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Conclusion. Perspectives pragmatiques

p. 109-134


Texte intégral

1Au terme de notre reconstruction de l’anthropologie spéculative de Hegel, on peut se demander en quel sens précis notre interprétation offre des perspectives pragmatiques sur Hegel.

2Il importe toutefois de préciser que le pragmatisme dans cet essai ne touche pas seulement les perspectives pratiques que nous entendons donner sur l’anthropogenèse, mais cette anthropogenèse elle-même. Si le pragmatisme au sens qu’il prend à la fin du XIXe siècle en s’instituant – avec des penseurs comme Peirce, James ou Dewey – comme un nouveau courant de théorie de la connaissance veut que l’usage soit ce qui détermine le contenu sémantique, un autre type de pragmatisme apparaît dans notre reconstruction, un pragmatisme qui toucherait moins à la démarche suivie qu’au contenu envisagé.

3Une fois que le pragmatisme n’est plus le fondement de toute connaissance, mais concerne un aspect du contenu, l’idée de rechercher un fondement du pragmatique prend son sens. Kant fonde en quelque sorte le pragmatisme de son anthropologie sur la critique de la raison pratique. Si l’homme se définit par ce qu’il peut faire, sa capacité décisionnelle n’est à même de fonctionner librement que s’il suit son devoir, lequel est fondé en raison. « Il juge donc qu’il peut faire une chose, parce qu’il a conscience qu’il doit (soll) la faire et il reconnaît ainsi en lui la liberté qui, sans la loi morale, lui serait restée inconnue1. »

4Chez Hegel, le pouvoir-être de l’homme se fonde en quelque sorte sur sa capacité à déterminer son possible, laquelle n’est pas donnée abstraitement dans une loi morale qui s’impose à nous, mais cultivée dans l’éducation d’un monde qu’il compose. Le definiens qu’est l’homme est un être dont les décisions se jouent dans le noyau de déterminations résiduelles que constituent sa nature et sa culture. D’une certaine façon, l’homme se détermine en reconnaissant les appartenances multiples qui articulent son monde. Tel un roseau pensant, il se comprend et agit de façon véritablement libre en cultivant le monde qui le comprend. La catégorie kantienne de l’action réciproque, de la Wechselwirkung, dont Fichte avait fait le fondement du moi transcendantal, Hegel la reprend et en fait le levier de sa conception pragmatique de l’homme.

5On notera que si, pour Hegel, l’homme se définit d’un point de vue pragmatique, sa façon d’encadrer sa théorie ne l’est pas. Il reconnaît qu’on peut certes tirer des conséquences profitables de sa philosophie, mais ne réduit pas celle-ci à « quelque chose de simplement utile », il considère bien plutôt la logique de sa philosophie comme « un exercice formel du penser2 ».

6Envisager les choses du point de vue de l’intérêt que l’on en retire est pour Hegel un possible et rien de plus. Cette catégorie du possible se fonde relativement aux autres catégories modales. William James, à qui on doit d’avoir popularisé le terme de pragmatisme, avance que Hegel aurait substitué la catégorie du devoir être à celle du possible. « Pour se mouvoir dans l’univers hégélien, la pensée doit procéder, en résumé, selon la formule apodictique doit être plutôt que selon la formule hypothétique inférieure peut être, la seule que l’empiriste peut employer3. » Mais pour Hegel, le possible n’est pas nié dans une nécessité dogmatique, il est plutôt fondé dans une perspective plus large. Le possible ne peut se décider qu’en tenant compte du compossible et donc en s’élevant à un point de vue de surplomb qui relève les pièges d’un possible qui ne se déciderait pas en connaissance de cause et resterait contingent. Loin de s’opposer en bloc au pragmatisme, Hegel temporiserait cette attitude cognitive en l’inscrivant dans un ensemble plus vaste qui impliquerait certains éléments idéalistes. C’est d’ailleurs ce qu’a bien vu Brandom, qui comprend que pour faire de Hegel un pragmatiste, il faut en faire une lecture déflationniste4.

7Dans le cadre de la lecture déflationniste que propose Brandom, le problème de la validité normative d’un contenu est ainsi unilatéralement renvoyé aux pratiques intersubjectives, sans qu’il soit montré comment en amont se décide le sens de la pratique intersubjective. L’enjeu de l’art, de la religion et de la philosophie qui chez Hegel fournit une conscience collective (si tant faire se peut) aux pratiques normatives de la vie éthique est négligé par Brandom qui se cantonne à l’esprit objectif5 envisagé à l’aune de la Phénoménologie6 et affuble, à la suite de Pinkard, Hegel d’une pensée de la « socialité de la raison7 ». Or, s’il est vrai que la raison chez Hegel n’est pas seulement une relation entre les êtres humains et la nature des choses, elle ne se laisse pas pour autant réduire à une relation « sociale » entre les êtres humains. La « communauté de la raison » est, comme l’indique opportunément Fiorinda Li Vigni, une communauté de l’autoconscience8, ce qui implique la réflexion du social dans la discursivité (et l’historicité) de l’art9, de la religion et de la philosophie. Ces dimensions de l’esprit absolu ont pour enjeu de réfléchir sur le plan historique et conceptuel le décisionnel à l’œuvre dans l’esprit objectif. La pédagogie hégélienne est la contrepartie subjective de cette réflexion. Elle vise à conduire l’homme à comprendre la sémantique de son monde vécu pour décider des pratiques qu’il veut y inscrire.

8La sphère de l’agir (et ses conséquences pratiques) pensée à partir de la sémantique d’un esprit qui le surplombe et s’exprime dans l’art, la religion et la philosophie permet, dans notre approche de l’anthropotechnique, d’informer les débats sur ce qu’est l’homme en amont, non pas en proposant dogmatiquement un definiendum de ce que serait l’homme, ni en proposant à la façon des néopragmatistes un mode de definiens reposant sur une « action réciproque » d’après le modèle de la reconnaissance intersubjective, mais en proposant une culture du definiendum dans le definiens. Par conséquent, on ne cherche ni à fournir une ontologie positivée de l’homme ni à proposer le cadre déontologique d’un agir communicationnel visant à décider de l’homme. Nous voudrions plutôt montrer comment la décision concernant ce que l’homme peut être s’informe par une compréhension des mécanismes de la nature et l’étude des contenus de la culture ; en bref, comment se forme une conscience pour l’homme de ce qu’il peut être.

9Pour conclure, nous aimerions illustrer cette voie spéculative de la pragmatique en la mettant en perspective avec les usages contemporains visant à définir ce qu’est l’homme. La question de l’homme se trouve au centre d’une façon ou d’une autre de tout ce qu’on appelle depuis Dilthey les « sciences de l’esprit ». Bien plus, elle ne s’y cantonne même pas, puisqu’elle intéresse aussi des sciences naturelles comme la biologie ou la médecine.

10La question de l’homme peut donc recevoir une infinité de réponses suivant l’aspect sous lequel on l’envisage, il reste que si les réponses sont infiniment diverses, une question aujourd’hui semble intéresser tous les partisans au débat, la question de la modification possible de l’homme par la science. Sans nullement prétendre à une quelconque exhaustivité, nous aimerions maintenant nous pencher sur cette question. Nous avons déjà ponctuellement mis les éléments de notre reconstruction en perspective avec des enjeux contemporains. Nous aimerions en guise de conclusion ouverte systématiser le champ de ces réflexions. Dans un premier temps, il s’agira pour nous de dessiner l’horizon des débats sur l’anthropotechnique. Dans un second temps, nous verrons les réquisits que dans une perspective hégélienne l’on peut imposer au désir anthropotechnique. De la sorte, nous n’aurons pas seulement présenté la disposition pragmatique qui retient l’attention de Hegel quand il s’agit de caractériser l’homme, nous aurons donné une explication pragmatique sur le devenir possible de l’homme.

1. De l’humanisme au transhumanisme

11Nous nous trouvons actuellement à une époque charnière. La science ouvre un monde de possibles concernant l’homme et nous ne savons comment traiter tous ces possibles. Certains veulent s’abstenir de modifier l’humaine condition, d’autres veulent utiliser les sciences pour l’améliorer, on appelle ces derniers les transhumanistes. Le transhumanisme est un courant dont la définition varie, mais qui se propose en général une amélioration de l’humain par les moyens de la science10. Cette amélioration est tantôt vue comme souhaitable tantôt comme nécessaire11.

12Le transhumanisme poursuit d’une certaine façon l’idéal humaniste des Lumières de la perfectibilité humaine par les moyens de la science. Déjà, Condorcet, dans son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, suggérait que pour peu qu’on ait les moyens de modifier les facultés humaines, on pourrait donner à l’idéal de perfectibilité une valeur accrue.

Nous pourrions conclure déjà que la perfectibilité de l’homme est indéfinie ; et cependant jusqu’ici nous ne lui avons supposé que les mêmes facultés naturelles, la même organisation. Quelles seraient donc pour l’homme la certitude, l’étendue de ses espérances, si l’on pouvait croire que ces facultés naturelles elles-mêmes, cette organisation, sont aussi susceptibles de s’améliorer12 ?

13L’homme transforme le monde et lui-même depuis toujours. Depuis la révolution copernicienne, cette transformation est devenue plus évidente. Comme l’écrit Descartes, l’homme est devenu « comme maître et possesseur de la nature ».

14Les espoirs ou les craintes liés à la transformation possible de l’homme constituent une composante importante de la modernité. Rousseau, préfigurant les débats sur les modifications de la nature humaine, se plaignait déjà dans son Émile de la manie de l’homme à tout changer, lui-même y compris.

15« Tout est bien, sortant des mains de l’auteur des choses : tout dégénère entre les mains de l’homme. Il force une terre à nourrir les productions d’une autre ; un arbre à porter les fruits d’un autre. Il mêle et confond les climats, les éléments, les saisons. Il mutile son chien, son cheval, son esclave. Il bouleverse tout, il défigure tout : il aime la difformité, les monstres. Il ne veut rien tel que l’a fait la nature, pas même l’homme ; il le faut dresser pour lui comme un cheval de manège ; il le faut contourner à sa mode comme un arbre de son jardin. » (J-J. Rousseau, Émile, Paris, Folio, 1995, p. 81).

16De la formation de l’homme à sa transformation, il n’y a somme toute que l’accentuation d’une même volonté d’ingérence. On peut la déplorer ou bien s’en féliciter à l’instar des transhumanistes qui entendent passer d’une médecine thérapeutique à une médecine méliorative visant à parfaire l’homme.

17De façon générale, il s’agirait pour les transhumanistes de passer d’une médecine thérapeutique à une médecine méliorative. Les questions que pose ce nouveau type de pratique ont été esquissées dans le rapport du conseil de bioéthique de l’administration Bush13. Il envisage quatre thèmes : la modification génétique des embryons afin d’avoir de meilleurs enfants (better children), l’amélioration des performances physiques (superior performance), la prolongation de la vie (ageless bodies14), la modification de l’humeur et des capacités cognitives (happy souls). On peut toutefois se demander dans quelle mesure ces nouvelles questions relèvent de la biologiefiction ou de la technoscience contemporaine. Si l’on suit l’analyse de Gregory Stock, pour peu que l’homme ait les moyens de modifier la nature humaine, on doit considérer qu’il le fera inévitablement15. Dans cette perspective, il ne servirait donc à rien d’interdire, il faudrait se donner des règles16. En fait, comme le montre Jean-Noël Missa, le monde du sport de haute compétition qui est déjà en partie un laboratoire pour les produits dopants pourrait devenir à terme le lieu de modifications génétiques exercées sur l’homme. Il existe des pressions qui vont en ce sens et qui semblent faire de ce scénario quelque chose de plus probant que le rêve de quelques savants fous17.

18À l’opposé du transhumanisme, se tiennent ceux que l’on nomme les conservateurs. Ils pensent que modifier l’humain risque d’être déshumanisant et de nous conduire à une « honte prométhéenne18 » provoquée par le gâchis que l’on aurait produit. On risquerait, selon eux, de perdre ce qui fait l’humain en en désorganisant la structure actuelle. À cela, se mêlent des arguments religieux conservateurs. Leon Kass affirme ainsi que toute ingérence dans le génétique serait un manque de respect pour le donné de la nature19. À ces considérations théoriques s’ajoutent des préoccupations pratiques. Améliorer l’homme créerait des conflits entre les humains augmentés et les hommes normaux20. On risquerait par ailleurs, selon Habermas, de saper les bases d’un agir communicationnel en modifiant le rapport de l’homme à son être21.

19Sur le plan théorique, les transhumanistes font valoir à juste titre que :

la nature humaine est (…) dynamique, en partie faite par l’homme et susceptible d’être améliorée. (…) Du point de vue transhumaniste, il n’y a pas besoin de se comporter comme s’il y avait une différence morale profonde entre les moyens techniques et les autres moyens d’amélioration des vies humaines. En défendant la dignité posthumaine, on promeut une éthique humaine et plus inclusive, qui embrasserait les hommes futurs modifiés par les technologies aussi bien que les hommes de type contemporain22.

20Il semble donc que la peur de voir disparaître la nature humaine est quelque chose d’assez vague23, d’autant plus quand on la définit, à l’instar de Fukuyama, comme un mystérieux « facteur x24 ».

21Si les « améliorations » techniques de l’humain modifient moins la compréhension de la dignité humaine, qu’elles n’en modifient l’extension, elles n’en posent pas moins sur le plan pratique, de nouveaux challenges25. Il est sûr que le fait de remplacer la sélection naturelle par une sélection culturelle (technique) doit pouvoir être encadré. Au niveau politique, il faut éviter les conflits possibles qui peuvent résulter des inégalités engendrées pas les modifications technologiques. Plusieurs schémas sont possibles : la technique peut servir à lutter contre les inégalités naturelles, mais aussi créer de nouvelles disparités.

22L’aspect politique n’est donc pas à minimiser, mais il ne doit pas occulter d’autres aspects dirimants. À côté de la politique, le contexte contemporain nécessite une pédagogie adaptée. Les techniques augmentent le champ du possible et nécessitent plus que jamais une éducation au possible. Le possible doit pouvoir être décidé, à défaut de quoi l’avenir de l’humain deviendrait contingent, dépendant de ce que proposent les scientifiques, dans un nouvel idéal de non-maîtrise favorisant l’émergence26.

23En vue de donner quelques pistes normatives, on va maintenant montrer comment la négativité à l’œuvre dans la conception hégélienne de l’homme permet de penser certains réquisits auquel l’on se devrait de répondre pour rendre possible une libre décision. La définition de l’homme comme nature positive s’opposerait à tout changement substantiel et interdirait par conséquent une modification de la nature humaine. Quant à une définition de l’homme comme nature purement négative, elle rendrait possible toute modification. Entre ces deux positions, on peut situer l’idée de négativité concrète chez Hegel sur base de laquelle on peut formuler les réquisits suivants quant à toute volonté anthropotechnique : réfléchir la technique dans le processus d’autodétermination de soi (éviter que la mécanisation de fonctions spirituelles subalterne ne rende la pensée machinale), prendre conscience de l’impact modal que peuvent avoir les techniques (éviter la disparition d’un rapport modal à soi), considérer l’horizon de la technique comme un moyen et jamais comme une fin (éviter la non-réalisation de soi qui consisterait dans le fait de nous détourner d’une réflexion sur les fins de l’homme au profit de buts pragmatiques immédiats).

24Une amélioration de l’humain par la technique n’est pas a priori à rejeter, mais elle doit tenir compte, à défaut d’une nature positivée de l’homme, des réquisits de la négativité œuvrant en l’homme pensé comme liberté. Les arguments contre l’anthropotechnique qui mettent en avant le risque d’une fin de l’homme ou la nature sacrée de l’homme ne nous semblent guère pertinents, mais les transhumanistes n’en sont pas pour autant tout-puissants, on peut aussi tirer des concepts normatifs de la négativité œuvrant en l’homme. Quant aux arguments pratiques touchant au risque de conflit qu’engendreraient les modifications biotechniques, on peut noter ironiquement qu’il ne faut pas attendre la réalisation opératoire des modifications pour que des conflits éclatent. Il importe alors moins d’éviter le conflit que de l’encadrer par une politique adéquate et une éducation aux possibles. Hegel en pensant la négativité qui œuvre en l’homme, nous offre les éléments d’une telle éducation aux possibles.

25Si l’on reporte le thème de la technique aux trois notions étudiées (la raison, la mort et l’éducation) qui caractérisent la négativité œuvrant en l’homme, nous pourrons plus précisément situer Hegel face aux enjeux d’une anthropotechnique et à la nécessité de cultiver la technique.

26La raison, comme on l’a vu, est en tant que liberté un procès qui consiste à se retrouver chez soi dans son autre27. Elle a une logique inverse de celle de la mécanisation technique de certaines fonctions de l’homme qui consiste à intégrer l’autre en soi. Le danger de la technique est dès lors qu’elle détourne du procès de la raison. La raison produirait la technique, mais celle-ci ne reconduirait plus à la raison. Dans la production humaine, la réflexivité ne serait plus assumée. L’homme se produisant techniquement ne serait plus à même de se retrouver dans son autoproduction. Son rapport à soi, son ipséité serait ainsi brisée. L’homme serait aliéné28. La philosophie de la technique d’Ernst Kapp, développera plus tard cet aspect et en fera le centre de sa philosophie. Une fois qu’elle n’apparaît plus comme projection de l’humain, la technique transcende ses projets et prend la forme d’une mauvaise objectivité.

27La technique, pour être acceptée, ne doit pas constituer une mauvaise positivité. Elle doit pouvoir être assimilée par l’homme, ce qui présuppose qu’il puisse à tout le moins l’expliquer, en faire l’objet d’un discours. Il faut donc que les techniques que l’on veut intégrer à l’homme soient cultivées (le fruit d’un exercice) ou à tout le moins expliquées (reprises dans un discours). Cela ne veut pas dire que Hegel soit défavorable à la technique, juste que la technique ne doit pas rester un être extérieur. Hegel reconnaît d’ailleurs dans son esthétique un intérêt à la technique, qui donne les moyens d’incarner au mieux l’idée dans le sensible. Il nuance toutefois aussitôt l’intérêt de ce pur aspect technique (rein technische Seite) la beauté en art, c’est le spirituel et non l’artifice de la technique comme activité de production humaine29. Si la technique donne des moyens, elle n’est, en tant que telle, ni bonne ni mauvaise, tout dépend de la finalité dans laquelle elle s’inscrit. L’homme peut utiliser la technique au service de sa négativité, comme il peut l’utiliser pour se produire comme positivité. Dans son chapitre sur la psychologie, qui peut se comprendre, ainsi que Rosenkranz le note, comme une pneumatologie30, Hegel montre que, dans la constitution de la pensée, la mémoire intervient et que celle-ci a quelque chose de mécanique. Mais cette mécanique de la mémoire ne vaut que dans la mesure où elle permet à la pensée de s’exercer en se décentrant de l’enveloppe sensible des mots. La technique, du point de vue de la raison, n’est ni mauvaise ni bonne, elle est ce qui doit être décidé pour se voir attribuer une valeur quelconque. Ce n’est d’ailleurs qu’en étant décidée qu’elle peut s’intégrer au processus de négativité de la raison humaine.

28En ce qui regarde le problème de la mort, on a vu que, pour l’homme, la mort jouait un rôle en tant qu’apparaître du négatif. Il s’agit de savoir si la technique permet au négatif d’apparaître ou si elle empêche l’apparition du négatif pour la conscience. La question est ici d’ordre phénoménologique et symbolique : la technique provoque-t-elle ou empêche-t-elle la mort ? Elle peut être utilisée dans les deux cas – que l’on pense ici à l’euthanasie ou aux développements de la médecine thérapeutique. Ce qui importe ici, c’est de savoir si l’utilisation de la technique change notre rapport culturel à la mort et donc d’interroger l’idéologie qui se cache derrière l’utilisation contemporaine de la technique. Or ce qui apparaît c’est que les partisans d’une anthropotechnique accrue recherchent in fine l’immortalité, non au sens spirituel, mais au sens naturel. Une telle réponse n’est pas en soi un problème, elle ne le devient qu’à partir du moment où la technique ne laisse plus émerger la négativité, où tout est envisagé en termes de positivité. Contre cette pensée réductrice, il faut faire valoir que la mort, dans nos sociétés, n’est pas un simple problème technique qu’il appartient à la science de régler, mais que c’est aussi un élément constitutif de la condition humaine. Replet dans une existence confortable, sans l’aiguillon de la mort, l’homme s’abandonne. La conscience de la négativité s’estompant, émergeraient des morts vivants, des zombies incapables de nier le mort en eux, succombant au tourment que Mezentius subit dans l’Enéide.

29On peut se demander si l’immortalité serait un bien, on peut aussi en douter. Nos réflexions ne portent pas sur ce débat, mais sur son arrière-plan, à savoir : que deviendrait l’homme sans la conscience de la possibilité de son impossibilité ? Nier la possibilité de l’impossibilité, c’est logiquement affirmer l’impossibilité de l’impossibilité. C’est sortir du modal pour entrer dans le tautologique. Le risque est dès lors de voir disparaître chez l’homme un rapport modal à lui-même et aux choses. Sans ce rapport modal, les possibilités offertes par les sciences apparaîtraient comme des faits à venir. On ne déciderait plus des choses, on les observerait.

30La question de la possibilité de l’impossibilité n’apparaît guère dans les débats transhumanistes contemporains, on se focalise sur le fait de savoir s’il faut ou non voir la mort disparaître, sans chercher à penser ce qui apparaissait avec la mort. Si vouloir faire disparaître la mort signifie faire disparaître le négatif, c’est le deuil de la culture qu’on prépare. Il importe donc de bien mesurer les enjeux du débat, non seulement en termes techniques, mais aussi en termes d’anthropogenèse.

31Enfin, en ce qui concerne l’éduquation, les réquisits par rapport à la technique reprennent et développent ce qui a été dit sur la raison et la mort. Si l’anthropogenèse implique le concept d’un homme qui, entretenant un rapport négatif à lui-même, a à se faire exister, le négatif ne doit pas seulement se phénoménaliser, mais doit aussi être cultivé. L’homme ne se réalise, ne se rend effectif (wirklich) que si, ayant conscience du négatif, il cultive en lui sa nature négative à travers des œuvres. Ces œuvres peuvent mobiliser la technique, mais doivent se dire dans le langage pour être pensées. La Bildung pratique présuppose ainsi la Bildung théorique pour ne pas se constituer comme un système extérieur. Ce n’est qu’en étant reprise dans un discours que les orientations de la pratique peuvent être décidées en âme et conscience.

2. L’économie de l’anthropotechnique et sa place au sein d’une éleuthériologie

32Il faut ici préciser que si l’on peut tirer des réquisits vis-à-vis de l’anthropotechnique liés à la négativité œuvrant en l’homme, la philosophie de l’esprit de Hegel n’est pas pour autant seulement une philosophie négative. Le sens de la liberté (humaine) ne se réduit pas à un pouvoir réflexif et négatif. En fait, chez Hegel, « l’essence de l’esprit est (…) la liberté, l’absolue négativité du concept comme identité à soi31 ». Il faut comprendre par là que la liberté qui accomplit le sens de l’esprit peut se lire comme la négation de la négation ou encore le spéculatif, c’est-à-dire le retour du positif dans le négatif. En termes moins techniques, on dira que la liberté est moins libération de quelque chose que libération dans son autre. Il ne s’agit pas de se libérer de ce qui est étranger, mais seulement de se libérer du caractère étranger de l’élément étranger32. Cela est valable pour ce qui est du rapport de l’homme à sa condition naturelle. On a vu que l’idéalisation de l’âme n’était pas libération du naturel en l’homme, mais appropriation de celui-ci. Ceci vaut également dans la société. Il ne s’agit pas de se libérer des contraintes sociales, mais d’intégrer la raison qui œuvre en elles. C’est ainsi que, dans l’éducation, la contrainte de l’apprentissage disparaît au fur et à mesure que l’enfant reconnaît dans la matière enseignée l’adéquation à son désir de connaître.

33Pensée au niveau du système hégélien, la liberté est d’abord liberté du penser (dans l’esprit subjectif), du vouloir et de sa réalisation (dans l’esprit objectif) et du concevoir (esprit absolu). La question de l’anthropotechnique se joue certes au niveau théorique dans le rapport que l’homme entretient à lui-même, mais aussi en tant que l’homme prend place socialement dans les rapports que la société entretient avec elle-même. Si l’on peut tirer de notre thématisation de l’anthropogenèse des réquisits dont se doit de tenir compte une pensée de l’anthropotechnique, sont en cause aussi l’organisation de la société et la façon dont elle se réfléchit dans les discours l’art, de la religion et de la philosophie.

34Comme manifestation objective du pouvoir humain, la technique concerne ainsi essentiellement la liberté du vouloir et de sa réalisation. Plus précisément, dans l’économie du système hégélien, que l’on peut lire comme un système de la liberté, la technique relève de l’économie du système des besoins (Principes de la philosophie du droit, § 189-208). Elle ne forme encore qu’une « culture formelle33 ».

35Le moteur de la logique de ce système est le besoin, celui-ci est infini. On peut créer sans cesse de nouveaux besoins, de sorte que la satisfaction technique d’un désir humain, qui concernerait l’anthropotechnique, loin de réaliser la liberté au niveau de l’esprit objectif, conduirait au mauvais infini de la multiplication des interventions, à une espèce de luxe de l’anthropotechnique exercé au gré des besoins sociaux et de la mode qui les accompagne. En fait, la technique, dans ce cadre, est certes une ressource intéressante pour l’homme, mais elle ne doit pas être absolutisée, elle doit être normée, car en tant que telle elle est un moyen abstrait qui peut tout aussi bien servir l’homme que provoquer, au niveau de la société, un enchevêtrement multilatéral de la dépendance. En raisonnant à la limite, du point de vue de la technique, l’homme n’est nullement nécessaire, il peut être remplacé par la machine. La technique doit être normée par la logique du social au risque de s’opposer à celle-ci.

36Dans ce cadre social, l’anthropotechnique met à disposition certaines ressources pour répondre à certains besoins, elle n’est pas en tant que telle une disposition éthique. Sa logique ne vise pas à comprendre l’homme, mais à l’entreprendre. Généralisée au niveau politique, la logique de la technique conduirait à un État machine, que Hegel critique vertement, car il ne réaliserait que des rapports extérieurs entre ses citoyens et, en définitive, se réduirait à la contrainte34. La technique doit donc être relativisée au niveau de l’esprit objectif, c’est-à-dire au niveau des institutions éthiques et politiques, car elle n’organise encore le tout qu’en fonction des besoins qui ne ressortissent pas à ce tout, mais seulement aux intérêts particuliers. La liberté de l’anthropotechnique serait ainsi incapable d’intégrer en sa logique la liberté politique du citoyen qui, par la médiation des institutions, prend part à l’œuvre commune ou en est à tout le moins informé.

37Incapable de former un tout organique, la technique serait encore moins capable de former le tout d’un discours dont le sens est de concevoir la liberté à l’œuvre dans le monde. La technique ne renvoie qu’à un connaître analytique, à même d’opérer un calcul, mais non de former un tout organique, un discours spéculatif. Elle est à même d’établir des rapports extérieurs entre les choses, mais non de réaliser une unité qui puisse se réfléchir. Dans l’art, ce qui relève de l’aspect formel, elle n’est pas ce qui fait de l’œuvre l’expression du monde de l’esprit. Dans le domaine de la religion, le rapport de Dieu à l’homme doit être pensé non comme celui d’un « produire technique et mécanique des hommes35 », mais sous la forme d’une communauté d’esprit le rapport au créateur. Pour la philosophie, Hegel est, on ne peut plus clair :

Le concept comme tel ne peut se trouver saisi essentiellement que par l’esprit, dont il n’est pas seulement propriété, mais dont il est le Soi pur. Il est vain de vouloir le tenir fermement par des figures spatiales et des signes algébriques au service de l’œil extérieur et d’un type de traitement mécanique dépourvu de concept, d’un calcul36.

38Le technique et son côté mécanique doivent donc être jugés à leur juste mesure. À défaut de répondre à ces réquisits de l’esprit objectif et de l’esprit absolu, l’anthropotechnique doit être relativisée par des questions comme celles relevant du politique ou des sphères de l’esprit absolu (art, religion, philosophie). Elle doit moins canaliser ces sphères qu’être mise à disposition de celles-ci.

39Si l’on veut définir un cadre normatif hégélien aux questions de l’anthropotechnique, il ne faut pas seulement montrer comment la liberté « subjective » (éduquée) est plus complexe que les formes de la technique anthropogénétique, mais aussi que la portée de toute technique est relativisée par la conception d’une politique comprise comme effectivité libre et par les formes interprétatives de « l’esprit absolu » tout à fait irréductibles à l’approche technicienne.

40On peut ainsi trouver des arguments qui problématisent l’utilisation de la technique aussi bien dans les prémisses de la philosophie de l’esprit (dans l’anthropologie) que dans ses attendus (dans l’esprit absolu). Le processus de liberté, qui définit l’homme en tant qu’homme, se met en fait en branle dès le procès d’idéalisation de l’âme et se poursuit bien au-delà de l’établissement de technique.

3. L’homme hégélien à l’épreuve de la biologie

41D’aucuns tiennent pour acquis qu’un philosophe comme Hegel n’aurait rien à nous apporter au niveau des débats sur l’anthropotechnique, notamment parce que ses connaissances scientifiques sur l’homme seraient dépassées. Il importe ici d’analyser dans quelle mesure cet argument peut relativiser le sens de nos réquisits.

42La chose la plus évidente qu’on pourrait reprocher à Hegel du point de vue de la biologie, c’est d’ignorer que l’homme, comme espèce, a une préhistoire. Les sciences ont montré – et ce fut selon Freud une grande vexation pour l’homme – que l’être humain n’est pas une créature « à part » fixée par Dieu de toute éternité, mais le fruit d’une évolution37. L’homme serait ainsi un « être en devenir » non seulement au niveau de l’individu, mais aussi au niveau de l’espèce38. Sur ce point, Hegel, qui croyait qu’une évolution ne pouvait convenir qu’au monde de l’esprit, se trompe39.

43De façon plus générale, c’est l’arrière-fond intellectuel de la conception hégélienne qui semble frappé d’obsolescence. Les déterminations issues des Lumières ne seraient plus pertinentes. On peut ainsi se demander si la distinction kantienne entre nature et liberté est si évidente qu’il n’y paraît au premier abord et surtout, si elle est vraiment utile pour encadrer les enjeux contemporains de la biologie. Prenons ainsi, à titre d’exemple, l’idée de « caractère héritable ». L’enfant hérite nécessairement de donnés naturels génétiques, mais pas de certaines caractéristiques comme le sexe, lequel reste contingent (il dépend du chromosome sexuel transmis lors de la fécondation). Par ailleurs, comme le remarque André Langaney, « le rang social est un caractère héritable dans beaucoup de sociétés humaines40 ». Les notions d’inné et d’acquis ne recouvrent pas les notions de nature et de culture. Il en va de même pour de nombreuses notions que l’on a tendance à associer hâtivement en vertu de leur caractère reçu ou naturel, créant de faux problèmes et de fausses oppositions.

44Une théorie obsolète n’est toutefois pas dépourvue de toute valeur, mais elle doit être resituée à sa juste place. Prenons ainsi la théorie de Lamarck. Si elle est souvent dépréciée au profit de celle de Darwin par les biologistes, elle peut servir à penser certains phénomènes culturels.

Les comportements appris et la culture sont des « caractères héréditaires », au sens de transmissibles et héritables. Comme ce sont des caractères acquis, on peut considérer que leur passage des parents aux enfants constitue une « hérédité de caractère acquis » au sens de Lamarck. N’ayant pas de notion de génétique, ce dernier ne mettait sans doute pas dans le terme « hérédité » autre chose que la constatation de cette transmission par un mécanisme de lui inconnu. On peut donc considérer qu’avec l’apparition de l’apprentissage, une évolution « lamarckienne », par hérédité des caractères acquis, s’est ajoutée à l’évolution darwinienne41.

45Le modèle de Lamarck ne serait donc pas récusé par le modèle de Darwin, mais il ne se situerait pas au même niveau. Il en va de même du modèle hégélien, il ne rend pas compte de ce qu’est l’homme en termes d’évolution naturelle, il se méprend donc sur la positivité originaire de l’homme, mais il caractérise bien le rapport que l’homme entretient avec sa nature, en le qualifiant de négatif42.

46Caractérisons la situation de l’homme actuel dans les termes d’une philosophie biologique pour ensuite mesurer l’apport de l’anthropologie hégélienne à la situation de l’homme aujourd’hui. Prenons comme fil directeur l’opposition classique entre nature et culture ou selon les termes hégéliens entre nature et esprit.

47Si la nature conditionne, dans une certaine mesure, la culture, celle-ci agit en retour sur la nature. Il y a une prise en main de la nature par la culture. Dès le néolithique, l’homme a aménagé le territoire en fonction de ses besoins. Il ne s’est plus seulement adapté à la nature (par des outils de chasse plus perfectionnés) comme l’homme du paléolithique ou du mésolithique, il a adapté la nature à lui-même, inventant l’agriculture et perfectionnant son habitat. Corrélativement à ces nouveaux pouvoirs, de nouvelles responsabilités sont apparues. Le champ décisionnel de l’homme s’est accru. Il semblerait que sous l’impulsion des biotechnologies, on assiste à une nouvelle révolution dans le domaine de la responsabilité décisionnelle. La sélection de l’espèce humaine pourrait même n’être plus naturelle, mais culturelle.

C’est la signature de l’ère technique et anthropotechnique : les êtres humains se retrouvent de plus en plus sur la face active ou subjective de la sélection, sans qu’ils se soient volontairement forcés à entrer dans le rôle du sélectionneur43.

48Certes, à première vue, l’homme ne semble pas encore sélectionner les caractères de sa progéniture. Son rôle n’est toutefois déjà plus neutre. Mais c’est petit à petit qu’est demandé à l’homme de nouveaux choix. Cela vaut pour les débuts de la vie comme pour la fin de la vie. Qu’on pense au dépistage de la trisomie 21 qui se fait au troisième mois de grossesse. Suite à un premier test que les parents peuvent accepter ou refuser, on peut proposer un autre test si les résultats sont alarmants. Or ce deuxième test ne va pas sans risque, il peut provoquer la mort de l’embryon et ne donne lieu qu’à une estimation plus précise, sur base de laquelle les parents décident ou non de garder l’enfant. Il suit de cela que toute une série de responsabilités et de décisions sont à prendre par les parents qui préféreraient souvent ne pas avoir à décider dans un tel contexte. Il en va de même en fin de vie. La technologie permet souvent de prolonger artificiellement une vie qui d’elle-même ne se maintiendrait plus dans l’organisme. La famille a alors souvent à décider si elle veut opter pour des soins palliatifs ou continuer un traitement au risque d’un acharnement thérapeutique. Il s’agit de nouveau de l’amorce d’un processus de sélection dont on se passerait bien, parce qu’on n’a pas toujours les outils pour y répondre sereinement.

49Alors que la sélection naturelle était relayée par un apprentissage qui se transmettait comme une hérédité des caractères acquis chez l’homme, l’entrée dans une nouvelle ère qui verrait la sélection culturelle se substituer à la sélection naturelle ne repose encore sur aucun acquis. Cette révolution dans l’évolution place l’homme dans une situation inouïe. Il n’y a pas d’apprentissage qui fasse consensus pour aider l’homme à se choisir. La « norme d’autonomie44 » accrue qui pèse sur l’homme contraint de se réaliser par lui-même et d’innover sans cesse pour s’adapter à un monde humain en révolution permanente, est renforcée par un devoir d’avoir à trancher dans des débats pratiques inédits. L’homme vit sa condition comme un défi impossible. On peut alors voir comme une nostalgie l’époque bien heureuse où les problèmes biotechnologiques ne se posaient pas.

Il existe un malaise dans le pouvoir de choisir, et ce sera bientôt une option possible de l’innocence, lorsque les hommes se refuseront explicitement à exercer le pouvoir de sélection qu’ils ont conquis dans les faits45.

50Comme on le voit, plus que jamais se pose la question d’apprivoiser les possibles. Il ne s’agit pas de vouloir substituer une sélection culturelle à une sélection naturelle pour libérer l’homme, pour le faire évoluer. Il faut que s’ajoute à la sélection culturelle un apprentissage de ce qui est nouvellement acquis, en l’occurrence le pouvoir de sélection. Comment sans cet apprentissage pourra-t-on surmonter efficacement l’épreuve du choix ?

51Le choix présuppose une multiplicité d’options, il faut donc qu’une rupture dans l’ordre des choses survienne pour qu’un choix soit suscité. Cette rupture est l’émergence de la modalité du possible dans l’ordre de l’établi. On a vu qu’une éducation basée sur la négativité contribuait à faire apparaître un monde possible s’opposant au monde prétendument naturel d’une culture déterminée. La contradiction qui survient alors joue le rôle d’un conflit épistémique dont la résolution nécessite la reconstruction. Cette reconstruction n’est pas la décision unilatérale de sélectionner telle caractéristique plutôt que telle autre, mais le remodelage de sa vision du monde intégrant au maximum les différents points de vue. Dans ce remodelage, un découpage dans le possible entre ce qui est nécessaire et ce qui est contingent apparaît.

52L’éducation à la négativité a pour objet de forger dans le concret une disposition à faire l’épreuve du choix en forgeant un espace de réflexion dans lequel le possible intègre la question du compossible. Appliquée au domaine des biotechnologies, la plasticité que favorise une éducation à la négativité ouvre le milieu d’une réflexion dans laquelle le possible induit par la biotechnologie n’apparaît ni comme nécessaire (conclusion hâtive de certains technophiles) ni comme impossible (conclusion de certains technophobes qui pensent que changer certains éléments du génome humain consiste à sortir des bornes de l’humanité). Le caractère inactuel de l’étude des langues anciennes qui incarne exemplairement ce que Hegel entend par éducation à la négativité contient donc en germe une plasticité à même de répondre aux enjeux contemporains d’une exigence d’apprivoiser les possibles. Le fait que la pédagogie hégélienne ne réponde immédiatement à aucun impératif pratique est d’ailleurs un avantage puisque cela lui permet de cultiver la disposition en dehors de l’urgence d’une application immédiate. La culture générale constitue ainsi un fond générique de réflexivité pour toute culture particulière46. La fin de la culture générale, n’est pas d’aboutir à une érudition creuse, mais de pouvoir tirer du particulier le général, de pouvoir comprendre le sens général engagé dans la pratique et la décision singulière. La culture classique défendue par Hegel est une précondition de l’acte de décision du sens engagé par les sciences particulières. À ce titre, elle garde son actualité. Plus généralement, la conception hégélienne de l’homme qui montre comment le spirituel transfigure le naturel, que ce soit dans l’appropriation du corps ou dans la représentation de la mort, conserve une pertinence eu égard aux clivages modernes entre une nature qui serait purement donnée ou un être qui aurait simplement à se faire. Elle permet de montrer que le processus de décision repose sur une trame complexe de schèmes logiques qui, à côté de la formation (Bildung) scolaire proprement dite, comprend, entre autres, le processus d’idéalisation de l’âme, que nous avons étudié dans le premier chapitre et le processus de conscience de soi thématisé dans le second chapitre de notre livre.

4. Le concept hégélien d’effectivité comme moyen terme entre les sciences opératoires et la réflexion philosophique

53Si l’horizon de la question de l’homme a changé, passant du champ de son être considéré comme un pouvoir être (voire un devoir être) à celui d’un devenir médiatisé par la mise en œuvre éventuelle d’une anthropotechnique, cela n’est pas sans conséquence sur les questionnements que Kant subordonnait à cette question. Les catégories du savoir, de l’agir et de l’espoir restent certes pertinentes, mais elles ne signifient plus exactement les mêmes choses.

54Nous aimerions en guise de postface traiter de la reconfiguration du problème de l’espoir, parce qu’il nous semble à la source des nombreux fantasmes qui alimentent tant l’enthousiasme des transhumanistes que le scepticisme des technophobes. L’espoir en effet commence là où le savoir s’arrête, son assurance ne se laisse objectivement évaluer que sur une échelle de probabilités. Dès lors en déconstruisant la question de l’espoir, nous pourrions plus sereinement répondre à la question pratique – que dois-je faire ? – qui devient écrasante dans un contexte biotechnologique.

55Historiquement, la question « que m’est-il permis d’espérer ? » dessine l’horizon du champ de réflexion de la Critique de la faculté de juger et de la Religion dans les limites de la simple raison de Kant. L’espoir signifie dans ce contexte que la congruence entre le mécanisme de la nature et la finalité du sens n’est pas du registre du savoir humain, mais du registre d’un postulat de la raison pratique. Une telle façon de s’en remettre à l’espoir repose sur les limites que Kant assigne au jugement téléologique dans la Critique de la faculté de juger47.

56Dans le mode d’appréhension sécularisé de l’espérance que l’on retrouve chez Bloch et dans la technoscience, la question de l’espoir semble ne pas se poser sous le même angle, il ne s’agit pas de voir si les mécanismes de la nature correspondent aux fins de la raison et de la liberté, mais de produire des mécanismes en fonction de fins déterminées. L’espoir n’est plus ce qui remplit l’espace laissé libre par la finitude des pouvoirs humains, mais le moteur de l’infinie production humaine48. On a inversé le schéma de la causalité. On ne cherche plus quelles seraient les fins des moyens mis en œuvre par la nature, mais on cherche les moyens de nos fins dans la production technoscientifique. On ne s’en remet plus à un ordre divin qui déterminerait ce qu’il m’est permis d’espérer, on veut produire cet ordre49.

57Un hiatus entre deux types de rationalité se retrouve dans les débats contemporains qui confrontent les partisans d’une raison critique (qui juge) et les zélateurs d’une raison organique (qui produit). Notre interrogation met ainsi en évidence un conflit entre la réflexion philosophique héritée du kantisme et l’opérativité des sciences contemporaines.

58Le dialogue entre ces deux types de rationalité permet d’éviter le paradoxe auquel conduit la démission d’une raison législatrice et qui consiste dans le fait que, selon la formule de Hans Jonas, l’homme contrôle la nature par le moyen d’une technique qu’il ne contrôle pas50. La forme que prend la productivité dans le monde scientifique actuel semble relever plus d’une fuite en avant que d’une réflexion raisonnée.

59Vouloir résoudre le conflit uniquement par les moyens de la technique ne semble pas satisfaisant, celle-ci étant productrice et non législatrice. Le constat et l’attitude de Hans Jonas à ce propos méritent l’attention. La technique, par son pouvoir déstabilisant, nous montre-t-il, conduit à poursuivre bon gré mal gré les progrès scientifiques. Il y a ainsi une nécessité de réparer les dégâts dus à la technologie, par de nouvelles innovations techniques qui créent elles-mêmes de nouveaux problèmes, et ainsi de suite51. Jonas refuse donc l’utopie selon laquelle la technique saura bien toujours résoudre les problèmes qu’elle pose52. Ce n’est pour lui qu’une croyance irresponsable. Passé un certain seuil de gravité et d’irréversibilité, s’en remettre aux assurances de la technique serait donc irresponsable. D’une certaine façon, Jonas poursuit et radicalise la méfiance de Husserl vis-à-vis de la science moderne. Husserl, dans la Crise des sciences européennes, montrait que la science ne se réfléchissait pas. Jonas, montre, quant à lui, qu’elle évite de se remettre en question par une fuite en avant.

60Le problème de l’opérativité de la science doit être réfléchi et normé par une raison d’un autre ordre, une raison législatrice. Dans l’état actuel des choses, les normes semblent venir après coup et bien souvent trop tard. Pour pallier ce problème, il faudrait donc une raison qui réfléchisse la production et non seulement les produits de celle-ci. C’est ce que Hegel essaye de faire en remodelant le sens des catégories modales53. Dans cette réorganisation des modalités en vue d’en faire les moments coconstitutifs d’une processualité par laquelle la raison se réalise, Hegel leur redonne un sens ontologique fort. Kant, en essayant de penser les conditions de possibilité de l’objet d’expérience, semblait aux yeux de Hegel couper le « possible » du réel. Hegel entend, quant à lui, réintégrer le possible au réel. Il parle ainsi dans sa Science de la logique d’un « possible réel54 ». Ce « possible réel » diffère du possible d’un espoir idéal : le réel n’est pas une entité figée auquel il faille imprimer une fin extérieure, mais une réalité dynamique à la rationalité propre qu’il s’agit de mettre au jour et qu’il faut débarrasser des entraves des intérêts particularisants et contingents. En d’autres termes, loin d’appliquer l’étude des modalités à une réalité statique, l’originalité de Hegel est de penser la façon dont les catégories modales jouent de concert dans ce qui constitue l’effectivité d’une raison se réalisant dans le monde.

61Avec cette nouvelle appréhension des modalités, la question n’est plus celle de savoir comment exploiter ex nihilo un possible, mais si l’exploitation d’un possible s’insère dans la rationalité globale du monde ou si, au contraire, elle entrave celle-ci en faisant valoir les droits de la particularité contre ceux de l’universel. Au nécessitarisme scientifique de l’exploitation des possibles55, Hegel oppose une nécessité organique qui repose in fine sur la compossibilité. Sur le plan théorique, cela présuppose une pensée du tout pour lequel seraient traduisibles les uns dans les autres les éléments qui le composent. Un possible peut se dire, dans cette perspective théorique, au sein d’un univers linguistique partagé.

62L’idée de faire d’un propos (Vor-satz) un élément transposable (übersetzbar) dans un autre univers de valeur joue implicitement chez Hegel un rôle de moyen terme entre le possible formel (de la non-contradiction) et le possible réel, ce dernier signifiant que l’on dispose des ressources nécessaires à la réalisation du possible et que donc celui-ci n’est pas un simple idéal. Le possible comme traductible implique que l’on dispose des ressources nécessaires à réaliser un possible dans l’ordre d’un discours accessible à tous. Il incarne donc une forme de possible plus réelle qu’un simple idéal abstrait. À ce titre, il peut préparer le possible réel en déterminant le sujet à faire en sorte d’acquérir les ressources nécessaires à la réalisation de son idéal, tout en tenant compte de la place de celui-ci dans le champ des possibles.

63Dans une telle perspective, l’espoir en tant qu’idéal abstrait n’est plus le moteur d’un savoir qui se produit, il n’est plus non plus l’au-delà d’un savoir critique. Il perd son rôle clé. D’une part, Hegel s’oppose à toute forme d’arrière-monde que se réserverait la foi ou l’espoir. D’autre part, le moteur du savoir, c’est le désespoir, ce n’est pas le possible, mais la prise de conscience de l’impossible, de ce qui n’est pas consistant ou de ce qui ne se laisse pas traduire dans la volonté, la logique de la traduction (Übersetzen) constituant dans la science de la logique le fond de l’effectivité. Il s’agit de passer du possible au compossible en reconnaissant la contingence de son existence exposée à l’impossible qu’incarne la mort.

64L’espoir du possible doit faire l’épreuve du désespoir qu’est la finitude pour s’accomplir comme savoir du compossible, ce qui chez Hegel s’apparente à la nécessité de la liberté. Contre un récent slogan de Rorty56, ce qui importe en fin de compte chez Hegel, c’est donc le savoir et non l’espoir. L’espoir n’est pas régulateur, c’est en l’éliminant, en ne voulant pas ce qui n’est pas que l’on peut avancer dans le cadre d’une raison qui soit organique – productrice et régulatrice. Chez Hegel, c’est l’identité processuelle du savoir et du vouloir qui détermine le développement de l’homme. L’homme se développe en s’opposant à ce qu’il n’est pas. Ainsi l’enfant évolue en s’opposant à une nature puérile à laquelle il ne s’identifie pas, puisqu’il aspire essentiellement à être adulte.

65C’est en faisant des modalités aléthiques les moments d’une raison jouant en l’homme que Hegel rend possible un dialogue avec la technique. Il apparaît alors que ce qu’il faut pour accepter la technique est qu’elle soit envisagée non pas dans les termes d’un possible ou d’un idéal abstrait, mais dans les termes du compossible tant en ce qui regarde les multiples possibilités de l’homme qu’en ce qui regarde les intérêts de l’esprit, dont le but ultime est la réalisation de la liberté au niveau du tout.

66Notons que certaines pensées normatives de la technique vont dans le sens de la compossibilité. Ainsi l’hypothèse selon laquelle la planète serait un milieu vivant, une Gaïa, a conduit un certain nombre d’entre nous à passer du possible technique au compossible par le calcul de l’empreinte écologique. En ce qui concerne l’anthropotechnique, on pourrait tirer de l’effectivité chez Hegel une éducation au possible fondée sur la compossibilité, la capacité pour l’individu à dépasser ses particularités et à les inscrire dans le champ de l’universel. L’interculturalité, la promotion du pluralisme linguistique, les programmes d’échanges interscolaire et interuniversitaire vont dans ce sens.

67D’aucuns pourraient être déçus de la généralité de nos conclusions et regretter que l’on ne donne un avis tranché sur la question anthropotechnique. Mais, afin d’éviter toute conclusion hâtive, le bon sens veut que les problèmes de l’anthropotechnique soient traités au cas par cas dans un dialogue avec les différentes instances concernées (juridique, médicale, familiales, etc.). Ce que la philosophie peut dès lors apporter dans ce contexte, c’est la constitution d’une sagesse pratique, une phronesis auquel une formation au compossible peut ouvrir, limitée, certes, mais d’une importance extrême.

68Récapitulons brièvement le cours de notre démarche pour montrer comment nous en sommes arrivés là. Dans un premier temps, nous avons montré que définir l’homme en termes de possible semblait permettre l’anthropotechnique dans une certaine mesure, mais ne signifiait pas que tout était permis pour autant. C’est en déterminant la notion de possible que nous avons pu dégager des éléments normatifs à même d’encadrer la prise en compte du possible par l’homme. On a tout d’abord fait apparaître que le possible tirait son intérêt non de ce qu’il était, mais de ce sur quoi il ouvrait. Hegel exprimait cela en disant que l’âme humaine comme lieu du possible en l’homme se caractérisait non par une qualité particulière, mais par son idéalité.

69Réinterprétons maintenant les développements que l’on peut tirer de là en termes de modalité. Il nous apparaît que dès lors que l’on veut donner une destination au possible humain, ce sur quoi le possible ouvre n’est pas donné d’emblée, mais nécessite que l’homme tire parti de son potentiel. Une façon de tirer parti de son potentiel, de réaliser le possible sans le supprimer pour autant est de s’opposer à l’impossible. C’est ce que Hegel montre par le travail de la conscience qui s’oppose au négatif qu’incarne la mort. Celle-ci, qui prise en tant qu’elle représente cet impossible, joue un rôle clé dans le processus de réalisation de la liberté. Elle montre que le pouvoir peut tout aussi bien aboutir à un « pouvoir être » qu’à un « ne pas pouvoir être ». En d’autres termes, ce qui apparaît avec l’expérience de la mort c’est que la liberté simplement définie en termes de possible est encore contingente.

70Il faut donc pouvoir s’orienter dans ce sur quoi ouvre le possible si on ne veut pas que celui-ci reste simplement formel. Tel est le rôle de la Bildung hégélienne, il s’agit de préserver le possible, en le rendant compossible avec un maximum de fonctions disponibles, il s’agit en donnant à l’homme une culture générale de préserver au maximum sa capacité d’autodétermination en évitant de le destiner trop tôt à une tâche spécifique qu’il n’aurait pu choisir en connaissance de cause. Il s’agit aussi de lui permettre de traduire son choix dans d’autres langages, dans la vision d’autres mondes possibles. Tel est d’ailleurs le sens de l’Encyclopédie hégélienne : traduire et donc rendre compossibles les différents savoirs. Tel est aussi le sens de l’expérience de la conscience dans la Phénoménologie, c’est en traduisant son expérience dans une vision des choses différentes que la conscience progresse en termes de liberté. Pour Hegel, le possible qui fait l’épreuve de la contingence en maintenant le compossible (tel est le sens du fameux sowohl als auch que Hegel privilégie au entweder oder), qui, contre la logique du tiers exclu, se détermine en rendant plastique ses déterminations est un possible élevé au rang de nécessité. Si le possible peut se nier (au sens de tourner en son contraire) provisoirement dans la folie ou définitivement dans la mort, de sorte qu’il apparaisse contradictoire (contingent, en l’occurrence), il peut faire retour à partir de cette contradiction sur lui-même et s’opposer à l’impossible qui guette en faisant du compossible sa nécessité.

71L’intérêt de Hegel tient au fait que sa définition de l’homme comme être du possible conduit à une conception modale qui tend à définir le possible humain à partir des autres modalités – l’impossible, le contingent et la nécessité – pensées comme coconstitutives57. Cette pensée permet à notre sens de définir des réquisits normatifs eu égard à l’anthropotechnique, laquelle, si elle exprime un possible de l’homme n’exprime pas pour autant une nécessité et, faute de réflexion sur sa valeur modale, reste pour le moment quelque chose de contingent.

72À partir de Hegel, la modalité du possible technique ne se déciderait donc pleinement qu’en regard de ce qu’on pourrait appeler une « anthropologie modale ». Le terme a été utilisé en 2005 par François Laplantine, un anthropologue français58. Son idée était de créer une nouvelle façon d’investiguer l’homme, différente de celle mise en place par l’anthropologie structurale. Laplantine considère ainsi qu’il n’y a pas de dualisme fort entre la sensibilité et la rationalité, plutôt une infinité de modulations et de gradations. La raison et le sentiment seraient juste différents modes ou manières d’être selon une inspiration spinoziste. Sa compréhension du vivant est liée au conatus et à la structure systématique de son monisme mettant en relations un absolu et ses modes. Le cadre de la systématique spinoziste est conceptualisé par Hegel dans la première partie de son chapitre sur l’effectivité (Wirklichkeit) dans sa Science de la logique. Mais Hegel entend le dépasser dans sa conception des modalités aléthiques qui fait directement suite à son traitement du système de Spinoza. Le terme d’« anthropologie modale », si on veut l’appliquer à Hegel, doit donc être clairement distingué de l’acception que lui donne Laplantine. Une anthropologie modale renverrait chez Hegel à la conception de l’homme comme un possible qui vise à réaliser le domaine du compossible (réconcilier l’universel et le particulier) dans la singularité d’une décision en s’opposant à l’impossible, qu’est la mort (la contradiction absolue du particulier et de l’universel).

Notes de bas de page

1  Kant, Critique de la raison pratique (trad. F. Picavet), Paris, PUF, 2000, p. 30.

2  Hegel, Encyclopädie, GW 20, § 19.

3  W. James, Philosophie de l’expérience, Paris, Le Seuil, 2007, p. 75.

4  Voir R. Brandom, « Quelques thèmes pragmatistes dans l’idéalisme de Hegel », Philosophiques, 2000, p. 231–261.

5  Sur le fait que la lecture pragmatiste de Hegel par Brandom est incapable de rendre compte de l’esprit absolu, on se reportera à mon article « Holismus und Atomismus. Die analytische Tradition im Lichte der Hegelschen Philosophie », Hegel-Jahrbuch, 2013, p. 285–290.

6  Sur la distinction entre la Phénoménologie et l’esprit objectif dans le système de maturité, voir J.–F. Kervégan, « Figures du droit dans la Phénoménologie de l’esprit. La Phénoménologie comme doctrine de l’esprit objectif ? », Revue Internationale de Philosophie, 2008 ; J.–F. Kervégan, « La Phénoménologie de l’esprit est–elle une doctrine de l’esprit objectif ? », in Bourgeois (éd.), Hegel. Bicentenaire de la Phénoménologie de l’esprit, Paris, Vrin, 2008.

7  Cf. T. Pinkard, Hegel’s Phenomenology. The sociality of Reason, Cambridge University Press, 1994.

8  « Al tempo stesso esso si mostrerà veicolo di una concezione della ragione che rifuge da ogni chiusura solipsistica del soggetto in se stesso, per muovere piuttosto alla comunanza delle autocoscienze », F. Li Vigni, La comunanza della ragione. Hegel e il linguaggio, Milano, Guerini e associati, 1997, p. 12.

9  « Das Kunstwerk ist demnach vom Menschen gemacht, damit das Bewußtsein sich selbst zum Gegenstande werde. Und dies ist die große Notwendigkeit der Vernünftigkeit des Menschen », Hegel, Vorl. 2, p. 13, voir aussi Hegel, Werke 13, p. 49–50, trad. fr. J.–P. Lefebvre et V. Von Schenck, vol. I, p. 46.

10  « Transhumanism is a loosely defined movement that has developed gradually over the past two decades, and can be viewed as an outgrowth of secular humanism and the Enlightenment. It holds that current human nature is improvable through the use of applied science and other rational methods, which may make it possible to increase human health–span, extend our intellectual and physical capacities, and give us increased control over our own mental states and moods », N. Bostrom, « In Defense of Posthuman Dignity », Bioethics, 2003. Notons que le transhumanisme forme un groupe d’intellectuels engagés autours d’une charte et de différents projets. On consultera avec intérêt le site officiel du transhumanisme : http://humanityplus.org/.

11  Vance Packard pense ainsi que l’homme doit être remodelé pour s’adapter au monde technique qu’il a créé. V. Packard, L’homme remodelé, Paris, Calmann–Lévi, 1978, p. 243. Besnier montre alors que, dans cette perspective, « la coévolution de la technique et de l’homme devient un impératif, après avoir été un avantage sélectif pour l’espèce – un impératif pour peu qu’on souhaite préserver l’équilibre et ne pas se voir distancer par nos machines », J.–M. Besnier, Demain les posthumains, op. cit., p. 83.

12  Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, Paris, Agasse, 1795, p. 379. Dans une même vaine, on peut citer Francis Bacon (« De vijs Mortis, et de Senectute Retardanda, atque instaurandis Viribus » (1611–1620)) qui pensait qu’en comprenant les causes physiologiques du veillissement, on pourrait augmenter la durée de la vie humaine ou encore Vandermonde pour qui à l’instar des chevaux, on pourrait améliorer l’espèce humaine par le métissage. C.–A. Vandermonde, Essai sur la manière de perfectionner l’espèce humaine, 2 vol., 1756.

13  The president’s Council on Bioethics, Beyond therapy : Biotechnology and the Pursuit of Happiness, New York, Dana Press, 2003.

14  Il s’agit naturellement de prolonger la vie en garantissant des effets du vieillissement et d’éviter l’histoire tragique de Sybille. On peut toutefois se demander si cette prolongation de la vie ne donnerait pas lieu à de nouveaux conflits de générations, la génération avec le renouveau dont le nouveau–né serait porteur (cf. H. Arendt, La condition de l’homme moderne, trad. G. Fradier, Paris, Calmann–Lévy, 1993) paraîtrait toutefois de plus en plus superflue.

15  G. Stock, Redesigning humans, our inevitable genetic future, Houghton Mifflin Harcourt, 2002.

16  C’est là ce que prône in fine Fukuyama qui élabore les grandes lignes d’une politique de la biotechnique qui se situerait entre un laisser–faire total et une interdiction immodérée. Cf.F. Fukuyama, La fin de l’homme, Paris, la Table ronde 2002, p. 270, p. 270. On notera que chez Hans Jonas, le principe responsabilité censé répondre aux enjeux de la science moderne prend aussi in fine un sens politique. H. Jonas, Le principe responsabilité, Paris, Flammarion, 1995, p. 31. En fait, il semble bien qu’il faille parler d’un nouveau domaine politique : la biopolitique. « The political terrain of the twentieth century was shaped by economic issues of taxation and social welfare, as well as cultural issues of race, gender and civil liberties. The political terrain of the twenty–first century will add a new dimension – biopolitics. At one end of the biopolitical spectrum are the bioLuddites, defending humanity from enhancement technologies, and at the other the transhumanists, advocating for our right to become more than human. Since biopolitics cuts across the existing political lines, it creates very odd coalitions. Either side can win public support depending on these coalitions and the lines they draw », J. Hughes, Citizen Cyborg : Why Democratic Societies Must Respond To The Redesigned Human Of The Future, Westview Press, 2004, p. 55.

17  J.–N. Missa, « Les philosophes transhumanistes et le futur de l’homme », in Missa, Perbal, Les philosophes et le futur, Paris, Vrin, 2012, p. 234–239.

18  G. Anders, L’obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle (1956), Paris, L’encyclopédie des nuisances, 2002.

19  « We need a particular regard and respect for the special gift that is our own given nature », L. Kass, « Ageless Bodies, Happy Souls : Biotechnology and the Pursuit of Perfection », The new atlantis, 2003.

20  « The new species, or “posthuman”, will likely view the old “normal” humans as inferior, even savages, and fit for slavery or slaughter. The normals, on the other hand, may see the posthumans as a threat and if they can, may engage in a preemptive strike by killing the posthumans before they themselves are killed or enslaved by them. It is ultimately this predictable potential for genocide that makes species–altering experiments potential weapons of mass destruction, and makes the unaccountable genetic engineer a potential bioterrorist ». G. Annas, L. Andrews, R. Isasi, « Protecting the Endangered Human : Toward an International Treaty Prohibiting Cloning and Inheritable Alterations », American Journal of Law and Medicine, 2002.

21  J. Habermas, L’avenir de la nature humaine, trad. fr. Ch. Bouchindhomme, Paris, Gallimard, 2002.

22  N. Bostrom, « In Defence of Posthuman Dignity », Bioethics, 2003.

23  « Mais en réalité tout cela n’annonce pas la fin de l’humanité ni sa transformation en une autre espèce. L’homme ne peut pas disparaître plus qu’il n’a disparu plusieurs fois déjà, depuis l’apparition de l’Homo sapiens. Ce que laissent prévoir les explosions des biotechnologies ainsi que celles des technologies de l’information, ce sont des changements rapides de la condition humaine, pour le meilleur et pour le pire, comme il en a déjà existé dans le passé », H. Atlan, « Les frontières revisitées », in Les frontières de l’humain, Paris, Le Pommier, 2007, p. 19. Cela pousse Atlan à repositionner le problème. « Quoi qu’il en soit des jugements que l’on porte sur ces questions et, éventuellement, des décisions pragmatiques sur des seuils et des barrières à ne pas franchir quand nous sommes confrontés à des situations concrètes, on voit que les enjeux ne sont pas ceux d’une nature humaine qui serait menacée en tant que telle, mais ceux de nouvelles formes d’inhumanité, sachant que le danger d’inhumanité est consubstantiel à l’humanité de l’espèce humaine », ibid., p. 49.

24  F. Fukuyama, La fin de l’homme. Les conséquences de la révolution biotechnique, op. cit., p. 231. Avant que les débats sur la nature humaine ne prennent une tournure opératoire, on s’accordait généralement pour dénier toute forme prédéfinie à la nature humaine. « Les utopistes du posthumain ne s’y trompent pas : si l’on peut souhaiter “refaire” l’homme, c’est que rien ne s’oppose en lui à son remodelage, c’est que sa malléabilité est première, que son absence d’essence l’ouvre à tous les possibles. Son existence est en effet contingente, comme l’enseignent aussi bien l’évolutionnisme darwinien que l’existentialisme sartrien. Sa plasticité est indéfinie, comme le montrent chaque jour davantage les neurosciences qui savent qu’un cerveau lésé peut se reconstituer ou bien les anthropologues qui découvrent au gré des cultures les multiples façons d’être humain. En d’autres termes, si l’intention du posthumanisme est de lever l’obstacle qui interdirait la production d’une humanité d’un nouveau type, il faut dire qu’elle a ses antécédents au cœur de la préoccupation de l’humanisme bien compris. Celui–là même qui soutient que la thèse de l’indétermination naturelle ne saurait se laisser entraver par celle d’une présence éternelle », J.–M. Besnier, Demain les posthumains, op. cit., p. 57.

25  J.–M. Besnier est clair à ce propos, pour lui la question qui se pose est : « comment nous pourrions vivre au sein d’une humanité élargie, telle qu’elle inclurait les animaux et les robots », ibid., p. 205.

26  Ibid., p. 199.

27  « So ist der Geist rein bei sich selbst und hiermit frei, denn die Freiheit ist eben dies, in seinem Anderen bei sich selbst zu sein, von sich abzuhängen, das Bestimmende seiner selbst zu sein », Hegel, Encyclopädie, § 24 Z., Werke 8, p. 83, trad. fr. B. Bourgeois, p. 477.

28  C’est là un thème hégélien que Marx, faut–il le rappeler, développera plus largement.

29  « Kunstwerk ist es nur, insofern es, aus dem Geiste entsprungen, nun auch dem Boden des Geistes angehört, die Taufe des Geistigen erhalten hat und nur dasjenige darstellt, was nach dem Anklange des Geistes gebildet ist », Hegel, Werke 13, trad. fr. J.–P. Lefebvre, V. Von Schenk, p. 42.

30  K. Rosenkranz, Psychologie oder Wissenschaft vom subjektiven Geist, Königsberg, Bornträger, 1837.

31  Hegel, Encyclopädie, GW 20, § 382.

32  « Die Frage im Bezug auf die Freiheit des Geistes, auf die Hegel antworten möchte, ist also nicht : “Wie behaupte ich meine Indepedenz gegenüber der Natur ?”, ebenso wenig : “Wie beherrsche ich die Natur ?”, sondern bloß : “Wie bin ich auch in dieser Fremdsphäre doch mir selbst nicht fremd ?” Zweitens fragt er sich nicht : “Wie entziehe ich mich der Macht der Natur oder wie entziehe ich mich dem Einfluss der Anderen, damit ich bloß meine Einsichten technisch oder social durchsetze ?”, sondern : “Wie kann ich meinerseits mit dem und den Anderen einen Zusammenhang oder ein Zusammenleben herstellen ?” Die dritte Frage lautet nicht : “Wer hat nun eigentlich die entscheidende Freiheit, der subjektive Geist (ich), der objektive Geist (die sittliche Gemeinschaft) oder der absolute Geist (Gott) ?” sondern : “Ist es denkbar, vernünftig und von den Institutionen und Kulten her vertretbar, dass die jeweilige Freiheit mit der anderen zusammenstimmt oder dass sie einander entsprechen ?” Dadurch erneuert Hegel seine Maxime : Nicht um die Vernichtung der Fremdheit geht es der Freiheit, sondern es geht ihr darum, die Fremdheit selbst zu befreien, wodurch der reale Zwang und die bedrohende Negation nicht teleologisch notwendig, sondern doch vernünftig begreifbar wird », L. De Vos, « Freiheit », in Hegel-Lexikon, op. cit., p. 214.

33  « In die Besonderheit der Bedürfnisse scheint die Allgemeinheit zunächst so, daß der Verstand an ihnen unterscheidet und dadurch sie selbst wie die Mittel für diese Unterschiede ins Unbestimmte vervielfältigt und beides immer abstrakter macht ; diese Vereinzelung des Inhalts durch Abstraktion gibt die Teilung der Arbeit. Die Gewohnheit dieser Abstraktion im Genusse, Kenntnis, Wissen und Benehmen macht die Bildung in dieser Sphäre, – überhaupt die formelle Bildung aus », Hegel, Encyclopädie, GW 20, § 525, p. 499, trad. fr. B. Bourgeois, p. 303–304.

34  « Aber jener Verstandesstaat ist nicht eine Organisation, sondern eine Maschine, das Volk nicht der organische Körper eines gemeinsamen und reichen Lebens, sondern eine atomistische lebensarme Vielheit, deren Elemente absolut entgegengesetzte Substanzen, teils eine Menge von Punkten, den Vernunftwesen, teils mannigfaltig durch Vernunft – d. h. in dieser Form : durch Verstand – modifikable Materien sind, – Elemente, deren Einheit ein Begriff, deren Verbindung ein endloses Beherrschen ist. Diese absolute Substantialität der Punkte gründet ein System der Atomistik der praktischen Philosophie, worin, wie in der Atomistik der Natur, ein den Atomen fremder Verstand Gesetz wird, das sich im Praktischen Recht nennt, ein Begriff der Totalität, der sich jeder Handlung – denn jede ist eine bestimmte – entgegensetzen, sie bestimmen, also das Lebendige in ihr, die wahre Identität, töten soll. » Hegel, Differenzschrift, GW 4, p. 58. « Der Staat geht einerseits darauf hin, die Gesinnung der Bürger entbehren zu können, nämlich insofern er sich von dem Willen der Einzelnen unabhängig machen muß. Er schreibt daher den Einzelnen genau ihre Schuldigkeiten vor, nämlich den Anteil, den sie für das Ganze leisten müssen. Er kann sich auf die bloße Gesinnung nicht verlassen, weil sie ebensowohl eigennützig sein und sich dem Interesse des Staats entgegensetzen kann. – Auf diesem Wege wird der Staat Maschine, ein System äußerer Abhängigkeiten. Aber auf der andern Seite kann er die Gesinnung der Bürger nicht entbehren. Die Vorschrift der Regierung kann bloß das Allgemeine enthalten. Die wirkliche Handlung, die Ausfüllung der Staatszwecke, enthält die besondere Weise der Wirksamkeit. Diese kann nur aus dem individuellen Verstande, aus der Gesinnung des Menschen entspringen », Hegel, Nürnberger und Heidelberger Schriften, Werke 4, p. 265.

35  Hegel, Vorl. 4b, p. 327.

36  Hegel, Wissenschaft der Logik, GW 12, 48, trad. fr. G. Jarczyk, P.–J. Labarrière, p. 91.

37  S. Freud, Introduction à la psychanalyse, Paris, Payot, p. 266. Notons qu’on pourrait répondre aux vexations de Freud. La terre n’est pas le centre du monde, mais l’homme n’y est pas assigné, pouvant aller sur la lune. L’humain est fruit d’une évolution, mais il peut maintenant prendre celle–ci en main, pouvant modifier son génome. Enfin, l’inconscient domine l’homme, mais les recherches en intelligence artificielle rendent de plus en plus probable la production par l’homme d’une conscience sans inconscient.

38  « Il existe une innéité plastique (doublée d’une plasticité innée) ». C. Malabou, La Chambre du milieu. De Hegel aux neurosciences, Paris, Hermann, 2009, p. 258. D’une part, il existe une innéité plastique, au sens où les caractères innés évoluent au cours des générations. D’autre part, la nature ne constitue qu’un fond générique qui peut prendre diverses formes suivant l’orientation que l’individu va prendre dans la vie.

39  Pour Hegel, il n’y a d’histoire qu’au sein de l’esprit. Il n’y a pas d’évolutionnisme qui vaille pour les sciences de la nature, celle–ci n’est que le théâtre d’une inlassable répétition. Voir Hegel, Encyclopédie, § 249 add. Bien que des thèmes évolutionnistes soient présents chez Lamarck et Treviranus, l’évolutionnisme dans la mouture qui s’est popularisée aujourd’hui n’est pas encore de mise à l’époque de Hegel. Rappelons que l’Origine des espèces de Darwin n’est publiée qu’en 1859, soit près de trente ans après la mort de Hegel et que c’est à travers l’évolutionnisme de Spencer (Progress, its Laws and Causes, 1857) que l’on va faire de l’évolution le concept clé de la théorie de Darwin. En Allemagne, c’est Haeckel qui va répandre la théorie de Darwin.

40  A. Langaney, La philosophie… biologique, Paris, Belin, 1999, p. 95.

41  Ibid., p. 95.

42  « also Mensch in seinem Innersten ein Negatives mit sich selbst », Hegel, Philosophie der Religion. Der Begriff der Religion, Vorl. 3, p. 23, trad. fr. P. Garniron, p. 21.

43  P. Sloterdijk, Règles pour le parc humain, Paris, Mille et une nuits, 2000, p. 49 (trad. corrigée).

44  Cf. A. Ehrenberg, La fatigue d’être soi, Paris, Odile Jacob, 2000.

45  P. Sloterdijk, Règles pour le parc humain, op. cit., p. 50.

46  Le fait d’avoir une formation générale ne s’oppose pas au fait de se particulariser. Humboldt est parfaitement clair à ce propos. « Que l’on se borne à se former parfaitement en tant qu’homme, et l’on apparaîtra à coup sûr aussi comme un homme singulier », W. v. Humboldt, De l’esprit de l’humanité (trad. Mannoni), Charenton, Éditions Premières Pierres, 2004, p. 67.

47  « On voit aisément par là que la finalité externe (la convenance d’une chose pour une autre chose) ne peut être envisagée comme une fin naturelle extérieure que sous la condition que l’existence de l’être auquel la chose convient directement ou de manière éloignée soit pour elle–même une fin de la nature. Mais, dans la mesure où cela ne se peut jamais trancher par simple observation de la nature, il s’ensuit que la finalité relative, bien qu’elle donne hypothétiquement des indications sur les fins naturelles, n’autorise pourtant à prononcer aucun jugement téléologique absolu. » I. Kant, Critique de la faculté de juger, Paris, GF, 2001, p. 360 (B 368/369). Il est intéressant de noter que Hegel dans Foi et Savoir cite Kant de mémoire et le reformule en fait d’une façon plus suggestive pour notre propos. « En soi, il n’est pas impossible que le mécanisme et la finalité de la nature coïncident, mais pour nous autres hommes, cela est impossible, puisque pour connaître cette coïncidence il faudrait une intuition différente de l’intuition sensible et une connaissance déterminée du substrat intelligible de la nature, à partir de quoi le mécanisme des phénomènes pourrait, selon des lois particulières, fournir un fond, ce qui dépasse tout entier notre pouvoir. (An sich ist es nicht unmöglich, daß der Mechanismus mit der Zweckmäßigkeit der Natur zusammentrifft, sondern für uns Menschen ist es unmöglich, indem zur Erkenntnis dieses Zusammentreffens eine andere als sinnliche Anschauung und eine bestimmte Erkenntnis des intelligiblen Substrats der Natur, woraus selbst von dem Mechanismus der Erscheinungen nach besonderen Gesetzen Grund angegeben werden könne, erforderlich sein würde, – welches alles unser Vermögen gänzlich übersteige) », Hegel, Glauben und Wissen, Werke 2, p. 326–327, trad. A. Philonenko, p. 123.

48  Voir E. Bloch, Le principe espérance (trad. fr. Fr. Wuilmart), Paris, Gallimard, 3 vol., 1976, 1982, 1991.

49  Voir R. Dworkin, « Playing God : Genes, Clones and Luck », in Sovereign Virtue : The Theory and Practice of Equality, Harvard University Press, 2002. Pour Dworkin, les gens qui ont peur et veulent interdire les biotechnologies font généralement trois objections : les essais ne seront pas sûrs, les biotechnologies ne profiteront pas à tous, les biotechnologies vont réduire la diversité sociale en nous faisant tous entrer dans un même moule. Pour lui, ces objections ne tiennent pas la route. Les expérimentations biotechnologiques peuvent être strictement régulées. En outre, loin de contribuer aux inégalités sociales, elles peuvent s’avérer un remède contre les injustices. Enfin, les biotechnologies ne signent en rien une perte de la diversité humaine. Elles vont au contraire dans le sens d’un accroissement de la diversité biologique. En fait, ce qui se cache derrière les objections technophobes, c’est pour Dworkin le dégoût de jouer à Dieu. Décider de modifier la nature humaine, c’est prendre la place de Dieu. C’est changer la frontière entre ce qui dépend du hasard (ou de Dieu) et ce qui dépend de nos choix. Or cette frontière a toujours structuré notre pensée. D’où la peur de certains qu’il faut, selon lui, surmonter.

50  J.–M. Besnier va même plus loin, puisqu’il voit dans la domination de la technique l’ironie de la modernité. « Ironie de la modernité, issue du siècle des Lumières et de son culte des savoirs : ce qui fut présenté jadis comme moyen de l’autonomie des hommes apparaît aujourd’hui comme une puissance autonome, dont ils doivent s’accommoder et qui leur dictera toujours davantage les règles de leur bien–vivre », J.–M. Besnier, Demain les posthumains, Paris, Fayard/Pluriel, 2012, p. 15.

51  H. Jonas, Le Principe responsabilité, op. cit., p. 245.

52  Ibid., p. 169.

53  Voir, à ce propos, le chapitre « Effectivité » (Wirklichkeit) de la Science de la logique. Hegel, Science de la Logique, Paris, Aubier, 1982, vol II, p. 246–267.

54  Voir le bel article de Pagès à ce propos. C. Pagès, « Hegel ou le possible réel », Phaenex, 2010.

55  En termes techniques, on dira que la science reste inféodée à des relations de causalité, alors que la spéculation essaye de penser les choses sous la catégorie de « l’action réciproque ». Miklos Vetö commente bien la perte qui se trouve associée chez Hegel à l’idée de causalité. « Un profond paradoxe gît au cœur de la causalité efficiente. Elle est – surtout depuis Newton – signe d’une puissance infinie et implacable de détermination. Mais cette puissance se révélera dans les analyses hégéliennes comme de l’impuissance (GW 11, p. 403). La cause passe d’une manière immédiate et irrésistible dans son effet. Or la rançon de ce passage est la perte de sa liberté. » M. Vetö, « Les métamorphoses de la causalité dans la logique de Hegel », Revue Philosophique de Louvain, 2000, p. 543.

56  R. Rorty, L’espoir au lieu du savoir. Introduction au pragmatisme, Paris, Albin Michel, 1995.

57  Sur les modalités chez Hegel, on consultera le chapitre qui y est consacré dans la Science de la Logique, ainsi que les belles analyses de B. Mabille, Hegel. L’épreuve de la contingence, Paris, Hermann, 20132.

58  F. Laplantine, Le social et le sensible. Introduction à une anthropologie modale, Paris, L’Harmattan, 2005.

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