dont nous n’avons pas trouvé trace, fit sans doute partie de l’arsenal répressif mis en place par la Restauration.
13 L’ordonnance du 5 septembre 1816 modifiait l’ordonnance du 13 juillet 1815 relative au régime électoral et définissant les conditions requises par le système censitaire pour être électeur et éligible à la députation. Elle portait de 25 à 40 ans l’âge minimum d’éligibilité. On rapprochera ce grief du suivant, relatif à l’élection « d’hommes exagérés ».
14 ABLP, p. 12-13.
15 On ne peut donner ici qu’une valeur approchée du franc de l’époque qui, de 1820 à 1850, s’avéra toutefois assez stable. Nous fixerons le cours du franc de la période ici évoquée à 3,80 euros. Les sommes citées dans les chapitres suivants seront également données en euros, mais ne pourront être prises que comme valeur indicative sur les bases (par franc de l’époque) de 3,73 euros en 1840, 3,67 euros en 1850, 3,44 euros en 1860, 3,16 euros en 1870 et 3,14 euros en 1880.
16 Henri Jougla de Morenas, Grand Armorial de France, tome IV et vicomte Albert Révérend, Titres et confirmations de titres – Monarchie de Juillet, Paris, Honoré Champion, 1903, p. 298-299.
17 Voir à ce sujet L. Charbonneau-Lassay, Le Bestiaire du Christ, Milan, Arché, 1980, p. 558-568.
18 ZC. Le manuscrit est contenu dans une enveloppe portant cette inscription de la main de madame Sabatier : « souvenirs de maman ».
19 Selon le Littré : balles ou petits boulets de fer qui entrent dans la charge à mitraille.
20 Née le 24 avril 1819, l’enfant mourra avant 1825 à Strasbourg ou à Paris, aucun acte de décès n’ayant été retrouvé à l’état civil de Mézières. C’est par erreur qu’Edmond Richard évoque à son sujet un garçon (MSFR, f. 9).
21 Service historique de l’armée de terre.
22 Historique des corps de troupe de l’armée française, Paris, Berger-Levrault, 1900, p. 255.
23 Dossier de la Légion d’honneur d’André Savatier, Archives nationales, cote L2471045.
24 Copie de l’acte aimablement communiquée par M. Jean Ziegler.
25 Étienne Jules François Harmand (Briey, 18 juin 1807-1874 ou 1875) avait épousé la fille aînée de Louis Harmand, Marie Louise Amélie. Il fut créé vicomte héréditaire par lettre patente du 30 janvier 1841.
26 Archives des Ardennes, registre des naissances de la ville de Mézières, aimable communication de M. Jean Ziegler.
27 MSFR, f. 7.
28 Service historique de l’armée de terre, dossier de pension d’André Savatier.
29 Ibid.
30 MSFR, f. 10.
31 Gérard de Senneville, Maxime Du Camp, un spectateur engagé du xixe siècle, Paris, Stock, 1996 et Maxime Du Camp, Mémoires d’un suicidé, Paris, Librairie Nouvelle, 1855, p. 292.
32 Archives des Ardennes, registre des naissances de la ville de Mézières, aimable communication de M. Jean Ziegler.
33 GBCD, p. 81.
34 Service historique de l’armée de terre, dossier de pension d’André Savatier.
35 Ibid.
36 MSFR, f. 11.
37 ZC.
38 MSFR, f. 11.
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